Chapitre premier : Les batailles navales du XVIIIe siècle

 

 Les affrontements franco-britanniquesOn peut partir de l’excellent dictionnaire des guerres navales françaises que nous ont donné l’amiral Dupont et M. Taillemite3. Leur liste des engagements français semble exhaustive. Les chiffres qu’ils donnent peuvent être acceptés, même si Daniel Dessert donne souvent des chiffres différents, qui, curieusement, sont toujours au désavantage de la marine française.

Santa Martha – 29 août-4 septembre 1702. Le chef d’escadre Ducasse, avec 4 vaisseaux, affronte le vieux Benbow dans une course-poursuite dans laquelle l’amiral anglais est trahi par ses capitaines. Ils le paieront de leur vie ou de leur carrière au cours du procès qui s’ensuivra. Les pertes sont nulles, mais il s’agit néanmoins d’un succès psychologique et tactique français.
Vigo – 22 octobre 1702. 13 vaisseaux français (et 13 galions espagnols) perdus. Le maréchal de Château-Renault n’a pas su protéger la flotte de l’or espagnole. La victoire anglaise est indiscutable. Leur gain net se monte à 1 780 000 £, les pertes franco-espagnoles à 8 millions de livres. Après la bataille, 160 canons (sur 968) pourront être repêchés.
Cap de La Roque – 22 mai 1703. Le maréchal de Coëtlogon se heurte à un convoi hollandais. Les cinq vaisseaux de l’escorte se sacrifient et sauvent leur convoi. Les Français ont donc remporté un succès tactique mais manqué un objectif stratégique.
Velez-Malaga – 24 août 1704. Le comte de Toulouse, avec 50 vaisseaux, affronte la flotte de l’amiral Rooke qui dispose d’une force équivalente. C’est un match nul, avec seulement un vaisseau hollandais perdu. En refusant de reprendre le combat après le premier jour, l’amiral français passe à côté d’une splendide victoire puisque les Hollando-Britanniques n’avaient plus de munitions. Cette affaire, indécise sur le plan tactique, est en fait un succès stratégique britannique qui sauve Gibraltar, occupé par surprise trois semaines auparavant.
Gibraltar – 24 décembre 1704. Quatre navires anglais sont perdus, mais Pointis ne parvient pas à empêcher les renforts envoyés d’Angleterre de débarquer. Le blocus, qui complète le siège mené par les Espagnols, est donc tenu en échec.
Gibraltar – 19 mars 1705. Cinq vaisseaux français, aux ordres de Pointis, se heurtent à une flotte de 35 bâtiments anglais. Ils sont tous perdus après une belle résistance au cours de laquelle deux anglais sont coulés. Les Franco-Espagnols renoncent au siège de Gibraltar.
Toulon – juillet-août 1707. Quinze vaisseaux français se sabordent dans la rade durant le siège et ne seront pas relevés. Cette affaire a beaucoup été reprochée à la Marine et on trouve même quelques publicistes pour y voir la préfiguration du sabordage de 1942. C’est faire bon marché de la situation désespérée de la France au plus fort de la guerre de Succession d’Espagne. La flotte n’a pas appareillé pour la simple raison qu’elle ne le pouvait pas : il n’y avait pas assez d’équipages. Il faut, en outre, noter qu’une grande partie du matériel (canons, cordages, voiles…) pourra être récupérée.
Cap Lizard – 21 octobre 1707. L’affaire de Toulon éclipse ce brillant succès français dont on ne parle presque jamais et que Daniel Dessert oublie. Duguay-Trouin et Forbin tombent sur un convoi anglais et le capturent presque entièrement : quatre vaisseaux de guerre et soixante navires marchands. Cette action d’éclat bloque le ravitaillement des Impériaux en Catalogne et contribue à sauver Philippe V.
Rio – septembre-octobre 1711. C’est l’attaque célèbre du port par Duguay-Trouin qui se termine par la mise à sac de la ville et la capture de quatre vaisseaux et une soixantaine de navires marchands. Les Français rentrent avec un butin immense.
