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La distinction est faite avec soin et la dimension militaire est enfin reconnue lorsqu’il est fait allusion à l’ennemi. La tactique navale s’émancipe des évolutions. Ramatuelle27 avait déjà bien amorcé le processus mais la distinction n’était pas encore totalement explicite. Suzanne a aussi bien enregistré les progrès faits sur ce sujet dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui furent rassemblés dans les articles de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke28. Notre auteur a, par delà la décennie révolutionnaire, puisé dans le savoir tactique des dernières années de l’Ancien Régime, période florissante pour la pensée navale. Tout comme chez Ramatuelle ou, quelques années plus tard, chez le chevalier de La Rouvraye, les évolutions ne devraient plus être une fin en soi, elles devraient être au service d’une pensée tactique qui se déploie. Un seuil semble franchi, la tactique apparaît nettement sur le devant de la scène. Suzanne ne tire cependant pas toutes les conséquences qu’il faudrait de la position centrale désormais accordée à la tactique. Une contradiction flagrante existe entre la conception de la tactique exprimée par Suzanne et l’esprit qu’il donne à son traité. On a ainsi souligné qu’il ne laisse que la portion congrue à la tactique. Il ne remet pas en question les traditionnels ordres de marche, de bataille, de retraite, de chasse. Il reprend aussi la canonique disposition de la flotte en trois escadres. Le paradoxe est clair : alors qu’il renoue avec de nombreux aspects novateurs contenus dans les ouvrages d’avant 1789, Suzanne semble tout ignorer des travaux de d’Amblimont ou de Grenier qui avaient tous les deux essayé de briser le carcan de la ligne et des ordres qui en découlaient. La pensée reste frileuse. La raison est, sans doute, qu’aucun grand principe n’est mis en place afin de conduire cette tactique déjà peu novatrice. La pensée de Suzanne apparaît comme timorée et relativement stérile, empêtrée dans les calculs.
Le cas de la traversée de la ligne ennemie est, sur ce point, assez significatif. La présentation de la manœuvre est prudente car cette dernière est dangereuse29. De fait, elle consiste à rompre la belle ordonnance des deux lignes de bataille, en traversant la formation ennemie. L’objectif est alors d’écraser les petits groupes de vaisseaux nés du désordre provoqué par la manœuvre. Les auteurs français n’ont jamais été de grands partisans d’une telle manœuvre. L’Ecossais Clerk of Eldin est le seul à avoir vraiment intégré la traversée de la ligne dans sa réflexion tactique30. Suzanne ne fait cependant aucune allusion à Clerk. Sur mer, lord Rodney a appliqué cette manœuvre avec succès, lors de la bataille des Saintes, le 12 avril 1782. Ce célèbre exemple revient fréquemment dans les traités de la période antérieure à l’année 178931, il n’a pourtant guère inspiré Suzanne.
Deux remarques sont cependant à faire sur les idées de l’auteur à propos de ce mode d’attaque, l’une concerne les modalités de la manœuvre, l’autre porte sur son esprit. Dans le premier cas, l’auteur envisage les deux circonstances favorables : l’une présente deux armées de forces égales, l’autre offre l’occasion à l’armée sous le vent et qui veut traverser l’adversaire d’être plus nombreuse32. Il n’est donc pas question d’y voir un moyen efficace pour contrebalancer une infériorité numérique en découpant l’ennemi en fragments qui seraient combattus séparément grâce à la concentration des forces sur un point de la ligne adverse. Un principe aussi fondamental que celui de la concentration est radicalement évincé. Pour le second aspect, il faut reconnaître que les conditions d’application sont assez révélatrices de l’état d’esprit dans lequel la manœuvre est proposée : l’habileté du manœuvrier doit être grande et l’ennemi inexpérimenté33. Les conditions préalables exigées ne pouvaient guère encourager des officiers désireux de rompre la ligne de l’ennemi. Le même paragraphe comporte une phrase qui met en évidence l’absence totale de compréhension de l’utilité de la traversée de la ligne adverse lors d’un combat :
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Suzanne écrit en 1806, soit quelques mois après la célèbre manœuvre de Trafalgar (21 octobre 1805) lors de laquelle Nelson a tronçonné la flotte franco-espagnole commandée par Villeneuve. Où est l’esprit offensif de Nelson ? Suzanne limite cette manœuvre à une simple opération défensive. Aucune leçon n’a été tirée, l’Histoire est vaine. Dans le traité, rares sont, en effet, les considérations historiques ou les rappels de batailles importantes. La grande abstraction de l’ouvrage a conduit l’auteur à presque totalement négliger les leçons du passé, même le plus récent et le plus riche en enseignements. Ainsi, Suzanne cite et explique une manœuvre primordiale mais il en ôte tout le profit, ne faisant pas le rapprochement entre la définition pertinente qu’il a donnée de la tactique et les moyens qu’il préconise de mettre en œuvre lors des batailles.
