Chapitre III. Théorie de la Paralysie Stratégique selon Warden

L’exploitation réelle du potentiel de la puissance aérienne  ne peut être obtenue qu’à partir du postulat suivant : elle peut faire des choses dont nous pensons qu’elle ne peut pas les faire… Nous devons commencer notre réfle­xion en tenant pour établi que nous pouvons tout faire avec la puissance aérienne, pas en pensant qu’elle ne peut faire que ce qu’elle a déjà fait dans le passé.

Colonel John Warden

Alors que le premier siècle de l’histoire de la puissance aérienne  arrive à son terme, le colonel John Warden est apparu comme l’un des principaux avocats de l’emploi de la force dans la troisième dimension. Reconnu comme le concepteur de la cam­pagne en quatre phases ayant guidé les alliés durant Desert Storm , Warden développe une vision de la guerre aérienne  pour le XXIe siècle qui, inébranlablement, affirme la domination de la puissance aérospatiale sur les forces de surface. Au-delà, dans la lignée de “la Longue Ligne Bleue” des théoriciens aéronautiques américains, il soutient que l’emploi le plus efficace et le plus sûr de la puissance aérienne se situe au niveau straté­gique. Cependant, à l’inverse de ses prédécesseurs, en particulier ceux de l’Air Corps Tactical School,  Warden est partisan d’une guerre aérienne stratégique, de nature plus politique qu’écono­mique ; s’attaquer à la direction ennemie afin de produire les changements désirés est le but fédérateur qui devrait guider l’emploi des forces aériennes amies. À cet égard, Warden recon­naît avoir une dette intellectuelle envers le théoricien britanni­que J.F.C. Fuller . Un des ouvrages classiques de Fuller, The Generalship of Alexander the Great, convainquit la toute jeune école des cadets de l’US Air Force  de l’efficacité d’attaquer l’élément de commandement  de l’ennemi pour battre ses forces armées – une stratégie de mise en état d’incapacité  par la “décapitation”.

C’est lorsqu’il était stagiaire au prestigieux National War College que Warden commença à concevoir sa théorie de la puissance aérienne . Sa thèse, initialement consacrée à l’étude du génie d’Alexandre le Grand, déboucha finalement sur l’ouvrage The Air Campaign. Texte influent, traitant de l’emploi des forces aériennes au niveau opératif, ce livre ce concentre sur la traduction, sous forme de plans de campagne de théâtre, des objectifs de la politique nationale et des buts stratégiques militaires ; il est principalement centré sur la planification  de la contribution de la puissance aérienne à l’effort général. De par son contenu, il reproduit l’incomparable héritage théorique et pratique américain dans ce domaine.

Warden présente la nécessité de contrôler le ciel comme étant absolument critique, et il accorde la priorité à la supé­riorité aérienne  plutôt qu’à l’interdiction  ou à l’appui aérien rapproché  ; ses arguments découlent directement de l’Army Field Manual (FM) de 1943, 100-20, Command and Employment of Air Power. De même, l’importance que Warden accorde aux raids aériens contre les centres de gravité  ennemis, ainsi que ses recommandations pour la conduite des missions de supé­riorité aérienne et d’interdiction rappellent les écrits de William Mitchell  et de ses disciples de l’Air Corps Tactical School  sur les attaques contre les “centres vitaux ” loin au cœur du territoire ennemi[1]. Le thème principal de The Air Campaign est que la puissance aérienne  possède une capacité unique à réaliser les objectifs stratégiques de la guerre, avec une efficacité maximum et un coût minimum. Sa flexibilité, son allonge et sa vitesse intrinsèques lui permettent de s’élever au-dessus des forces de surface engagées dans la bataille sanglante, et de frapper bien au-delà d’elles sur tout l’éventail des capacités de l’ennemi, d’une manière vive et décisive. Au centre de ce thème est le concept clausewitzien du centre de gravité de l’ennemi, défini par Warden comme “ce point où l’ennemi est le plus vulnérable et sur lequel une attaque aura le plus de chance d’être décisive” [2]. L’identification correcte de ces centres de gravité est l’étape initiale critique de la planification  et de la conduite des opérations  militaires.