Cap Sicié – 22 février 1744. L’une des illustrations de la sclérose tactique du XVIIIe siècle. 29 vaisseaux anglais affrontent une force de 15 vaisseaux français et 12 espagnols. Le combat n’est pas mené avec une grande énergie de part et d’autre. La France peut être considérée comme ayant pris l’avantage tactique, puisqu’un vaisseau anglais est perdu, et stratégique, puisque le blocus anglais de l’escadre espagnole doit être levé.
Négapatam – 6 juillet 1746. La Bourdonnais se heurte à une escadre anglaise dans un combat une fois de plus indécis, sans aucune perte. Mais c’est un succès stratégique français : l’escadre anglaise abandonne Madras, qui capitule.
Cap Ortegal – 4 mai 1747. Trois vaisseaux (et deux frégates) français, aux ordres de La Jonquière, sont perdus. Mais le convoi d’une quarantaine de navires à destination de l’Amérique qu’ils escortaient est sauvé.
Cap Finisterre – 25 octobre 1747. Six des huit vaisseaux français sont perdus, mais, là encore, leur sacrifice sauve un convoi de 250 marchands. L’escadre anglaise de l’amiral Anson (14 vaisseaux), très maltraitée, ne peut poursuivre. Suffren, qui n’était pas porté à l’indulgence, parle « d’une des plus glorieuses actions jamais livrées sur mer ».
Port Mahon – 20 mai 1756. Une escadre britannique de 13 vaisseaux, venue au secours de Minorque, se heurte aux 12 vaisseaux de La Galissonière qui protège le corps expéditionnaire qui a débarqué en avril. La ligne britannique est désorganisée par un feu français précis. Aucune perte, mais la victoire stratégique reste à la France : l’île, que l’Angleterre tenait depuis la guerre de Succession d’Espagne, repasse à l’Espagne. L’amiral Byng sera injustement condamné pour avoir manqué au règlement tactique en ne tenant pas sa ligne.
Cap Palos – 27 mars 1758. Le chef d’escadre La Clue, bloqué dans Carthagène, ne peut venir au secours des vaisseaux de Duquesne qui livrent un combat sans espoir. Deux sont perdus.
Gondelour – 29 avril 1758. Engagement de l’amiral d’Aché, qui, avec une petite escadre composée, pour l’essentiel, de navires de la Compagnie des Indes, malmène les 7 vaisseaux de l’amiral Pocock, qui décrochent. Ce succès entraîne la chute de Gondelour assiégée par Lally-Tollendal.
Karikal – 3 août 1758. Nouvel engagement indécis de l’amiral d’Aché. Sa décision de retourner à l’île de France pour se refaire empêche Tally-Tollendal de lancer son attaque contre Madras.
Porto Novo – 10 septembre 1759. Mêmes participants, même absence de résultat.
Lagos – 18-19 août 1759. La Clue, avec 7 vaisseaux, se heurte aux 16 vaisseaux et aux 10 frégates de Boscawen. Après le combat du premier jour, il se réfugie dans la baie portugaise d’Almadora, mais Boscawen l’y poursuit. Cinq vaisseaux français sont perdus. Cette défaite compromet d’emblée le projet de débarquement en Angleterre.
Les Cardinaux – 20 novembre 1759. L’escadre du maréchal de Conflans est accrochée par celle de l’amiral Hawke au large de Quiberon. Hawke poursuit Conflans, par gros temps, au milieu des petits fonds, gros temps qui se change en tempête. Six vaisseaux français sont perdus sur les rochers de l’île d’Avès dans des circonstances qui donnent encore lieu à polémique. Les Anglais perdent deux vaisseaux. Six autres vaisseaux français, qui ont réussi à se sauver, resteront bloqués jusqu’au début de 1761.
Ouessant – 27 juillet 1778. Les 32 vaisseaux de d’Orvilliers engagent les 30 vaisseaux de l’amiral Keppel après quatre jours de manœuvre. La bataille est indécise. Aucun vaisseau n’est perdu de part et d’autre, mais plusieurs unités britanniques ont été sérieusement malmenées. Le fait d’avoir tenu en échec la flotte britannique et d’avoir pris l’ascendant psychologique est ressenti en France comme une victoire. Celle-ci aurait pu être plus nette si le duc de Chartres (futur Philippe-Égalité) avait exécuté correctement les ordres qui lui étaient donnés. La flotte française reprend la mer en août et garde la maîtrise de la Manche pendant un mois, mais sans rien entreprendre.