L’attaque d’une flotte au mouillage conduit aux mêmes réflexions. Pour une fois, aucune règle précise n’est préconisée car l’auteur juge que cela varie avec la configuration géographique des lieux. Pour l’assaillant, si l’adversaire est en ligne, il suffira d’en maltraiter une partie. Les vaisseaux attaqués doivent, de leur côté, veiller à rester solidaires, bénéficiant également des batteries côtières35. Dans le cas de la traversée de la ligne ennemie, on peut alléguer, à la défense de Suzanne, que la bataille de Trafalgar est récente et que tous les enseignements n’ont pas encore été tirés, mais que doit-on dire dans le cas d’Aboukir (1er août 1798) où les Français, alors au mouillage, furent écrasés six ans auparavant par le même Nelson ? Les fautes commises à cette époque par Brueys (flotte trop éloignée de la côte, les bâtiments les plus médiocres placés en tête de la ligne…) ne sont pas analysées, l’absence d’efficacité des batteries côtières n’est même pas soulignée, sans doute parce que cette constatation irait à l’encontre de l’analyse de l’auteur… Ajoutons que Suzanne ne fait également aucune allusion à l’attaque des vaisseaux anglais conduite par Suffren dans la baie de La Praya (15 avril 1781).
A vrai dire, la tonalité qui prédomine dans cet ouvrage est celle du formalisme. Quand Suzanne propose des recettes, il encourage à aller dans ce sens, mais surtout, il est encore très imprégné de ses lectures de Hoste, de Bourdé ou surtout de Bigot de Morogues, lequel n’est curieusement pas cité. Ces trois fondateurs de la pensée navale ont codifié et rigidifié des évolutions navales que bien peu osèrent remettre en cause. Suzanne reste ainsi très attaché à la ligne de bataille. Celle-ci est une formation pratique et souvent nécessitée par les conditions techniques elles-mêmes, cependant, il est des occasions où cette structure rigide peu rendre un combat infructueux. Relisons ce qu’écrit Suzanne sur la manière de forcer l’ennemi au combat :
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L’article ici reproduit pose un problème auquel est immédiatement apportée une réponse. On a vu que cette présentation était omniprésente chez notre auteur. Ce cadre ne permet pas de discussion sur le thème, alors que le Père Hoste, en particulier, avait toujours à cœur de décrire plusieurs possibilités pour telle ou telle évolution. La certitude ne laisse pas ici de place au doute, pour le moins à la discussion. Le formalisme est également très net : d’une part l’assaillant garde une ligne impeccable, d’autre part il n’est pas question de se présenter à l’adversaire autrement que sur une ligne qui lui soit parallèle. Les seules manœuvres véritablement efficaces ne sont présentées que sur la fin du paragraphe, et encore sont-ce là d’ultimes recours afin de forcer un ennemi qui se dérobe. Ces recettes sont bien éloignées de la pratique de Suffren ou de Nelson, c’est-à-dire les deux marins qui apparurent comme les moins formalistes de leur temps.
