Chapitre II. Théorie de la Paralysie Stratégique selon Boyd

Les machines ne font pas la guerre. Le terrain ne fait pas la guerre. Les hommes font la guerre. Vous devez rentrer dans le cerveau des hommes. C’est là que les batailles se gagnent.

Colonel John Boyd

Les graines tactiques de la théorie du conflit de John Boyd furent semées tout au long de sa carrière dans l’Air Force sur presque trois décennies. C’est durant la guerre de Corée  que Boyd, pilote de chasse ayant arpenté la “Mig Alley” en F-86  Sabre, a développé sa première estimation intuitive de l’effi­cacité de ces “manœuvres de transitions rapides”  auxquelles il se référera par la suite. Bien que le chasseur d’origine sovié­tique Mig-15  fût technologiquement supérieur dans plusieurs domai­nes, le système de commandes de vol entièrement hydrau­lique du F-86 donnait aux pilotes des Sabre un avantage décisif sur leurs adversaires : l’agilité de passer plus rapidement d’une manœuvre à une autre lors des combats aériens tournoyants. Juste quand le pilote du Mig commençait à réagir au mouvement initial du Sabre, un rapide changement de direction rendait la réponse de l’ennemi inadaptée à la nouvelle situation tactique. Cette agilité contribua à l’établissement par les pilotes de Sabre de l’impressionnant rapport de victoires de 10 pour 1 contre le formidable Mig-15 .

Avant la fin de la guerre, Boyd fut affecté au sein de la Fighter Weapons School de Nellis, dans le Nevada, en tant qu’instructeur. Là, il codifia ses leçons de combat air-air, manœuvre et riposte, dans un manuel tactique intitulé Aerial Attack Study. Quelques années plus tard, à Eglin, en Floride, il quantifia ces idées tactiques sous la forme de sa théorie sur l’énergie et la manœuvrabilité. Bien que modernisés au fil des ans, les concepts de base exprimés dans les travaux tactiques de Boyd sont, dans leur ensemble, restés la bible du pilote de chasse américain.

Expert reconnu à la fois dans les domaines tactique et technique du combat aérien, Boyd fut appelé au Pentagone pour apporter son concours au projet d’avion FX alors en mauvaise posture. Les modifications qu’il apporta débouchèrent finalement sur la production de la meilleure plate-forme de supériorité aérienne  actuelle : le F-15  Eagle. Cependant, ce fut son travail ultérieur sur le YF-16  qui confirma sa précédente affinité impli­cite pour les manœuvres de transitions rapides.  La plupart des pilotes d’essais préférèrent le YF-16  à son concurrent le YF-17  en raison de son habileté supérieure à passer d’une manœuvre à une autre plus rapidement, c’est-à-dire à “gagner plus rapide­ment”. Ces témoignages de pilotes en faveur de l’agilité furent des données supplémentaires sur ce qu’il faut pour gagner un combat et Boyd les enregistra dans un coin de son cerveau.

Ce ne fut pas avant sa retraite que Boyd fit évoluer son concept tactique de la manœuvre aérienne en une théorie plus générale du conflit[1]. Initialement matérialisées en 1976 par un essai concis de 16 pages intitulé “Destruction and Creation”, les idées stratégiques de Boyd, durant la décennie suivante, aboutirent à une série non publiée de cinq briefings : “A Discourse on Winning and Losing”. Ironiquement, le “Discourse” lui-même est le produit du processus d’analyse et de synthèse décrit dans “Destruction and Creation” ; Boyd insiste sur l’importance critique de ce processus cognitif vital pour gagner dans un monde imprévisible et marqué par la compétition. C’est une forme d’agilité mentale,

un processus qui, pour une situation donnée, prend en compte de nombreuses hypothèses et points de vue, qui les décompose (analyse), qui recherche parmi les élé­ments ainsi séparés ceux qui naturellement se trouvent connectés selon un ordre de degré supérieur à l’ordre précédent ; cette dernière étape débouche sur un niveau de synthèse plus élevé dans la connaissance de la situa­tion initiale” [2].

