Inévitablement, les passions de la guerre sont aujourd’hui déchaînées. Inquiétude, indignation, exaspération conduisent un cortège d’interrogations angoissées et de jugements péremptoires. Depuis la publication du bilan des frappes aériennes par des militaires manifestement perplexes, une évidence s’impose : les moyens utilisés n’étaient pas les bons, en tous cas au moment où l’on a décidé d’y recourir. Dès lors la question reste posée : que faire et exactement pourquoi ? Faut-il persévérer et attendre de frappes aériennes renforcées les effets plus ou moins imprévisibles qui ne manqueront pas de se produire ? Faut-il engager des troupes au sol, quand, combien, où ? Enfin et surtout dans quel but ?
Pour estimer le degré de rectitude d’une stratégie, il existe une méthode connue depuis près de deux siècles. On établit la relation entre deux notions distinctes : le but de la guerre et les buts dans la guerre. Le but, ou finalité de la guerre, est d’ordre politique : il exprime un intérêt ou un idéal. Le but dans la guerre s’identifie aux objectifs que l’on se donne pour exercer la supériorité militaire sur l’adversaire. Une stratégie optimale est fonction du degré de cohérence entre but politique de guerre et objectifs stratégiques dans la guerre. Que peut-on objectivement constater aujourd’hui ?
Les buts politiques de guerre n’ont pas fait l’objet d’une définition claire et unanime. On en avait énoncé au départ au moins trois :
- protéger les populations albanaises du Kosovo (MM. Blair, Chirac, Clinton, Schroëder) ;
- éviter une déstabilisation générale des Balkans (M. Chirac) ;
contraindre M. Milosevic à accepter les accords de Rambouillet, sorte de capitulation qui équivalait à un suicide politique. Il est difficile d’expliquer pour quelle raison le dirigeant serbe les auraient acceptés.
Une fois la guerre engagée, en raison des exactions serbes contre les populations albanaises du Kosovo, on a vu apparaître de nouvelles formulations de buts de guerre. D’une part, les cinq préconditions d’un cessez-le feu ont été transmises à M. Milosevic par les responsables de l’Alliance, notamment M. Védrine depuis le 6 avril 1999. Elles ont été reprises à l’identique par M. Kofi Annan sous l’égide de l’ONU. D’autres part, sont apparus, au gré des uns et des autres de nouveaux buts plus radicaux et plus amples :
- obtenir la capitulation de M. Milosevic et le traduire devant un tribunal pour crimes contre l’humanité (M. Solana, M. Blair) ;
- interdire dans l’avenir toute exaction menée par un dictateur contre une minorité sur le territoire de l’Europe (M. Blair) ;
- enfin et par l’effet d’une grave dérive politique, le président Clinton a cru bon de suggérer dans son discours du 50e anniversaire que le but de guerre pourrait être de justifier l’existence de l’Alliance elle-même.
Six semaines après le début du conflit, l’imprécision politique initiale semble devoir s’aggraver.
Les buts dans la guerre ont fait l’objet du plan en trois phases qui correspondait à la planification opérationnelle des frappes aériennes de l’OTAN. Il semble que, compte tenu du flottement des buts de guerre, elle n’ait pas fait l’objet d’une véritable mise en cohérence. Comment expliquer les frappes sur le Montenegro, État très favorable à l’Alliance ? L’enchaînement de ces phases dans le temps n’a lui-même jamais été clair. Car il s’est trouvé court-circuité par les évènements sur le terrain.
À terme, il s’agit bien pourtant de briser le potentiel militaire de la Serbie. Mais, derechef, pour servir quel but politique ? En d’autres termes, on ne peut pratiquer une stratégie militaire inflexible au service de buts politiques variables, sauf à courir le risque actuel de se trouver entraîné “là où l’on ne voulait pas aller” en raison des effets incontrôlés de l’action militaire.
Par exemple, on n’a jamais vu figurer l’idée d’interdire le territoire du Kosovo aux forces serbes et pour cause dès lors que l’on excluait le contact direct et même le recours à des armes terrestres plus souples (hélicoptères, artillerie à longue portée, etc.) qui n’arrivent qu’aujourd’hui.
Rétablir une cohérence minimale devient ainsi le premier des devoirs dans une situation qui tend à devenir vertigineuse en raison de ses imprévisibles conséquences.
Préciser une fois pour toute les buts de guerre :
les fixer soit pour l’Alliance, soit pour les Nations unies, soit pour le groupe de contact (avec ou sans la Russie).
clarifier la question de l’interlocuteur. On ne peut pas vouloir négocier avec le gouvernement de Belgrade et récuser le seul interlocuteur du moment. Sauf à en trouver d’autres. Mais aucun parti, aucune personnalité serbe n’ont paru, qui incarneraient une légitimité alternative. Tel est bien le problème.
Adapter les moyens militaires à ces buts politiques :
ne pas exclure a priori la possibilité d’employer tous les moyens de la force. On ne peut prétendre gagner une course mal commencée en annonçant que l’on continuera à avancer à cloche-pied.
recouvrer davantage de liberté d’action. Il pourrait être utile de suspendre les frappes aériennes, ne serait-ce que pour donner à la diplomatie le moyen de pression que constituerait leur reprise. Mais à ce qu’il semble, il ne saurait en être question, même si l’inflexibilité de la stratégie militaire des États-Unis, imposée sans alternative à l’Alliance semble totalement inadaptée à la souplesse diplomatique exigée par l’extrême complexité de la situation dans les Balkans.
C’est pourtant cette posture que la réunion du Cinquantenaire a réaffirmé, parce qu’il n’était possible de se mettre d’accord sur aucune autre. Et nul ne semble savoir jusqu’où va conduire cette incohérence stratégique.