Chapitre 4 – Un détour britannique – Liddell Hart

Il est intéressant d’envisager ici le cas particulier du britannique Liddell Hart (1895-1970) au regard à la fois de Clausewitz et du discours stratégique américain.[1] Liddell Hart est un des plus importants stratégistes du XXe siècle. La diffusion de ses idées a été assez aisée aux Etats-Unis – absence de barrière linguistique aidant certainement. Mais plus encore, Liddell Hart est unique car il reste un des critiques les plus acerbes de Clausewitz. On tentera de cerner l’impact de ses écrits aux Etats-Unis en commençant par évaluer son opposition au Prussien.

Tout d’abord, on retrouve déjà des critiques de Clausewitz dans The British Way in Warfare publié en 1932.[2] Mais l’opinion de Liddell Hart devient encore plus virulente dans de The Ghost of Napoleon qui est peut-être le plus virulent des pamphlets anti-clausewitziens jamais écrit. Toutefois, après une lecture attentive, il n’est pas toujours très clair si Liddell Hart attaque directement Clausewitz ou sa « filiation intellectuelle ». Il est vrai que l’historien britannique reproche au Prussien d’être responsable des massacres de la Première Guerre mondiale par la diffusion de ses idées.[3] Clausewitz se voit en tout cas consacré un chapitre intitulé le Mahdi des masses. Si le Britannique paraît acerbe envers le Prussien, il devient plus agressif encore à l’encontre de Foch.[4] Depuis lors, la responsabilité de Clausewitz dans les opérations de la Grande Guerre a été remise en cause par divers travaux historiques. Clausewitz servit plutôt de véhicule, conférant une dimension de référence, à une pensée déjà largement formée. Cette pensée accordait le primat aux valeurs morales et spirituelles de la guerre … face au feu des mitrailleuses.[5]

Plus tard, dans le livre The Defence of Britain (1939), on retrouve encore des critiques anti-clausewitziennes. Mais, une fois de plus, elles sont assez directement dirigées à l’encontre des ses soi-disant disciples : von der Goltz, Foch, etc. En fait, il est assez étrange d’étudier comment Liddell Hart appréhendait Clausewitz alors. D’un part, il le considère comme le théoricien de la guerre illimitée, ou totale et, d’autre part, il concède qu’une partie du raisonnement clausewitzien est le fruit d’un pur travail d’abstraction.[6] Liddell Hart ne semble pas convenablement dissocier la guerre absolue de la guerre dans la réalité.

Après la Seconde Guerre mondiale, les critiques de Clausewitz se font moins nombreuses dans ses livres (comme dans son Histoire de la Seconde Guerre mondiale publiée à titre posthume).[7] On ne trouve même pas de référence à Clausewitz dans les textes de l’auteur dans l’ouvrage collectif The Red Army, ni dans Deterrent or Defence.[8] De même, dans son avant-propos à The Art of War de Sun Zi, publié pour la première fois en 1963, Liddell Hart ne noircit pas Clausewitz outre-mesure. Tout au plus indique-t-il qu’il a vieilli et est partiellement périmé.[9]

