SUZANNE, UN MATHÉMATICIEN AU PAYS DE LA TACTIQUE NAVALE

Michel Depeyre

Quelle peut être la portée de l’œuvre d’un tel auteur dans le domaine de la pensée navale, et ce au lendemain de la très sévère défaite de Trafalgar ? Peut-être est-ce une preuve que ce grave revers sur mer n’a pas totalement détruit les rêves maritimes de l’Empereur et de certains Français… P.-H. Suzanne est, en effet, l’un de ceux-là. Ses acquis strictement tactiques sont, certes, très minces mais il représente fort bien la conception trop abstraite que beaucoup d’auteurs ont eue de la tactique navale. Civil et professeur, il acclimate cette dernière aux mathématiques, pensant y trouver la réponse à toutes les grandes questions que se posaient les théoriciens depuis la fin du XVIIe siècle.

  • Des influences capitales

Pierre-Henri Suzanne incarne parfaitement le type de savants issus de la vision encyclopédique des hommes du XVIIIe siècle, comme d’Alembert, Buffon ou Duhamel du Monceau. Bien que spécialiste de mathématiques, notre homme n’hésite pas à écrire sur des thèmes très variés : mécanique, vie économique et sociale, livres de vulgarisation divers et surtout tactique navale. Esprit curieux de tout, il appartient, à l’image de beaucoup de Français des Lumières, à des sociétés savantes telles l’Académie de Lyon ou la Société d’émulation du département du Var.

Notre auteur est également un bon exemple des générations de mathématiciens du XVIIIe siècle qui perfectionnent et font accomplir de gigantesques progrès à leur discipline. Pierre Chaunu a décrit3 ces savants qui, compte tenu de la complexité grandissante de leur champ d’étude, délaissent l’amateurisme des Descartes et des Pascal pour devenir des mathématiciens « professionnels ». Certes, Suzanne n’est pas uniquement concentré sur ses calculs, il est pourtant un spécialiste de mathématique qui participe à l’œuvre « d’évangélisation mathématique »4 inaugurée au XVIIIe siècle. Son nom n’est cependant pas resté dans les esprits pour tel ou tel théorème, car sa vocation est celle d’un obscur pédagogue qui met à la disposition de ses élèves un savoir élaboré par les autres. Il adopte d’ailleurs une démarche identique quand il se passionne pour l’étude de la tactique. Dans l’ombre, il compile, il simplifie et met en ordre les travaux des spécialistes les plus célèbres. Une question subsiste cependant : comment peut-on expliquer l’étrange glissement qui s’est effectué depuis les préoccupations mathématiques jusqu’à un domaine aussi éloigné, a priori, que la tactique navale ?

Le rapide profil intellectuel qui vient d’être esquissé justifie en grande partie que Suzanne se soit passionné pour l’hydrographie, puis pour les évolutions navales. Cet intérêt est probablement à placer dans les années 1790. Les disciplines citées sont, en effet, aux confins d’autres sciences comme les mathématiques ou la physique. N’oublions pas que l’Encyclopédie publiée sous la direction de Diderot entre 1750 et 1772 ou l’Encyclopédie méthodique du libraire Panckoucke5 ont fait, quelques années plus tôt, une large part à ces domaines, récapitulant les savoirs théoriques déjà constitués, en particulier par Bigot de Morogues (1705-1781). La Marine est, de plus, l’arme de pointe par excellence puisqu’elle profite de tous les progrès technologiques les plus récents6, dans les domaines de la construction navale ou du calcul des longitudes qui a tant préoccupé les contemporains…

La curiosité et la formation intellectuelles appliquées à un secteur aussi innovant que la Marine conditionnent grandement la manière d’aborder la tactique navale. Pour Suzanne, son travail consiste avant tout à rationaliser les évolutions des vaisseaux à partir des enseignements les plus récents de la physique et au moyen d’un outil, les mathématiques. Il cite ainsi les travaux de « scientifiques » comme Euler (1707-1783)7 ou Romme (1744-1805)8.