Comme suggéré ci-dessus, l’introduction de la notion de centre de gravité  dans la théorie de la puissance aérienne  n’est en aucune manière une nouveauté. Cependant, la description qu’en fait Warden et la comparaison qu’il lui applique ensuite avec les cheveux de Samson suggèrent que ces centres sont à la fois forces et vulnérabilités [3]. Cette double nature des centres de gravité a des conséquences au niveau de la planification  de la campagne, particulièrement en termes d’identification de la composante critique des forces – terrestre, maritime ou aérienne. Comme l’a noté Warden, “la composante aérienne doit être la force clef lorsque les autres (terrestre ou maritime) sont incapa­bles de faire le travail en raison de leur insuffisance en nombre ou de leur incapacité  à atteindre le Centre de gravité de l’ennemi” [4]. L’ubiquité de la puissance aé­rienne multiplie théori­quement le nombre des centres de gravité stratégiques vulné­rables aux attaques (par comparaison avec le nombre de ceux accessibles aux forces de surface), dotant ainsi les forces aérien­nes d’une capacité stratégique décisive plus grande[5].

Bien qu’il insiste sur l’importance d’une identification correcte et de frappes adaptées aux centres de gravité , The Air Campaign n’aborde pas la manière de le faire. Le processus d’identification des centres de gravitéx proposé par Warden ne s’est matérialisé que quelques années après la publication de sa première œuvre. Lorsqu’il travaillait pour le lieutenant général Michael Dugan , alors sous-chef opérations et futur chef d’état-major de l’USAF , Warden admit ce que Harold Winton  avait appelé, d’une manière imagée, “a black hole in the wild blue yonder”, exprimant ainsi la nécessité de disposer d’une théorie cohérente de la puissance aérienne . Il a cherché quelques schémas d’organisation pour le concept des centres de gravité rapporté à la puissance aérienne et, à la fin de l’automne 1988, a développé un tel modèle sous la forme de cinq anneaux  (NdT : ou cercles) concentriques – un peu à l’image d’une cible utilisée par l’US Air Force.

En analysant l’ennemi comme un système, Warden soutient que toutes ses entités stratégiques peuvent être décomposées en cinq éléments constitutifs[6]. L’élément le plus crucial du système est la direction nationale, représentée par le cercle le plus central. Du centre vers l’extérieur, et par ordre décroissant d’importance vis-à-vis du fonctionnement global du système, sont les cercles des fonctions vitales, de l’infrastructure, de la popu­lation, des forces armées déployées (fig. 3)[7].

À l’intérieur de chaque cercle existe un centre de gravité , ou un groupe de centres de gravité, représentant “le centre de rayonnement (moyeu) de toute force et de tout mouvement”. Si ce centre de gravité est détruit ou neutralisé, le fonctionnement efficace du cercle cesse, entraînant des conséquences plus ou moins graves sur l’ensemble du système (suivant qu’il s’agit d’un cercle situé à l’intérieur ou à la périphérie du diagramme). Pour identifier précisément ces centres clefs au sein de chaque cercle, Warden propose une décomposition plus fine de chacun d’eux en cinq sous-cercles (direction, fonctions vitales, etc.) et, si néces­saire, de ceux-ci encore en d’autres sous-sous-cercles, jusqu’à ce que le vrai centre de gravité se révèle.