Mais l’ouvrage de Liddell Hart le plus largement répandu dans la communauté militaire américaine est probablement Strategy. L’édition de 1954 aurait été vendue a plus de 50.000 copies, celle de 1967 à 100.000 exemplaires (dans sa version hardback) rien qu’aux Etats-Unis.[10] C’est dans ce livre qu’on retrouve l’idée d’approche indirecte le plus clairement systématisée : Liddell Hart reconnaît le principe de soumission de l’objectif militaire au politique, montre que la stratégie est elle-même soumise à la Grand Strategy, insiste sur les notions de surprise, de mouvement, d’économie des forces, de dislocation de l’ennemi plutôt que destruction. Comment est produite la dislocation ? Elle est atteinte par quatre moyens ; (1) en obligeant l’ennemi à des changements de fronts, (2) en le forçant à séparer ses forces, (3) en menaçant son ravitaillement, et (4) ses lignes de retraites. L’effet psychologique découle du sentiment d’être piégé. Liddell Hart se montre aussi sceptique à l’encontre des principes de la guerre. Un principe est souvent composé d’un seul terme. Mais pour le comprendre, des milliers de mots sont souvent nécessaires. Ils sont si abstraits qu’ils prennent une multitude de significations pour celui qui les lit. Plutôt que d’utiliser des principes, Liddell Hart résume sa pensée en huit points, six positifs et deux négatifs. Les points positifs sont : (1) d’ajuster ses moyens à ses objectifs ; (2) de toujours garder à l’esprit son objectif ; (3) de choisir la ligne de moindre attente (dans la sphère psychologique) ; (4) d’exploiter la ligne de moindre résistance (dans la sphère physique) ; (5) choisir une ligne d’opération qui offre des objectifs alternatifs. Les deux points négatifs sont : (1) de ne pas jeter tout le poids de ses forces lorsque l’ennemi est sur ses gardes ; (2) ne pas recommencer une attaque en un endroit où elle a déjà échoué. L’historien britannique considère ensuite la pensée de Clausewitz dans une partie consacrée à la stratégie et la Grand Strategy. Il admet que Clausewitz a contribué à attirer l’attention sur les facteurs psychologiques de la guerre, mais il lui reproche une pensée trop continentale. Il le définit comme un penseur codificateur plutôt que créatif. Il montre aussi une certaine compréhension de la guerre au niveau abstrait par opposition à la guerre dans la réalité. Comme J.F.C. Fuller, il insiste sur le fait que le but de la guerre est d’obtenir une meilleure paix et s’intéresse au mécanisme d’équilibre de puissances.[11]

Il faut encore ajouter que dans la première édition de Makers of Modern Strategy, Hans Rothfels mettait en évidence la dichotomie des deux penseurs. Le Britannique était décrit comme le tenant d’une approche insulaire et le Prussien, d’une approche continentale. Pour l’auteur, le facteur qui permettait de distinguer les deux formes de stratégie était d’abord l’existence, ou l’absence, d’une armée de masse.[12]

A proprement parler, le premier élément à retenir à propos de Liddell Hart et du discours stratégique américain est que le Britannique a publié un nombre non négligeable d’articles au sein de la Military Review.[13] Ces articles concernent diverses problématiques que l’on aura l’habitude de croiser dans la réflexion de l’historien, principalement à propos de la Blitzkrieg et du déroulement de la Seconde Guerre mondiale. Liddell Hart participe donc bel et bien à la formation du discours stratégique par ce biais. On notera pourtant que ces articles ne contiennent pas de références à Clausewitz, ni positives, ni négatives. En fait, la même Military Review publia à plusieurs occasions des critiques des livres de Liddell Hart. Ainsi, The Defence of the West fut apprécié alors que The Other Side of the Hill est mal reçu.[14] La critique de l’ouvrage Strategy est plus intéressante car elle tend à placer Liddell Hart dans la même catégorie de penseur que Clausewitz. Liddell Hart, Clausewitz et les Field Services Regulations ne postulent-ils pas tous la destruction des forces armées ennemies, se demande l’auteur du texte.[15]

Indiquons encore que l’activité professionnelle de B.H. Liddell Hart s’étendit par delà l’Atlantique. Il enseigna à l’université de Californie comme Visiting Professor et donna des conférences à l’U.S. Naval War College.[16] A cela, il faut encore ajouter que le Britannique se fit connaître dans différents ouvrages mettant en avant ses qualités d’historien.[17]

Durant la période considérée, le nom de Liddell Hart apparaît aussi régulièrement dans divers textes signés par des auteurs américains célèbres, dont Morton Halperin, Bernard Brodie et Robert Osgood. Mais ici encore, on se focalise très rarement sur les rapports qu’il entretient avec Clausewitz.[18] Un auteur lui décerne toutefois le titre de Clausewitz du XXe siècle.[19] Un bémol surgit malgré tout dans un livre de l’amiral Wylie datant de 1967. L’amiral note qu’il est normal que tant de militaires n’apprécient pas Liddell Hart car il s’oppose aux idées de Clausewitz, celles de la bataille décisive et de la guerre d’anéantissement.[20] On notera au passage que les textes américains gardent souvent une tonalité critique quant à la façon dont Liddell Hart se présente (comme le maître de la Blitzkrieg des Allemands ou le père spirituel des tankistes israéliens).

En conclusion, il paraît exagéré d’affirmer que Liddell Hart a gravement nuit à la réputation de Clausewitz pour la période donnée. Néanmoins, l’historien a indéniablement eut un impact dans la pensée stratégique américaine.