A l’occasion de ce traité, la pensée rationalisante a montré ses limites dans le domaine de la pensée navale. Déconnectée de la réalité et de l’Histoire, l’abstraction se complaît fréquemment dans le formalisme. Suzanne a émis des hypothèses justes mais qui, développées plus à fond, risquaient de critiquer le modèle et de s’opposer à certains éléments du « dogme » en vigueur. Il ne tient aucunement compte des enseignements de l’Histoire la plus récente, celle-ci lui apparaissant, sans doute, comme trop contingente. Son prédécesseur immédiat, Ramatuelle, est, de ce point de vue, nettement plus proche d’un penseur comme Hoste. C’est ainsi que dans son Cours élémentaire de tactique navale, Ramatuelle n’hésite pas à analyser avec minutie les batailles de La Praya et d’Aboukir37.
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Après une lecture rapide, on pourrait juger que l’œuvre de Suzanne ne présente guère d’intérêt pour l’historien. De fait, son succès fut assez limité mais ce serait s’arrêter à une impression et à un constat superficiels. Deux enseignements fondamentaux peuvent, en effet, en être extraits. Les Elemens théoriques et pratiques matérialisent au plus haut point une tendance importante parmi les auteurs français : l’abstraction et la mathématisation de la tactique. Ce caractère prend, en effet, chez Suzanne une dimension inégalée jusqu’à présent. Bien qu’il critique Bourdé de La Villehuet, il prend place, avec le britannique David Steel38, parmi les plus fidèles épigones du tacticien du XVIIIe siècle. La constatation est d’autant plus étrange que Suzanne discute Bourdé, et qu’il n’introduit guère cette pratique recommandée par son illustre prédécesseur.
Nul autre penseur tactique français n’est plus représentatif de cette propension à se réfugier dans l’abstrait. Le fossé qui sépare les Français des Anglais – si l’on excepte le cas de Steel – est béant. La constatation n’est cependant pas suffisante. Elle est un indice des difficultés de la marine impériale, comme de celles des régimes précédents, à mettre au point une tactique qui soit en rapport, pour ne pas dire en harmonie, avec des principes de guerre clairement fixés. On ne saurait faire grief à Suzanne de ses conceptions car il voit la tactique à partir de ses préoccupations de mathématicien, nous serions tenté de dire faute de mieux. Avec cet auteur nous mesurons les dangers d’une tactique, navale ou non, qui ne participe pas à une doctrine soigneusement élaborée. La pratique anglaise reposait sur des Fighting Instructions rigoureuses39, en France, la théorie tactique est impeccable mais avec des objectifs des plus flous.
Le traité souligne la volonté d’éliminer toute part de hasard dans les évolutions, c’est le désir de rationaliser le plus possible une discipline qui est présentée, depuis déjà longtemps, comme une Science. A cet égard, Suzanne est bien placé dans la lignée d’un autre professeur de mathématiques, Hoste. Il est, avec Ramatuelle, un de ces penseurs qui s’évertuent à renouer avec l’esprit de la grande tradition française d’avant 1789. Et pourtant, il n’exploite pas au maximum tous les progrès qui avaient été enregistrés dans les décennies précédentes, soit en théorie, soit dans la pratique. Suzanne appartient à ces temps immobiles où la pensée navale, malgré quelques timides intuitions, marque le pas.
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Notes:
1 Né dans le diocèse de Fréjus en 1765, il devient bachelier ès Lettres puis docteur ès Sciences. Entré chez les Oratoriens en 1782, il y reçoit un enseignement théologique, puis il est nommé régent dans divers établissements comme le collège royal de Tournon. Après la dissolution de son Ordre en 1792, il passe avec succès un examen d’hydrographie qui lui permet d’enseigner cette discipline dans les nouvelles structures de formation des marins mises en place par la Révolution. La Marine devient alors un de ses sujets d’étude. A partir de 1803, nous le retrouvons dans des Lycées comme celui de Marseille, puis le Lycée Charlemagne de Paris (1805). En 1811, il est placé en congé de longue durée car on lui reproche de ne pas savoir intéresser ses élèves et de professer devant une classe vide. A partir de cette date, Suzanne écrase l’Administration sous les lettres afin d’obtenir le droit d’enseigner à nouveau. Il écrit par exemple dans une lettre du 7 mars 1831 qu’il est victime d’un complot d’origine “jésuitique” (Archives nationales, F17 – 21 755). En octobre 1830, il est placé en retraite. Il décède le 6 avril 1837.