Boyd démontra ses propres capacités à réaliser ces gymnas­tiques cognitives en combinant des concepts issus des domaines apparemment dissociés de la logique mathématique, de la physique et de la thermodynamique. Analysant ces trois sciences ésotériques, Boyd devint le tout premier à relier le théorème d’imperfection de Godel , le principe d’incertitude d’Heisenberg  et la deuxième loi d’entropie[3]. Il résume ceci par ces mots : “on ne peut déterminer la nature et le caractère d’un système dans lequel on se trouve, et, de plus, toute tentative en ce sens conduira à un plus grand désordre et une plus grande confusion. Sur cette proposition de base, Boyd construisit une théorie générale du conflit liant la victoire à l’imposition à l’adversaire d’un repli sur lui-même[4].

Utilisant la dialectique de “Destruction and Creation”, Boyd entreprend une étude en profondeur de l’histoire militaire afin d’éclaircir les mystères du succès et de la défaite au cours d’un conflit. Cet exercice savant était sans aucun doute influencé par une ferme conviction dans les “manœuvres de transition rapide” , idée dont il s’était imprégné en tant que pilote de chasse. Le produit final est un discours ésotérique et éclectique sur com­ment survivre et gagner en un monde de compétition ; c’est le thème que je vais aborder maintenant plus en détail.

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La théorie du conflit de J. Boyd met en avant une forme de guerre de manœuvre plus psychologique et temporelle dans ses orientations que physique et spatiale[5]. Son but militaire est de “briser l’esprit et la volonté du commandement  ennemi en créant des situations stratégiques ou opérationnelles surprenantes et dangereuses” [6]. Pour réaliser cet objectif, il faut opérer avec un rythme ou une cadence plus rapide que ceux des adversaires. En d’autres termes, l’objectif de la manœuvre de Boyd est de rendre l’ennemi impuissant en ne lui laissant pas le temps de s’adapter mentalement à l’enchaînement rapide des événements naturelle­ment incertains de la guerre[7]. Les opérations militaires visent à : 1) créer et entretenir un environnement extrêmement fluide et menaçant pour l’ennemi, 2) empêcher l’adversaire de s’adapter à un tel environnement[8].

Se fondant sur une analyse de l’histoire militaire ancienne et moderne, Boyd identifie quatre qualités clefs permettant d’envisager le succès : initiative, harmonie, variété et rapidité[9]. Ensemble, ces caractéristiques vous permettent deux choses : vous adapter à et façonner l’environnement de guerre, incertain et plein de friction. Boyd attribue à Clausewitz  l’identification de la nécessité d’améliorer sa faculté d’adaptation lors d’un conflit, en minimisant ses propres frictions. De plus, empruntant à Sun Zi , Boyd insiste sur le fait que la friction peut être utilisée pour orienter le conflit en sa faveur, en créant et en exploitant les frictions auxquelles doit faire face son adversaire. Il rapproche alors ce principe (minimiser les frictions amies et augmenter les frictions ennemies) des quatre qualités clefs qu’il a identifiées, (l’initiative, l’harmonie, la variété et la rapidité).

Pour minimiser la friction amie, il faut agir et réagir plus rapidement que l’adversaire. Ceci est réalisé au mieux par l’initiative aux échelons inférieurs de la chaîne de comman­dement.  Cependant, ce contrôle décentralisé du com­ment les choses sont faites doit être guidé par un contrôle centralisé de ce qui doit être fait, et pourquoi. Cette vision partagée des intentions d’un chef unique assure l’harmonie stratégique et opérationnelle entre les diffé­rentes actions et réactions tacti­ques. Sans un but commun et sans une perspective similaire sur la façon de satisfaire au mieux les intentions du chef, la liberté d’action des subordonnés risque de provoquer la désunion dans l’effort ainsi que l’augmen­tation consécutive de la friction[10].

