Chapitre 2 – La renaissance des études clausewitziennes

La renaissance des études de Clausewitz est largement due à un petit cénacle d’intellectuels, principalement des historiens militaires. Cette renaissance prend racine en Allemagne, avec les travaux du professeur Hahlweg, qui fait publier en 1952 la 16iè édition de Vom Kriege. L’édition est remarquée car Werner Hahlweg a mené un véritable travail de restauration du livre à partir de textes originaux.[1]

Ensuite, en 1967, en Grande-Bretagne, Robert Ashley Leonard publie un livre sur Clausewitz. L’auteur, qui montre une bonne compréhension du Prussien, divise son ouvrage en deux parties. La première est une sorte de guide de lecture qui aide à la compréhension de Clausewitz. La seconde est une compilation de textes issus de On War. Ces textes sont basés sur la traduction de Graham / Maude de 1908.[2] Puis, en 1971, une biographie du Prussien est éditée par Roger Parkinson, toujours en Grande-Bretagne, elle est préfacée par Michael Howard.[3] Les spécialistes sont critiques vis-à-vis de l’ouvrage.[4] On en discute surtout les erreurs factuelles. Bernard Brodie affirme que l’auteur se trompe à propos de Gneisenau et que Frédéric Guillaume II n’était pas le fils mais le neveu de Frédéric II comme le prétend Parkinson. De plus, Brodie se sent mal à l’aise avec l’idée de Parkinson de rattacher la méthode Clausewitz à celle de Kant. Peter Paret ajoutera que l’ouvrage contient des références bibliographiques fausses ou inexactes.[5]

Néanmoins, on retiendra l’opinion de Christopher Bassford lorsqu’il affirme que Parkinson a le mérite d’avoir rédigé un livre vivant, plus accessible au grand public.[6] Ainsi, Parkinson n’hésite pas à donner des récits de batailles. De plus, ici et là, il donne de bons aperçus de l’ambiance de l’époque. Cela rapproche Clausewitz du lecteur.[7] Enfin, en 1983, Michael Howard fera lui-même publier un petit ouvrage très didactique permettant de mieux comprendre Clausewitz et On War.[8]

Mais la renaissance des études sur Clausewitz aux Etats-Unis trouve sa source dans un projet, datant de 1962, initié à l’Université de Princeton. Le « Clausewitz Project » rassemble des intellectuels anglo-saxons et allemands : Michael Howard, Bernard Brodie, Gordon Craig, Klaus Knorr, John Shy, Werner Hahlweg et Karl Dietrich Erdmann. Basil H. Liddell Hart est également impliqué, mais en faible mesure ; il aidera Peter Paret à obtenir une bourse de recherche. L’objectif de ces chercheurs consiste à rassembler, reproduire et traduire la plus large collection possible des travaux de Clausewitz. Le projet finira par s’embourber. Il n’en résultera qu’une traduction de Vom Kriege, celle de 1976, par Paret et Howard. La même année, une nouvelle biographie de Clausewitz par Paret, Clausewitz and the State, sort également.[9] Il est vrai que les recherches sur l’officier prussien ne sont pas aisées. Les grandes bibliothèques universitaires américaines ne disposaient que de fragments de son œuvre.[10] Néanmoins, la nouvelle édition du Traité sera un succès commercial et très bien accueillie par la critique.[11] En 1980, 13.000 exemplaires de l’édition de 1976 de On War ont déjà été vendus.[12] Neuf ans plus tard, ce chiffre atteint les 40.000 copies.[13] Le seul véritable reproche à l’encontre du livre est un questionnement sur sa traduction peut-être trop moderne.[14] La célèbre revue Foreign Affairs considérera en 1997 que On War est l’un des principaux ouvrages sur la guerre des 75 dernières années. Le livre de Clausewitz est placé en compagnie du Makers of Modern Strategy de E.M. Earle, de The Soldier and the State de S.P. Huntington et des écrits militaires de Mao Zedong.[15]

