Chapitre VI. L’armistice et ses conséquences 

La durée de l’armistice fut fixée à sept semaines, d’une part parce que ce laps de temps pouvait être largement mis à profit par les Alliés pour renouveler et augmenter considéra­blement les forces épuisées par deux batailles, pour les pré­parer énergiquement à la lutte à ve­nir et, d’autre part pour permettre à l’Autriche de mettre à pro­fit, comme elle le dési­rait, cette période d’inaction. En prin­cipe, en entreprenant cette guerre contre la France, il eût fallu compter sur deux facteurs capables d’opposer aux forces françaises un contre­poids suffisant.

En effet, l’on devait compter sur un soulèvement géné­ral en Allemagne, sur la défection de la Confédération du Rhin, sur des troubles en Suisse, en Tyrol, en Italie et en même temps sur la neutralité de l’Autriche ou sur sa com­plète adhésion.

Si l’un de ces deux événements favorables se produi­sait avec toutes ses conséquences, il donnait au parti des Al­liés, pour la continuation de la campagne, des éléments de force suffisants pour pouvoir compter avec vraisem­blance sur une issue heureuse. En ce qui concernait l’adhésion des puis­san­ces du Nord, la Suède et le Dane­mark, on n’était pas non plus sans espoir. La Suède s’était déjà déclarée d’une ma­nière peu équivoque et, au pis aller, par l’équilibre de leurs forces, neutraliserait le Dane­mark.

Dans le monde politique, la certitude n’existe pas, mais on doit savoir se contenter d’un degré plus ou moins élevé de vraisemblance. On pouvait donc dire simplement les deux événements sont possibles ; on est, par conséquent, d’autant plus autorisé à compter sur la réalisation de l’un des deux. Telles étaient les considérations que des gens de bon sens pouvaient opposer à ceux qui ne parlaient toujours que de l’insuffisance de nos moyens, de l’éloignement des renforts fournis par les Russes et qui, par là, prétendaient faire preuve de la science la plus éclairée. Mais c’est une science bien stérile que celle qui n’envisage que les diffi­cultés.

La suite montra bientôt que l’on ne s’était pas trompé dans les calculs. Ce que l’on avait attendu des peuples et des princes allemands ne se réalisa pas et, bien que l’édifice tout entier du conquérant vacillât un instant et menaçat de s’écrouler en Allemagne, le bras robuste de l’Empereur s’entendait à le remettre aussitôt debout. Par contre, l’Autriche se déclara contre lui, et il se vit par là trompé dans les effets les plus assurés de sa toute-puissance. L’Autriche s’était montrée déjà assez peu équivoque au mois d’avril, mais à ce moment ses dispositions n’étaient pas suffisam­ment prises pour pouvoir aussitôt commencer la guerre. Dans ces circonstances, il était nécessaire de rester conti­nuellement en relations avec l’Autriche pour les résolutions à prendre, et c’est ce qui avait déterminé la conclusion de l’armistice.

Si l’on examine sérieusement les diverses phases des événements qui se sont produits depuis décembre 1912, on ne peut nier que la Prusse et l’Autriche auraient pu activer davantage leurs résolutions et leurs armements et prendre de très bonne heure des mesures importantes qui auraient fait avancer les choses et modifié complètement la situation. Mais ce serait dénoter peu de connaissance de l’histoire et des hommes que de vouloir la perfec­tion dans n’importe quelle action. Celui qui agirait ainsi n’a qu’à jeter un coup d’œil sur son propre ménage, sur l’admi­nistration de ses biens, sur son genre de vie, il verra combien peu il est en droit d’exiger cette perfection ! Cette réflexion est destinée à mettre en garde ceux qui voudraient accorder leur confiance à de semblables criailleries et à empêcher que leur foi dans la bonne cause soit troublée par un bavardage vide de sens. Dans le monde politique, il faut donc se contenter d’une per­fection approximative, et, certes, on pourra être satisfait si les événements prennent une tournure plus favorable qu’on ne l’avait espéré tout d’abord.

Mais qui de nous espérait, en décembre 1812, qu’en juin 1816 la Russie, la Prusse et l’Autriche se trouveraient, avec des forces redoutables et supérieures, sur l’Elbe et l’Oder et forceraient l’empereur des Français à reconnaître une autre loi que celle de son arbitraire sans bornes ? Du moins, l’auteur de ces pages n’a rencontré à cette époque personne qui eût voulu croire à une irruption des Russes jusque sur la Vistule, même jusqu’au delà du Niémen et de la Pregel, pas plus qu’à une déclaration de guerre faite à la France par la Prusse et surtout par l’Autriche.