Pour maximiser la friction ennemie, il faut prévoir d’atta­quer selon divers modes d’actions pouvant être exécutés avec la plus grande rapidité possible. Similaire à la notion contem­poraine d’attaque parallèle, cette combinaison mortelle d’actions variées et rapides sert à surcharger la capacité dont l’adversaire dispose pour identifier et traiter les événements les plus mena­çants. En réduisant fermement la capacité d’un adversaire à ré­sister physiquement et mentalement, on peut, également, au bout du compte, écraser son moral et sa volonté de résister.

Alors que la théorie du conflit de Boyd aborde tous les niveaux de la guerre (y compris la grande stratégie), notre propos se limite aux niveaux opératif et stratégique. Au niveau opératif, Boyd parle de désorganiser sévèrement le processus d’élaboration des opérations de combat que l’adversaire a utilisé pour mettre en forme et exécuter son plan de campagne initial ainsi que les suivants. Cette désorganisation s’obtient rapide­ment et répétitivement en présentant à l’adversaire “un mélange formé d’une part d’événements ambigus et menaçants, et d’autre part d’événements non menaçants visant à le leurrer. Ces événe­ments multiples, rapprochés dans le temps, entraîneront rapide­ment des décalages, ou des aberrations, entre les actions que l’adversaire perçoit comme étant menaçantes pour sa survie et celles qui le sont réellement. L’ennemi doit éliminer ce décalage entre sa perception et la réalité s’il veut continuer à réagir d’une façon pertinente – c’est-à-dire s’il veut survivre. L’objectif opéra­tionnel devrait être de faire en sorte que l’adversaire ne puisse pas se débarrasser de ces anomalies menaçantes, et ce en entra­vant sa capacité à traiter l’information,  à prendre des décisions et à agir convenablement. En conséquence, l’ennemi ne peut plus déterminer ce qui lui est infligé, ni la manière dont il doit répon­dre. Finalement, sa confusion initiale dégénérera en panique paralysante, et sa capacité et/ou sa volonté de résister cessera.

De la même manière, au niveau stratégique, Boyd parle de pénétrer l’adversaire dans son “être moral-physique-mental, pour dissoudre sa fibre morale, désorienter ses images mentales, perturber ses opérations et surcharger son système”. Cet être tridimensionnel se compose des “activités, connexions et bastions moraux-mentaux-physiques dont dépend l’ennemi” [11]. Pour paralyser cet être stratégique, au lieu de détruire les “centres rayonnants de mouvements et de puissance” de Clausewitz , Boyd recommande de créer des “centres de gravité  non coopératifs, en attaquant les liaisons morales-mentales-physiques qui lient ces centres rayonnants les uns aux autres. Au niveau opérationnel, le résultat final est la destruction de l’harmonie interne de l’ennemi, ainsi que de ses connexions avec le monde réel. Théori­quement, cette rupture des liens internes et externes entraîne la paralysie  et un effondrement de la résistance.

Dans ce qui est peut-être le trait le plus connu de sa théorie, Boyd soutient que tous les comportements relationnels humains, individuels ou en groupe organisé, peuvent être décrits par un cycle continu comportant quatre tâches : l’observation, l’orien­tation, la décision et l’action. Boyd se réfère à ce cycle de prise de décision à travers l’expression “boucle OODA ” (figure 1). En utilisant cette structure conceptuelle, la victoire se décide dans la manœuvre relationnelle des adversaires, à travers leurs boucles OODA respectives[12]. Le gagnant sera celui qui, d’une manière réitérée, observe, oriente, décide et agit plus rapide­ment (et plus précisément) que son ennemi[13]. Ce faisant, il “replie son adver­saire sur lui-même” et, en fin de compte, rend sa réaction totalement déplacée par rapport à la situation réelle[14]. La clef permettant d’atteindre un avantage au niveau de la vitesse et de la précision de la boucle OODA (et donc de gagner au lieu de perdre) est : une orientation efficace et sûre.

