Avant-propos

Matthieu Chillaud

On a souvent coutume de dire que tout ouvrage a une histoire. Cela est particulièrement vrai pour celui-ci.

Déjà, rien ne me prédestinait a priori à m’intéresser au général Poirier. Signalons, de suite, que je ne suis pas issu d’une famille de militaires. Je ne le suis moi-même pas. J’ai bien un grand-père officier de l’Armée de l’air mais que je n’ai malheureusement jamais connu. J’ai été aussi l’un des derniers jeunes Français à avoir fait son service militaire. Mais aucune matrice militaire ne me prédestinait à m’intéres­ser à cet officier-général. De toute façon, Poirier n’était pas qu’un militaire. C’était aussi – et surtout – une machine à réfléchir qui eût pu être aussi un civil. Mais c’est au contact de la stratégie qu’il phospho­rait le mieux. Et ça, il le savait depuis son enfance. Et c’est pour cela qu’il n’a jamais douté d’un iota de sa vocation militaire bien qu’on pourrait même soupçonner Poirier de l’avoir utilisée comme un moyen au service de sa réflexion.

Je me suis intéressé au général Poirier par l’intermédiaire de Hervé Coutau-Bégarie. En dépit de convictions politiques et religieuses aussi radicales que tranchées, il était un homme d’une très grande ouverture envers les autres et surtout d’une grande bienveillance envers les jeunes historiens. Nous nous rencontrions plusieurs étés de suite au Cap Ferret, lieu de villégiature qu’il affectionnait tant depuis son enfan­ce. Il m’invita à publier, non seulement ma thèse de science politique consacrée aux pays baltes dans la collection qu’il co-dirigeait alors avec le général Lucien Poirier chez l’éditeur Economica, mais aussi dans la revue Stratégique. Son maître avec qui il avait fait son doctorat d’État de science politique avait été président de mon jury de thèse de science politique tandis que ma directrice de thèse avait fait son doctorat avec le même Jean-Louis Martres. Il me demanda, de surcroît, des références bibliographiques sur Clausewitz en finnois et en suédois alors que j’habitais à Helsinki puis à Stockholm. C’est lui qui m’invita à m’inté­resser au général Poirier. Ai-je appris, par la suite, que ces deux person­nages, chacun avec des caractères très forts, s’étaient querellés pour des motifs probablement picrocholins ? Pourtant, dès le milieu des années 1980, ils étaient devenus très proches, au point que le premier s’était retiré de son poste de rédacteur en chef de la revue Stratégique au profit du second. Le général Lucien Poirier avait même songé à faire de Hervé Coutau-Bégarie son légataire testamentaire mais, outre la brouil­le qui surgit entre les deux, la maladie du dernier eut raison du projet initial du général. J’ai alors commencé à collecter tout ce que je pouvais trouver sur lui mais comme bon nombre des apprentis, je suis tombé dans le « traquenard » que le général tendait à tous ceux qui s’intéres­saient à lui et à ses écrits que je résumerai dans cette seule prosopopée : « Tu ne me comprends pas ? Tu ne me mérites donc pas ». Il m’a fallu du temps pour le digérer et donc pour le mériter.

Habitant en Estonie, alors que je débutais en 2011 mes recher­ches pour ma seconde thèse, mais celle-ci en histoire, je fis des investi­gations pour trouver les coordonnées du général Poirier dans l’espoir de pouvoir dialoguer avec lui. Je décidai donc de l’appeler. Tout penaud lorsqu’il décrocha, je me présentai et lui expliquai le sens de ma démar­che. Je lui indiquai que je venais bientôt à Paris et le sollicitai pour un entretien. Il m’invita donc chez lui. Ces trois heures passées chez lui furent mémorables. Il me mitrailla d’abord de questions sur ma vie personnelle puis nous commençâmes à dialoguer. J’étais très impres­sionné. Je n’osai ni réellement le contredire, ni véritablement l’inter­rompre. À la fin de l’entretien, il m’invita dans son bureau et me montra l’exemplaire de Vom Kriege en lettres gothiques qu’il avait fauché au moment de sa libération du camps de Colditz en avril 1945. Je me souviendrai toute ma vie de ses yeux pétillants quand il me montra la page de garde où figurait un autographe de … A.H. C’était son butin de guerre qu’il avait ramené d’Allemagne. Cet épisode est gravé à vie dans ma mémoire.

Le général Poirier décéda une année, quasiment jour pour jour, après notre rencontre. Les responsables de la revue Stratégique me demandèrent alors d’écrire un petit texte à sa mémoire. Bien que n’étant pas certain de ma légitimité, j’acceptai du tac au tac[1]. Puis, pour les besoins de ma thèse, je sollicitai au Service historique de la défense (SHD) les archives du Centre de prospective et d’évaluations (CPE). Le lieutenant-colonel, puis colonel, Poirier y avait travaillé entre 1965 et 1971. C’est avec délectation que je me suis alors plongé dans ces archives. J’y ai trouvé des documents passionnants sur le rôle prépon­dérant de Poirier dans la construction de la doctrine stratégique fran­çaise. Cela a correspondu avec une sollicitation de Fabrice Roubelat, maître de conférences à Poitiers qui travaillait alors sur un dossier spécial consacré à la prospective et la stratégie pour la revue Straté­gique. Il me demanda de faire un papier sur le CPE[2]. Je pus alors m’imprégner des travaux de Poirier en matière de prospective stratégi­que ce qui m’a permis, par la suite, de m’intéresser à des aspects connexes de sa vie. N’oublions pas que je situais mes travaux dans le sillage de ceux de Hervé Coutau-Bégarie qui s’était fait fort de mener des travaux historiographiques sur la pensée stratégique française. Il avait connu Poirier à la FEDN au milieu des années 1980. Il l’avait même remplacé à la tête de la revue Stratégique quelques années plus tard. Bref, tout ce qu’avait écrit Coutau-Bégarie m’intéressait au plus haut point car il parlait abondamment de Poirier.