2 P.-H. Suzanne, Elémens théoriques et pratiques, Paris, Barrois l’Aîné et Fils, in-8°, XXXVI + 288 p.
3 Pierre Chaunu, La civilisation de l’Europe des lumières, Paris, Arthaud, 1971, 571 p., p. 246.
4 Pierre Chaunu, op. cit., p. 246.
5 Les trois volumes sur la marine furent publiés entre 1783 et 1787.
6 Voir Jean Meyer et Martine Acerra, La grande époque de la Marine à voile, Rennes, Ouest-France, 1987, 218p., pp. 15-46.
7 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXIV.
8 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXV.
9 P.-H. Suzanne, op. cit., p. I.
10 Remarquons à ce propos qu’il ne cite pas les noms des deux seuls auteurs anglais : Clerk of Eldin ou Steel. Les Britanniques ne s’intéressent encore que très peu à la théorie, notamment celle de la tactique.
11 Bourdé de La Villehuet, Le manœuvrier, 1765, p. XII (édition de l’An VIII).
12 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXV.
13 On peut ici citer en exemple le célèbre combat du Vengeur du peuple (commandant Renaudin) lors de la bataille du 13 prairial (1er juin 1794) engagée contre la flotte anglaise de Howe, voir Martine Acerra, Jean Meyer, Marines et Révolution, Rennes-Paris, Editions Ouest-France, 1988, 285 p., pp. 174-178.
14 P.-H. Suzanne, op. cit., p. VII.
15 Bourdé de La Villehuet, op. cit., p. XVI ; selon lui, il faut imposer des “coups hardis” au moment de la bataille.
16 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXI.
17 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 274.
18 Ramatuelle, Cours élémentaire de tactique navale, Paris, Baudouin, An X, 535 p. + 68 pl., p. 334.
19 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXV.
20 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXIII.
21 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 197.
22 Raoul Castex, Les idées militaires de la marine du XVIIIe siècle, Paris, L. Fournier, 1911, 370 p., p. 49.
23 P.-H. Suzanne, op. cit., pp. 237 et 256 par exemple.
24 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXV.
25 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 265, § C.
26 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 225.
27 Ramatuelle, op. cit., pp. 1 et 333.
28 Encyclopédie méthodique, Marine, Paris, Panckoucke, 1783, 3 vol., tome II, pp. 271-272.
29 P.-H. Suzanne, op. cit., pp. 269-270 : l’auteur parle d’une “manœuvre hardie”. Ramatuelle a également souligné le “danger” représenté par cette manœuvre mais il ajoute qu’elle “ne doit être ordonnée que pour en éviter un plus grand”, Cours élémentaire de tactique navale, p. 394. Sur Ramatuelle, comme sur Suzanne, pèse le lourd héritage de la pensée tactique française qui a toujours été rétive à la rupture de la ligne ennemie.
30 John Clerk of Eldin, Essai sur la tactique navale, traduction française de Daniel Lescallier, Paris, F. Didot, An VI, Partie II, pp. 11 et sq.
31 L’amiral britannique Howe tenta la même manœuvre lors du combat de prairial 1794 (“The Glorious First of June”). Jean Meyer rappelle que devant la nouveauté et la hardiesse de la manœuvre, seuls huit des vaisseaux suivirent Howe dans cette traversée de la formation ennemie, voir Martine Acerra et Jean Meyer, op. cit., p. 176.
32 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 270.
33 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 271.
34 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 271.
35 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 272.
36 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 266.
37 Ramatuelle, op. cit., p. 484.
38 David Steel rédige, parmi de nombreux ouvrages, The elements and practice of rigging and seamanship, publié à Londres en 1794. On remarquera dans le titre la référence explicite à l’idée de pratique (practice).
39 Brian Tunstall, Naval Warfare in the Age of Sail. The Evolutions of Fighting Tactics 1650-1815, Londres, Conway, 1990, 278 p., pp. 50 et passim.