Avant la guerre du Vietnam, le nom de Clausewitz était très régulièrement placé en regard des analyses portant sur la stratégie des pays communistes. Après le conflit en Asie du Sud-Est, ce trait de caractère si particulier de l’utilisation de Clausewitz est devenu moins systématique. Toutefois, moins systématique ne signifie en aucun cas absent.[1] Il est, par exemple, symptomatique de noter la réaction de David MacIsaac suite à la publication de l’essai de Michael Howard sur l’influence de Clausewitz, dans l’édition de 1976 du Traité. Pour MacIsaac, Michael Howard a insuffisamment développé son analyse de la filiation communiste du Prussien…[2]
Mais commençons par étudier ce que recouvre l’utilisation du nom de Clausewitz lorsqu’il est accolé à des analyses de la stratégie soviétique. Tout d’abord, c’est le contenu de cette stratégie qui est abordé. Le Prussien est donc mis en regard de la doctrine dite Sokolovsky. Pour cette doctrine, la guerre est toujours un moyen du politique même suite à l’avènement de l’armement nucléaire. L’ouvrage en question s’exprime en ces termes : Dans les remarques faites par Lénine sur le livre de Clausewitz « Sur la guerre », nous lisons que « la politique est la cause et la guerre l’instrument ; non le contraire. En conséquence, il reste à subordonner le point de vue militaire au point de vue politique ». L’acceptation de la guerre comme instrument de la politique détermine également la corrélation entre la stratégie militaire et la politique.[3]
Certains textes américains vont interpréter la doctrine Sokolovsky comme le fondement d’une pensée stratégique nucléaire qui refuse de considérer l’aspect purement dissuasif de l’arme. Pour les communistes, les armes nucléaires sont équivallente à n’importe quel type d’arme à une différence près : la plus grande puissance des ces dernières.[4] On évoque donc une doctrine soviétique dite de war-fighting et war-winning.[5]
Mais cette façon d’envisager la stratégie soviétique n’a toutefois pas fait l’unanimité. Certains se demandent si les idées de war-winning et war fighting sont réellement à mettre au crédit de Clausewitz et Lénine ? Ne peut-on plutôt avancer l’hypothèse que l’establishment militaire soviétique impose sa tyrannie sur le pouvoir politique qui est obligé d’adhérer à de telles conceptions ?[6] Ou encore l’obligation que ce même establishment a de se justifier auprès du pouvoir politique et des populations le conduit à adopter une telle doctrine. Robert L. Garnett, lui, pense qu’il existe une double façon d’envisager la Formule au regard de la pensée stratégique communiste. D’une part, la guerre peut être considérée comme la continuation de la politics, ce qui rentre dans un schéma d’interprétation marxiste et léniniste. D’autre part, la guerre peut aussi être considérée comme la continuation de la policy – donc comme un moyen rationnel de réaliser un objectif et non comme un processus dont on constate simplement l’existence – et selon l’auteur, on peut mettre en doute que cette seconde interprétation prévale en U.R.S.S.[7] Une telle affirmation remet en cause les idées war-winning et war-fighting.
Néanmoins, de nombreux auteurs américains vont utiliser le nom de Clausewitz pour noircir la stratégie soviétique. Ainsi, Richard N. Nixon envisage le comportement stratégique soviétique au travers d’une référence clausewitzienne : Comme l’observait il y a longtemps le grand stratège allemand Clausewitz, l’agresseur ne veut jamais la guerre ; il préfère envahir votre pays sans coup férir.[8] Ailleurs, Brejnev reçoit le titre du plus clausewitzien des chefs politiques soviétiques par sa politique de préparation et d’évitement de la guerre ainsi que son désir de réformer le monde – try to reshape.[9] Le Prussien sert aussi à renforcer l’idée de parfait équilibrage entre moyens et fins chez les Soviétiques.[10] Et Patrick M. Cronin reconnaît que l’on reproche encore à On War d’avoir une connotation sinistre car il a été utilisé par Lénine, Trotsky, et l’état-major soviétique.[11]
Ce dernier point conduit à des textes à vocation plus historique. Indéniablement ceux qui postulent un lien entre Sokolovsky, Clausewitz, et le corpus doctrinaire marxiste prennent appui sur ces articles. Quoi qu’il en soit, les analyses les plus historiques ne manquent parfois pas d’intérêt. Dans un article sur Lénine, Clausewitz et la militarisation du marxisme, on découvre que Lénine, dans sa lecture de On War s’est trouvé confronté à un problème de méthodologie. Le marxisme est une doctrine matérialiste, alors que On War est d’inspiration idéaliste. Lénine entreprit donc une adaptation des idées de Clausewitz. Ainsi, la guerre est bien la continuation de la politique par d’autres moyens, mais la politique, concept si peu explicité par le Prussien, n’est que le reflet de la lutte des classes transposée au plan international. Et Lénine de développer la typologie de la guerre juste (en accord avec les thèses marxistes) et injuste (impérialistes). Ces idées se répandirent ensuite dans la vulgate communiste.[12]
On pourra également trouver un article comparant la stratégie soviétique à celle des Mongols. La comparaison a de quoi faire frémir. L’analyse d’un comportement jugé irrationnel, comme les dévastations du grand Kahn, peut se révéler être un avantage offensif, donc finalement rationnel. Et ici, Clausewitz symbolise le modèle occidental de la guerre face au communisme.[13] Par cette comparaison, la différence culturelle des deux camps est accentuée.