Le contexte intellectuel ne saurait cependant tout régler. Notre mathématicien a lu une bonne partie de l’abondante littérature portant sur son sujet. Il est ainsi influencé par des auteurs plus anciens, prenant place dans un réseau de filiations. Hoste et

Bourdé de La Villehuet sont les deux penseurs qui ont visiblement les plus marqué Suzanne : ils lui lèguent une conception des manuels de tactique et une manière de placer cette discipline dans un ensemble plus large qui repose sur la connaissance intime et précise de tout ce qui compose un bâtiment et de tout ce qui peut agir sur lui (vent, courants, pression…).

Sous le double signe des Lumières et des fondateurs de la pensée navale française, Suzanne se distingue cependant des autres auteurs spécialisés dans la tactique par un souci de rationalisation très poussé qui est aisément identifiable tout au long de son traité.

  • Théorie et méthode

Suzanne inaugure son ouvrage en donnant une définition précise de ce qu’il nomme tout au début de son traité, « l’Art de la manœuvre » :

[Il] est fondé, comme tous les arts, sur une théorie de laquelle découlent des règles ou méthodes pratiques qui le constituent9.

Cette « théorie » est un guide proposé aux officiers afin d’alléger la mémoire et de faire face à toutes les situations. Dès lors, la pratique ne saurait suffire, comme beaucoup de marins le croient trop souvent. Suzanne constate que même les Britanniques, qui sont plus souvent en mer que les Français, ne dédaignent pas les théories et s’inspirent fortement des grands classiques français10. Nous touchons du doigt l’un des problèmes cruciaux et pas seulement pour l’époque : la pensée navale peut-elle – et doit-elle – être traduite et transmise sous la forme de théorie(s) ? Le débat ne trouve pas son origine chez notre auteur, il est l’objet même du travail des hommes qui ont laissé leur nom dans ce domaine. Pratique ou théorie ? Bourdé de La Villehuet soulignait en son temps l’aspect capital de la pratique mais en l’associant à une théorie bien assimilée11. Suzanne considère pourtant – avec quelque peu d’injustice – que le Manœuvrier n’offre pas assez d’ordre et de clarté12. Son choix est en faveur de la théorie, c’est-à-dire qu’il se range parfaitement dans la tradition française, tournant le dos aux habitudes anglaises qui privilégient la pratique.

Les analyses faites en 1806 par Suzanne possèdent cependant une grande force et beaucoup de finesse. Il remarque ainsi que les hauts-faits de marins, comme Jean Bart ou les actes d’héroïsme des marins de la Révolution13, ont caché à beaucoup de professionnels l’importance de la théorie14. En un mot, le courage ne suffit pas. Bourdé de La Villehuet distinguait déjà les « grands modèles » – comme Du Guay Trouin – des « médiocres talents », voyant avant tout chez les premiers la capacité de fixer un objectif à une manœuvre déclenchée lors du combat15. Contrairement à Suzanne, l’officier de la Compagnie des Indes qu’était Bourdé de La Villehuet, donnait donc une dimension nettement plus militaire à son propos et prenait plus en compte la dimension humaine du commandement .

L’erreur commise par les Français s’est doublée, selon notre auteur, d’une grave confusion entre le matelot et le manœuvrier. En effet, former un matelot « sur le tas », dès le plus jeune âge, est une nécessité pour toutes les marines ; en revanche, cela n’a pas de justification pour un manœuvrier. La distinction est remarquablement faite par Suzanne : l’agilité est l’apanage du matelot, la tête est l’essentiel pour le manœuvrier. Les apprentissages ne se placent pas sur le même plan. Les plus habiles de la dernière catégorie des marins cités doivent fournir les officiers supérieurs. Pour eux, il serait donc souhaitable de mettre en place une sorte de formation continue qui est ébauchée par l’auteur :

Des conférences régulières entre les plus habiles manœuvriers, et très propres à donner de nouvelles vues, à former des commandans (sic) et à faire connaître les sujets distingués qui montrent le plus de talens (sic).