Fort Royal (Martinique) – 18 décembre 1779. Lamotte-Picquet perd 3 vaisseaux sur 7 mais sauve son convoi.
La Dominique – 1780. Français et Britanniques se livrent trois combats successifs (20-21 mars ; 17 avril ; 15 et 19 mai) qui sont indécis sur le plan tactique (un navire anglais perdu, un autre irréparable) et dont Castex fera l’une des plus éclatantes illustrations du blocage tactique du XVIIIe siècle. Guichen, bridé par des instructions contraignantes, n’ose pas profiter de son avantage pour attaquer les positions britanniques.
La Chesapeake – 5 septembre 1781. L’amiral Graves se heurte à l’escadre française de De Grasse et ne peut débloquer l’armée de Cornwalis enfermée dans Yorktown. Le combat n’a pas été mené sur la plan tactique avec une grande vigueur. Les Anglais perdent un seul vaisseau (cinq autres sont gravement avariés) mais les conséquences stratégiques sont immenses. On a souvent écrit que De Grasse avait donné aux États-Unis leur indépendance. Celle-ci était certainement inévitable, mais il ne fait guère de doute que l’issue de la bataille a contribué à hâter le dénouement de la guerre.
La Praya – 16 avril 1781. La première des batailles livrées par Suffren. C’est l’exemple type de bataille de rencontre dans lequel aucun des deux protagonistes n’a eu le temps de préparer un plan et de monter un dispositif. Arrivés aux îles du Cap-Vert pour y faire de l’eau, les Français découvrent l’escadre de l’amiral Johnstone qui se prépare à attaquer la place hollandaise du Cap. Suffren pénètre dans la baie et canonne les Britanniques qui réagissent avec vigueur. La charge furieuse de Suffren aurait pu mal tourner pour lui, car la plupart de ses commandants n’ont pas suivi. Mais elle est restée fameuse pour l’intrépidité avec laquelle elle fut menée du côté français. Elle mérite aussi d’être rappelée en raison de son impact stratégique : l’escadre britannique met plusieurs semaines à se refaire et ce délai permet de renforcer la place hollandaise du Cap.
Les Saintes – 12 avril 1782. L’amiral De Grasse termine sa campagne en mer des Antilles par une très lourde défaite face à l’amiral Rodney qui réussit à rompre la ligne adverse. Les Français perdent 5 vaisseaux, puis deux autres encore (et deux frégates) dans un nouvel engagement le 25 avril. Cette défaite entraîne l’abandon du projet d’attaque de la Jamaïque (qui sera ultérieurement repris, mais ne pourra être exécuté avant la fin de la guerre). L’affaire aura une suite pénible avec les accusations portées par De Grasse contre ses subordonnés qui l’ont mal soutenu, un Conseil de guerre tenu dans des conditions discutables à Lorient, et la disgrâce royale qui frappera l’infortuné amiral.
Sadras, Provédien, Negapatam, Trinquemalé – 1782 + Gondelour – 1783. Les cinq batailles que Suffren livre à l’amiral Hughes. Les stratégistes ont magnifié l’épopée du bailli qui aurait transcendé les blocages de tous ordres de son temps. Une relecture récente relativise beaucoup cette épopée4, certes conduite avec fougue mais sur un théâtre périphérique avec des moyens très marginaux, incapables de peser sur le cours global du conflit. Si Suffren sera tellement fêté par l’opinion à son retour en France, ce sera aussi pour effacer l’humiliation qui a terni la campagne dans les Antilles avec la défaite des Saintes. Le roi ne jugera pas à propos de lui donner le bâton de maréchal de France. Son adversaire Hughes, loin d’être traité en vaincu, sera très bien reçu en Angleterre et cumulera les honneurs.