Beaucoup de ceux amenés à connaître le général Poirier étaient émerveillés par lui. Il avait certes un côté très irascible. Ses proches en ont d’ailleurs assurément souffert. Lui-même a dû payer très cher ; avoir la tête si près du bonnet lorsqu’il était à l’École d’état-major n’aura abouti qu’à une notation funeste qui le suivra toute sa vie. Écorché-vif, il pouvait aussi se montrer d’une misanthropie cassante pour ceux, et ils étaient nombreux, qu’il ne trouvait pas à sa hauteur.

Mais, à côté, quel personnage hors du commun ! Son érudition et sa soif de connaissance n’avaient pas de limites. Au début, j’étais seulement intrigué. Maintenant, je suis subjugué ! En fait, ce qui me plait surtout chez lui, c’est sa complexité. Poirier effectivement était un homme très complexe. As du 2e bureau (renseignement), mais aussi, ce que l’on sait moins, du 5e bureau (action psychologique), il était rompu aux méthodes d’intoxication et de « déception »[3]. En plus, je le soupçonne d’avoir été un homme finalement assez … farceur – il suffit de lire l’ouvrage retraçant les dialogues entre Gérard Chaliand et Lucien Poirier, Le Chantier stratégique, pour se rendre rapidement compte qu’il s’agit en fait d’un dialogue entre Lucien Poirier et … Lucien Poirier – et à s’amuser ainsi à brouiller les pistes. Même ses proches ont pu en être les victimes.

D’après moi, c’est la période de la guerre d’Algérie qui a été la plus compliquée à gérer pour le général Poirier, lequel craignait qu’on imaginât trop hâtivement qu’il avait conclu un pacte faustien avec Charles Lacheroy. Or, Poirier était un légitimiste, partisan du pouvoir en place. Le chef de l’État avait voulu faire table rase du passé en substituant la dissuasion nucléaire à la doctrine de la guerre psycho­logique. Poirier se plongea corps et âme dans cette conversion au point de vouloir jeter le manteau de Noé sur cette période durant laquelle il fut de l’un de ceux qui travailla le plus fécondement sur la guerre révolutionnaire.

Montrer que le général Poirier était un personnage hors norme en demandant à ceux qui l’avait connu d’apporter leur témoignage me parut un exercice de bon sens. J’ai ainsi pris contact avec une myriade de personnes qui avaient connu Poirier pour leur demander de témoi­gner. Je dois d’ores et déjà admettre le côté compliqué, mais en même temps stimulant, de l’exercice. Tout d’abord, certains de ceux qui ont témoigné avaient déjà été mes interlocuteurs lorsque je menais cette grande enquête orale pour les besoins de mes recherches doctorales. Je me suis donc tourné vers eux assez facilement et la plupart ont accepté. Pour ceux que je ne connaissais pas encore, j’ai endossé tel Rouletabille un véritable rôle de détective pour retrouver la trace de chacun. Je dois rendre aussi hommage à madame Poirier qui, en dépit de son âge, conserve une mémoire incroyable. Elle m’a ainsi aiguillé sur plusieurs pistes pour retrouver la trace de certains.

Comme j’eusse aimé que Pierre Dabezies, Hervé Coutau-Bégarie, Maurice Prestat, Alain Bru, Pierre Quentin et quelques autres ne fussent pas morts pour qu’ils pussent témoigner sur Lucien Poirier. Mais retrouver les vivants et les inviter à cet exercice est déjà un succès en soi.

Les témoins avaient carte blanche pour parler d’eux et de Poirier, le sens de l’exercice, cependant, n’étant surtout pas de faire de l’hagio­graphie. Certains ont préféré parler de l’œuvre, d’autres de l’homme. Chacun y est allé comme il le voulait.

Enfin, je voudrai remercier tout particulièrement madame Poirier, mais aussi le médecin général Benoît Quentin, fils du général Pierre Quentin, camarade du général Lucien Poirier depuis leur passage au CPE, et Roland Lehoucq, l’étudiant normalien qui aura été le seul à avoir eu le « courage » de suivre l’intégralité des conférences du général Poirier à l’École normale supérieure, pour leur soutien et leur aide dans mes recherches.

Monségur, 10 avril 2023

[1]        Matthieu Chillaud, « Hommage au général Poirier (1918-2012). Soldat, stratège et stratégiste », Stratégique, n° 102, 2013, ISC-Economica, p. 15-17.

[2]        Matthieu Chillaud, « Le Centre de prospective et d’évaluations. Un outil pros­pectiviste au service de la planification stratégique », Stratégique, n° 113, 2016, ISC-Economica, p. 121-142.

[3]        François Géré définit le terme comme étant une « opération de guerre, visant à tromper l’adversaire sur la nature, la dimension, la localisation et le moment des ac­tions que l’on cherche à réaliser ». Le mot serait un anglicisme ; François Géré précise que « le terme est emprunté à l’anglais pour désigner le fait de tromper (to deceive), et non le regret que l’on éprouve par rapport à un espoir conçu ». François Géré, entrée « déception » dans François Géré, Dictionnaire de la pensée stratégique, Paris, Larousse, 2000, p. 67. Mais le terme anglais vient lui-même du français. Comme le note Hervé Coutau-Bégarie, en français, « le mot déception était déjà employé dans le sens de tromperie au xve siècle ». Hervé Coutau-Bégarie, entrée « ruse » dans Jean Klein et Thierry de Montbrial (dir.), Dictionnaire de Stratégie, Paris, PUF, 1999, p. 494.

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