Toutes ces considérations justifient une « instruction étendue » 16. Une telle idée de formation n’est pas avancée de façon légère puisqu’elle est reprise bien plus loin à propos des divers modes d’attaque. Des confrontations entre les tacticiens doivent, en effet, leur permettre de préparer des manœuvres nouvelles :

Les jeunes marins qui voudraient approfondir l’esprit de la tactique navale feront bien de chercher eux-mêmes divers plans d’attaque qu’ils examineront et discuteront avec soin 17.

La créativité n’est ainsi pas bridée, on peut même dire qu’elle s’exprime d’une façon originale qui n’est pas sans rappeler les Kriegspiele pratiqués dans les Académies prussiennes. Doit-on y voir une trace des escadres d’évolutions, ces véritables ateliers de la tactique créés à la fin de l’Ancien Régime ? L’expérience s’était révélée très enrichissante, en permettant, en particulier, de mettre au point les travaux sur les signaux effectués par le chevalier du Pavillon (1730-1782). Ramatuelle a déjà, en 1802, vanté les mérites de ce type d’escadres18. Suzanne doit juger les escadres d’évolutions valables puisqu’il recommande aux tacticiens de vérifier ses méthodes à cette occasion19. Voilà l’un des rares moments où le lecteur attentif peut vraiment appréhender, chez Suzanne, la dialectique préconisée par Bourdé de La Villehuet entre la théorie et la pratique.

L’ouvrage est composé en fonction de ce projet de formation : il est une sorte de soubassement nécessaire à l’éducation des officiers de marine. La première partie – de cent soixante-quatre pages – aborde l’étude physique des mouvements d’un bâtiment d’où sont tirés les premiers principes de la manœuvre. La seconde partie est le « Manuel du Manœuvrier » proprement dit, ce qui représente cent dix-huit pages. Le nombre de pages met en exergue la part importante accordée à la théorie pure. Quant aux pages consacrées à la tactique navale stricto sensu, elles ne sont que vingt-deux et constituent plutôt une sous-partie intitulée « Précis de tactique navale ». L’intention de l’auteur n’est pas réellement de rédiger un traité complet sur ce thème, mais bien plutôt d’évoquer ce sujet comme la suite logique de toutes les démonstrations qui remplissent les deux parties précédentes. La manœuvre des vaisseaux n’est donc pas étudiée de façon exhaustive mais dans sa globalité, depuis les phénomènes physiques qui y participent jusqu’à l’utilisation dans un cadre tactique. Les préoccupations de Suzanne sont ainsi clairement visibles dans la structure même de l’ouvrage.

A la priorité accordée à la théorie correspond également une méthode particulière d’exposition. En effet, l’auteur présente des problèmes numérotés auxquels il donne la solution après une démonstration. Un tel mode de raisonnement est reporté sur l’ensemble de l’ouvrage, ainsi que l’explique bien l’auteur dans sa préface :

[Le manuel du manœuvrier] est précédé des formules démontrées dans la seconde partie. A la suite de ces formules, on trouve les maximes fondamentales qui en découlent…20

Le professeur de mathématiques est bien ici en action, aussi le plan général du livre ressemble-t-il beaucoup à celui d’un cours de mathématiques. Le souci démonstratif l’emporte sur toutes les autres considérations. Pour obtenir plus de clarté et plus de rigueur encore, les rubriques étudiées sont souvent présentées sous la forme de grands tableaux synoptiques comme celui que nous reproduisons ci-dessous21.

Problème à résoudre

Précis des opérations à faire

Détail des opérations indiquées

1. Quelles sont les voiles qu’il faut appareiller, quand on veut naviguer vent-arrière ? Choisissez à l’avant et à l’arrière, des voiles qui ne s’abritent pas d’une étendue à peu près égale ; de manière qu’il en résulte l’équilibre dans les mouvemens (sic) de rotation, et que la proue ne plonge pas trop. Dans un gros tems (sic) diminuer la voilure et surtout sa hauteur. Par un beau tems, on peut orienter la grande voile, le petit hunier avec ses bonnettes, le petit perroquet, et même le grand perroquet.Ou bien …