L’œuvre de Clausewitz peut aussi servir de cadre de référence à la stratégie chinoise communiste, plus précisément à la pensée stratégique de Mao. Ici, la relation est toutefois plus discutable. On sait avec certitude que Mao a bien lu Sun Zi[14], qu’il a été largement influencé par les théories marxistes-léninistes et par des fictions populaires traditionnelles qui mettaient en valeur l’héroïsme. Mais qu’en est-il de son lien avec Clausewitz ?
D’après R. Lynn Rylander, Mao cite Clausewitz dans On Guerilla Warfare en invoquant la nature particulière de chaque guerre selon son contexte social – la guerre est un caméléon. D’autre part, les outils méthodologiques et thèmes développés par Mao sont assez proches de ceux de Clausewitz : méthode dialectique, rôle de l’homme, point de vue politique primordial. Rylander mentionne aussi la guerre prolongée – sur ce dernier point on pourrait contester l’apport de Clausewitz selon qu’on lui donne une interprétation à la Delbrück ou non. Malgré la remise en cause du mythe de Mao dans les années 80, il semble que l’on doive encore compter longtemps sur l’influence de sa pensée – donc, indirectement, sur celle du Prussien.[15] D’autres textes ne s’embarrassent pas de retrouver la filiation possible entre Mao, ou même le Vietnamien Giap, et Clausewitz. Ces textes se servent uniquement de Clausewitz comme cadre de référence. La Formule est alors mise au premier plan et le centre de gravité devient la population.[16] Harry G. Summers finit même par affirmer que l’interprétation de Clausewitz par Mao serait plus importante que l’apport de Sun Zi chez ce dernier.[17]
En résumé, Clausewitz aura bien servi à « noircir » les Etats communistes dans le discours stratégique américain. Lorsque Clausewitz est cité en rapport avec sa généalogie française ou italienne, le propos est beaucoup moins passionné.[18] Mais paradoxalement, s’il sert à pointer du doigt les « Etats totalitaires », lorsqu’il est utilisé comme référent aux Etats-Unis, il devient le chantre de la soumission du militaire au politique, un pur démocrate. Traditionnellement, la perception veut que seuls les pays totalitaires peuvent se permettre de laisser les militaires diriger la politique. Par conséquent, les militaires américains n’ont pas à formuler trop d’opinions à l’égard des choix du gouvernement.[19] Dans les faits, le discours stratégique américain ne s’en prive pas toujours.
Il existe donc bien une dichotomie en cette matière. « Clausewitz le démocrate » est conçu à partir d’une Formule presque transformée en termes structurels ; il est situé dans le prolongement de nos idées sur la séparation des pouvoirs. A l’opposé, « Clausewitz le totalitaire », celui qui sert à qualifier les régimes communistes, est plutôt fonctionnel : il efface la distinction entre le bien et le mal ; la fonction de la violence est un outil légitime du pouvoir, faisant fi de toute utopie et idée de la guerre juste – dans la tradition chrétienne et non, d’après le schéma léniniste s’entend.
En analysant les textes trouvés sur Clausewitz et la stratégie communiste, il semble que le nom de l’officier prussien a permis de « créer une image » que l’on peut qualifier de réductrice. Le concept de propagande n’est pas très éloigné. Le problème pour l’analyste stratégique est que cette image paraît « s’autonomiser ». Ne prenant pas conscience de ce phénomène, les distorsions sont inévitables. Les analystes n’auraient-ils pu plus profiter des constatations de Thomas Wolfe dans son ouvrage Soviet Strategy at the Crossroads, publié en 1964, montrant la possible séparation entre militaire et politique au niveau de l’acceptation de la Formule ?[20]
[1] A propos de la relation entre Clausewitz et la descendance marxiste, on lira en particulier : Semmel B. (dir.), Marxism and the Science of War, Oxford, Oxford University Press, 1981, 302 p.