Le thème central du modèle des cinq cercles  est que le plan stratégique le plus efficace se concentre toujours, surtout, et avant tout sur la direction nationale. Même si cette direction n’est pas susceptible de faire l’objet d’un catalogue de cibles, le stratège aérien doit encore se concentrer sur l’esprit du chef lorsqu’il s’agit de sélectionner les centres de gravité  des autres cercles[8]. En effet, à l’intérieur de ces cercles, se trouvent des centres de gravité dont la frappe entraîne un certain niveau de paralysie  physique, augmentant de ce fait dans l’esprit du commandant ennemi le coût de la poursuite de la résistance[9]. Le message implicite est le suivant : la destruction ou la neutrali­sation du (des) centre(s) de gravité relatif(s) à la direction natio­nale produira une paralysie physique totale du système, alors que des attaques réussies sur les centres de gra­vité d’autres cercles produiront, certes, une paralysie physique partielle, mais aussi une insupportable pression psychologique sur la direction nationale.

Lorsque l’Irak  envahit le Koweit  en août 1990, les planifica­teurs militaires américains examinèrent différentes réponses possibles ; Warden et sa division Checkmate  de l’état-major de l’US Air Force  au Pentagone développèrent une option aérienne. Croyant fermement en l’efficacité de la frappe des centres de gravité  de l’ennemi, elle ressuscita le modèle des cinq cercles  pour guider la création d’une campagne aérienne stratégique. Comme le remarque Warden, “c’était un cas dans lequel la théorie existait avant le fait, et les faits validèrent la théorie” [10].

D’autres améliorations à cette théorie aérienne stratégique furent portées à l’issue de Desert Storm . Warden tira en effet plusieurs leçons de la guerre du Golfe , parmi lesquelles les plus saillantes sont :

1)   l’importance de l’attaque stratégique  et la fragilité des états au niveau  stratégique ;

2)   les conséquences fatales de la perte de la supériorité aérienne  stratégique et opérative ;

3)   l’irrésistible effet des attaques parallèles (c’est-à-dire des attaques quasi-simultanées sur les centres de gravité  stratégi­ques sur toute l’étendue du  théâtre) ;

4)   la valeur de la furtivité et de l’armement de précision dans la redéfinition des principes de masse et de surprise ;

5)   la domination de la puissance aérienne  en tant que force clef, aux niveaux stratégique et opératif, dans la plupart (mais pas tous) des conflits des 25 à 50 prochaines années[11].

Rapprochant ses premières réflexions sur la puissance aérienne  de ses expériences de la guerre du Golfe , Warden établit une base théorique pour l’emploi de la puissance aérienne au XXIe siècle. Fondamentalement, ce travail de base traite des buts, des manières et des moyens. Premièrement, le stratège aérien doit apprécier les objectifs politiques recherchés à travers les actions militaires (buts). Deuxièmement, il doit déterminer la meilleur stratégie militaire pour forcer l’ennemi à se soumettre à sa volonté, conformément aux objectifs politiques (manières). Troisièmement, il doit utiliser la méthode d’analyse des systèmes des cinq cercles  pour identifier ceux des centres de gravité  qu’il faudra soumettre aux attaques parallèles (moyens).

En termes de moyens, Warden accepte la maxime de Clau­sewitz  disant que toutes les guerres sont menées pour des motifs politiques et que, tout en présentant leurs propres limites et capacités en regard des autres outils mis à la disposition de l’homme d’état, elles sont par nature des instru­ments politiques[12]. Vues sous cet angle, les guerres sont essentiel­lement des échanges entre les responsables politiques de chaque bord. L’objectif de toute action militaire n’est plus alors la destruction des capacités des forces armées ennemies, mais plutôt la manipulation de la volonté de la direction nationale de l’ennemi. Warden élabore les idées suivantes :

On fait la guerre pour convaincre les responsables ennemis de faire ce que l’on veut qu’ils fassent, c’est-à-dire de concéder quelque chose de politique… La direc­tion nationale ennemie accepte de faire ces concessions politiques quand elle souffre de la menace ou de l’exer­cice d’une pression intolérable sur ses centres de gravité  opératifs et stratégiques… ainsi, une attaque sur l’indus­trie ou l’infrastructure n’est pas conduite essentiellement en raison des effets qu’elle pourrait avoir ou ne pas avoir sur les forces déployées ; elle est plutôt entreprise à cause de ses effets directs sur le système ennemi, ainsi que de ses effets directs ou indirects sur les chefs et responsables nationaux…[13]

Warden propose trois manières principales de contraindre l’ennemi à agir selon notre volonté : les stratégies militaires de coût imposé (coercition), de paralysie  (impuissance) et de des­truction (anéantissement) [14]. Collectivement, ces stratégies représen­tent un continuum dans l’application de la force. Le point choisi dans le continuum stratégique devra correspondre au niveau des objectifs souhaités.

