Chapitre IV : Analyse de la prise de décision

Il est très difficile d’analyser la prise de décision de l’administration Kennedy à propos du Viêt-nam puisque comme nous l’avons vu à travers les faits, elle ne suit aucune logique. En outre, aucune décision fondamentale n’est prise sur le Viêt-nam sous l’administration Kennedy. Toutefois, il est possible de faire une série d’observations.

Concernant, l’influence de certaines variables nous vous renvoyons au chapitre consacré à la prise de décision sous Johnson dans la quatrième partie, car nombreuses caractéristiques présentes sous Kennedy sont également présentes sous Johnson mais de manière plus explicites.

4.1. La structure décisionnelle

Le président Kennedy opte pour une centralisation du processus décisionnel au sein de la Maison Blanche et pour des conseillers indépendants de toutes contraintes institutionnelles. Aussi, Kennedy rejette le système bureaucratique, formel d’Eisenhower.

La structure décisionnelle de Kennedy se définit donc par un système informel, direct et peu bureaucratique. Elle se distingue également par sa collégialité et le rôle important rempli par les conseillers.(cfr. partie I pour l’explication théorique de la structure collégiale) Par conséquent, ce système se caractérise comme l’explique Ch-P David par [1]:

1. l’ action directe , plutôt qu’une longue procédure bureaucratique ;

2. une résolution des problèmes entre les conseillers plutôt que dans un contexte d’une gestion organisationnelle ;

3. en exigeant de ses collaborateurs qu’ils débattent devant lui des options de politiques, Kennedy favorise une recherche créatrice des possibilités optimales de prises de décision;

4. une approche informelle afin d’encourager l’expression honnête et sans restriction organisationnelle des points de vue des différents conseillers;

5. le président, à l’occasion s’enquière de l’état d’une question en communiquant directement avec les bureaucrates concernés.

Ces caractéristiques ne valent que si le système collégial est appliqué de manière correcte. Ce qui est loin d’être le cas ici, car l’administration Kennedy se caractérise plutôt par Closed politics[2] : plus la situation devient sensible, plus les experts et les départements sont exclus et plus ce sont les conseillers du président qui prennent la relève. Les experts sont remplacés par des gens loyaux à l’administration. Dès lors, il n’est pas étonnant que ce soient McGeorge Bundy et R. McNamara qui jouent les rôles principaux dans la prise de décision.

Les décisions sont prises en petit comité ayant comme conséquence que l’administration Kennedy ne tient nullement compte d’une série d’options par réticence de consulter des experts dans certains domaines.

4.2.La variable bureaucratique

Si le système se caractérise par la collégialité due à la bonne entente entre les différents conseillers et secrétaires, au niveau des départements il y a une forte rivalité et en même temps une forte divergence à l’égard de la politique à suivre. Le Pentagone et le département d’Etat ont une approche totalement différente du problème.

Pour le premier cité il faut un envoi considérable de forces américaines non seulement pour former l’armée sud-viêtnamienne, mais également pour une intervention américaine.

Pour le département d’Etat par contre, l’intervention américaine doit se limiter aux conseillers et instructeurs, afin que l’armée sud-viêtnamienne puisse se défendre seule. Le département d’Etat attache également une grande importance aux réformes, ce qui n’est pas le cas du département de la Défense.

Ainsi, nous avons pu observer à travers la relation des faits que l’étude des options par les organisations est étroitement liée à leurs missions et à leurs programmes et que ces organisations ne peuvent examiner les problèmes d ‘une façon vraiment détachée. Les départements cherchent uniquement les informations qui confirment leurs options et protègent leurs intérêts. En outre, ils ne présentent que les options qui satisfont exclusivement leurs besoins propres.