Avec Gondelour prend fin la série des campagnes d’Ancien Régime. La désorganisation de la marine dans la tourmente révolutionnaire sera telle qu’elle interdira toute rencontre majeure, la France étant, dès le déclenchement de la guerre en 1791, incapable de mettre à la mer une escadre. Il n’y aura que des combats opposant des petits groupes ou des vaisseaux isolés. Les plus lourdes pertes seront subies en 1793, hors de tout combat naval : la capture de Toulon par les Anglais entraîne la perte de 15 vaisseaux.

Et les autres…

 

 

Il s’agit là d’une vision franco-anglaise. Certes, celle-ci se justifie par le statut éminent de ces deux pays dont la rivalité écrase tous les autres aspects internationaux du XVIIIe siècle. Ceux-ci ne sont pas pour autant quantité négligeable. Un rapide tour d’horizon révèle d’autres batailles qui ne sont pas à négliger.

Les marines méditerranéennes

 

 

Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, la montée du monde atlantique n’a pas entraîné un dépérissement des pays méditerranéens et la sérénissime est encore en état de soutenir un affrontement avec les Turcs, qui sont encore de réagir avec vigueur.

La marine vénitienne et la marine turque continuent à s’affronter suite aux tentatives de Venise de remettre la main sur la Morée. La deuxième guerre, de 1714 à 1718, voit des batailles répétées.

Corfou – 8 juillet 1716. Andrea Corner, avec 27 vaisseaux, résiste à l’assaut d’une flotte turque deux fois plus nombreuse.
Les deux batailles de Lemnos – 12 et 16 juillet 1717. La flotte vénitienne se heurte, par deux fois, à la flotte turque. Les deux affrontements sont indécis, mais les navires vénitiens sont quelque peu malmenés.
La première bataille du cap Matapan – 19 juillet 1717. Les 33 navires de la flotte vénitienne sont attaqués par les 44 navires de la flotte turque qui sont repoussés après un vif échange d’artillerie.
La deuxième bataille du cap Matapan – 20-22 juillet 1718. La flotte vénitienne repousse, une nouvelle fois, la flotte turque pourtant supérieure en nombre. La paix est signée tout de suite après.

Même s’il ne s’agit plus des immenses flottes de galères du XVIe siècle, cette guerre montre que Venise n’est pas parvenu au stade ultime de son déclin. Certes, elle perd la Morée à la paix de Passarowitz, mais elle ne s’est pas rendue sans combattre et sa flotte numériquement inférieure a fait jeu égal avec la flotte turque. Celle-ci ne peut plus rivaliser avec les flottes des grandes puissances européennes, mais elle n’en a pas moins su enrayer la dégradation qui l’avait caractérisée au XVIIe siècle et qu’avait dénoncé, en 1670, un voyageur britannique :

Il n’y a qu’à remarquer combien de fois les Turcs, tout formidables qu’ils sont ont été battus sur la mer, par la petite République de Venise. La puissance des Turcs sur mer est fort diminuée depuis la guerre qu’ils ont en Candie et ils ont tellement perdu l’espérance d’y pouvoir bien réussi qu’ils ont abandonné l’usage des vaisseaux et des galéasses… Ils bâtissent des vaisseaux légers qui leur servent à faire des courses 5.

 

 

Le royaume de Naples, dans la seconde moitié du siècle, entame un effort de modernisation navale, avec l’aide de conseillers britanniques. Il aurait pu porter ses fruits, mais sera emporté, lui aussi, par la tourmente révolutionnaire.

