Il existe une attitude qui consiste à refuser la valeur de la Formule et du concept d’anéantissement qui procède de l’association des deux variables en un même paradigme – comme si une solidarité intrinsèque liait les deux termes. On retrouvera d’abord cette façon d’appréhender Clausewitz chez ceux que l’on nomme couramment les libéraux – généralement associés avec la frange démocrate et plutôt progressiste de la société. Ceux-ci déplorent particulièrement le cynisme de l’officier prussien.[1] Indéniablement, cette prise de position est marquée par l’avènement du nucléaire et l’effroi que suscite l’évocation du nom de Clausewitz en regard des nouvelles armes.
Ainsi, en combinant les théories de Clausewitz à la vision douhetiste du combat, un mélange détonnant semble apparaître. Clausewitz, qui interdit toute considération morale dans la guerre, donnerait toute latitude à l’enracinement des idées de Douhet sur le bombardement des populations civiles. La tendance qui consiste à assimiler Clausewitz – selon une conception où la guerre absolue est en fait devenue guerre totale – , Douhet et l’arme nucléaire en un ensemble homogène est aussi observable dans la littérature non militaire, comme dans la philosophie de la guerre et de la paix. Evidemment, le rejet est complet. Suite à l’invention de l’arme nucléaire, la guerre ne pourrait plus être le moyen de la politique. La guerre ne serait plus que le moyen d’un suicide collectif. La diplomatie prendrait la relève de la guerre comme outil de la politique.[2]
La prise de position de Hannah Arendt et Anatol Rapoport à l’égard de Clausewitz est symptomatique de cette tendance. Mais il est toutefois important de bien distinguer le cas de Hannah Arendt, qui considère Clausewitz en erreur dans son analyse et celui de Anatol Rapoport, qui admet plus largement la validité de Clausewitz à l’époque où On War a été écrit. Ce dernier désire surtout dépasser la pensée du Prussien. Rapoport accepterait une Formule telle que « la diplomatie est la continuation de la politique par d’autres moyens », mais dans l’environnement international de la guerre froide, et comme Arendt, il se refuse à considérer l’emploi d’armes nucléaires comme un outil du politique.
Le cas de Hanna Arendt (1907-1975), lui, est intéressant pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle a consacré la plus grande part de son travail à la politique. Elle étudie les phénomènes du nazisme et du stalinisme, développe ses recherches sur le totalitarisme et la violence pour ne nommer que quelques thèmes prééminents de sa pensée. Ensuite, il faut noter que la philosophe s’exile d’Allemagne en 1933 vers la France, suite à la montée du nazisme. Dans un deuxième temps, elle prend le chemin des Etats-Unis en 1941. Elle deviendra citoyenne américaine en 1951.[3]
A travers certains ouvrages d’Hannah Arendt se dégage une image négative de Clausewitz. Dans Du mensonge à la violence, Clausewitz est cité à trois reprises dans son index.[4] D’abord dans un essai sur la violence, elle cherche à remonter aux sources même du phénomène. Mais lorsqu’elle aborde Clausewitz, de manière très brève, en parallèle avec d’autres auteurs comme Engels ou Renan, elle considère leur apport marginal. Elle pense qu’ils ne vont pas au cœur du phénomène. Clausewitz voit la guerre comme une continuation du politique et Engels comme un moteur de développement des sociétés. H. Arendt reproche à ces auteurs de ne pas étudier la violence mais son continuum, ou son expression ; économique pour Engels et politique pour Clausewitz.