Aussi, le C.N.S. qui parvient sous Eisenhower à examiner toutes les propositions et à obtenir une politique cohérente, ne remplit plus ce rôle sous Kennedy. Au niveau du C.N.S., l’accent est mis dorénavant sur le Conseiller à la sécurité nationale, qui perd sa neutralité. Bundy et son personnel n’hésitent pas à s’attribuer des fonctions jusqu’alors entièrement dévolues au département d’Etat : gestion des crises, négociations, planification des options,…

Par rapport à la structure décisionnelle d’Eisenhower, il n’y a pas de Planning Board sous Kennedy pour discuter de ces divergences. Par conséquent, le C.N.S. ne parvient plus à forcer les organisations à formuler des analyses en fonction de l’intérêt national. Ce qui a comme conséquence que le C.N.S., dont le rôle à l’origine est celui d’une agence centrale neutre devant concilier les différents points de vue des différents départements, ne remplit plus cette tâche. Le C.N.S. avec à sa tête le Conseiller à la sécurité nationale agit en fonction de ses intérêts propres et non plus en fonction de l’intérêt national. Il se profile donc comme une nouvelle organisation concurrente aux différents départements. Cette situation va évidemment encore accroître les tensions entre les différents départements et agences.

Aussi, les seuls à pouvoir proposer et à discuter des options ce sont les conseillers, avec en position de force le secrétaire à la Défense et en position de faiblesse, le secrétaire d’Etat. Au niveau de la prise décision, le département de la Défense prend donc les choses en main et cela au détriment du JCS et du département d’Etat.

4.3. La variable du rôle et la variable individuelle

La variable du rôle est très présente sous Kennedy. Nous vous renvoyons d’ailleurs au chapitre consacrée à l’équipe décisionnelle, qui reprend de manière détaillée la variable du rôle.

S’il est évident que la personnalité de J.F.Kennedy joue un rôle important durant sa présidence, cela est peu le cas concernant le Viêt-nam vu son indifférence sur le sujet jusqu’à juillet 1963.

4.4. La variable systémique et l’approche cognitive

Plus que tout autre président confronté au conflit vietnamien, Kennedy perçoit le monde sous l’angle de la bipolarité. Cela s’explique partiellement par la situation internationale de l’époque, mai surtout par sa conviction personnelle que le Communisme est synonyme du Mal. Deux exemples :

n son soutien plus au moins officiel au sénateur McCarthy (cfr. supra)

n En 1956, Kennedy se prononce sur le cas du Viêt-nam de la façon suivante devant l’association des « Amis américains du Viêt-nam »: « Le Viêt-nam représente la pierre angulaire du monde libre en Asie du Sud-Est, la clef de voûte, le doigt qui retient l’eau de l’autre côté de la digue (…) La Birmanie, la Thaïlande, l ‘Inde, le Japon, les Philippines et bien évidemment, le Laos et le Cambodge (…) seront menacés si la marée rouge du communisme déferle sur le Viêt-nam.(…) Il appartient aux Etats-Unis, poursuit Kennedy, de défendre la liberté de ce pays, de soutenir son expansion économique, parce que c’est notre rejeton, nous ne pouvons pas l ‘abandonner ni ignorer ses besoins. » [3] (théorie des dominos).

Ainsi que l’administration Truman et Eisenhower, l’administration Kennedy est persuadée qu’abandonner le Viêt-nam serait un nouveau Munich, qui ferait tomber comme des dominos[4] tous les pays de la région dans le giron-sino-soviétique. De plus, l’Amérique ne peut renoncer à défendre les démocraties sans trahir sa mission séculaire.

A cela, s’ajoute le souvenir de l’échec de la Baie des Cochons, du Laos et du sommet de Vienne. Par conséquent, il n’y a pas seulement la théorie des dominos qui régit la politique menée, mais également l’intérêt de réputation. Ceci se confirme après le sommet de Vienne après lequel Kennedy aurait déclaré « Now we have a problem in making our power credible, and Vietnam looks like the place »[5]

4.5. La variable institutionnelle

Du temps de Kennedy, l’intervention au Viêt-nam ne soulève aucun problème au Congrès. Le Congrès donne sa sanction et vote les crédits nécessaires et cela pour plusieurs raisons :

Ø l’intervention est limitée et se limite officiellement à l’envoi de conseillers.

Ø la majorité des deux partis soutient la politique menée. Elle a d’ailleurs la volonté de bombarder le Nord et que l’effort de guerre soit repris par les troupes américaines. Mais elle ne fait aucun effort pour faire adopter cette politique. Ce qui est compréhensible si on tient compte des rapports de Saigon communiquant que la guerre est en bonne voie d’être gagnée. Dès lors, il n’est nullement nécessaire de bombarder le Nord ou de reprendre le fardeau.

