La renommée de l’armée prussienne sombra au jour funeste d’Iéna et d’Auerstædt. Dans sa retraite, elle-même se désorganisa ; les forteresses tombèrent, le pays fut conquis, et, après une guerre de quatre semaines, de l’État et de l’armée, il ne restait presque plus rien. La petite armée qui était allée grossir l’armée russe dans la province de Prusse, trop faible pour reprendre ce qui avait été perdu, disposait de trop peu de ressources pour se recompléter. Pour comble de malheurs, la paix de Tilsit vint limiter l’effectif de l’armée prussienne au chiffre dérisoire de 112 000 hommes, et encore 1’ennemi se réservait-il le droit de fixer les proportions des différentes armes.
Ainsi, en une année, avait disparu ce brillant état militaire de la Prusse, l’orgueil de tout ce qui s’intéressait aux armes ; à l’admiration avaient succédé le blâme et les reproches ; on l’avait exalté, il était humilié.
Dans l’armée régnait une tristesse écrasante ; pas un regard consolateur sur le passé, pas un rayon d’espoir dans l’avenir ; elle avait même tout à fait perdu cet élément de force et de courage : la confiance dans les chefs. Dans cette courte campagne, en effet, aucun n’avait pu se mettre hors de pair, et les rares officiers qui s’étaient fait remarquer n’avaient obtenu que les suffrages de quelques partis très restreints.
Ainsi le moral de l’armée était affaissé, l’État fortement ébranlé, les finances désorganisées ; du dehors, une volonté impérieuse limitait nos efforts, tandis qu’à l’intérieur le parti des découragés s’opposait à toute mesure énergique : que de difficultés pour atteindre le but que l’on se proposait ! Il fallait réorganiser l’armée, relever son courage, élever son moral, extirper les anciens abus ; il ne fallait créer et instruire que dans les limites fixées par le traité et avec cela poser les bases d’une nouvelle organisation militaire plus considérable, dont la puissance devait éclater tout à coup au moment décisif.
Ce fut dans cet ordre d’idées que l’on travailla sans relâche pendant les quelques années qui s’écoulèrent de 1808 à 1811.
D’après le traité avec la France, l’effectif de l’armée devait être de :
24 000 hommes d’infanterie
6 100 hommes de cavalerie
6 000 hommes d’artillerie
6 000 hommes de la garde
Au total : 42 000 hommes
On en forma six corps : chaque corps comprenait les trois armes, et, sous le nom de brigade, avait un effectif de 6 000 à 7 000 hommes.
En outre, l’organisation militaire tout entière comprenait trois gouvernements – ceux de Prusse, de Silésie, et celui de la Marche avec la Poméranie.
Il ne fut naturellement pas difficile de compléter l’armée à l’effectif de 42 000 hommes ; mais il fallait lui donner une nouvelle organisation et surtout lui inspirer un esprit tout nouveau ; pour cela, on eut à lutter contre mille préjugés : contre la mauvaise volonté, les intérêts particuliers, la maladresse, l’indolence et la routine ; mais tous ces obstacles ne purent arrêter le progrès.
En 1809, l’armée était complètement réorganisée, ses règlements et ses manœuvres étaient changés ; on peut dire même que l’esprit qui l’animait avait pris un nouvel essor. Plus rapprochée du peuple que par le passé, elle semblait devoir justifier l’espérance fondée sur elle, qu’à son école l’esprit national tout entier se formerait et deviendrait militaire.
Peu à peu et avec le même bonheur, on surmonta les difficultés auxquelles se heurtait le développement de cet édifice, base de toute la puissance militaire de la, Prusse. De peur d’être trop prolixe, nous n’énumérerons ici ni ces difficultés ni les moyens employés pour les combattre. Qu’il nous suffise de dire que si le but a été atteint, ce ne fut que grâce à une persévérance obstinée à n’employer que des mesures de détail peu apparentes, telles enfin que le permettaient les circonstances.
Voici quelles furent les principales :
- Il fallait pouvoir grossir rapidement l’effectif de l’armée ; dans ce but, on instruisit en permanence des recrues, que l’on renvoyait aussitôt après dans leurs foyers ; par ce moyen, trois ans après, la Prusse put mettre, en ligne une masse de 150 000 hommes ;
- Il fallait fabriquer l’armement nécessaire. On installa des ateliers pour les réparations ; la manufacture de Berlin, qui existait déjà, fut aménagée à nouveau de manière à pouvoir fournir 1 000 fusils par mois ; on créa une nouvelle manufacture à Neisse. En outre, on acheta en Autriche une quantité d’armes relativement considérable. En trois ans, on eut ainsi un approvisionnement dépassant de beaucoup le chiffre de 150 000 fusils ;
- On avait perdu presque toute l’artillerie de campagne. Les huit places qui nous restaient en fournirent une nouvelle ; on y trouva quantité de pièces de bronze que l’on refondit et qu’on remplaça par des pièces en fer. Pour ces opérations, aussi bien que pour la fabrication des projectiles, il fallut réorganiser les usines ; mais en trois ans l’armée fut dotée d’une artillerie de campagne pour 120 000 hommes ;
Enfin nous avions encore huit places fortes qu’il fallait remettre en état, approvisionner et armer. Vrais piliers de la monarchie prussienne, si petite que le flot ennemi la pouvait facilement submerger, ces places fortes, comme des rochers dans la mer, pouvaient seules résister aux efforts de la vague : elles étaient donc tout indiquées pour arracher à l’inondation le plus possible des forces militaires de la Prusse. On créa donc des camps fortifiés à Pillau et à Colberg, à cause de leur situation au bord de la mer ; un troisième, pouvant recevoir des troupes et des approvisionnements de toute sorte, fut également établi à Glatz en Silésie, où se trouvaient déjà les vastes lignes de la Neisse.