Pour survivre et se développer dans un monde conflictuel complexe et en permanente évolution, nous devons nous orienter efficacement et sûrement ; c’est-à-dire que nous devons dévelop­per rapide­ment et précisément des images mentales, ou des schémas, nous aidant à comprendre et à faire face au large éventail des événements menaçants ou non qui surviennent.

Cette construction d’image, ou orientation, n’est rien de plus que le processus de déstructuration (analyse) et de création (synthèse) décrit précédemment. Selon les termes de Boyd, il s’agit “d’examiner le monde selon un certain nombre de perspec­tives afin de générer des images mentales ou des impressions qui lui sont conformes” [15]. Bien réalisé, cela fait la différence entre la victoire et la défaite, c’est la marque du génie[16].

 

Les images mentales que nous construisons sont façonnées par notre expérience personnelle, notre héritage génétique et les traditions culturelles. En fin de compte, elles influencent nos décisions, nos actions et nos observations[17]. Les observations qui trouvent une cohérence avec certains schémas mentaux débou­chent sur certaines décisions et actions. L’opportunité et la précision de ces actions et décisions sont directement liées à notre habileté à correctement orienter et réorienter, dans l’envi­ronnement perpétuellement incertain et rapidement évolutif de la guerre. Les discordances entre le monde réel et les images mentales que nous nous en faisons sont sources de réponses imprécises. Ces dernières produisent alors confusion et désorien­tation qui diminuent, à la fois, la précision et la rapidité de la prise de décision. En l’absence de correction, la désorientation va régulièrement augmenter la taille de la boucle OODA  jusqu’à ce qu’elle devienne finalement un piège mortel.

En réunissant les commentaires précédents, Boyd avance l’hypothèse que le succès dans un conflit s’obtient en se glissant à l’intérieur de la boucle OODA  de l’adversaire et en s’y maintenant. Le chef militaire peut réaliser ceci de deux façons complémentaires. Premièrement, il doit minimiser les frictions de son propre camp, par l’initiative et l’harmonie de la réponse. Cette réduction de la friction amie provoque un “resserrement” de sa propre boucle (le cycle décision-action s’accélère). Deuxiè­mement, il doit maximiser la friction chez son adversaire grâce à l’emploi de réponses diversifiées et rapides. Cette augmentation de la friction chez l’ennemi provoque un “relâchement” de sa boucle (le cycle décision-action se ralentit). Ensemble, ces “mani­pulations de la friction” assurent de pouvoir opérer en continu à l’intérieur de la boucle OODA de l’ennemi, de façon imprévisible et menaçante. Au début, c’est une source de confusion et de désordre dans le camp ennemi ; en final, c’est une source de panique et de peur qui se traduisent par la paralysie  simultanée de la capacité d’adaptation et de la volonté de résister.

Utilisant un modèle analytique développé par le politologue Robert Pape , la théorie de la paralysie  stratégique de Boyd peut être graphiquement décrite selon ce schéma.

Selon l’avis de Boyd lui-même, sa théorie du conflit est quelque peu ésotérique. Il parle de démembrer l’être “moral-mental-physique” de l’ennemi, de s’introduire dans son “espace temps-esprit” ; cependant, il offre peu, voire aucun détail opéra­tionnel relatif au “comment” atteindre ces buts abstraits. L’absence de détail est particulièrement frustrante pour le combattant à l’esprit pratique, dont la profession se concentre sur la traduction d’objectifs politiques relativement obscures sous forme de méthodes et de moyens militaires concrets. Mais, alors que le dessein de Boyd n’est pas de frustrer, il n’est pas non plus d’imposer sa loi.