Quant aux autres institutions de manière générale elles sont absentes du processus décisionnel.

4.6. Conclusion

En reprenant notre modèle, nous pouvons observer que le processus de la prise de décision sous Kennedy est plein de lacunes. Le modèle se veut rationnel, mais ne l’est pas. En reprenant les caractéristiques du modèle rationnel (cfr. supra), aucunes de ces étapes ne sont respectées, contrairement par exemple à l’administration Eisenhower. Dans les faits :

Ø l’information est rarement parfaite en ce qu’elle est souvent incomplète, tronquée ou teintée selon les objectifs de ceux qui la fournissent, pour être ensuite interprétée en fonction des préjugés de ceux qui la reçoivent ;

Ø la considération des valeurs et intérêts, ainsi que des options, est faite de façon largement subjective, en fonction des croyances et des structures bureaucratiques des décideurs ;

Ø l’évaluation des options est souvent fortement biaisée

Ø les décideurs ferment souvent les yeux devant les problèmes que crée la solution que l’on a mis de l’avant.

Ø ils s’obstinent à justifier leur choix et à poursuivre l’application de leur décision.

Nous revenons de manière plus détaillée sur ces caractéristiques dans la partie consacrée à la prise de décision sous Johnson

Par conséquent, nous avons un système décisionnel qui se veut rationnel et collégial, mais qui dans les faits est élitiste, impérialiste et manipulateur. Le pouvoir est assumé par un groupe soudé qui a des intérêts et préférences communes.

En conclusion, en appliquant le modèle Sui generis, nous observons que le corps du modèle est complètement tronqué. Les forces inorganisées sont absentes du processus décisionnel et il y a un début de scission entre les forces organisées[6] et l’équipe décisionnelle. Au sein des forces organisées, les différentes bureaucraties sont en conflit, ce qui encourage les propositions et options partisanes. En outre, il n’y a aucune réévaluation des décisions prises et dès lors il y a une absence quasi totale du feed-back.

Conclusion

Nous observons une administration Kennedy hésitante et pleine de contradictions. A cause d’une méconnaissance totale de la complexité du conflit, de l’absence d’informations exactes et d’une prise de décision élitiste et inefficace, la politique vietnamienne de l’administration Kennedy est une politique à court terme, sans objectifs bien établis.

Les décisions prises ont généralement pour effet d’aggraver le problème au lieu de le solutionner, laissant sur la question vietnamienne un lourd héritage à Johnson et rendant quasi inévitable l’engagement militaire américain. La critique la plus sévère que l’on puisse formuler à l’encontre des décisions de Kennedy, c’est qu’elles ont été improvisées, intermittentes, discontinues, en somme tout le contraire d’une politique réfléchie et déterminée. Aussi, durant toute l’administration Kennedy le dualisme their war-our war persiste.

[1] Ch-P. DAVID,op.cit., p. 185.

[2] « The manner and style of the President ‘s use of the Bundy operation, particularly of Mac and Walt and C. Kaysen, but the rest of us, too, was never to have more than five or six people in the thing. We had maybe twenty people in all, but a lot of them were just normal liaison types of one kind or another, or doing security jobs, or special details. The inner group was four, five or six, seldom more. » (déclaration de Komer à la bibliothèque J.FK. en1964) ,in I.M. DESTLER,L.H. GELB, A. LAKE, Our Own Worst Enemy : The Unmaking of American Foreign Policy, New York, Simon & Schuster Inc., 1984, p. 190.

[3] A. KASPI, Kennedy, les 1000 jours d’un président, Paris, Armand Colin, 1993 , p. 144.

[4] Dans le mémorandum du 11 novembre, Rusk et McNamara font référence de manière implicite à la théorie des dominos : « The loss of South-Vietnam would make pointless any further discussion about the importance of Southeast Asia to the free world ; we would have to face the near certainty that the remainder of Southeast Asia and Indonesia would move to a complete accomodation with communism, if not formal incorporation with the Communist bloc. »

[5] L.H. GELB, R.K. BETTS, op.cit, p. 70.

[6] Le Congrès soutient la politique de Kennedy, mais n’intervient pas dans la prise de décision

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