Dans ces quatre points de refuge : Colberg, Pillau, Neisse et Glatz, on devait encore rassembler, pour les soustraire à l’ennemi et les mettre en état de servir en cas de besoin, dans le courant même des opérations, toutes les ressources brutes utilisables pour la guerre, tant en hommes qu’en armes et autres objets de toute nature.
En 1812, cette organisation était complète.
Grâce à ces efforts incessants, à cette sage économie dans l’emploi des ressources que nous avions encore à notre disposition, ressources qu’auparavant nous connaissions à peine, l’organisation de l’armée prussienne, de cette armée de 42 000 hommes, lui permettait, en quelques mois, de se grossir jusqu’au chiffre de 120 000 à 150 000 hommes. Chaque unité avait à sa tête un chef jeune, fort, à la hauteur de ses fonctions ; on avait dérogé au funeste principe de l’avan-cement à l’ancienneté. L’homme de valeur qui s’était distingué à la guerre ou avait apporté à l’État un gros tribut de sacrifices était mis en avant. Chacun avait peu à peu senti naître dans son cœur l’amour pour son nouvel état, la confiance en lui-même et la conscience de sa valeur personnelle.
Malgré cette création nouvelle, l’organisation militaire du royaume n’eût pas été complète si l’on n’y avait pas joint à l’idée de défendre le territoire au moyen d’une landwehr et d’un landsturm. La landwehr permettait, au moment même d’une guerre, de doubler ou à peu près, l’effectif de l’armée : ainsi le petit État, même isolé, pouvait se défendre avec nue, certaine indépendance. La préparation de tous les moyens permettant de grossir rapidement l’armée marchait de pair avec la création d’une milice nationale, et les éléments de cette création devaient être fournis par le surplus d’hommes exercés qu’il était impossible d’incorporer dans l’armée.
La nouvelle organisation défensive du pays contre l’oppresseur étranger marchait à grands pas quand elle fut momentanément arrêtée par le traité d’alliance de 1812. Ce traité arrachait à la petite armée la moitié de son effectif, pour le faire concourir à un but entièrement opposé. Naturellement, tout nouvel effort vers le but que nous nous proposions s’en trouva paralysé.
Dans l’incertitude où l’on était que ces moyens ne seraient pas employés à un objet tout contraire, il n’eut pas été sage de les augmenter encore. Non seulement donc, aucun progrès ne fut fait dans l’année, 1812, mais chacun perdit confiance et espoir, et l’armée de secours revint, à la fin de la campagne, affaiblie de 10 000 hommes, ce qui enleva à la meilleure partie des forces le quart de leurs effectifs et de leur valeur. Peut-être, cependant, ce désavantage fut-il, dans l’ensemble, largement compensé par l’expérience de la guerre que s’était acquise le petit corps de secours, par la confiance qu’il avait gagnée en lui et en sa nouvelle organisation, par le respect qu’il avait su inspirer à ses alliés et aussi à ses ennemis, par la nouvelle haine dont il s’était rempli contre les oppresseurs de tous les peuples.
Tel était l’état militaire de la Prusse an moment où la défaite atteignait l’armée française et, comme un torrent qui charrie les débris d’un vaisseau détruit, poussait ses faibles restes sur les plaines de l’Allemagne. On allait donc mettre à exécution les plans dès longtemps préparés, et bientôt sortirait de terre l’audacieux édifice.
Si l’on ne pouvait suivre en tous points les lignes d’un aussi vaste projet, si les grandes idées qui avaient inspiré l’emploi de 250 000 hommes pour la défense du pays devaient, comme cela s’était déjà vu, souffrir dans leur application bien des restrictions (car il est de la nature des œuvres humaines de ne jamais atteindre tout ce, que l’on s’est proposé), on devait cependant compter sur l’énergie et l’activité dans l’exécution pour se rapprocher plus ou moins du but.
La suite a montré, du reste, que l’on n’avait pas fait de vaines spéculations, car en peu de mois ces idées prenaient corps et entraient dans la réalité.