Selon ses propres termes, Boyd croit aux théories, non à la théorie, aux doctrines, non à la doctrine[18]. Il refuse de défendre une approche unique ou une seule formule ; suivre un chemin unique vers la victoire rend prédictif et vulnérable. De plus, à travers l’étude de toutes les théories et doctrines, le combattant est capable de se constituer un capital de recettes stratégiques. Plus tard, lors du déroulement d’un conflit particulier, il sera capable de puiser avec discernement dans ce capital en fonction des impératifs de la situation. Ainsi, c’est intentionnellement que le travail de Boyd est dénué de toute recette pratique de succès[19]. C’est ailleurs que se trouve une raison plus fondée de critiquer son discours sur la victoire et la défaite.

Ironiquement, une des plus grandes forces de la théorie de Boyd est en même temps une faiblesse potentielle : l’insistance sur la dimension temporelle du conflit. Manifestant l’attirance prononcée des américains pour des opérations rapidement menées, ainsi que leur préférence pour des guerres de courte durée, Boyd présume de l’importance d’opérer à rythme plus rapide que celui de l’adversaire, ou, plus précisément, que cela a de l’importance pour l’ennemi. Ce dernier peut ne pas prendre en compte le fait que nous avons un cycle OODA  plus rapide. En fait, il peut être dans son intérêt de refuser de jouer selon nos règles. Afin d’illustrer ce point, référons-nous au basket-ball.

Si notre adversaire n’est pas particulièrement adapté à un style de jeu “fast break”, il est dans son intérêt de ralentir les choses, surtout si nous sommes du style à tout enflammer. S’il refuse de jouer à notre rythme plus rapide et essaie inten­tionnellement de ralentir le jeu, il peut réussir à nous écarter suffisamment de notre jeu type pour espérer remporter la victoire (même si nous gardons globalement un avantage relatif  dans la vitesse de jeu). Boyd répliquerait sans aucun doute que l’équipe “fast break” paralyserait son adversaire à cause de son tempo plus rapide. Ceci peut se révéler vrai dans certains cas ; ça l’est certainement si l’adversaire naturellement lent décide d’accélérer. Si toutefois il ralentit le rythme, et sachant perti­nemment que nos supporters ne se lèveront pas pour autre chose qu’une balle fast break, il peut perturber notre plan prévu et finalement l’emporter. Cette analogie avec le basket-ball semble s’appliquer encore mieux lorsque, comme nous, en temps de guerre, nous enlevons les horloges.

De fait, c’est précisément cette approche qui était soutenue par Mao  Ze Dong durant la guerre de résistance contre le Japon,  en tant que stratégie devant permettre de libérer la Chine  des “brûlures” du Soleil Levant. Se démarquant des partisans de l’assujettissement appartenant au gouvernement du Kuomin­tang, ainsi que des théoriciens de son propre parti, adeptes de la victoire rapide, Mao propose la notion de “guerre prolongée ” comme le moyen pour battre les agresseurs japonais en dépit de leur supériorité militaire.

Au cours d’une série de conférences qui eurent lieu du 26 mai au 3 juin 1938, Mao  expliqua et justifia son plan de guerre d’usure contre le Japon,  formulant ses descriptions et argumen­tations dans la dialectique traditionnelle orientale du Yin et du Yang. Pour Mao, le taoïsme “dualité des contraires” renseigne non seulement sur la raison de la guerre, mais aussi sur la stratégie pour la guerre. Il soutient que la guerre vise la destruc­tion de son ennemi et la préservation de soi-même[20]. Ce double objet “est l’essence de la guerre et la base de toutes les activités de guerre”. Ainsi, “aucun concept ou principe technique, tactique ou stratégique ne peut s’écarter de cette vision”[21].