Ou encore …

La conception de Suzanne est, en réalité, très mécaniste, voire simplificatrice : il considère que tout problème a obligatoirement une solution démontrée. Puis, à chacune des solutions proposées correspondent des modalités pratiques qu’il suffit de remplir afin d’obtenir le résultat escompté. La troisième colonne montre que différentes possibilités sont cependant offertes aux officiers. L’esprit d’initiative a, malgré tout, presque totalement disparu puisque ne subsistent que des recettes à appliquer. Le problème serait moins grave si de telles conceptions étaient limitées à l’hydrostatique ou à la manœuvre des voiles. Or, ce n’est aucunement le cas. En effet, ce type de présentation est élargi, pour une bonne part au moins, au champ de la tactique elle-même. Nous avons ici une belle illustration du défaut bien caractérisé par Castex à propos de la tactique du XVIIIe siècle : il y a une recherche des procédés au détriment d’une analyse des grands principes22. La perte du sens est à la fois patente et grave. Cela correspond à l’espoir d’écraser l’ennemi au moyen de « bottes cachées » – pour reprendre une expression de l’escrime – sans que jamais l’objectif ne soit envisagé.

Le mode d’exposition est également associé à une forme mathématique rigoureuse. Suzanne recourt ainsi beaucoup à la géométrie, n’hésitant pas à imposer à son lecteur de longs calculs fastidieux23. Le fait n’est pas vraiment nouveau, le lecteur le rencontrait déjà quelque peu chez Hoste, Bourdé de La Villehuet ou chez Grenier. Il prend cependant ici une dimension inaccoutumée. Suzanne rédige une sorte de cours de mathématiques appliqué à la matière tactique, ce qui revient à utiliser un langage spécifique parfois déroutant. L’auteur est persuadé que, contrairement aux siècles passés, les officiers sont désormais aptes à comprendre ses développements géométriques qu’il estime obligatoires pour leur métier :

Je pense que l’application de cette science [la géométrie] aux évolutions navales peut fournir des moyens aussi simples que sûrs, pour manœuvrer avec le moins de perte de tems (sic) possible…24.

L’argument concernant la vitesse de réaction tactique n’est pas vraiment nouveau. L’élément qui manque le plus ici est cependant la référence au combat. Nous abordons là une grave question : quelle pouvait être la finalité d’un tel ouvrage ? La bataille n’est que très tardivement évoquée dans le traité25. Pour l’essentiel, les propos sur la manœuvre des vaisseaux seraient tout à fait à leur place dans un manuel destiné aux officiers de la flotte de commerce. Les développements portant sur la conduite du combat sont très limités mais méritent qu’on s’y attarde.

  • Des idées à exploiter

Tout l’ouvrage ne se résume pas à des alignements de chiffres ou à des démonstrations. Suzanne émet des idées intéressantes qui sont malheureusement étouffées par la gangue mathématique.

Il commence par bien faire la distinction entre les évolutions navales et la tactique proprement dite. Les premières sont les mouvements qui permettent aux vaisseaux de se situer les uns par rapport aux autres au sein d’une escadre. Une autre dimension intervient avec la tactique :

L’Art d’appliquer avec avantage ces évolutions à sa propre défense et à l’affaiblissement des forces ennemies, a donné naissance à la tactique navale, dont l’objet est surtout de donner la meilleure direction possible aux forces qu’on a sous ses ordres 26.