Si l’on avait dit, dans six mois, l’empereur Napoléon aura en Allemagne une armée de plusieurs milliers d’hommes et il livrera aux Alliés deux grandes batailles avec des forces bien supérieures, quel est celui qui n’aurait pas cru que les conséquences de ces événements seraient la dis­persion et le découragement chez les Alliés, leur retraite jusqu’au fond de la Pologne et de la Prusse et enfin le si­lence absolu de l’Autriche ? Et ils ne nous feront pas croire qu’ils ont pensé autrement, ceux qui, aujourd’hui encore, craignent tout de la toute-puissance de l’empereur des Fran­çais et cherchent à décourager les autres. Soyons donc re­connais­sants envers la Providence, qui nous a conduits plus loin que nous ne l’espérions ; envers l’empereur Alexandre, qui, confiant dans la Prusse et dans l’Autriche, a poursuivi vigou­reusement l’ennemi jusque sur l’Oder ; soyons recon­nais­sants envers notre souverain, qui, ne s’étant pas laissé abat­tre par les mauvaises chances précé­dentes, ni arrêter par les conseils de bavards prétentieux mais poltrons, prit les armes pour l’honneur et l’indépendance de son peuple ; reconnais­sants enfin envers cet empereur allemand qui, ne s’étant pas cru engagé par les liens d’une parenté imposée par la vio­lence, s’est déclaré sans crainte pour l’indépendance de l’Allemagne et de la Prusse.

Les progrès que nous faisions pendant l’armistice dans nos armements ne peuvent naturellement pas être exposés ici. Nous ferons seulement remarquer, d’une manière géné­rale, les conditions dans lesquelles ils ont été accomplis :

  1. L’armée russe s’était fait rejoindre par ses renforts et de plus par les réserves nécessaires, pendant qu’une ar­mée de 100 000 hommes au moins formait en Pologne une forte réserve ;
  2. L’armée prussienne s’était et avait pris ses disposi­tions pour réparer rapidement les pertes qu’elle avait subies au cours de la campagne ;
  3. Les troupes de réserve existantes avaient été for­mées d’une manière parfaite et incorporées dans l’armée ;
  4. Les fusils et les canons qui faisaient défaut étaient arri­vés d’Autriche et d’Angleterre ;
  5. Les munitions, tirées également d’Autriche et d’Angle­terre, avaient été augmentées de manière que Von n’ait pas à redouter d’en manquer ;
  6. Des effets d’habillement et surtout des chaussures avaient été réunis dans les magasins ;
  7. Grâce à ces mesures, toute la landwehr avait été habillée, complètement armée et, en outre, munie de tous les effets nécessaires à son équipement. De plus, les formations et les exercices des troupes de landwehr avaient été complé­tés pendant ce temps, de telle sorte qu’elles pouvaient être entièrement comparées au reste de l’armée ;
  8. La place forte de Schweidnitz avait été restaurée et pour­vue de tout le nécessaire ; les autres forteresses avaient été armées ;
  9. Les têtes de pont nécessaires avaient été créées sur l’Oder ;
  10. Les vivres nécessaires pour le début des opérations avaient été réunis.

II n’y a aucune raison pour exposer ici ce que l’Autriche a fait pendant ce temps. Néanmoins, il n’y a pas lieu de cacher qu’elle s’est présentée avec une puissance en rapport avec ses moyens et qui devait presque doubler les forces déjà existantes des Alliés.

En même temps, la Suède arrivait sur le théâtre de la guerre avec une armée de secours considérable. De son côté, l’empereur français mettait à profit, autant que pos­sible, l’armistice que lui-même avait proposé. Il formait et mettait en marche toutes les troupes qu’il avait pu rassem­bler. Il est difficile d’évaluer le nombre des combattants avec lesquels il pouvait entrer en ligne contre les Alliés à l’ouverture des hostilités.

Aujourd’hui, nous savons, d’une façon certaine, qu’il n’a retiré aucune armée de l’Espagne, mais qu’il a simple­ment emprunté des cadres à ces armées pour former de nou­veaux bataillons en France. En outre, on peut estimer très probable qu’il ne pouvait avoir terminé plus de formations pendant les mois de mai, juin et juillet que pendant les mois de janvier, février, mars et avril, car les forces d’un État ne s’accroissent pas dans un cas semblable, et il est bien convenu qu’en avril et mai il a conduit en Allemagne tout ce dont il pouvait disposer.

Les forces qui étaient venues en avril de France et d’Italie s’élevaient à environ 100 000 hommes ; celles qui suivirent en mai pouvaient être évaluées à 60 000 hommes. En mettant les choses au mieux, nous voyons que, dans les trois derniers mois, aussi bien que dans les quatre pre­miers, Napoléon a, de nouveau, formé 160 000 hommes. Si nous y ajoutons les 60 000 hommes qui étaient encore res­tés en Al­lemagne, sur l’Elbe, cela fait un total de 380 000 hommes. Il faut en défalquer au moins 50 000, représentant les pertes subies dans les batailles de Gross-Görchen et de Bautzen et dans les autres combats, par maladies et désertion ; de telle sorte qu’il reste 330 000 hommes de troupe français. Si l’on y ajoute 70 000 hommes de troupe danois et de la Confé­déra­tion du Rhin, on voit que les forces de nos ennemis s’élevaient à 400 000 hommes. L’auteur de ce récit est convaincu que ce chiffre est exagéré de 50 000 hommes au moins ; d’ailleurs, tous les renseignement, recueillis depuis, sont d’accord à ce sujet, car ils n’évaluent pas à plus de 350 000 hommes les forces de l’Empereur.