Celle-ci entraînera également la liquidation ignominieuse de l’ordre de Malte, qui n’est plus que l’ombre de lui-même dans son dernier siècle d’existence, même s’il lui arrive encore de porter des coups aux Turcs, comme lors de l’heureuse croisière du bailli de Chambray.

On peut noter la totale absence de l’Autriche sur mer. Certes son débouché maritime sur l’adriatique est étroit, mais il faut surtout incriminer l’obsession de la défense des confins militaires face au Turc toujours menaçant. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que les Habsbourg se dotent de l’embryon d’une marine6.

Le déclin espagnol

 

 

11 août 1718, Cap Passaro entre l’Angleterre et l’Espagne. La flotte espagnole subit une dure défaite qui met fin à la tentative de récupération de la Sicile : 11 navires espagnols sont perdus, dont 7 capturés au cours de la chasse donnée par l’amiral Byng, le futur vaincu de Minorque. Les Autrichiens en profitent pour reconquérir la Sicile.

Du Cap Passaro à Trafalgar, l’image a longtemps été ancrée d’une irrésistible décadence de la marine espagnole qui aurait encaissé les coups sans les rendre et aurait été incapable de se moderniser. C’est ce que les historiens espagnols ont appelé la Leyenda negra. Les travaux récents tendent à corriger cette image négative. La marine espagnole au XVIIIe siècle essaie avec succès de se moderniser7. Elle mène des voyages d’exploration (Bustamante et Malaspina) qui soutiennent la comparaison avec les voyages français et anglais, même s’ils sont moins connus. Son appoint est pris très au sérieux par la France qui espère ainsi rétablir l’équilibre avec la Grande-Bretagne. C’est l’un des objets principaux du Pacte de famille et de la politique de Choiseul8. Cet espoir sera très largement déçu pour des raisons diverses : si les navires espagnols sont souvent de bonne qualité, l’Espagne, comme la France, a des difficultés à les armer convenablement du fait du manque d’hommes. Surtout, les officiers espagnols ne sont guère convaincus du bien-fondé de cette politique d’alliance : la collaboration de leurs amiraux avec les Français sera presque toujours réticente, sinon empreinte d’hostilité.

L’effacement hollandais

 

 

Dogger Bank – 5 août 1781. Encore un exemple de bataille de rencontre lorsqu’un convoi britannique et hollandais en provenance de la Baltique se croisent en mer du Nord. Les deux escortes, chacune composée de 7 vaisseaux, engagent un combat extrêmement dur avec de nombreux tués de part et d’autres et de graves avaries. Un navire hollandais est coulé, les deux convois continuent leur route. À titre de comparaison sur l’impact tactique d’une telle bataille, on peut indiquer qu’une tempête dans la même mer du Nord, l’année suivante, provoque la perte de 8 navires britanniques.

La marine hollandaise est, comme la marine espagnole, une grande inconnue, longtemps tenue pour quantité négligeable. Après les grands affrontements du XVIIe siècle, un renversement politique complet a fait de la Hollande un allié fidèle de la Grande-Bretagne face à la menace hégémonique de la France louis-quatorzienne. L’appoint hollandais annule, dans une certaine mesure, l’appoint espagnol sur lequel comptent les Français. Il se révélera d’ailleurs aussi peu profitable que celui des Espagnols pour les Français. Le plus souvent, la Hollande cherchera à rester neutre ou, si elle est entraînée dans les hostilités, à s’impliquer le moins possible dans les opérations. Durant la guerre de Sept Ans, la neutralité favorise le commerce hollandais, mais la marine britannique, qui n’est pas très regardante sur la nationalité des prises, lui cause de sérieux dommages. C’est cette attitude méprisante des britanniques qui contribuera à faire changer de camp la Hollande : durant la guerre d’Indépendance américaine, elle s’alliera aux Français contre les Anglais. Choix d’ailleurs peu heureux qui contribuera à accélérer sa décadence.