En conséquence, il défend l’idée que la guerre de résistance contre le Japon  ne doit être caractérisée ni par la “témérité désespérée” de l’attaque perpétuelle, ni par la “déroute” issue de la retraite perpétuelle[22]. À la place, l’avantage militaire actuel dont profite “l’Empire japonais” nécessite un mélange d’attaque et de défense, ainsi qu’un mariage entre la rapidité tactique et opérative d’une part et la profondeur stratégique d’autre part. C’est par cette attitude provoquant l’érosion gra­duelle de sa supériorité relative japonaise que la résistance chinoise a simultanément préservé son pays et battu l’ennemi.

Mao  insista sur le fait que les appels pour une victoire rapide du camp de la Chine  communiste n’étaient pas fondés sur l’estimation objective des capacités courantes, et qu’ainsi, ils furent des atouts supplémentaires pour l’armée japonaise. De même, les incitations à l’assujettissement national au sein du gouvernement du Kuomintang n’étaient pas fondées sur une évaluation objective des possibilités futures.

Du contraste entre la force et les faiblesses du Japon  découle le sentiment que ce pays peut fouler au pied la Chine  durant un certain temps et jusqu’à un certain point ; il en découle également que les Chinois auront immanquablement à voyager sur de grandes distances. La Guerre de Résistance sera une guerre longue, et non une guerre à décision rapide. Cependant, il découle d’un autre constat – petit pays, rétrograde et support réduit, face à un grand pays, progressiste et offrant un support abondant – que le Japon ne peut plus caracoler en Chine indéfiniment, mais qu’il est sûr d’être battu, alors que la Chine ne sera jamais soumise [23].

En d’autres termes, Mao  prétend que la Chine  peut rem­porter la guerre de résistance face au Japon  demain, à condition que la Chine survive aujourd’hui. Brandissant l’arme du temps pour atteindre le double objectif de la destruction de l’ennemi et de sa propre préservation, la stratégie de guerre d’usure de Mao a été couronnée de succès lors de la résistance de la Chine face au Japon et, plus tard, lors de la résistance du Viêt-nam  face à la France  et aux États-Unis .

Boyd reconnaît volontiers l’influence du maoïsme et d’autres philosophies orientales sur sa propre réflexion. Cet impact est le plus évident dans son insistance sur la dimension temporelle de la guerre, et plus spécifiquement dans l’introduction de la notion de “temps en tant qu’arme”. Cependant Boyd ne parvient pas à apprécier complètement cette arme dans le contexte du taoïsme du yin et du yang. La “dualité des contraires” suggère, et les guerres révolutionnaires du XXe siècle le confirment, que le temps peut être une arme très puissante, tant dans sa contrac­tion que dans son expansion.

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Tout au long de sa retraite, Boyd a présenté son “Discourse on Winning and Losing” à des centaines d’auditoires civils et militaires, laissant des textes écrits pour assurer un certain niveau de permanence de ses idées. Il est intéressant de noter qu’un des auditoires devant lequel il a parlé plusieurs fois durant le début des années 80 était la division Checkmate , nouvellement constituée au sein de l’état-major de l’US Air Force  au Pentagone. Les responsabilités de cette division incluent la planification  de contingences à court et long terme pour l’emploi de l’Air Force. Cette division sera dirigée par notre second théoricien de la paralysie  stratégique, le colonel John Warden[24].

[1]        Les idées de Boyd ont eu un impact significatif sur les doctrines opérationnelles de l’US Army  et des Marines, comme le montrent le Field Manual (FM) 100-5, 1986, et le Fleet Marine Force Manual n° 1, 1989. À ce jour, elles n’ont eu que peu, voire aucune, influence sur les doctrines opérationnelles de l’Air Force et de la Navy.

[2]        John R. Boyd, “A Discourse on Winning and Losing”, août 1987, recueil de présentations et d’essais non publiés, Air University Library, document n° M-U 30352-16 n° 7791, p. 2. NdT : le mot “destruction” est employé par l’auteur, la signification qu’il lui donne correspond plus au sens du mot français “déstructuration”, que nous utiliserons donc dans la suite du texte, hors citation du titre original.