La philosophe se demande pour finir si la relation entre le continuum et la violence ne doit pas être inversée. Ainsi, le politique et l’économique, dans ces cas de figures, nourriraient la violence, ou plus particulièrement, la guerre. Elle en vient donc à adopter une formule différente : la paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Autrement dit, l’organisation de la société aurait pour finalité la guerre. Ce dernier phénomène ne serait, par conséquent, plus un moyen. Le système belliqueux évoqué devrait alors être pris comme système social de base.[5] La philosophe insiste sur le danger résultant de cette conception dans un monde nucléaire. Laissant glisser en filigrane la notion de métastratégie, H. Arendt cite ensuite le physicien Sakharov selon qui une guerre thermonucléaire ne serait rien d’autre qu’un suicide universel et non l’expression de la politique comme Clausewitz l’entendait.[6] Plus accessoirement, H. Arendt puise en Clausewitz une définition du pouvoir, soit un acte qui permet de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté.[7]
Pour résumer, elle voit en Clausewitz, au travers de la Formule, une monstruosité tentant de légitimer la guerre en un acte rationnel – acte irréconciliable avec la Raison selon elle. Ce qui lui permet ensuite de s’attaquer à la vision réaliste des relations internationales, postulant le primat de la politique étrangère.[8] Elle s’attaque encore à Clausewitz lorsqu’elle affirme que c’est sous son influence que Lénine rêva de guerre comme moyen pour entraîner l’écroulement du capitalisme.[9]
On en concluera, bien naturellement, que l’opinion de H. Arendt à propos de Clausewitz est négative car elle voit en lui le promoteur d’une vision réaliste du monde à laquelle elle s’oppose. De plus, elle stigmatise son absence de préceptes moraux. On peut toutefois se demander si la philosophe ne s’est pas limitée à la lecture du premier livre de On War. On retrouvera certains travers assez similaires chez Manus Midlarsky dans un ouvrage qu’il a justement intitulé On War.[10]
Le deuxième anti-clausewitzien notoire, contemporain de Hannah Arendt, est Anatol Rapoport. Anatol Rapoport est surtout connu dans le débat clausewitzien pour l’édition d’une version abrégée de On War en 1968. Dans cet ouvrage, il signe une longue préface et un commentaire de fin de livre. Il voit d’abord dans la Formule un objectif à atteindre, une prescription, et non la nature des choses. De plus, pour lui l’objectif politique s’avère bien souvent soumis aux possibilités militaires. Et le mathématicien de se demander qui des fins ou des moyens finit par dicter sa conduite à l’autre. Il pense également que Clausewitz ne conçoit pas d’intermédiaire entre état de paix et état de guerre. Au total, il récapitule le travail du Prussien comme suit : (1) l’Etat doit être considéré comme une entité vivante et faisant preuve d’intelligence, (2) les Etats sont souverains, (3) le but de l’Etat est d’acquérir plus de puissance et le moyen d’y parvenir est le conflit, (4) donc le fait d’imposer sa volonté à un autre Etat par la force est le schéma normal des relations internationales.
Rapoport reconnaît néanmoins l’apport de Clausewitz dans la compréhension de la guerre. L’édition de ce livre lui donne une bonne occasion de critiquer ceux qu’il nomme les néo-clausewitziens, cristallisés en la personne de Herman Kahn qui pousserait à leur paroxysme les idées de Clausewitz. Rapoport distingue donc bien les néo-clausewitziens de Clausewitz lui-même. Pour lui, ceux-ci insistent pour ne pas rendre la guerre illégale, mettent en évidence les difficultés de la « civilisation occidentale » face au monde communiste et ont foi dans l’idée que la guerre peut être contrôlée et gagnée. Mais la guerre froide a changé la donne. L’époque de Clausewitz est révolue et la victoire devient un concept dangereux dans un monde nucléaire. Le containment s’avère nettement plus sage.[11]
L’auteur réfute donc la thèse de Clausewitz selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Pour lui, la guerre est simplement la déformation d’une dispute mortelle – deadly quarrel. En un sens, la coupure avec les interprétations modernes de la Formule n’est peut-être pas si marquée. Aujourd’hui, de nombreux interprètes de Clausewitz sont d’accord d’affirmer que la guerre n’est pas la fin de toute communication, elle ne constitue pas une rupture totale par rapport au temps de paix. En fait, Anatol Rapoport fait référence aux travaux de Thomas Schelling. Ce dernier a une vision du conflit dans lequel on trouve toujours une part de coopération.
Pour finir, toujours selon Anatol Rapoport, Staline, Machiavel et Clausewitz symbolisent le réalisme politique, soit la recherche de la puissance. Mais il leur attribue une pensée de type « jeux à sommes nulle ». En fait, l’approche privilégiée par Rapoport en matière d’analyse des conflits est celle des mathématiques et des statistiques.[12]
[1] Barnett C., « Karl Maria von Clausewitz », dans The Horizon Book of Modern Thought, New York, American Heritage Publishing Co., Inc., 1972, p. 307.
[2] Friedrich C.J., « War as a Problem of Government », et Hartman R.S., « The Revolution Against War », dans Ginsberg R., (dir.), The Critique of War – Contemporary Philosophical Explanations, Chicago, Henry Regnery Company, 1969, respectivement pp. 165-166 et p. 310.
[3] Courtine-Denamy S., « Chronologie (Dossier – Hannah Arendt) », Le Magazine Littéraire, Novembre 1995, pp. 18-21.