Une stratégie de coût imposé cherche à rendre la poursuite de la résistance trop coûteuse aux yeux du commandement  ennemi. Elle procède par estimation du seuil de dommages sup­portables par l’ennemi, en se basant sur le système de valeurs de l’ennemi, puis par franchissement de ce seuil d’une manière aussi violente et instantanée que possible par l’intermédiaire d’attaques simultanées (ou “parallèles”) sur l’éventail des cibles sélectionnées. Théoriquement, de telles attaques forcent le commandement ennemi à accepter nos termes et à changer sa politique, en particulier en raison de l’imposition réelle d’une paralysie  partielle de son système et de la menace potentielle d’une paralysie totale.

Une stratégie de paralysie  vise à rendre toute poursuite de résistance impossible du point de vue du commandement  ennemi. Ceci est réalisable en incapacitant la totalité du système ennemi, entièrement, d’un seul coup. En retour, cette paralysie totale nous procure la liberté de faire évoluer la politique vis-à-vis du commandement ennemi, sans interférence.

Enfin, une stratégie de destruction recherche l’anéantissement  de la totalité du système, rendant impropre tout changement de politique issu du commandement  ennemi. Cependant, et Warden nous met en garde, “il existe peu d’exemples historiques de cette option difficile à exécuter, entravée par des considérations mo­rales et habituellement peu utile à cause des conséquences non voulues qu’elle engendre”[15]. À la lumière de ces observations, il écarte cette stratégie militaire, politiquement non viable pour les guerres du XXIe siècle[16].

Enfin, en ce qui concerne les moyens, Warden est partisan de la décomposition permanente (ou, en termes mathématiques, de la différenciation) de chaque cercle stratégique ou opératif jusqu’à ce que l’un deux laisse apparaître le paramètre clef d’obtention de la paralysie  totale ou partielle. Une telle décompo­sition par étapes révèle l’interdépendance, ou le caractère d’inter­connexion interne du système ennemi[17]. En conséquence, une analyse attentive des systèmes peut révéler l’existence de deux types de centres de gravité : les uns du type composants internes des cercles, les autres du type liaisons entre les différents cercles.

Pour résumer, les points saillants de la théorie de Warden sur la paralysie  stratégique sont que :

  • Le stratège aérien doit entièrement appréhender la nature générale ainsi que le contenu spécifique des objectifs défi­nis par le pouvoir politique, puisqu’ils imposent les changements attendus dans le comportement du commandement ennemi et qu’ils suggèrent le niveau de paralysie  requis pour obtenir ce changement.
  • Le stratège aérien doit concentrer toutes les énergies dans le but de faire changer l’état d’esprit du commandement ennemi. Ceci s’obtient, directement ou indirectement, en impo­sant à ce commandement et/ou à son système un niveau adapté de paralysie .
  • Le stratège aérien doit analyser l’ennemi en considérant qu’il est constitué d’un système interdépendant de cinq cercles  ; il doit déterminer les centres de gravité situés à l’intérieur des cercles, ou entre les cercles, dont la destruction ou la neutralisa­tion imposera le niveau nécessaire de paralysie .
  • Le stratège aérien doit prévoir d’attaquer en parallèle toutes les cibles choisies afin de produire l’issue la plus rapide et la plus favorable.