[1] En guise d’introduction à la carrière et à la pensée de l’auteur, on lira : Liddell Hart B.H., Mémoires, (Memoirs, 1965 – traduit de l’anglais par Constantin J.-P.), Paris, Fayard, 1970, 557 p. ; Blin A. et Chaliand G., op. cit., pp. 407-409 ; Danchev A., « To Hell, or, Basil Hart Goes to War », The Journal of Strategic Studies, décembre 1997, pp. 69-93. On lira aussi, sur l’évolution de sa pensée : Poirier L., « Lire Liddell Hart » dans Liddell Hart B.H., Stratégie, (Introduction et traduction de l’anglais par Poirier L.), Paris, Plon, pp. 7-63.

[2] Liddell Hart B.H., The British Way in Warfare, Adaptability and Mobility, (revised edition), NY – Harmondsworth, Peguin Books, 1942 (1932), 223 p.

[3] Id., The Ghost of Napoleon, Londres, Faber & Faber, 1933, pp. 118-129. Plus récemment, le Britannique Richard Simpkin n’est parfois pas très loin de la tonalité de Liddell Hart lorsqu’il écrit à propos de Clausewitz. Pour Simpkin, Clausewitz fait preuve de prétentions philosophiques alors qu’il ne sait pas y faire face. De plus, toujours selon Simpkin, le Prussien « succomba aux harmonies wagnériennes ». Simpkin R.E., Race to the Swift, Londres, Brassey’s, 1985, pp. 9 et 11. B.H. Liddell Hart écrivit une histoire de la Première Guerre mondiale, dans laquelle nous n’avons pas trouvé de référence à Clausewitz. Il est vrai que ce livre se consacre plus à l’étude des événements que du contexte intellectuel et des doctrines qui ont sous-tendu les opérations. Id., The Real War 1914-1918, Boston-Toronto-Londres, Little, Brown and Co., 1964 (publié pour la première fois en 1930), 508 p.

[4] En fait, nous pensons pouvoir affirmer que Liddell Hart en veut nettement plus à la filiation qu’à Clausewitz lui-même.

[5] Voir par exemple : Travers T.H., « Technology, Tactics, and Morale: Jean de Bloch, the Boer War, and British Military Theory, 1900-1914 », Journal of Modern History, juin 1979, p. 273 ; Howard M., « Men against Fire: The Doctrine of the Offensive in 1914 », dans Paret P., Makers of Modern Strategy, op. cit., pp. 510-526.

[6] Liddell Hart B.H., The Defence of Britain, Londres, Faber & Faber, 1939, pp. 27-36.

[7] Dans son histoire de la Seconde Guerre mondiale, publiée a titre posthume, il ne fait qu’une seule référence à Clausewitz dans le cadre de la campagne allemande en Russie en 1941 : Certains généraux allemands voulaient détruire les armées russes au cours d’une bataille décisive sur le modèle classique de l’encerclement, qu’il faudrait mener à bien aussitôt que possible après avoir traversé la frontière. Leur plan obéissait à la théorie stratégique orthodoxe formulée par Clausewitz, instituée par Moltke et développée par Schlieffen. Id., Histoire de la Seconde Guerre mondiale, (History of the Second World War, 1970 – traduit de l’anglais par Constantin J.-P.), Paris, Fayard, 1973, p. 164.

[8] Dans The Red Army, nous retrouvons trois références à Clausewitz, mais aucune n’est de Liddell Hart. La première relativise la pensée de Clausewitz dans la doctrine stratégique soviétique ; la seconde, paradoxalement, remet en évidence l’impact de Clausewitz et Moltke au sein de l’état-major soviétique ; la troisième met en évidence le rôle de Hegel et de Clausewitz dans l’idéologie communiste. Respectivement: Guillaume A., « The Relationship of Policy and Strategy » ; Koriakov M., « The Military Atmosphere » ; Reinhardt G.C., « Atomic Weapons and Warfare » dans id. (dir.), The Red Army, New York, Harcourt, Brace and Company, 1956, pp. 239, 418, et 437 ; id., Deterrent or Defence – A Fresh Look at the West’s Military Posture, Londres, Stevens & Sons Ltd., 1960, 257 p.