Indiquons encore que l’année 1976 coïncide aussi avec la sortie, en France, des deux tomes que Raymond Aron consacre au Prussien, Penser la guerre, Clausewitz.[16] Ces deux livres seront édités et traduits en anglais en 1985. La traduction sera pourtant souvent qualifiée d’insuffisante.[17] Les deux tomes de Aron seront néanmoins cités par les spécialistes. Peter Paret saluera le formidable travail de Raymond Aron mais mettra en cause certains aspects du second tome. Pour lui, On War donne une base insuffisante pour aborder l’ensemble des problèmes de sécurité contemporains évoqués par R. Aron. Pour Paret, les points de vue politique, éthique et stratégique ne sont pas suffisamment intégrés et la méthodologie de Aron est en reste.[18] Pour terminer, mentionnons que Aron est également l’auteur de plusieurs textes de conférences et articles sur Clausewitz, dont certains seront traduits en anglais.[19]

Enfin, plus important pour notre propos, c’est en 1976 qu’est introduite l’étude de Clausewitz dans le corpus du Naval War College, en 1978-1979 pour l’Air War College, et en 1981 pour l’Army War College. De plus, il fait directement partie du cursus de l’U.S. Army’s School for Advanced Military Studies de Fort Leavenworth, fondée en 1981. Il est aussi étudié à la National Defense University de Fort McNair, Washington D.C.[20] Sa lecture est également préconisée pour les officiers de la Garde Nationale.

Il devient d’autant plus facile de se prétendre clausewitzien que le Prussien est de moins en moins entaché d’une réputation trouble. Nombreux sont les officiers qui reconnaissent la valeur de On War, comme Alexander M. Haig. Le champ des études stratégiques académiques reconnaît aussi les mérites de On War, de plus en plus cité dans les travaux sur la stratégie nucléaire. Le nom de Clausewitz est aussi accolé à ceux des sénateurs Hart et Taft, actifs dans le mouvement de réforme militaire.[21]

Mais l’apogée de la reconnaissance de Clausewitz aux Etats-Unis date peut-être bien de 1985. En effet, les 25 et 26 avril 1985, une conférence sur Clausewitz a lieu à Carlisle Barracks, à l’U.S. Army War College. C’est la première conférence dédiée au Prussien aux Etats-Unis. Elle rassemble un important panel de spécialistes américains et internationaux, civils et militaires.[22] Depuis, ces dernières années, certains textes du Prussien sont encore (ré)apparus, (ré)édités et traduits.[23]

Notons que cette redécouverte de Clausewitz va de pair avec une redécouverte plus générale de la pensée stratégique classique. En effet, à la même époque des critiques s’attaquent à l’éducation dispensée à West Point car les cadets sont insuffisamment préparés à leur tâche principale : le combat. Le retour aux grands classiques est invoqué en vue de combler cette lacune. On War a une place de choix dans ce retour aux classiques. Mais on cite également Sun Zi, Machiavel , Jomini, Mahan, Douhet, Liddell Hart, Mao Zedong, Beaufre et Brodie ainsi que l’ouvrage Strategies of Containment de John Lewis Gaddis – ce dernier en passe de devenir un classique à part entière. L’apport de ces auteurs pour la compréhension de la guerre est jugé pratiquement irremplaçable. Ce mouvement aura de l’influence jusqu’au sein de l’U.S.C.G. – United States Coast Guard – qui désire une éducation moins technique et plus centrée sur l’acquisition de capacités de combat. En fait, dans le sillage de la rénovation de l’armée de terre, les autres forces suivent le mouvement.[24]

Précisons tout de même que l’étude des auteurs classiques est privilégiée dans une perspective comparative : les écoles militaires s’attachent moins à l’authenticité de chaque auteur qu’à la substance que l’on peut tirer de leurs travaux.

Parmi les classiques ainsi remis au goût du jour figurent nombre de penseurs issus de Prusse ou d’Allemagne. Toutefois, ici, les références ne se limitent pas à Clausewitz. Elles tiennent aussi compte de Moltke, Schlieffen, Rommel, etc. Plus généralement encore, les réformateurs américains vont beaucoup débattre de l’institution militaire prusso-allemande.