[2] McIsaac D., « Master at Arms: Clausewitz in Full View », art. cit., pp. 85 et 92. L’essai en question est : Howard M., « The Influence of Clausewitz », dans On War, pp. 27-44.
[3] Sokolovsky (maréchal), Stratégie militaire soviétique, (trad.), Paris, L’Herne, 1984, p. 36.
[4] Moody P.J., « Clausewitz and the Fading Dialectic of War », art. cit., p. 427 ; Jensen O.E., « Classical Military Strategy and Ballistic Missile Defense », art. cit., p. 60.
[5] Cole J.L. Jr., « ON WAR Today? », art. cit., p. 23. Notons que Richard Pipes est l’un des plus célèbres chercheurs à avoir défendu l’idée que la stratégie soviétique reposait sur les idées de war-winning et war-fighting. A propos de Pipes et de ses critiques, voir d’abord l’article : Pipes R., « Why the Soviet Union Thinks it Could Win a Nuclear War », Commentary, juillet 1977, pp. 21-34 ; et sur la critique de Pipes, par exemple : Catudal H.M., Soviet Nuclear Strategy from Stalin to Gorbatchev, Berlin, Berlin Verlag, 1988, pp. 118-121
[6] Schilling W., « US Strategic Nuclear Concepts in the 1970’s: The Search for Sufficiently Equivalent Countervailing », dans O’Neill R. & Horner D.M., New Directions in Strategic Thinking, Londres, George Allen & Unwin, 1981, pp. 56-57.
[7] Arnett R.L., « Soviet Attitudes Towards Nuclear War: Do They Really Think They Can Win? », The Journal of Strategic Studies, septembre 1979, pp. 173-175
[8] Nixon R.M., La vraie guerre, (The Real War, 1980, traduit de l’américain par F.-M. Watkins et G. Casaril), Paris, Albin Michel, 1980, p. 37.
[9] Rice C., « The Evolution of Soviet Grand Strategy », dans Kennedy P. (dir.), Grand Strategies in War and Peace, op. cit., p. 158.
[10] Twinnig D.T., « Soviet Strategic Culture – The Missing Dimension », Intelligence and National Security, janvier 1989, pp. 169-187.
[11] Cronin P.M., « Clausewitz Condensed », art. cit., p. 48.
[12] Kipp J.W., « Lenin and Clausewitz: The Militarization of Marxism, 1914-1921 », Military Affairs, octobre 1985, pp. 185-191 ; Jones Ch.D., « Just Wars and Limited Wars: Restraints on the Use of the Soviet Armed Forces », World Politics, octobre 1975, pp. 45 et 53.
[13] Stinemetz S.D., « Clausewitz or Kahn? The Mongol Method of Military Success », Parameters, printemps 1984, pp. 71-80.
[14] Par exemple dans l’ouvrage La guerre révolutionnaire, composé de deux textes, l’un sur les problèmes stratégiques en général (décembre 1936) et l’autre sur la stratégie à adopter dans la lutte contre le Japon (mai 1938), Mao cite Sun Zi à plusieurs reprises : pour évoquer la nécessité de se connaître et de connaître son adversaire ; d’éviter le combat autant que possible s’il y a moyen d’obtenir la victoire par un autre moyen ; et de créer des « apparences ». Mao Tsé-toung, La guerre révolutionnaire, op. cit., p. 31 et p. 75.
[15] Rylander R.L., « Mao as a Clausewitzian Strategist », Military Review, août 1981, pp. 13-21.
[16] Staudenmaier W.O., « Vietnam, Mao, and Clausewitz », art. cit., pp. 79-80 et p. 81.
[17] Summers H.G., « Clausewitz: Eastern and Western Approach to War », Air University Review, mars-avril 1986, pp. 62-71.
[18] Voir : Porch D., « Clausewitz and the French 1871-1914 », et Gooch J., « Clausewitz Disregarded: Italian Military Thought and Doctrine, 1815-1943 », dans Handel M.I., Clausewitz and Modern Strategy, op. cit., pp. 287-302 et 303-324. (John Gooch est un chercheur britannique).
[19] O’Meara Jr., « Strategy and the Military Professional – PART I », art. cit., pp. 38-45.
[20] Voir supra. Rappelons les références de l’ouvrage en question : Wolfe Th.W., Soviet Strategy at the Crossroads, Harvard University Press, 1964, Cambridge, 342 p. Voir aussi : Schilling W., « US Strategic Nuclear Concepts in the 1970s: The Search for Sufficiently Equivallent Countervailling Parity », dans O’Neill R. and Horner D.M. (Ed. by), New Directions in Strategic Thinking, op. cit., p. 55.