Le général Blücher quitta la Silésie, avec 25 000 hommes, à la fin de mars et franchit l’Elbe, le 3 avril, à Dresde. Le général Wizingerode, mis sous ses ordres avec 13 000 hommes, le précédait. Le comte Wittgenstein, le général York et le général Borstell se trouvaient, avec environ 25 000 hommes, sur la rive droite de l’Elbe, devant Magdeburg. En aval de Magdeburg étaient les détachements russes de Tettenborn, Dörenberg et Tchernitcheff, forts en tout de 6 000 à 7 000 hommes répartis sur les deux rives de l’Elbe.
La principale armée russe, forte d’environ 30 000 hommes, dont le général Miloradowitch formait l’avant-garde, était à Kalisch et sur la frontière de la Silésie.
Les places fortes situées en arrière : Dantzig, Thorn, Modlin, Zamocz et Stettin, Kustrin, Glogau et Spandau étaient les unes assiégées, les autres bloquées.
En outre, le corps du prince Poniatowsky se trouvait encore en Pologne et devait être maintenu par un corps russe.
Les forces des alliés sur l’Elbe étaient donc, depuis les frontières de Bohême jusqu’à l’embouchure du fleuve, d’environ 20 000 hommes. Ils ne tenaient pas d’autre point sur l’Elbe que la ville ouverte de Dresde. Les ponts construits à Dresde, Meissen, Muhlberg et Roseau étaient au début absolument sans protection.
Les Français avaient sur l’Elbe, Magdeburg et Wittemberg. En cas de malheur, Torgau devait être considéré également comme une place ennemie.
Sur le haut Elbe, les Français n’avaient plus aucune troupe. Ils commençaient seulement à rassembler leurs forces à Würzbourg.
Sur l’Elbe moyen était le vice-roi d’Italie, disposant, avec la garnison de Magdeburg, de 50 000 hommes. En outre, la garnison de Wittemberg comptait de 5 000 à 6 000 hommes.
Vers le bas Elbe, les Français avaient, sous Vandamme et Morand, de petits corps isolés qui pouvaient à peu près balancer nos forces. (Les troupes de Davout étaient comprises dans les 50 000 hommes du vice-roi.)
Telle était la situation lorsque la campagne commença, et durant tout le mois d’avril elle resta la même dans l’ensemble, sauf que le comte Wittgenstein passa l’Elbe, porta la guerre sur la basse Saale et fit investir Wittemberg. A cette époque, on croyait généralement qu’on avait négligé de pousser franchement l’armée sur la Thuringe et la Franconie pour attaquer et disperser, avant leur concentration, les forces ennemies qui se rassemblaient à Würzburg. Mais en examinant et en comparant les forces en présence, on verra que cela était tout à fait impossible.
En admettant que l’on se fut porté contre Würtz bourg avec les 43 000 hommes du haut Elbe, on n’aurait quand même pas pu livrer bataille dans cette région avant le 20 avril. D’après tous les renseignements, il paraissait d’ailleurs plus que probable que l’ennemi avait, dès ce moment-là, réuni des forces de beaucoup supérieures, et la suite a justifié cette supposition. En effet, dans les derniers jours d’avril, il était venu, de Franconie sur la Saale, de 70 000 à 80 000 hommes, que l’on aurait eu bien, plus tôt devant soi si l’on avait marché vers la Franconie.
Sur la ligne de l’Elbe tout entière, nous ne possédions pas un seul point protégé ; bien mieux, cette ligne se trouvait, par les places de Magdeburg, de Wittemberg et de Torgau, entre les mains de l’ennemi.
En outre, le vice-roi était de beaucoup supérieur au comte Wittgenstein, et le combat de Möckern ne pouvait, en aucune façon, nous rassurer au sujet de l’équilibre de ces deux armées En cas de désastre, l’armée du comte Wittgenstein, poussée très en avant, avait derrière elle une armée victorieuse et un cours d’eau occupé par l’adversaire, devant elle un ennemi supérieur en nombre ; de plus, elle se trouvait séparée de toutes les autres armées et sans communication avec les ressources qui pouvaient lui venir de l’arrière.