Tout ce que nous pouvons dire ici, c’est que ces 400 000 hommes, si toutefois ils existaient réellement, de­vaient trouver chez les Alliés une forte supériorité numéri­que, même en ne tenant pas compte des troupes qui se trou­vaient en Pologne.

Comment aurions-nous pu avoir des inquiétudes à la réouverture des hostilités, quand nous avions fait la guerre, jusqu’à l’armistice, avec 80 000 [1] hommes environ contre 120 000 [2], sans que l’ennemi nous eût infligé une défaite déci­sive, quand, dans l’espace de quatre semaines, nous avions pu lui livrer deux grandes batailles dont l’issue restait fort douteuse, quand l’ennemi se voyait obligé d’opérer contre nous avec la plus grande prudence sans éviter pour cela un grand nombre de combats désavantageux pour lui, quand enfin il était enchanté d’obtenir un armistice.

Sans doute, nous ne pouvions être absolument sûrs du succès futur, mais toutes les chances étaient pour nous !

II n’y avait plus lieu de tenir particulièrement compte du talent supérieur de l’Empereur comme grand capitaine : cet élément était déjà pris en considération dans les calculs.

C’était lui-même qui conduisait ses troupes contre nous.

Mais, parmi tous ceux qui ont pris part aux batailles de Gross-Görschen et de Bautzen, en est-il un seul qui n’ait pas eu le sentiment, la conviction même, que si nous avions été de force égale avec les Français, la victoire aurait été à nous.

Il y a des circonstances dans lesquelles le talent le plus supérieur échoue, et des cas où le général le plus ha­bile est sujet aux plus grosses erreurs ; nous l’avons bien vu pen­dant la campagne de 1812. Très peu d’hommes en Alle­magne ont cru que la Russie serait en état de résister à la puissance française, et bien qu’on leur eût mis en relief, aussi claire­ment que possible, la grande étendue et la na­ture de ce pays, ils n’auraient jamais pu admettre les résul­tats que l’on a vus à la Bérésina et à Wilna, pas plus qu’ils n’auraient admis que l’empereur Napoléon, fugitif, serait forcé de revenir sans un seul soldat.

L’épidémie de désespoir qui sévissait depuis long­temps, sur l’Allemagne en particulier, allait donc s’éteindre, maintenant qu’un orage formidable venait de purifier l’at­mosphère politique.

Le moment approchait où le théâtre de la guerre al­lait se rouvrir et où la marche de cette révolution euro­péenne allait reprendre son cours.

Comment pourrait-il aller de l’avant avec courage et confiance, celui qui, dans un hébétement profond, aurait laissé s’écouler l’armistice dans un calme absolu, celui dont les oreilles n’auraient plus perçu que la rumeur sourde des événements qui venaient de se dérouler, celui enfin qui, sans une parcelle de jugement, sans la moindre étincelle de bon sens, aurait jeté les yeux sur le voile ténébreux de l’avenir !

La crainte, qui est si intimement liée à la nature hu­maine, lui montrerait, à chaque pas, des abîmes et des gouf­fres. Cette pusillanimité serait surtout indigne du guerrier qui combat pour l’objet de ses pensées, qui défend la patrie et tout ce qui donne de l’attrait et du bonheur à l’existence hu­maine. Son âme est aussi intéressée à l’œuvre des princes et des généraux, que celle des princes et des généraux eux-mê­mes. C’est sa chose aussi bien que la leur. Il sera heureux d’apprendre du Passé et du Présent ce que, dans sa sphère, il est en droit de connaître, heureux de sa­voir par quoi l’avenir lui sera dévoilé et présentera à ses regards les objets dans lesquels il peut placer sa confiance, ses espérances et son ambition.

J’ai fait ici tout ce que mes faibles forces m’ont per­mis de faire dans ce but.

Je vous dédie ces lignes, camarades, dans l’espoir qu’un cœur plein de patriotisme et justement fier de votre noble valeur se montrera reconnaissant de ce petit service, si faible qu’il soit.

Si j’ai réchauffé vos cœurs, si j’ai contenté votre es­prit, mon but est atteint ; désormais, l’ouragan des événe­ments pourra disperser ces feuilles au point qu’il n’en reste pas la moindre trace ! 

 

[1] C’était l’effectif de l’armée alliée le 2 mai en Saxe et le 21 mai en Lusace.

[2] L’Empereur disposait de ces forces le 2 mai à Lützen et d’un effectif au moins égal à Bautzen.

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.