La distinction est faite avec soin et la dimension militaire est enfin reconnue lorsqu’il est fait allusion à l’ennemi. La tactique navale s’émancipe des évolutions. Ramatuelle27 avait déjà bien amorcé le processus mais la distinction n’était pas encore totalement explicite. Suzanne a aussi bien enregistré les progrès faits sur ce sujet dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui furent rassemblés dans les articles de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke28. Notre auteur a, par delà la décennie révolutionnaire, puisé dans le savoir tactique des dernières années de l’Ancien Régime, période florissante pour la pensée navale. Tout comme chez Ramatuelle ou, quelques années plus tard, chez le chevalier de La Rouvraye, les évolutions ne devraient plus être une fin en soi, elles devraient être au service d’une pensée tactique qui se déploie. Un seuil semble franchi, la tactique apparaît nettement sur le devant de la scène. Suzanne ne tire cependant pas toutes les conséquences qu’il faudrait de la position centrale désormais accordée à la tactique. Une contradiction flagrante existe entre la conception de la tactique exprimée par Suzanne et l’esprit qu’il donne à son traité. On a ainsi souligné qu’il ne laisse que la portion congrue à la tactique. Il ne remet pas en question les traditionnels ordres de marche, de bataille, de retraite, de chasse. Il reprend aussi la canonique disposition de la flotte en trois escadres. Le paradoxe est clair : alors qu’il renoue avec de nombreux aspects novateurs contenus dans les ouvrages d’avant 1789, Suzanne semble tout ignorer des travaux de d’Amblimont ou de Grenier qui avaient tous les deux essayé de briser le carcan de la ligne et des ordres qui en découlaient. La pensée reste frileuse. La raison est, sans doute, qu’aucun grand principe n’est mis en place afin de conduire cette tactique déjà peu novatrice. La pensée de Suzanne apparaît comme timorée et relativement stérile, empêtrée dans les calculs.

Le cas de la traversée de la ligne ennemie est, sur ce point, assez significatif. La présentation de la manœuvre est prudente car cette dernière est dangereuse29. De fait, elle consiste à rompre la belle ordonnance des deux lignes de bataille, en traversant la formation ennemie. L’objectif est alors d’écraser les petits groupes de vaisseaux nés du désordre provoqué par la manœuvre. Les auteurs français n’ont jamais été de grands partisans d’une telle manœuvre. L’Ecossais Clerk of Eldin est le seul à avoir vraiment intégré la traversée de la ligne dans sa réflexion tactique30. Suzanne ne fait cependant aucune allusion à Clerk. Sur mer, lord Rodney a appliqué cette manœuvre avec succès, lors de la bataille des Saintes, le 12 avril 1782. Ce célèbre exemple revient fréquemment dans les traités de la période antérieure à l’année 178931, il n’a pourtant guère inspiré Suzanne.

Deux remarques sont cependant à faire sur les idées de l’auteur à propos de ce mode d’attaque, l’une concerne les modalités de la manœuvre, l’autre porte sur son esprit. Dans le premier cas, l’auteur envisage les deux circonstances favorables : l’une présente deux armées de forces égales, l’autre offre l’occasion à l’armée sous le vent et qui veut traverser l’adversaire d’être plus nombreuse32. Il n’est donc pas question d’y voir un moyen efficace pour contrebalancer une infériorité numérique en découpant l’ennemi en fragments qui seraient combattus séparément grâce à la concentration des forces sur un point de la ligne adverse. Un principe aussi fondamental que celui de la concentration est radicalement évincé. Pour le second aspect, il faut reconnaître que les conditions d’application sont assez révélatrices de l’état d’esprit dans lequel la manœuvre est proposée : l’habileté du manœuvrier doit être grande et l’ennemi inexpérimenté33. Les conditions préalables exigées ne pouvaient guère encourager des officiers désireux de rompre la ligne de l’ennemi. Le même paragraphe comporte une phrase qui met en évidence l’absence totale de compréhension de l’utilité de la traversée de la ligne adverse lors d’un combat :

Cette manœuvre peut avoir pour objet de dégager des vaisseaux qui avaient coupé ou doublé la ligne ennemie : ce n’est guère que dans cette circonstance qu’on l’emploie 34.

Suzanne écrit en 1806, soit quelques mois après la célèbre manœuvre de Trafalgar (21 octobre 1805) lors de laquelle Nelson a tronçonné la flotte franco-espagnole commandée par Villeneuve. Où est l’esprit offensif de Nelson ? Suzanne limite cette manœuvre à une simple opération défensive. Aucune leçon n’a été tirée, l’Histoire est vaine. Dans le traité, rares sont, en effet, les considérations historiques ou les rappels de batailles importantes. La grande abstraction de l’ouvrage a conduit l’auteur à presque totalement négliger les leçons du passé, même le plus récent et le plus riche en enseignements. Ainsi, Suzanne cite et explique une manœuvre primordiale mais il en ôte tout le profit, ne faisant pas le rapprochement entre la définition pertinente qu’il a donnée de la tactique et les moyens qu’il préconise de mettre en œuvre lors des batailles.