Donc, avant de s’intéresser aux références clausewitziennes dans le discours stratégique américain, on évaluera l’impact de ce modèle germanique de manière à le différencier de l’apport de Clausewitz.

[1] Tashjean J.E., « The Transatlantic Clausewitz 1952-1982 », Naval War College Review, vol. 35, n° 6, 1982, pp. 69-70 ; id., « Book Reviews – Prof. Dr. Werner Hahlweg (dir.), Carl von Clausewitz: Vom Kriege, Neunzente Auflage », The Journal of Strategic Studies, juin 1981, pp. 209-211.

[2] Leonard R.A. (dir.), A Short Guide to Clausewitz On War, Londres, Weindefeld and Nicolson, 1967, 237 p.

[3] Parkinson R., Clausewitz : A Biography, New York, Stein and Day, 1979 (1971), 332 p.

[4] Brodie B., « On Clausewitz: A Passion for War », World Politics, janvier 1973, pp. 288-308.

[5] Paret P., Clausewitz and the State, New York-Londres-Toronto, Oxford University Press, 1976, p. 443.

[6] Bassford Ch., Clausewitz in English – The Reception of Clausewitz in Britain and America, 1815-1945, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 270. Voir aussi : Brodie B., « In Quest of the Unkwown Clausewitz: A Review », International Security, hiver 1977, pp. 62-69.

[7] Voir par exemple : Parkinson R., op. cit., pp. 89-91 (dans les salons de Madame de Staël).

[8] Howard M., Clausewitz, New York, Oxford University Press, 1983, 79 p. On lira la critique de Harry G. Summers : « Clausewitz, Book Review of Michael Howard », Marine Corps Gazette, décembre 1984, pp. 78-79.

[9] Bassford Ch., op. cit., pp. 207-208.

[10] Paret P., « Clausewitz – A Bibliographical Survey », World Politics, janvier 1965, p. 276. Sont mentionnées, les bibliothèques de Princeton, Berkeley, University of California et Standford.

[11] L’ouvrage est souvent revu en même temps que Clausewitz and the State de Peter Paret : Mandelbaum M., « Clausewitz – New Books in Review », The Yale Review, été 1977, pp. 613-620 ; Behrens C.B.A., « Which Side Was Clausewitz On? », The New York Review of Book, octobre 14 1976, pp. 41-44 ; Price D.H., « Book Review – On War – Clausewitz and the State », Infantry, mai-juin 1977, pp. 56-57 ; Lowenthal M., « Carl von Clausewitz – On War – Reviews of Books », The American Historical Review, vol. 82, n° 1, 1977, pp. 608-609. Voir aussi : Bassford Ch., « Book Review: Carl von Clausewitz, On War (Berlin 1832) », Defense Analysis, juin 1996 (sur le site http://www.clausewitz.com/). Le lecteur intéressé pourra aussi consulter les critiques publiées par des auteurs non américains : Best G., « Master at Arms », Times Literary Supplement, 18 mars 1977, p. 297 ; Rosenbaum E., « Clausewitz », Times Literary Supplement, 8 avril 1977, p. 432 ; Windsor Ph., « The Clock, the Context and Clausewitz », Millenium, automne 1977, pp. 190-196 ; Wallach J., « On War – Book Review », The Journal of Modern History, mars 1978, pp. 125-128 ; Gallie W.B., « Clausewitz Today », European Journal of Sociology (ou Archives Européennes de Sociologie), vol. XIX, 1978, pp. 143-167.

[12] Paret P., « Clausewitz Bicentennial Birthday », Air University Review, mai-juin 1980, p. 20.

[13] Bassford Ch., op. cit., p. 3.

[14] Nous soulevons la question par rapport à un terme employé à la page 185 : impressionistic. Ce mot se réfère bel et bien au mouvement artistique impressionniste, qui ne naîtra qu’en 1874, soit bien après la mort de Clausewitz, suite à une exposition du tableau « Impression, soleil levant » de Monet. Par comparaison, dans la traduction française aux Editions de Minuit le mot impressionniste n’a pas été employé. On War, p. 185 ; Clausewitz C. von, De la guerre, p. 191.