Le problème de la flotte hollandaise est son inaptitude à opérer outre-mer. Elle dispose de vaisseaux plus petits que la normale, adaptés au théâtre de la mer du Nord et aux atterrages des Provinces unies : un seul port hollandais est capable d’accueillir des navires d’un fort tirant d’eau, celui de Vlissingen en Zélande9. La contrepartie est qu’ils sont incapables d’opérer loin de leur base : une expédition visant à restaurer les positions hollandaises dans le golfe du Bengale durant la guerre de Sept Ans échouera complètement face à la réaction britannique en 175910.

On doit cependant noter que l’argument géographique n’explique pas tout : les provinces unies étaient capables, durant la guerre de Hollande, d’envoyer l’escadre de Ruyter en Méditerranée pour aider les Espagnols. Plus que d’un déterminisme géostratégique, il faut plutôt voir dans cette répugnance à opérer loin des côtes une manifestation du déclin de la puissance hollandaise : le pays adopte spontanément une posture défensive et renonce à son ancienne politique expansionniste.

Les marines nordiques

 

 

Il faut également évoquer les marines nordiques. Les pays nordiques ne sont pas, au XVIIIe siècle, des petits pays qui s’abritent derrière la neutralité. Le Danemark, longtemps puissance dominante de la Baltique, doit s’effacer derrière la Suède, mais il ne cède pas sans combattre. C’est l’objet de la grande guerre du Nord qui dure de 1700 à 1721 et qui est marquée par plusieurs batailles dano-suédoises.

Baie de Kjöge – 4 octobre 1710. La flotte danoise de l’amiral Gyldenlove, forte de 26 vaisseaux, est attaquée à l’aube par les 26 vaisseaux suédois de l’amiral Wachmeister. Un navire danois et deux navires suédois sont perdus dans l’action.
Femern – 24 avril 1715. Une division danoise de 9 navires surprend une division suédoise de 6 unités et la chasse jusqu’à la baie de Kiel où elle l’oblige à se rendre.
Rugen – 8 août 1715. La bataille se déroule selon un schéma classique en ligne avec des forces égales (21 vaisseaux de part et d’autre). Un long échange d’artillerie se termine de manière indécise, sans navire coulé, mais le succès stratégique reste aux Danois : la flotte suédoise se replie et les lignes de ravitaillement suédoises sont coupées.
Dynekinen – 8 juillet 1716. L’amiral Tordenskjold détruit une escadre de galères suédoises dans le Kattegat. Cette défaite ruine le projet de Charles XII d’envahir la Norvège.

la marine suédoise est l’une des grandes inconnues de l’époque moderne. Pourtant, elle a opéré, sous l’impulsion de l’amiral-général Hans Wachtmeister, une réorganisation profonde qui en a fait, au début du XVIIIe siècle, une force de combat efficace. Cette modernisation sera compromise dans les années 1780 à l’époque gustavienne lorsque la désignation des chefs de la Marine résultera d’abord de critères politiques11. Sur un plan matériel, la marine suédoise réalisera d’excellents navires, tout comme les Danois qui disposent d’un remarquable réseau d’espionnage leur permettant de copier les meilleures réalisations étrangères.

L’apparition de la Russie

 

 

Mais la rivalité entre le Danemark et la Suède va bientôt s’effacer devant la puissance montante de la Baltique : la Russie. La flotte russe, créée par Pierre le Grand, va faire ses premières armes durant ces grandes guerres du Nord.

Gangut (Hango) – 6 août 1714. La première victoire sur la Suède. Une flotte de 100 galères détruit les 7 navires de la division suédoise de l’amiral Ehrenskjold. La bataille est restée célèbre dans la marine russe. Au XIXe siècle, un cuirassé s’appelait le Gangut. Mais la victoire a été très chèrement acquise : 40 des 100 galères sont hors de combat.
Aaland – 7 août 1720. Le scénario de Gangut se reproduit. Les galères russes rencontrent une division suédoise de 4 vaisseaux et 6 frégates. 4 frégates sont capturées mais 45 galères russes sont hors de combat.

