ARCHEOLOGIE DE LA PENSEE NAVALE. VERS LA FIN

Hervé Coutau-Bégarie

L’enquête sur l’histoire de la pensée navale tend vers sa fin. Non point que le champ d’investigation ait été entièrement exploré, il s’en faut de beaucoup. La raison de cet arrêt prochain est beaucoup plus prosaïque : le réservoir très limité de chercheurs dans cette branche spécifique de l’histoire navale est, pour une période indéterminée, à peu près épuisé. Rares, en effet, sont ceux qui s’intéressent à la théorie stratégique et tactique navale, même si la situation est incontestablement meilleure qu’elle ne l’était il y a quelques années. Le septième volume sera donc suivi par un tome VIII et dernier, qui présentera quelques ultimes études, ainsi qu’un index général et un premier essai de bilan.

Ce tome répond à la même logique que les précédents, à savoir qu’il regroupe des études portant sur des auteurs et des problèmes divers, sans qu’il faille chercher une quelconque unité chronologique ou thématique. Les problèmes qui sont abordés sont donc très variés.

Le Moyen Âge

Philippe Richardot pose la question de l’existence d’une pensée navale dans l’Occident médiéval. Il prend la suite de l’étude du commandant Pagès sur la pensée navale romaine qui était parue dans le tome III, et on notera que, comme lui, son étude se présente sous une forme interrogative. De la même manière que nous n’avons plus que des traces fragmentaires d’une pensée navale romaine qui a dû être constituée, nous n’avons que des bribes insignifiantes d’une réflexion navale durant le Moyen Âge. Mais, là, il ne s’agit pas uniquement des pertes dues à l’usure des temps. L’époque médiévale a connu, en ce domaine comme dans beaucoup d’autres, une incontestable régression et la littérature navale a été embryonnaire. On n’en trouve pratiquement aucune trace durant le Haut Moyen Âge, et ce n’est qu’à partir du xiiie et du xive siècle que l’on commence à voir s’esquisser une réflexion militaire un peu élaborée, qui restera loin du niveau atteint durant l’Antiquité. Philippe Richardot, dans un livre récent 1, a montré à quel point la culture militaire médiévale découlait presque exclusivement d’un auteur unique – Végèce -, infiniment plus copié et commenté que Frontin. Il élargit ici sa réflexion au domaine naval, avec la même conclusion : c’est également Végèce qui est la source quasiment unique de la réflexion dans ce domaine durant les derniers siècles du Moyen Âge.

Cette faiblesse de la production livresque ne signifie pas pour autant que le Moyen Âge ait été incapable de la moindre réflexion stratégique. Contre cette idée reçue, qui a cours depuis le xixe siècle, plusieurs travaux ont montré que certaines campagnes de la guerre de Cent Ans relevaient d’une conception stratégique élaborée. La guerre sur mer ne fait pas exception à la règle et l’on peut deviner, à travers les maigres indications dont nous disposons, quelques plans de campagnes navales préparés avec une certaine envergure. Mais les moyens techniques sont faibles. Ce ne sont plus les grandes flottes de galères de l’Antiquité, mais des navires marchands plus ou moins adaptés, de sorte que le combat naval est redevenu très largement un combat terrestre qui se déroule sur l’eau. Philippe Richardot analyse un exemple de plan stratégique qui, d’ailleurs, ne sera pas réalisé. Alors que le volume était pratiquement achevé, il a retrouvé la trace d’un autre plan, qui mériterait une étude semblable. Mais il ne s’agit que de cas isolés et sans grande postérité. On notera, cependant, que, dès le Moyen Âge, la dualité de la guerre sur mer, avec la dimension militaire mais également la dimension économique, était déjà perçue.