[3]        Très succinctement, Godel  a prouvé que l’on ne pouvait pas déterminer la consistance d’un système dont on fait partie (en utilisant ses propres langage et logique). Heisenberg  a démontré que l’on ne pouvait pas mesurer simultanément la position et la vitesse d’une particule puisque l’observateur agit sur le phénomène observé, rendant sa nature réelle indéterminée. Enfin, la seconde loi dit que, à l’intérieur de systèmes clos, l’entropie, ou l’état du désordre, ne fait qu’augmenter.

[4]        NdT : la phrase originale est explicite à ce sujet : “successfully forcing an inward orien­tation upon the adversary by folding him back inside himself”.

[5]        Le biographe de Boyd, Grant Hammond , soutient que Boyd fait au niveau du temps ce que Sun Zi  a fait au niveau de l’espace. Interview avec Grant T. Hammond, 3 février 1994.

[6]        William S. Lind, “Military Doctrine, Force Structure, and the Defense Decision-Making Process”, Air university Review 30, n° 4, mai-juin 1979, p. 22.

[7]        Cette paralysie  psychologique occasionne souvent la destruction physique, mais une telle destruction n’est jamais une fin en elle-même.

[8]        Il est intéressant de noter que ces deux buts comprennent l’essence de la guerre parallèle, un terme actuellement en vogue grâce au succès aérien des forces de la coalition durant la guerre du golfe  Persique, ainsi qu’aux travaux théoriques de John Warden.

[9]        L’analyse de Boyd est argumentée dans son briefing “Patterns of Conflict” tiré de “A Discourse on Winning and Losing”.

[10]       L’association de l’initiative et de l’harmonie est issue des concepts allemands de Auftragstaktik – mission order tactics – et Schwerpunkt – con­cen­tration de l’effort principal – que Boyd a étudiés et faits siens.

[11]       Boyd, “Patterns of Conflict”, dans “A Discourse on Winning and Losing”, p. 141.

[12]       William S. Lind, “Defining Maneuver Warfare for the Marine Corps”, Marine Corps Gazette 64, mars 1980, p. 56.

[13]       Boyd traite la prise de décision et le choix de l’action comme étant respectivement le processus et le produit d’un acteur rationnel unique. Cependant, comme le soutient Graham Allison, il existe d’autres modèles de comportement pour les états-nations, qui prennent en compte la nature bureaucratique des gouvernements et les complications qu’elle introduit dans l’équation du comportement. Voir Graham T. Allison, Essence of Decision, Boston, Harper Collins, 1971. Boyd maintient cependant que le fait de minimiser l’impact de tels facteurs bureaucratiques, en rationalisant l’organisation et le processus, n’est qu’une autre façon d’améliorer sa propre boucle OODA .

[14]       Par l’expression “folding an opponent back inside himself”, Boyd veut simplement dire : restreindre la capacité d’un adversaire à s’adapter à un environnement rapidement évolutif.

[15]       Boyd, “The Strategic Game of ? and ?” (NdT : sic), dans “A Discourse on Winning and Losing”, p. 10