Selon la méthodologie de Pape , la théorie de Warden peut être graphiquement représentée ainsi :

 

 

 

 

 

Figure 4 : Théorie de l’attaque stratégique  selon Warden

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À première vue, la théorie de la paralysie  stratégique de Warden est caractérisée par un aspect réducteur inhérent à son approche du type “analyse de système”. Elle essaye de simplifier des phénomènes complexes de dynamique socioculturelle (consti­tution, fonctionnement et interactions des différentes entités stratégiques) en les réduisant à leurs composants ou fonctions de base. Ce faisant, cette théorie risque de perdre un peu de son pouvoir explicatif et de son applicabilité pratique.

Soutenant que “les sociologues font de mauvais généraux”, Eliot Cohen  met en garde contre une telle approche analytique de la stratégie militaire qui considère l’ennemi comme “un cata­logue inerte de cibles” et suppose que l’ennemi nous ressemble et que l’élément primordial dans la guerre est plus la technique que la nature humaine. Il poursuit sa critique en déclarant que, collectivement, de telles affirmations “découragent l’étude détail­lée de son adversaire, de son langage, de sa politique, de sa culture, de ses tactiques et de sa direction nationale” [18]. Le colonel Pat Pentland  soutient qu’une telle étude est cruciale pour le développement efficace d’une stratégie puisque les facteurs socioculturels déterminent deux paramètres : la forme (ou la structure) de l’ennemi et les processus (ou la dynamique) avec lesquels il opère[19].

Pour être honnête, Warden ne nie pas le besoin d’examiner attentivement l’ennemi en tant que système politique, écono­mique, militaire et socioculturel ; de plus, il répondrait que, bien que le modèle de base des cinq cercles  soit exagérément simplifié (sorte “d’analyse au premier ordre”), la différenciation successive des cercles ferait apparaître les relations dynamiques existant en eux et entre eux, ces relations étant caractéristiques de la société ou de la culture en question. Le modèle standard des cinq cercles est simplement à prendre comme un point de départ pour une analyse “d’un ordre supérieur”, comme un canevas théorique guidant le stratège aérien dans sa mission critique d’identifi­cation des centres de gravité  de l’ennemi[20]. Ainsi, le modèle de Warden présente un “holisme” subtil, s’opposant à la critique régulière dont il fait l’objet, le décrivant comme réducteur et trop simpliste.

Une critique plus précise fut peut-être écrite par Carl von Clausewitz  plus de 150 ans avant la publication des idées de Warden. En effet il écrivit :

C’est uniquement du point de vue analytique que ces esquisses de théorie (von Bülow , Jomini , etc.) peuvent être considérées comme des progrès vers la vérité ; d’un point de vue synthétique, par les règles qu’elles proposent, elles sont absolument inutilisables. Elles visent des valeurs fixes, alors que dans la guerre tout est incertain et que les calculs doivent être fait sur des variables. Elles orientent les recherches exclusivement vers des quanti­tés physiques, alors que toute action militaire est imbri­quée dans des forces psychologiques et leurs effets. Elles ne considèrent que l’action unilatérale, alors que la guerre est faite de l’interaction permanente de para­mètres opposés [21].

Appliquée à la théorie de Warden, cette critique clausewit­zienne se décompose en trois volets (comme suggéré par la mise en évidence de certains passages de la citation précédente).

Premièrement, même si l’analyse que Warden fait du sys­tème ennemi est correcte, sa règle “synthétique” suggérant de s’attaquer au commandement  ne s’applique pas nécessairement. Bien que son analogie avec le cerveau humain soit séduisante, le cercle central de la direction nationale n’est pas forcement la cible la plus importante. Les autres cercles (ou autres relations entre cercles) peuvent, et c’est souvent le cas, présenter des centres de gravité  plus lucratifs. Warden ne remet pas ceci en cause, mais il insiste sur le fait que les cercles extérieurs doivent être pris pour cibles de manière à influer sur le calcul du rapport coût/efficacité au niveau du commandement. Mais ceci suppose que ce calcul soit vraiment en rapport avec la défaite de l’ennemi ; ceci n’est pas systématique, le pouvoir national peut décider une chose et la population ou les forces armées une autre. Le point le plus important, le vrai centre de gravité, est peut-être ce qui a le plus d’importance aux yeux de la société dans son ensemble, et non pas seulement aux yeux du pouvoir national.