L’attaque d’une flotte au mouillage conduit aux mêmes réflexions. Pour une fois, aucune règle précise n’est préconisée car l’auteur juge que cela varie avec la configuration géographique des lieux. Pour l’assaillant, si l’adversaire est en ligne, il suffira d’en maltraiter une partie. Les vaisseaux attaqués doivent, de leur côté, veiller à rester solidaires, bénéficiant également des batteries côtières35. Dans le cas de la traversée de la ligne ennemie, on peut alléguer, à la défense de Suzanne, que la bataille de Trafalgar est récente et que tous les enseignements n’ont pas encore été tirés, mais que doit-on dire dans le cas d’Aboukir (1er août 1798) où les Français, alors au mouillage, furent écrasés six ans auparavant par le même Nelson ? Les fautes commises à cette époque par Brueys (flotte trop éloignée de la côte, les bâtiments les plus médiocres placés en tête de la ligne…) ne sont pas analysées, l’absence d’efficacité des batteries côtières n’est même pas soulignée, sans doute parce que cette constatation irait à l’encontre de l’analyse de l’auteur… Ajoutons que Suzanne ne fait également aucune allusion à l’attaque des vaisseaux anglais conduite par Suffren dans la baie de La Praya (15 avril 1781).

A vrai dire, la tonalité qui prédomine dans cet ouvrage est celle du formalisme. Quand Suzanne propose des recettes, il encourage à aller dans ce sens, mais surtout, il est encore très imprégné de ses lectures de Hoste, de Bourdé ou surtout de Bigot de Morogues, lequel n’est curieusement pas cité. Ces trois fondateurs de la pensée navale ont codifié et rigidifié des évolutions navales que bien peu osèrent remettre en cause. Suzanne reste ainsi très attaché à la ligne de bataille. Celle-ci est une formation pratique et souvent nécessitée par les conditions techniques elles-mêmes, cependant, il est des occasions où cette structure rigide peu rendre un combat infructueux. Relisons ce qu’écrit Suzanne sur la manière de forcer l’ennemi au combat :

§. CII. Forcer l’ennemi au combat

Solution : Si on est au vent, l’armée arrivera tout à la fois (…). On tâchera de bien se conserver en ligne pendant ce mouvement, et lorsqu’on sera assez près de l’ennemi, l’armée viendra au vent tout à la fois, et fera la même route que lui. Si on craint que l’ennemi n’évite le combat, on détachera les meilleurs voiliers pour attaquer la tête ou la queue et l’arrêter dans sa fuite 36.

 

L’article ici reproduit pose un problème auquel est immédiatement apportée une réponse. On a vu que cette présentation était omniprésente chez notre auteur. Ce cadre ne permet pas de discussion sur le thème, alors que le Père Hoste, en particulier, avait toujours à cœur de décrire plusieurs possibilités pour telle ou telle évolution. La certitude ne laisse pas ici de place au doute, pour le moins à la discussion. Le formalisme est également très net : d’une part l’assaillant garde une ligne impeccable, d’autre part il n’est pas question de se présenter à l’adversaire autrement que sur une ligne qui lui soit parallèle. Les seules manœuvres véritablement efficaces ne sont présentées que sur la fin du paragraphe, et encore sont-ce là d’ultimes recours afin de forcer un ennemi qui se dérobe. Ces recettes sont bien éloignées de la pratique de Suffren ou de Nelson, c’est-à-dire les deux marins qui apparurent comme les moins formalistes de leur temps.