[16]       Boyd présente un processus dialectique de déstructuration et de création qui correspond très bien aux écrits de la littérature scientifique moderne sur le génie. Dans “The Puzzle of Genius” (Newsweek 121, n° 26, 28 juin 1993), Sharon Begley suggère que le génie réside dans la capacité à combiner d’une manière nouvelle des éléments en provenance de domaines apparemment sans relations. De façon intéressante, l’analyse/synthèse de Boyd s’inscrit aussi dans le principe d’organisation bi-hémisphérique de l’esprit humain tel qu’il ressort des recherches récentes “split-brain”. Le pionnier de cette recherche est le psychologue R.W. Perry du California Institute of Technology, co-lauréat du prix Nobel en 1981 ; ses travaux suggèrent un partage du travail entre les hémisphères gauche et droit du cerveau. Ainsi que l’explique Jan Ehrenwald dans Anatomy of Genius (New York, Human Science Press, 1984), le côté gauche pense analytiquement et rationnellement, il s’intéresse aux arbres (NdT : sic). À l’opposé, le côté droit est holistique et artistique, il s’intéresse à la forêt (NdT : sic). Il déclare ensuite qu’un certain nombre de preuves soutiennent cette approche du “génie”, basée sur la combinaison des hémisphères gauche et droit (pp. 14-19). R. Ochse offre une définition similaire du génie créatif dans Before the Gates of Excellence, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, “créer quelque chose d’original (nouveau, inhabituel, original, inatten­du) et de valeur (utile, bon, adapté, approprié)”.

[17]       C’est précisément pourquoi Boyd prétend que l’orientation est la partie la plus importante de la boucle OODA .

[18]       John R. Boyd, interview, 30 mars 1994.

[19]       Pour les lecteurs déçus qui attendent toujours un exemple opérationnel des idées de Boyd, j’offre les deux suivants, qui furent acceptés par Boyd comme étant des applications possibles.

Le premier m’a été mentionné par Robert Pape  : c’est le concept russe du Groupe de manœuvre opérationnel. Le GMO est une équipe mixte de commandos, parachutistes et unités chargées de la diversion, conçue pour opérer à l’intérieur des formations ennemies. Comme le décrit le docteur Harold Orenstein , “une telle activité transforme le concept classique de l’écrasement extérieur d’une unité (pénétration, encerclement, blocus) en celui de l’éclatement par l’intérieur (raids, aérotransport et diversions)”. Voir Harold Orenstein, “Warsaw Pact Views on Trends in Ground Forces Tactics”, International Defense Review 9, septembre 1989, pp. 1149-1152.

Le second exemple se rapporte spécifiquement à l’arme aérienne  et gravite autour d’un autre concept russe, celui du “complexe de reconnaissance et d’attaque”. Rapidement, ce complexe marie le renseignement en temps réel (à partir de systèmes spatiaux de surveillance et d’acquisition de cibles) et les plates-formes d’attaque à long rayon d’action. Voir Mary C. Fitzgerald, “The Soviet Military and the New Technological Operation in the Gulf”, Naval War College Review 44 n° 4, automne 1991, pp. 16-43. Utilisé en collaboration avec les opérations psychologiques d’ensemble, ces plates-formes seraient engagées dans des actions parallèles contre les cibles straté­giques du C4I  (commandement , contrôle, communications, calculateurs et renseignement) afin de pénétrer et de désintégrer “l’être moral-mental et physique” de l’ennemi.

[20]       Clausewitz  définit “l’objet ultime” de la guerre en des termes identi­ques. Voir Carl von Clausewitz, On War, op. cit., p. 484.

[21]       Mao  Ze Dong, Six Essays on Military Affairs, Pékin, Foreign Lan­guages Press, 1972, p. 273.

[22]       Ibid., p. 299.

[23]       Ibid., pp. 219-20.

[24]       En évoquant son briefing au sein de la division Checkmate  de l’USAF , Boyd a sous-entendu être l’importateur de l’idée de la paralysie  stratégique dans l’état-major (interview de Boyd, 30 mars 1994). Toutefois, le rappel historique du chapitre premier suggère que cette notion était en filigrane de la théorie aérienne stratégique américaine depuis ses premiers jours. Boyd ne se souvient pas avoir briefé John Warden directement, et Warden prétend n’avoir qu’une connaissance superficielle des idées de Boyd. Il est cependant très familier avec celles concernant le combat aérien et l’aspect énergétique de la manœuvrabilité, en raison de son passé de pilote de chasse (interview avec le colonel John A. Warden III, 27 janvier 1994).

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