Qu’une telle situation, avec l’empereur Napoléon pour adversaire, dût amener pour nous des défaites décisives, et pour lui les plus grands résultats, c’est ce que l’expérience des guerres précédentes rendait trop évident ; aucun homme ne, pouvait donc, en conscience, prendre la responsabilité de fonder sur un plan aussi inconsidéré les dernières espérances de l’Europe.
Il eût été préférable de songer à réunir les forces du bas Elbe avec celles du comte Wittgenstein, pour repousser complètement le vice-roi de la ligne de l’Elbe.
Mais ce projet suscitait les réflexions suivantes : les opérations contre le vice-roi pouvaient avoir lieu vers le milieu d’avril, parce qu’alors, le comte Wittgenstein aurait fini son pont sur l’Elbe et l’armée de Blücher serait arrivée sur la basse Saale.
Cependant, dès le milieu d’avril, la plus grande partie des forces ennemies se trouvait en Thuringe ; il fallait donc abandonner et dégarnir le cours et les passages de l’Elbe supérieur et se contenter d’occuper, entre deux places ennemies, le pont de Roslau. C’étaient là de très mauvaises conditions. On aurait pu, néanmoins, s’exposer aux inconvénients de cette situation, s’il avait été permis d’espérer un succès décisif sur le vice-roi. Mais le vice-roi qui, d’après ce que l’on savait, était toujours prêt à abandonner la Saale dès qu’il se verrait pressé par des forces supérieures, et à se retirer en Thuringe, se serait dérobé, de sorte que toute l’opération aurait eu pour résultat de changer par nos marches la répartition des forces sur le théâtre de la guerre. De cette façon, l’armée de Wittgenstein-Blücher se serait trouvée adossée à l’Elbe-moyen, tandis que la route directe du haut Elbe eût été ouverte à l’ennemi.
On perdait évidemment au change. Nos communications les plus courtes avec nos centres de ressources auraient été partout abandonnées ; nous aurions permis à l’ennemi de se placer entre nous et la principale armée russe ; enfin, nous aurions eu sur nos derrières deux places fortes ennemies : Magdeburg et Wittemberg.
C’eût donc été folie de commencer les opérations pour une simple inquiétude et par pure vanité, et d’aller ainsi de soi-même se mettre dans une situation plus défavorable que celle où l’on se trouvait.
Tout bien réfléchi, on acquit la conviction qu’il ne fallait plus songer à de nouvelles opérations offensives avant l’arrivée de la principale armée russe sur la, ligne de l’Elbe dont elle pourrait, dans tous les cas, assurer la protection, avant l’achèvement des têtes de pont commencées le long du fleuve.
La principale armée russe atteignit l’Elbe le 26 avril, et la bataille de Gross-Görschen fut livrée le 2 mai. Dès l’arrivée de cette armée, les opérations de celle du haut Elbe (Blücher et Winzingerode) furent plus restreintes. Cette armée passa sous les ordres du commandant en chef de l’ensemble des forces, et les décisions de ses généraux ne purent plus, comme auparavant, donner à la masse telle ou telle tournure.
En traçant ce tableau, j’ai voulu convaincre mes frères d’armes de Prusse que jamais, à aucun moment, personne dans notre armée ne s’est rendu coupable de l’oubli de notre mission et que, si nos généraux ont laissé échapper une belle occasion d’agir avec toutes nos forces nationales contre un adversaire non préparé, il ne faut leur reprocher ni indécision ni inertie.
On croyait alors assez généralement qu’une semblable occasion s’était déjà offerte au printemps ; mais cette opinion n’a jamais été clairement formulée et elle repose, d’ailleurs, sur ne fausse base.
La puissance que les Russes avaient péniblement acquise, grâce aux victoires remportées sur la Moskova, arrivait épuisée sur l’Elbe.