Il resterait maintenant à explorer le champ en friche du xve siècle. On sait qu’il y eut, durant la phase finale de la guerre de Cent Ans, une controverse entre Français et Anglais sur la domination des mers. Adam de Moleyns, évêque de Chichester, proclamait les droits de l’Angleterre à la souveraineté des mers dans le Lybelle of Englishe Policye écrit vers 1436. En 1455, l’auteur anonyme du Débat sur le héraut d’armes lui répondait en affirmant les droits de la France à la domination maritime. Il y aurait peut-être également des trouvailles à faire du côté de l’Espagne, où la pensée militaire s’est développée plus tôt qu’ailleurs.

Le xixe siècle

Les études suivantes sont relatives au xixe siècle, période beaucoup plus proche de nous et néanmoins très mal connue. La production stratégique y a été peu abondante jusqu’aux années 1870. En revanche, le débat tactique n’a cessé de faire rage durant tout le siècle. Il a fallu, en effet, imaginer de nouvelles tactiques pour cette invention extraordinaire qu’étaient les navires à vapeur. La France a eu, en ce domaine, une production théorique intense correspondant à son engouement pour ces nouvelles techniques, alors que la Grande-Bretagne, en tant que puissance maritime dominante peu désireuse de remettre en cause le statu quo, se montrait beaucoup plus réservée.

La rupture provoquée par la vapeur n’a pas été la seule. Une autre innovation d’importance presque égale a été le passage des coques en bois aux coques en fer. Il en a résulté une relance de la lutte éternelle entre l’épée et le bouclier, représentés ici par l’obus et la cuirasse. Au milieu du siècle, l’artillerie s’est révélée à peu près impuissante face à des coques en fer très résistantes. D’où l’engouement temporaire pour le choc, au moyen de béliers et d’éperons. Engouement accentué par la faiblesse de l’expérience disponible. À la différence du xviiie siècle, le xixe siècle n’a connu pratiquement aucune grande bataille navale après Navarin (1827). Ce n’est qu’en 1866 que s’est produit un engagement, au demeurant de faible importance, avec la bataille de Lissa, dans laquelle l’amiral autrichien Tegethoff a battu l’amiral italien Persano par une tactique offensive fondée sur la recherche de l’éperonnage, recherche couronnée de succès avec la destruction du cuirassé Re d’Italia. L’expérience a ainsi validé les propositions théoriques et il en a résulté une vogue de l’éperon qui a perduré jusqu’à la fin du siècle, alors même que l’artillerie, à partir des années 1870, connaissait elle aussi de grands progrès qui allaient bientôt restaurer son ancienne suprématie, comme on le verrait aux batailles du Yalou (1894) et de Tsoushima (1905). Michel Depeyre fait revivre un aspect de ce débat qui mérite de sortir de l’ombre.

Étienne Taillemite, qui avait, dans un tome précédent, étudié la haute figure de l’amiral Grivel, s’intéresse ici à celles des amiraux Bouët-Willaumez et Penhoat. Le premier est passé à la postérité pour sa condamnation du mot de stratégie, qui, disait-il, «  n’a pas grand sens sur mer« . Au-delà de cette condamnation sommaire, il s’est cependant élevé au dessus de la simple conduite du combat pour poser le problème général de la conduite d’une campagne – problème que nous appellerions aujourd’hui opératif mais qui, à l’époque, était véritablement stratégique. De même, Penhoat se livre à des considérations prudentes et raisonnées sur la composition de la flotte française. Tous deux étaient adeptes de la méthode historique et Étienne Taillemite les qualifie de « pré-mahaniens français« . Mahan ne manquera pas d’emprunter nombre de ses idées aux théoriciens et historiens français, notamment Chabaud-Arnault, comme le montrera Martin Motte dans le tome VIII.

Jean-Jacques Langendorff fait revivre un penseur naval pour le moins inattendu, puisqu’il est de nationalité suisse, mais au service de la marine hollandaise. Sa Darstellung der Marine fait la synthèse d’une expérience bien remplie durant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Bien qu’il soit aujourd’hui largement oublié, il mérite néanmoins d’être rappelé, car il constitue une contribution non négligeable dans le désert intellectuel qui caractérise paradoxalement la période de la Révolution et de l’Empire. Désert que l’on pourrait quelque peu remplir avec des auteurs espagnols marginalisés, comme José Solano, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils soient dépourvus d’intérêt.

