Plaidoyer pour une cohérence stratégique

Une évidence irrésistiblement s’impose : en décidant de recourir aux seules frappes aériennes au lendemain de l’échec des négociations de Rambouillet une erreur majeure a été com­mise. Cette erreur classique, sorte de pont aux ânes de la stratégie, tient à la perte de cohérence entre le but politique recherché et les moyens militaires mis en œuvre.

Si l’on voulait obliger M. Milosevic à accepter l’autonomie du Kosovo, seule la menace d’un usage illimité de la force pouvait le contraindre à accepter ce qui équivalait pour lui à un suicide politique. Si le but était de protéger les populations d’origine albanaise au Kosovo, il fallait également et surtout déployer rapidement des troupes au sol, ce qui, en droit international, rêvenait à envahir la République fédérale de Yougoslavie. Et si les membres de l’Alliance n’étaient ni désireux, ni capables de mettre en œuvre les moyens adaptés, eh bien il fallait changer de buts politiques, c’est-à-dire continuer à négocier avec M. Milo­sevic sur des bases modifiées, en recourant à un mélange plus savamment dosé de bâton et de carottes. Tel n’a pas été le cas. Et parmi les options qui lui ont été soumises, le président Clinton – que le dossier n’a jamais fortement motivé – a fait le choix d’une demi-mesure, à court terme commode pour les États-Unis et pour lui-même, compte tenu de son état d’affaiblissement face au Congrès. Qu’elle fût inadaptée à la situation sur le terrain, qu’elle ne bénéficiât d’aucune légitimité au regard du droit inter­national n’a pas été pris en compte. Les intérêts américains dans cette affaire restant limités, l’incohérence stratégique n’entraîne que des conséquences elles-mêmes limitées. Du moins pour le moment. Mais pour les Européens de l’Ouest cette situation est autrement plus grave, puisqu’elle a des répercussions sur leur propre continent et que se révèle au grand jour, avec la faiblesse de leurs capacités d’action, l’erratisme dérisoire de leurs volontés éparses.

À l’épreuve des faits actuels, tout ceci paraît d’une banalité aveuglante. Encore faut-il se rendre à l’évidence et ne pas persévérer dans l’erreur. Encore faut-il prendre conscience de l’urgence d’un changement de cap pour pouvoir récupérer des degrés de liberté d’action et retrouver l’initiative sur un agenda dont M. Milosevic est aujourd’hui le maître, jouant avec deux voire trois temps d’avance. Il devient donc prioritaire et essentiel de reconstituer une cohérence stratégique entre fins et moyens. Mais comment et surtout, pourquoi ?

J’écarte d’emblée deux buts également irréalistes : éliminer physiquement M. Milosevic et reconquérir militairement le Kosovo. Ceci nous laisse avec quatre buts, encore considérables :

à court terme et pour “limiter les dégâts” :

  • réduire les appétits de la Serbie par rapport au Kosovo ;
  • donner une solution territorialement acceptable pour les populations d’origine albanaise.

À plus long terme :

  • renforcer de manière décisive et durable la stabilité régio­nale dans les Balkans ;
  • enfin, restaurer la crédibilité et l’autonomie de la France ainsi que celles de l’Union européenne.

Pour le court terme, M. Milosevic a clairement en tête, depuis le début, un plan de partition du Kosovo. Il entend l’imposer par la force et abandonner aux Albanais du Kosovo un espace réduit, voué un beau jour à l’union avec l’Albanie. Mani­festement vainqueur sur le terrain, il peut être entraîné par son succès militaire à dicter la paix à des conditions exorbitantes, l’espace réduit prenant les dimensions d’une sorte de “bantous­tan”. Que ferait-on dans les chancelleries euro-atlantiques si Russes, Serbes et certains Albanais (conduits par M. Rugova ou d’autres) entamaient leur propre négociation après avoir proposé aux Grecs, aux Macédoniens et à tous les autres États intéressés de s’y associer ? On récuserait toute légitimité à un tel partage, ce qui aurait pour conséquence d’établir l’instabilité là où l’on prétend vouloir la supprimer.

Il faut donc contrer l’avantage momentanément acquis par M. Milosevic tout en imposant une solution pragmatique pour les populations concernées. L’idée de manœuvre ici suggérée comporte quatre mouvements simultanés :

  • ·          suspendre de façon unilatérale les frappes aériennes qui sont contre-productives dans l’immédiat, de manière à donner un signal fort de changement de cap. Si cette solution n’était pas acceptée par les États-Unis, qui pourtant y ont tout intérêt, la France ne devrait pas craindre, pour sa part, de l’adopter et de demander à ses partenaires européens, notamment aux membres de l’UEO, de la rejoindre.
  • ·          définir et proposer la formation d’un vaste “refuge terri­torial” pour tous les Kosovars désirant s’y rendre. Cette délimita­tion pourrait recevoir l’agrément de la Russie.
  • ·          simultanément, pour amener M. Milosevic à négocier en des termes qui ne lui soient pas exclusivement favorables, il convient de démontrer de manière crédible c’est-à-dire par la réunion ostensible d’une force impressionnante, que l’on se dispose à une action terrestre. Celle-ci peut revêtir deux formes : soit l’ensemble de l’Alliance, soit des forces uniquement euro­péennes disposant de toute la logistique et des infrastructures de l’OTAN (c’est la formule “forces séparables mais non séparées”, adoptée officiellement par l’OTAN depuis le sommet de Berlin de 1996). Il faut que dans son calcul stratégique le gouvernement serbe intègre enfin le risque de l’action d’une force digne de ce nom, prête à occuper, défendre et disputer elle aussi le terrain. Sans cette menace suspendue rien de sérieux n’est concevable.
  • ·          obtenir une résolution des Nations unies visant à auto­riser les troupes européennes ou OTAN à se déployer pour défen­dre ce refuge territorial, mais aussi pour empêcher qu’il serve aussitôt de base-arrière pour les jusqu’au-boutistes de l’UCK. Faute d’une résolution de ce type, on peut parfaitement recher­cher une approbation des États membres de l’UEO, voire même du Parlement européen. Dans tous les cas, on recherchera encore le concours de la diplomatie russe. L’objectif est de sortir au plus vite et au mieux de l’impasse créée par la désastreuse opposition entre droits de l’homme et droit des États souverains au sein de frontières inviolables Cette contradiction atteint aujourd’hui son point d’absurdité extrême en cumulant le pire de chacun des deux termes, l’inefficacité et l’illégitimité.

En dépit des obstacles nombreux, à commencer par la contrainte de l’urgence, ces objectifs restent accessibles et cette manœuvre réalisable. Le pire, c’est encore la situation actuelle. La tragédie humanitaire est déjà là, impressionnante. Au-delà, les États d’Europe occidentale courent le risque d’un discrédit international d’une ampleur sans précédent depuis un demi siècle.

Que nos gouvernements ne haussent pas leurs épaules acca­blées de tant d’autres soucis, car sur le plan intérieur ils risquent fort de se voir rattrapés par les inévitables et imprévisibles effets en retour de l’incohérence stratégique initiale. Ils ont donc tout à gagner aujourd’hui à un sursaut parce que, poursuivant dans la voie actuelle, ils pourraient bien se perdre eux-mêmes.

 

20 avril 1999

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