La marine russe se signalera ensuite en Méditerranée durant la guerre avec la Turquie, marquée par une nette victoire tactique.

Chios – 5 juillet 1770. L’amiral Orlov, avec 9 vaisseaux et 3 frégates, rencontre une flotte turque de 20 vaisseaux. Les Russes perdent un vaisseau, celui du vice-amiral Spiridov qui aborde un navire turque et explose avec lui. Les Turcs malmenés se réfugient dans la baie de Chesmé.
Chesmé – 6-7 juillet 1770. Orlov lance ses brûlots contre la flotte turque. Celle-ci est entièrement détruite. Il s’agit là d’une grande victoire, qui ne pourra être complètement exploitée par suite de l’impossibilité de forcer le passage des Dardanelles.

Ces batailles sont mal connues en Occident en raison de la difficulté d’accéder aux sources russes et turques. Leurs caractéristique dominante est l’emploi de brûlots, depuis longtemps passé de mode chez les puissances occidentales. La principale question en suspens est de savoir s’il faut en accorder le crédit aux marins russes ou à leurs conseillers britanniques : Greig, Elphinstone, Dugdale et Mackensie. Les historiens britanniques ont eu tôt fait d’en tirer la conclusion qui leur paraissait logique. Norman Saül, qui a repris l’examen du dossier, aboutit à une conclusion inverse12 : il n’existe dans les documents de l’époque aucun indice suggérant que le crédit de la victoire ne doit pas être accordé aux amiraux Orlov et Spiridov.

La marine russe se manifestera avec énergie durant la deuxième guerre de la Baltique.

Hoglund – 17 juillet 1788. Les flottes russe (aux ordres de l’écossais Grüg 17 vaisseaux) et suédoise (duc Charles, 15 vaisseaux) se rencontrent dans le golfe de Finlande. Pas de résultat tactique (1 vaisseau perdu de part et d’autre), mais l’offensive suédoise doit être arrêtée.
Oeland – 26 juillet 1789. Rencontre indécise après un combat que les Suédois cherchent à éviter. Ils se réfugient dans leur base de Karlskrona où ils sont bloqués par la flotte russe.
Première bataille de Svenska Sund – 24 août 1789. La flotte suédoise a pris une position défensive près du rivage, mais l’attaque russe brise leur ligne. Les Suédois perdent 8 vaisseaux ainsi qu’une trentaine de transports. Leurs opérations terrestres s’en trouvent arrêtées.
Reval – 13 mai 1790. Une escadre suédoise qui veut attaquer la flotte russe est désorganisée par la tempête et doit se replier en perdant un vaisseau.
Kronstadt – 3-4 juin 1790. La flotte suédoise tente d’empêcher la jonction entre les escadres russes de Kronstadt et de Reval. Elle n’y réussit pas et l’arrivée de l’escadre de Reval la contraint à se réfugier dans la baie de Vyborg où la flotte russe, désormais concentrée, la bloque.
Vyborg – 3 juillet 1790. Les Suédois décident de rompre le blocus et lance une attaque surprise contre l’escadre bloquante. Ils parviennent à passer grâce à une manœuvre bien conçue et exécutée. Ils perdent 7 vaisseaux, ainsi que plusieurs dizaines de navires plus petits de transport, mais la flotte russe perd 11 vaisseaux.
Deuxième bataille de Svenska Sund – 9-10 juillet 1790. Encore une fois, la flotte russe se lance à l’attaque d’une flotte suédoise installée dans une forte position défensive. Son attaque échoue complètement et les Suédois entament une poursuite qui se transforme en déroute. 64 des 140 navires russes sont perdus. À la suite de cette défaite, Catherine de Russie se décide à accepter la paix.

La caractéristique de ces batailles est l’emploi de galères qui ont disparu, depuis plusieurs décennies, des ordres de bataille des flottes européennes. Leur persistance dans la Baltique est la conséquence de la configuration très particulière de ce théâtre avec de multiples archipels côtiers et de petits fonds dans lesquels les vaisseaux ne peuvent pas s’aventurer. La Suède développera même la formule originale de l’Archipelago Flota, flotte de l’archipel composée de barques et de petites embarcations et placée sous la dépendance de l’armée de Terre et non de la Marine.