[4] Arendt H., Du Mensonge à la violence – Essais de politique contemporaine, ( The Crisis of the Republic, 1969 – traduit de l’anglais par Durand G.), Paris, Pocket, 1994, 249 p. Ce livre, composé de plusieurs essais, a été écrit en « réponse » à la sortie des Pentagon Papers. Ce document, qui avait été rédigé sur demande de R.S. MacNamara et classé secret, n’en fut pas moins publié par le New York Times suite à des fuites. Cette lourde étude, dont la version complète ne fait pas moins de 3.000 pages d’histoire narrative et 4.000 supplémentaires d’appendices, montre comment les Etats-Unis se sont progressivement engagés dans le bourbier vietnamien. On retrouvera les extraits publiés par le New York Times dans The Pentagon Papers, Toronto-New York- Londres, Bantam Books, 1971, 677 p.
[5] Arendt H., Du Mensonge à la violence – Essais de politique contemporaine, ( The Crisis of the Republic, 1969 – traduit de l’anglais par Durand G.), Paris, Pocket, 1994, p. 112. Nous ne sommes pas convaincus par une telle assertion. A partir du moment où il y a système social, nous voyons mal comment celui-ci ne s’organise pas autour d’un minimum de politique.
[6] Ibid., p. 112 ; Sur base de l’ouvrage de Sakharov Progress, and Intellectual Freedom.
[7] Ibid., p. 136. H. Arendt « lie » cette définition à celle de Max Weber pour qui le pouvoir consiste à faire prévaloir sa volonté malgré les résistances de l’individu.
[8] Arendt H., Qu’est-ce que le politique?, Paris, Seuil, 1995, pp. 126-127 ; 135.
[9] Arendt H., « Rosa Luxembourg 1871-1919 » (article traduit de l’anglais par Cassin B.) dans Arendt H, Vies Politiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 65. Sur base d’un article de Werner Hahlweg sur Lénine et Clausewitz.
[10] Midlarsky M.I., On War, New York, The Free Press, 1975, p. 1. Robert L. Kerby a beaucoup critiqué cet ouvrage. Il souligne que les hypothèses de recherche de Midlarsky ne sont guère innovatrices pour un lecteur familier de Clausewitz, Machiavel ou Thucydide. Kerby reproche aussi à l’auteur d’avoir cité Clausewitz non sur base de On War mais d’un ouvrage de citations (Bartlett’s Familiar Quotations). Kerby R.L., « On War Games – Reviews », The Review of Politics, janvier 1976, pp. 129-130.
[11] Clausewitz C. von, On War, (ed. by A. Rapoport), Londres, Penguin Books, 1968 (translation published by Routledge & Kegan Ltd., 1908), pp. 13 ; 61-67 ; 77 ; 411-412. (Introduction by F.N. Maude and J.J. Graham). Nous retrouvons, dans cette compilation de textes, les livres I, II, III, IV et VIII du Traité de Clausewitz.
[12] Rapoport A., « Lewis Fry », dans The International Encyclopeadia of Social Sciences, New York, MacMillan, 1968, vol. 13, p. 516 ; id., Fights, Games, and Debates, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1960, p. vii ; id., Strategy and Conscience, New York, Harper & Row, Publishers, 1964, pp. 110 ; 182-183. Anatol Rapoport a aussi exprimé des idées assez similaires, mettant en cause la littérature militariste (Clausewitz tombant dans cette catégorie) dans : id., « Changing Conceptions of War in the United States », dans Booth K. & Moorhead W. (dir.), American Thinking About Peace and War, New York, The Harvester Press / Barnes and Noble, 1979, pp. 59-82. Voir aussi la critique de Strategy and Conscience : Burns A.L., « Must Strategy and Conscience Be Disjoined? », World Politics, juillet 1965, pp. 687-702. La critique d’Anatol Rapoport n’est pas très éloignée de celle de Jorge Tapia-Valdes, un ancien ministre chilien. Jorge Tapia-Valdes postule l’existence d’un paradigme néo-clausewitzien, régnant au travers des écrits de divers analystes civils américains. Le paradigme est marqué par la non-différenciation entre guerre et politique, renforcé par le sentiment de menace à l’égard de la « subversion ». En découle l’intrusion du militaire dans la gestion politique – politique étrangère et politique interne – des nations. Les concepts de stratégies indirectes et Grand Strategy sont également de nature à étendre le champ d’action du militaire au détriment du civil. Le militaire assure donc la sécurité par une « idéologie » hautement techniciste mais faussement neutre. Cette idéologie se rencontre également de plus en plus souvent dans le domaine économique. Sous le couvert de la bonne décision, aucune approbation populaire ni critique morale n’est plus nécessaire. Tapias-Valdes J., La stratégocratie: un modèle néo-clausewitzien de militarisme, Cahier du CERIS, Tome 2, n°1, Janvier 1991, 47 p.