L’armée russe, affaiblie par les opérations immenses imposées par sa poursuite de l’ennemi, poursuite jusqu’alors sans exemple dans l’histoire, fatiguée, en outre par le siège et l’attaque d’innombrables places fortes, n’eût pas été capable de se maintenir un seul instant sur l’Elbe, si elle n’avait trouvé un allié formidable dans la puissance militaire, de la Prusse. Quoique cet allié fût en état de conduire à travers toutes les places, jusqu’à l’Elbe, les armées russes dont les opérations, par la nature même des choses, devaient s’arrêter sur la Vistule, ces forces réunies n’étaient pas assez puissantes pour pouvoir transporter le théâtre de la guerre à 110 milles plus loin, jusque sur le Mein. On ferait preuve d’un défaut absolu de jugement, si l’on oubliait un instant qu’en se rapprochant de ses magasins, l’ennemi augmente ses forces dans la même proportion que les nôtres diminuent. Le plan primitif de l’Empereur prévoyait que la deuxième quinzaine d’avril serait l’époque décisive dos opérations ; aussi pendant les mois de janvier, de février, de mars et d’avril Napoléon n’avait-il poursuivi qu’un but, celui d’avoir en position, à ce moment, en Thuringe et sur la basse Saale, des forces importantes qui se trouvèrent presque deux fois supérieures à celles de l’armée alliée de l’Elbe (Wittgenstein et Blücher). Voilà qui est établi d’une façon immuable. On pouvait à volonté tourner et retourner les opérations, jamais on ne battrait l’empereur Napoléon disposant d’une telle supériorité numérique, quelque dissemblables que pussent être à d’autres points de vue les armées en présence.
Ainsi le mois d’avril, contre notre gré, s’écoula pour nous sur le haut Elbe dans une complète inaction. L’armée de Blücher était en Saxe ; elle exploitait les ressources de ce pays et elle était prête à secourir, en cas de nécessité, l’armée du comte Wittgenstein. Elle cherchait d’ailleurs, avec ses partis de cavalerie légère, à faire le plus de mal possible à l’ennemi.
Le comte Wittgenstein menait la campagne contre le vice-roi avec autant d’avantages que le lui permettait la supériorité numérique de son adversaire. Le combat de Möckern lui permit de couvrir Berlin et la Marche que l’ennemi cherchait à envahir avec 40 000 hommes. Ces 40 000 hommes furent, au dire même des rapports ennemis que l’on saisit, refoulés par les 17 000 hommes de l’armée de Wittgenstein. D’une part, les fautes et l’indécision du commandement chez l’ennemi ; d’autre part, la suprême bravoure des troupes alliées permirent au comte Wittgenstein d’arracher à l’adversaire cette difficile et glorieuse victoire. Prussiens ! Vous avez votre part dans la gloire de cette journée. Le comte Wittgenstein lui-même vous a signalés dans son rapport.
Les événements militaires étaient plus heureux encore pour les détachements du bas Elbe. Le général Dörenberg fit prisonnier le général Morand avec toute sa division, et là aussi, Prussiens, il vous revient une large part dans cette, glorieuse journée où 600 fantassins défendirent une porte et un pont contre toute la division ennemie.
Les entreprises de nos partisans du Thüringer-Wald n’étaient pas moins glorieuses pour nos armes. Je Citerai entre autres le major Hellwig, qui tomba avec 120 chevaux sur un régiment bavarois fort de 1 300 hommes et lui prit 5 canons.
Ces hautes preuves de rare bravoure, que quelques fractions étalaient aux yeux de tous, fortifiaient la confiance de l’armée en elle-même. C’était comme un miroir où elle se regardait. Elle n’avait ni orgueil ni présomption, mais on sentait qu’elle était pleine d’une confiance sereine et pénétrée de la sainteté de sa cause : jamais on n’a vu une armée animée d’un meilleur esprit.
Cet esprit allait se manifester quelques jours plus tard à la face de l’Europe dans les plaines sanglantes de Lützen.