Jean-Marie Ruiz revient sur la figure emblématique de Mahan. Celui-ci avait déjà été abordé dans le tome V, par André Vigarié, qui avait présenté les grandes lignes de ses conceptions stratégiques. L’approche de Jean-Marie Ruiz est différente. Il s’intéresse aux conceptions géopolitiques de Mahan et à l’environnement dans lequel elles ont été conçues. On sait que Mahan a été le héraut de l’impérialisme américain. Il en a aussi été le produit, et son prodigieux succès tient pour une large part à ce qu’il s’inscrivait dans la grande tradition du réalisme politique anglo-saxon, à sa systématisation et à sa justification d’un sentiment diffus largement répandu dans les élites sociales. Ce genre d’approche était peu pratiquée par l’histoire militaire et navale traditionnelle. Elle est cependant indispensable pour bien comprendre la formation des idées et évaluer leur réception dans l’opinion, puisque la pensée stratégique est tournée vers l’action, destinée à permettre la mise en œuvre et la diffusion d’une doctrine et non pas conçue comme un simple savoir spéculatif.

Une doctrine nationale : le cas grec

Ioannis Loucas présente une synthèse de la doctrine navale grecque depuis l’indépendance, en 1830, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les auteurs grecs ne sont pas connus en dehors de leur pays, l’obstacle linguistique étant à peu près insurmontable : le grec ne fait malheureusement plus partie des langues de communication internationale. Pour autant, ce genre d’étude de pensées navales abusivement qualifiées de secondaires est indispensable. D’une part, pour mesurer l’audience réelle des classiques qui ne sont reçus que dans la mesure où ils répondent aux attentes spécifiques du pays concerné : les auteurs français sont très lus et l’influence des théories de la Jeune École se fera sentir à travers la mission de l’amiral Fournier, alors que Mahan ne sera vraiment « découvert » que dans les années 1960. D’autre part, pour montrer les aspirations, les réalisations et les contradictions de pays qui aspirent à la puissance navale sans toujours en avoir les moyens. Comme au Portugal (qui mériterait une étude particulière) ou en Suède, le débat est vif entre partisans des cuirassés et adeptes des bâtiments légers (les seconds triomphant souvent pour de simples raisons financières). La marine de guerre hellénique n’existera véritablement que plusieurs décennies après l’indépendance, l’État est trop faible pour se doter d’une véritable marine. Elle finira cependant par exister, grâce à la volonté politique de certains gouvernants. Elle a vu son bien-fondé définitivement assis après les succès remportés par l’amiral Kondouriotis au début du xxe siècle, contre une flotte turque en pleine décadence2. Mais les partisans de la puissance navale ont su jouer de la dimension économique propre à la Grèce, avec l’importance de sa marine marchande et de sa structure géopolitique, avec ses territoires insulaires et sa dépendance à l’égard de la mer. Les caractéristiques spécifiques de l’État grec ont intelligemment été mises en valeur, même si la réalisation a constamment été entravée par le manque de moyens.

Le débat naval après 1945

Les contributions suivantes sont relatives à la pensée navale italienne et à la pensée navale suédoise après la Seconde Guerre mondiale. L’ère des classiques de la stratégie maritime théorique semble close. Les auteurs ne sont plus que des commentateurs ou des analystes, et l’on ne peut guère citer d’écrivain des années 1950 à 1960 qui soit parvenu à une notoriété internationale. Il faudra attendre les années 1970 pour que s’amorce un renouveau autour de quelques œuvres marquantes, dont la plus importante est certainement celle de sir James Cable sur la diplomatie navale, à laquelle on peut ajouter la nouvelle classification des missions des marines suggérée par l’amiral Zumwalt et systématisée par l’amiral Turner dans un article célèbre. Cela ne signifie pas pour autant que les années 50 ou 60 aient été un désert intellectuel. François Géré avait déjà montré, dans le tome II, que le débat était resté vif en France sous la ive République. Il en va de même en Italie et en Suède.