Deuxièmement, en dépit de la remarque de Napoléon  qui attribuait trois fois plus d’importance au moral qu’au physique, John Warden se concentre exclusivement sur les aspects phy­siques de la guerre. Il se sent conforté en cela par le fait qu’il prétend pouvoir traduire mathématiquement l’efficacité de l’ennemi au combat par la formule suivante :

Efficacité au combat = Force physique × Force morale[22]

Selon cette formule, il est théoriquement possible d’éliminer la puissance de combat d’un adversaire en s’attaquant exclusive­ment aux composants physiques de cette puissance. Si la variable “physique” est réduite à zéro, la variable “moral” peut subsister à cent pour cent mais l’efficacité au combat sera nulle. De plus, Warden note qu’il est plus facile de détruire les cibles matérielles que la volonté de résistance de l’ennemi. Il s’explique en ces termes : “il est conceptuellement possible de connaître le physique, donc, théoriquement, si je connais tout au sujet de l’ennemi, je peux réduire le terme physique de l’équation à zéro. Le moral, je ne connais à peu près rien de son état” [23]. Prati­quement cependant, réduire le côté physique à zéro (anéantir le système ennemi) est, selon les mots de Warden, “rare dans l’histoire, difficile à réaliser, enchevêtré dans des considérations morales, et normalement peu utile en raison des conséquences imprévues que cela engendre” [24]. En consé­quence, le problème reste entier concernant la force morale.

Troisièmement, la théorie de Warden s’occupe d’actions uni­latérales, entreprises contre un adversaire ne réagissant pas ; ainsi elle abandonne les cycles action-réaction et leur friction, qui pourtant caractérisent la conduite réelle de la guerre. Là encore, Warden se justifie en prétendant que les hyperguerres parallèles du XXIe siècle élimineront les possibilités de réaction de l’ennemi, au niveau stratégique et opératif. En fait, Warden va même jusqu’à proclamer que la révolution introduite par Desert Storm  dans le domaine de la guerre a rendu la plupart des notions clausewitziennes périmées. “Toutes les notions d’action et de réaction, de point culminant, de friction et autres, n’existaient que par la guerre (en série) et à cause de l’imprécision des armes… Ces concepts du XIXe siècle sont une description pré­cise de ce que les choses étaient, mais pas de ce qu’elles devraient ou pourraient être” [25]. Bien qu’elle soit théoriquement possible, il est difficile d’imaginer une guerre réelle sans réaction et sans friction. Si la nature humaine est vraiment l’élément de contrôle, plutôt que la technologie, alors la guerre restera imprévisible, “non-linéaire” même dans un contexte de révolution techno­logique.

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Le prochain chapitre va montrer que cette critique clause­witzienne est encore plus appropriée, étant données les diffé­rentes traditions que représentent John Boyd et John Warden en ce qui concerne la nature de la théorie de la guerre et son apport à ceux à qui elle s’adresse. L’influence de ces traditions sur les deux hommes a pour résultat des approches fondamentalement différentes pour atteindre un but identique : la paralysie  stratégique.

[1]        Il y a un parfum “stratégique” particulier autour des discussions de John Warden au sujet de la supériorité aérienne  et de l’interdiction  dans The Air Campaign, Washington, D.C., National Defense University Press, 1988. Insistant sur le fait que “le commandement  est un paramètre sine qua non des opérations militaires”, il préconise des attaques sur les trois éléments du commandement (recueil de l’information,  décision et communi­cation) au titre de l’effort pour obtenir la supériorité aérienne, pp. 51-58. De même, pour lui, “l’interdiction en profondeur” est clairement la forme d’interdiction “la plus décisive” pour attaquer la source des moyens en hommes et en matériels (pp. 94-95).

[2]        Ibid., p. 9. Souligné par moi.