[15] Cohen E.A., « On War », Foreign Affairs, septembre-octobre 1997, pp. 219-220.

[16] L’ouvrage de Raymond Aron sur Clausewitz a été traduit en anglais sous le titre Clausewitz : Philosopher of War par Christine Booker et Norman Stone.

[17] Echevarria A.J. II, « Clausewitz: Toward a Theory of Applied Strategy », Defense Analysis, vol. 11, n° 3, 1995, pp. 229-240 (voir le site http://clausewitz.com/).

[18] Paret P., « Penser la guerre – Reviews », The Journal of Interdisciplinary History, automne 1977, pp. 369-372.

[19] Aron R., Sur Clausewitz, Bruxelles, Complexe, 1987, 188 p.

[20] McIsaac, « Master at Arms : Clausewitz in Full View », Air University Review, janvier-février 1979, p. 83 ; Bassford Ch., « John Keegan and the Grand Tradition of Trashing Clausewitz (A Polemic) », War and History, novembre 1994, pp. 319-336 (voir site http://www.clausewitz.com/) ; Tashjean J.E., « The Transatlantic Clausewitz », art. cit., p. 76.

[21] Haig A.M. Jr., « From My Bookshelf », Military Review, septembre 1988, p. 89 ; Nutting W.H., « From My Bookshelf », Military Review, juillet 1988, p. 91 ; Ropp Th., « Strategic Thinking Since 1945 », dans O’Neill R. & Horner D.M., New Directions in Strategic Thinking, Londres, George Allen & Unwin, 1981, pp. 1-13 ; Walters R.E., « The Nuclear Trap », N.Y. Times, 7 septembre 1980, p. 211.

[22] Les participants de la conférence sont les suivants : Michael I. Handel, Martin van Creveld, Katherine L. Herbig, David Kahn, Werner Hahlweg, Harold Nelson, Jay Luvaas, Wallace P. Franz, Jehuda L. Wallach, Klaus Jürgen Müller, Williamson Murray, Douglas Porch et John Gooch. Suite à la conférence, un ouvrage a été publié reprenant les textes des participants : Handel M.I. (dir.), Clausewitz and Modern Strategy, Londres, Frank Cass, 1986, 324 p. L’ensemble parut aussi dans une édition du The Journal of Strategic Studies, vol. 9, n° 2 et 3, 1986.

[23] Paret P., « An Anonymous Letter by Clausewitz on the Polish Insurection of 1830-1831 », The Journal of Modern History, n°2, 1970, pp. 184-190 ; id., « An Unknown Letter by Clausewitz », The Journal of Military History, avril 1991, pp. 143-151 ; Clausewitz C. von (édité et traduit par Paret P. et Moran D.), Two Letters on Strategy, Art of War Colloquium, U.S.A.W.C., novembre 1984, 46 p.

[24] Cole J.L., « Why Guard Officers Should Study Clausewitz », National Guard, octobre 1982, pp. 17-18 ; Zais M.M., « West-Point : Swordmaking or Swordmanship ? », Armed Forces Journal International, mars 1990, pp. 57-62 ; Luvaas J., « From My Bookshelf », Military Review, mai 1988, p. 90 ; Hardcastle B.D., « Ten Important Books – Strategic Thought », The Army Historian, printemps 1984, pp. 11-15 ; Macak R.J. Jr. & Noble J.E., « The U.S. Army’s School of Advanced Military Studies: A Marine Overview and Perspective », Marine Corps Gazette, juillet 1989, pp. 66-70 ; McEntire J.F., « Engineers or Guardians? », United States Naval Institue Proceedings, décembre 1990, pp. 74-77 ; Possehl W.A., « To Fly and Fight at the Operational Level », art. cit., pp. 20-28. Notons qu’en 1992, la Military Review publiera même un article sur le Strategikon de l’Empereur Maurice : Petersen Ch.C., « The Strategikon – A Forgotten Military Classic », Military Review, août 1992, pp. 70-79.

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