L’Italie doit affronter un contexte difficile, celui du relèvement après la défaite et de la justification d’une politique navale après une performance très décevante durant la guerre. Un certain nombre d’auteurs s’y emploient avec acharnement. Les résultats ne se feront sentir que dans le long terme, mais ils aboutiront quand même à la grande loi navale de 1975 qui marque la véritable renaissance de la marine italienne.

En Suède, le problème se présente différemment. La tendance est à la réduction globale des budgets de la défense et donc des moyens de la marine. Celle-ci est particulièrement visée alors que l’aviation, considérée comme le véritable bouclier de la neutralité, jouit d’un traitement plus favorisé. Il s’ensuit un débat extrêmement vif sur le statut de la marine : faut-il garder ou non des grands bâtiments de surface ou faut-il, au contraire, faire résolument le choix des bâtiments légers lance-missiles auxquels les caractéristiques particulières du théâtre Baltique offrent des possibilités non négligeables ? Beaucoup d’officiers s’opposent évidemment à l’abandon des croiseurs et des destroyers. Mais la marine n’est pas monolithe et c’est le chef de la marine lui-même, l’amiral Ericson, qui jette les bases du tournant vers les bâtiments légers lance-missiles, avec le Plan naval 60, dont la réalisation n’interviendra que des décennies plus tard après une crise matérielle et surtout morale profonde. Aujourd’hui, le renouveau est réel, sur tous les plans, et le choix du Plan naval 60 paraît non seulement raisonnable, mais même inéluctable. Les bâtiments légers (aux patrouilleurs succèdent des corvettes « furtives ») et les sous-marins (la Suède est en pointe dans le domaine des propulsions anaérobies) ont rendu à la marine suédoise une efficacité réelle et reconnue, alors que la contrainte financière ne lui aurait pas permis de maintenir une flotte moderne de grands bâtiments. Le commodore Lars Wedin, de l’Académie royale des sciences navales, montre qu’un pays aux ressources limitées peut choisir un modèle adapté à son environnement et à ses capacités. Ce n’est pas qu’une question de moyens, une doctrine cohérente est nécessaire.

La géopolitique maritime

Enfin, David Cumin évoque l’apport de Carl Schmitt à la géopolitique maritime, qui a fait l’objet du tome V de cette série. L’œuvre du grand juriste et philosophe politique allemand revient en force après des décennies de purgatoire liées à ses compromissions avec le régime national-socialiste. Au-delà de ses engagements condamnables, il a été un penseur d’une incontestable puissance, qui a su ouvrir des perspectives très riches sur les grands empires maritimes et poser, en termes renouvelés, le duel entre la terre et la mer placé par Mahan et l’école anglo-saxonne au cœur de la question géopolitique. Il écrivait dans un but précis, à savoir la critique de la domination maritime anglo-saxonne. Comme chez Mahan, les développements théoriques sont largement asservis aux préoccupations du moment. Mais on y trouve des éléments utilisables, une fois débarrassés de leur dimension idéologique. L’historien s’intéresse au doctrinaire, témoin et reflet de l’esprit du temps, le stratégiste privilégie le théoricien, qui a su analyser les fondements et les invariants de la stratégie.

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Notes:

 

1 Philippe Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (ve-xve siècles), Paris, ISC-Économica, 1998.

2 Cf. Jacques Thobie, « L’empire ottoman à la veille de la Grande Guerre : une non-puissance ? », dans La Moyenne puissance au xxe siècle, Paris, Institut d’Histoire des Conflits Contemporains, 1988, pp. 33-35.

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