[3]        En définissant un centre de gravité  comme “la plaque tournante de tous les pouvoirs et de tous les mouvements”, Clausewitz  considère que ces centres constituent eux-mêmes une force. Aussi, dans sa recherche visant à réduire les centres de gravité ennemis à un seul centre omnipotent, Clausewitz diminue-t-il la signification stratégique des relations existant entre les centres. Il a reconnu qu’il n’était pas toujours possible de réduire plusieurs centres à un seul (bien que ces cas soient très peu nombreux). Il a aussi admis l’existence d’un certain niveau de “connexion” entre les centres lorsqu’il écrivit au sujet de leur “sphère d’efficacité” et de l’influence d’un centre sur le reste du système. Cependant, Clausewitz reste un défenseur des attaques sur les centres de gravité eux-mêmes et n’aborde pas l’hypothèse d’attaquer les liaisons vulnérables existant entre les centres. Ce sont Boyd et Warden qui abordent ces liaisons et interactions, ainsi que, plus récemment, le major Jason Barlow  dans son concept nouveau des “Éléments d’Intérêts Natio­naux” (NEV, National Elements of Value). Pour en savoir plus sur les NEVs, se reporter à Jason Barlow, “Strategic Paralysis : An Air Power Strategy for the Present”, Airpower Journal 7, n° 4, hiver 1993, pp. 4-15.

[4]        Warden, op. cit., p. 149. Souligné par moi.

[5]        Cette affirmation repose sur deux postulats : primo, que les centres de gravité sont de nature matérielle ; secundo, que l’ennemi présente au moins quelques centres de gravité susceptibles d’être vulnérables à une attaque. En ce qui concerne le premier point, certains centres de gravité non matériels peuvent en fait être plus vulnérables à des attaques effectuées par des forces de surface que par des forces aériennes. Par exemple, si le centre de gravité stratégique d’une insurrection type guérilla se trouve dans le soutien populaire, alors les forces de surface ont un avantage sur les forces aériennes de par leur capa­cité à occuper le territoire ennemi et, si néces­saire, à séparer par la force la population et les insurgés. En ce qui concerne le second point, il se peut que l’ennemi ne présente pas de centre de gravité vulnérable à cause de la redondance et/ou de la souplesse de son système.

[6]        Warden définit une entité stratégique comme étant “toute organisation capable de fonctionner d’une manière autonome, c’est-à-dire autodirigée et autosuffisante”. Comme il l’explique, cette définition sous-entend que sa théorie de l’attaque stratégique  sur l’ennemi vu comme un système est “tout aussi applicable à une guérilla qu’à un état industriel moderne”. Voir John A. Warden III, “Strategic Warfare : The Enemy as a System”, Air Command and Staff College , Maxwell AFB, Alabama, 3 janvier 1993, p. 4, note 1. Alors que l’on peut certainement être en désaccord avec Warden lorsqu’il affirme que sa théorie s’applique à toutes les formes de guerre, on ne peut pas lui reprocher (alors que certains le font) de supposer que l’ennemi est un État-nation moderne. Il suppose uniquement que l’ennemi, État-nation ou gué­rilla, peut être analysé selon un modèle de cinq cercles  stratégiques, le commandement  étant au centre.

[7]        Warden utilise une analogie biologique, faisant un parallèle avec le corps humain. Le cerveau recevant des informations en provenance des yeux et du système nerveux central représente la direction du corps. La nourriture et l’oxygène sont deux fonctions vitales alors que les vaisseaux sanguins, les os et les muscles fournissent l’infrastructure. Les cellules constituent la population, parmi lesquelles les lymphocytes, les leucocytes et autres globules blancs constituent les défenses. Lorsqu’une partie quel­conque du corps s’arrête de fonctionner, cela aura une répercussion plus ou moins importante sur le reste du corps.