[9] Sun-Tzu, L’Art de la guerre, (The Art of War, texte anglais de Griffith S.B., publié pour la première fois en 1963), Paris, Flammarion, 1972, pp. 5-8.

[10] Danchev A., « Liddell Hart’s Big Idea », Review of International Studies, janvier 1999, p. 3.

[11] Id., Strategy, (revised ed.) New York, Praeger Paperbacks, 1954, pp. 333-372. Cet ouvrage a d’abord été publié sous le titre Paris; The Decisive Wars of History: A Study in Strategy en 1929 et édité en Grande-Bretagne sous le titre Strategy: The Indirect Approach en 1954.

[12] Rothfels H., « Clausewitz », dans Mead Earle E. (éd.), Les maîtres de la stratégie, vol. 1, op. cit., p. 116.

[13] Liddell Hart B.H., « Was the 1940 Collapse Avoidable? », Military Review, juin 1950, pp. 3-9 ; « Was Rusia Close to Defeat? Military Review, juillet 1950, pp. 10-15 ; « Western Defense Planning », Military Review, juin 1956, pp. 3-10 ; « The Great Illusion of 1939 », Military Review, janvier 1957, pp. 3-11 ; « How Hitler Broke Through in the West », Military Review, mars 1957, pp. 57-62 ; « How Hitler Saved Britain – Dunkerque and the Fall of France », Military Review, mai 1957, pp. 54-62 ; « The Ratio of Troops to Space », Military Review, avril 1960, pp. 3-11 ; « Strategy at War », Military Review, novembre 1968, pp. 80-85 (initialement publié en avril 1968 dans la revue irlandaise Cosantóir).

[14] Respectivement : -, « Books for the Military Reader – Defence of the West by B.H. Liddell Hart », Military Review, mars 1951, p. 111 ; Reinhardt C.E., « Books for the Military Reader – The Other Side of the Hill », Military Review, mars 1952, p. 111.

[15] Marshall H., « Books of Interest to the Military Reader – Strategy », Military Review, février 1955, p. 110.

[16] Lewin R., « Sir Basil Liddell Hart: The Captain Who Taught Generals », International Affairs, janvier 1971, pp. 79-80

[17] On retiendra avant tout : Luvaas J., The Military Legacy of the Civil War – The European Inheritance, Chicago, The University of Chicago Press, 1959, 252 p. ; id., The Education of an Army – British Military Thought, 1815-1940, Chicago, The Chicago University Press, 1964, pp. 376-424 ; Howard M. (dir.), The Theory and Practice of War, (Essays Presented to Captain B.H. Liddell Hart), Londres, Cassel, 1965, 376 p.

[18] Citons pêle-mêle : Halperin M.H., Limited War in Nuclear Age, op. cit., 191 p. (voir annexe bibliographique) ; Bond B., « Nuclear-Age Theories of Sir Basil Liddell Hart », Military Review, août 1970, pp. 10-20 ; Brodie B., « More About Limited War », art. cit., pp. 112-122 ; Monroe R.R., « Limited War and Political Conflict », Military Review, octobre 1962, pp. 2-12 ; Osgood R.E., « Limited War », dans The International Encyclopeadia of Social Sciences, MacMillan, 1968, New York, vol. 19, pp. 301-307 ; Smith D.O., US Military Doctrine, op. cit., pp. 83-86 ; Sien-Chang N., « Lesson of the Schlieffen Plan », Military Review, octobre 1967, pp. 83-90 (origine australienne) ; Bell H.L. (Australian Army), « It’s Now! », Military Review, décembre 1962, pp. 69-74 ; Tompkins J.S., The Weapons of World War III, New York, Doubleday & Company, Inc., 1966, p. 46 ; Kreeks R.G., art. cit., pp. 34-40 ; McCuen J.J., « Defensive-Offensive », Military Review, décembre 1959, pp. 45-51 ; Weller J., « Sir Basil Liddell Hart’s Disciple in Israel », Military Review, janvier 1974, pp. 13-23 ; Schmidt C.T., « The Limitation of Total War », Military Review, septembre 1949, pp. 13-16.

[19] Walder J.W., « Liddell Hart », Military Review, septembre 1954, pp. 32-45.

[20] Wylie J.C., op. cit., p. 68.

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