A l’occasion de ce traité, la pensée rationalisante a montré ses limites dans le domaine de la pensée navale. Déconnectée de la réalité et de l’Histoire, l’abstraction se complaît fréquemment dans le formalisme. Suzanne a émis des hypothèses justes mais qui, développées plus à fond, risquaient de critiquer le modèle et de s’opposer à certains éléments du « dogme » en vigueur. Il ne tient aucunement compte des enseignements de l’Histoire la plus récente, celle-ci lui apparaissant, sans doute, comme trop contingente. Son prédécesseur immédiat, Ramatuelle, est, de ce point de vue, nettement plus proche d’un penseur comme Hoste. C’est ainsi que dans son Cours élémentaire de tactique navale, Ramatuelle n’hésite pas à analyser avec minutie les batailles de La Praya et d’Aboukir37.

*
* *

Après une lecture rapide, on pourrait juger que l’œuvre de Suzanne ne présente guère d’intérêt pour l’historien. De fait, son succès fut assez limité mais ce serait s’arrêter à une impression et à un constat superficiels. Deux enseignements fondamentaux peuvent, en effet, en être extraits. Les Elemens théoriques et pratiques matérialisent au plus haut point une tendance importante parmi les auteurs français : l’abstraction et la mathématisation de la tactique. Ce caractère prend, en effet, chez Suzanne une dimension inégalée jusqu’à présent. Bien qu’il critique Bourdé de La Villehuet, il prend place, avec le britannique David Steel38, parmi les plus fidèles épigones du tacticien du XVIIIe siècle. La constatation est d’autant plus étrange que Suzanne discute Bourdé, et qu’il n’introduit guère cette pratique recommandée par son illustre prédécesseur.

Nul autre penseur tactique français n’est plus représentatif de cette propension à se réfugier dans l’abstrait. Le fossé qui sépare les Français des Anglais – si l’on excepte le cas de Steel – est béant. La constatation n’est cependant pas suffisante. Elle est un indice des difficultés de la marine impériale, comme de celles des régimes précédents, à mettre au point une tactique qui soit en rapport, pour ne pas dire en harmonie, avec des principes de guerre clairement fixés. On ne saurait faire grief à Suzanne de ses conceptions car il voit la tactique à partir de ses préoccupations de mathématicien, nous serions tenté de dire faute de mieux. Avec cet auteur nous mesurons les dangers d’une tactique, navale ou non, qui ne participe pas à une doctrine soigneusement élaborée. La pratique anglaise reposait sur des Fighting Instructions rigoureuses39, en France, la théorie tactique est impeccable mais avec des objectifs des plus flous.

Le traité souligne la volonté d’éliminer toute part de hasard dans les évolutions, c’est le désir de rationaliser le plus possible une discipline qui est présentée, depuis déjà longtemps, comme une Science. A cet égard, Suzanne est bien placé dans la lignée d’un autre professeur de mathématiques, Hoste. Il est, avec Ramatuelle, un de ces penseurs qui s’évertuent à renouer avec l’esprit de la grande tradition française d’avant 1789. Et pourtant, il n’exploite pas au maximum tous les progrès qui avaient été enregistrés dans les décennies précédentes, soit en théorie, soit dans la pratique. Suzanne appartient à ces temps immobiles où la pensée navale, malgré quelques timides intuitions, marque le pas.

________

Notes:

1 Né dans le diocèse de Fréjus en 1765, il devient bachelier ès Lettres puis docteur ès Sciences. Entré chez les Oratoriens en 1782, il y reçoit un enseignement théologique, puis il est nommé régent dans divers établissements comme le collège royal de Tournon. Après la dissolution de son Ordre en 1792, il passe avec succès un examen d’hydrographie qui lui permet d’enseigner cette discipline dans les nouvelles structures de formation des marins mises en place par la Révolution. La Marine devient alors un de ses sujets d’étude. A partir de 1803, nous le retrouvons dans des Lycées comme celui de Marseille, puis le Lycée Charlemagne de Paris (1805). En 1811, il est placé en congé de longue durée car on lui reproche de ne pas savoir intéresser ses élèves et de professer devant une classe vide. A partir de cette date, Suzanne écrase l’Administration sous les lettres afin d’obtenir le droit d’enseigner à nouveau. Il écrit par exemple dans une lettre du 7 mars 1831 qu’il est victime d’un complot d’origine “jésuitique” (Archives nationales, F17 – 21 755). En octobre 1830, il est placé en retraite. Il décède le 6 avril 1837.