[8]        La terminologie habituellement employée par Warden lorsqu’il parle du cercle de la direction nationale, laisse à penser qu’il considère (à l’image de Boyd) que la prise de décision gouvernementale respecte le modèle de l’acteur rationnel unique (processus et résultat). voir Graham T. Allison, Essence of Decision, Boston, Harper Collins, 1971. Cependant, il affirme que le commandement  peut être décrit et ciblé sous les termes des trois modèles : Modèle  I acteur rationnel, Modèle II processus organisationnel, Modèle  III politiques gouvernementales. En fait, l’analyse ou la décompo­sition du cercle central en ses sous-systèmes montrera que les dynamiques des modèles I, II et/ou III sont présentes. Le travail du stratège aérien est de déterminer la meilleure manière d’influencer la prise de décision du pouvoir central, étant donné les dynamiques particulières à chaque système. Interview avec Warden, 17 février 1994.

[9]        Interview de Warden.

[10]       Ibid.

[11]       Warden, “Air Theory for the Twenty-first Century”, Air Command and Staff College,  Maxwell AFB, Alabama, janvier 1994, pp. 4-19. Il est inté­ressant de noter que William Mitchell  et l’Air Corps Tactical School  tirèrent des conclusions identiques de leur analyse de la première guerre mondiale, ce qui orienta leurs visions de l’avenir de la guerre et de la puissance aérienne .

[12]       Bien que la caractérisation de la guerre comme la continuation de la politique soit largement acceptée dans les milieux civils et militaires, deux historiens reconnus ont récemment jeté le doute sur cette analyse dans leurs dernières publications. Voir Martin Van Creveld, The Transformation of War, New York, Free Press, 1991 et John Keegan, A History of Warfare, New York, Alfred A. Knopf, 1993. Si, comme ils le prétendent, la guerre est un phénomène socioculturel plutôt que politique, cela a des conséquences non négligeables au niveau de l’importance que Warden accorde au com­mandement  de l’ennemi, qu’il considère comme le centre de gravité  critique.

[13]       Warden, “Employing Air Power in the Twenty-first Century”, dans Richard H. Schultz Jr et Robert L. Pfattzgraff Jr (ed), The Future of Air Power in the Aftermath of the Gulf War, Maxwell AFB, Alabama, Air University Press, 1992, pp. 62-67.

[14]       Pour plus de détails, voir Warden, “Air Theory for the Twenty-first Century”, op. cit., pp. 8-14.

[15]       Ibid., p. 3.

[16]       Par certains côtés, en rejetant les stratégies de destruction, Warden se rapproche de l’idée clausewitzienne selon laquelle la guerre absolue (impli­quant la violence pure et l’anéantissement  total de l’état ennemi) serait impos­sible à mener à cause des contraintes générées par le monde réel.

[17]       Comme mentionné plus haut, le Major Jason Barlow  propose une excellente présentation des interactions dynamiques entre ce qu’il appelle les “National Elements of Value” (NEVs). Il explique que ces NEVs sont interdépendants et qu’ils se compensent les uns et les autres, deux caractéristiques critiques lorsque l’on essaye de démanteler le système ennemi.

[18]       Eliot Cohen,  “Strategic Paralysis : Social Scientists Make Bad Gene­rals”, The American Spectator, novembre 1980, p. 27.

[19]       Colonel Pat Pentland,  School of Advanced Air Power Studies, notes du cours 633. Voir également Colonel Pat Pentland, Center of Gravity Ana­lysis and Chaos Theory, or How Societies Form, Function, and Fail, thèse de l’Air War College , Maxwell AFB, Alabama, AY 1993-94.

[20]       Interview de Warden.

[21]       Carl von Clausewitz , On War, op. cit., p. 136. Les passages soulignés le sont par moi.

[22]       Warden, “Strategic Warfare : The Enemy as a System”, p. 3. Là aussi existent des similitudes notables entre la formule de Warden et celle développée par l’Air Corps Tactical School  : Potentiel national pour mener une guerre = Capacité de mener une guerre x Volonté de résistance.

[23]       Interview de Warden.

[24]       Warden, “Air Theory for the Twenty-first Century”, op. cit., p. 3.

[25]         Interview de Warden.

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