La marine russe interviendra également dans la guerre avec la Turquie, dans des batailles surtout fluviales.

Dniepr – 28-29 juin 1788. Les Russes montent une flottille de 70 canonnières commandées par un Allemand, le prince de Nassau Siegen et une division de 13 petits vaisseaux sous le commandement de l’Américain Paul Jones. Ils vont affronter une flotte turque de 100 navires, dont 22 vaisseaux, qui bloque l’estuaire du Dniepr. Appuyée par une forte batterie côtière installée à la pointe de Kinburn, les Russes infligent une lourde défaite à la flotte turque ; ils détruisent 10 navires pour une seule frégate perdue.
Tendra – 8-9 septembre 1790. L’amiral Ouchakov, avec 10 vaisseaux, rencontre une division turque de 14 vaisseaux. Les Russes prennent l’avantage et capturent 2 vaisseaux turcs dont le navire amiral qui explose après sa reddition.
Cap Kaliakra – 11 août 1791. Dernier engagement de la guerre de Crimée, il se limite à un échange d’artillerie sans résultat. L’armistice est signé aussitôt après. La paix de Jassy, conclue l’année suivante, entérine l’installation de la Russie sur la rive Nord de la mer Noire.

Aussi bien contre la Suède que contre la Turquie, la flotte russe a obtenu des résultats honorables. Certes, il ne s’agit pas de grandes batailles en ligne comme celles que l’on observe en Europe occidentale. Le nombre d’unités engagées est très élevé, mais il s’agit de galères, de canonnières ou de petits vaisseaux. Par ailleurs, on ne doit pas oublier le rôle de mercenaires étrangers. La performance d’ensemble n’en est pas moins notable et montre la rapidité des progrès accomplis par la puissance montante de l’Europe orientale.

Chapitre Deuxième : Les dimensions de la guerre sur mer au XVIIIe siècle

 

Notes:

3 Maurice Dupont et Étienne Taillemite, Les guerres navales françaises du Moyen Âge à la guerre du Golfe, Paris, SPM, 1995.

4 François Caron, La guerre incomprise ou le mythe de Suffren, la campagne en Inde, 1781-1783, Vincennes, Service historique de la Marine, 1996.

5 M. Briot, Histoire de l’état présent de l’empire ottoman, Amsterdam, Chez Abraham Wolfgank, 1670, pp. 491 et 496.

6 Cf. jean Bérenger, “Les Habsbourg et la mer”, dans État, marine et société, Mélanges offerts à Jean Meyer, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1995.

7 Cf. John D. Harbron, Trafalgar and the Spanish Navy, Annapolis, Naval Institute Press, 1988 et surtout Jose Merino, L’armada española en el siglo XVIII Madrid, Fundacìon universitaria, española, 1981.

8 H.M. Scott, “The Importance of Bourbon Naval Reconstruction to the Strategy of Choiseul after the Seven Years’ War”, The International History Review, I-1, janvier 1979, p. 28-32.

9 Jan Gletes, Navies and Nations, Warships, Navies and State Building in Europe and America, Stockholm, Almqvist & Wiksell International 1993, p. 223.

10 Cf. C.R. Boxer, The Dutch Seaborne Empire, 1600-1800, Londres, Hutchinson, 1965.

11 Göran Rystad, Klaus-R. Böhme et Wilhelm M. Carlgren (eds.), In Quest of Trade and Security. The Baltic in Power Politics, 1500-1990, Stockholm-Lund, Probus-Lund University Press, vol. I, 1994.

12 Norman Saül, “The Russian Navy, 1682-1854. Some Suggestions for Future Studies”, dans Craig Symonds (ed), News Aspects in Naval History, Annapolis, Naval Institute Press, 1981.

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