2 P.-H. Suzanne, Elémens théoriques et pratiques, Paris, Barrois l’Aîné et Fils, in-8°, XXXVI + 288 p.

3 Pierre Chaunu, La civilisation de l’Europe des lumières, Paris, Arthaud, 1971, 571 p., p. 246.

4 Pierre Chaunu, op. cit., p. 246.

5 Les trois volumes sur la marine furent publiés entre 1783 et 1787.

6 Voir Jean Meyer et Martine Acerra, La grande époque de la Marine à voile, Rennes, Ouest-France, 1987, 218p., pp. 15-46.

7 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXIV.

8 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXV.

9 P.-H. Suzanne, op. cit., p. I.

10 Remarquons à ce propos qu’il ne cite pas les noms des deux seuls auteurs anglais : Clerk of Eldin ou Steel. Les Britanniques ne s’intéressent encore que très peu à la théorie, notamment celle de la tactique.

11 Bourdé de La Villehuet, Le manœuvrier, 1765, p. XII (édition de l’An VIII).

12 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXV.

13 On peut ici citer en exemple le célèbre combat du Vengeur du peuple (commandant Renaudin) lors de la bataille du 13 prairial (1er juin 1794) engagée contre la flotte anglaise de Howe, voir Martine Acerra, Jean Meyer, Marines et Révolution, Rennes-Paris, Editions Ouest-France, 1988, 285 p., pp. 174-178.

14 P.-H. Suzanne, op. cit., p. VII.

15 Bourdé de La Villehuet, op. cit., p. XVI ; selon lui, il faut imposer des “coups hardis” au moment de la bataille.

16 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXI.

17 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 274.

18 Ramatuelle, Cours élémentaire de tactique navale, Paris, Baudouin, An X, 535 p. + 68 pl., p. 334.

19 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXV.

20 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXIII.

21 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 197.

22 Raoul Castex, Les idées militaires de la marine du XVIIIe siècle, Paris, L. Fournier, 1911, 370 p., p. 49.

23 P.-H. Suzanne, op. cit., pp. 237 et 256 par exemple.

24 P.-H. Suzanne, op. cit., p. XXXV.

25 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 265, § C.

26 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 225.

27 Ramatuelle, op. cit., pp. 1 et 333.

28 Encyclopédie méthodique, Marine, Paris, Panckoucke, 1783, 3 vol., tome II, pp. 271-272.

29 P.-H. Suzanne, op. cit., pp. 269-270 : l’auteur parle d’une “manœuvre hardie”. Ramatuelle a également souligné le “danger” représenté par cette manœuvre mais il ajoute qu’elle “ne doit être ordonnée que pour en éviter un plus grand”, Cours élémentaire de tactique navale, p. 394. Sur Ramatuelle, comme sur Suzanne, pèse le lourd héritage de la pensée tactique française qui a toujours été rétive à la rupture de la ligne ennemie.

30 John Clerk of Eldin, Essai sur la tactique navale, traduction française de Daniel Lescallier, Paris, F. Didot, An VI, Partie II, pp. 11 et sq.

31 L’amiral britannique Howe tenta la même manœuvre lors du combat de prairial 1794 (“The Glorious First of June”). Jean Meyer rappelle que devant la nouveauté et la hardiesse de la manœuvre, seuls huit des vaisseaux suivirent Howe dans cette traversée de la formation ennemie, voir Martine Acerra et Jean Meyer, op. cit., p. 176.

32 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 270.

33 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 271.

34 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 271.

35 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 272.

36 P.-H. Suzanne, op. cit., p. 266.

37 Ramatuelle, op. cit., p. 484.

38 David Steel rédige, parmi de nombreux ouvrages, The elements and practice of rigging and seamanship, publié à Londres en 1794. On remarquera dans le titre la référence explicite à l’idée de pratique (practice).

39 Brian Tunstall, Naval Warfare in the Age of Sail. The Evolutions of Fighting Tactics 1650-1815, Londres, Conway, 1990, 278 p., pp. 50 et passim.

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.