Matériaux historiques destinés à l’étude de la stratégie 

 Cet exposé a été trouvé parmi les papiers de l’auteur et, bien qu’il soit incomplet, nous avons pensé qu’il pourrait intéres­ser le lecteur.

Prenons la situation stratégique en 1813, après l’armistice. Une armée assaillante de 300 000 hommes (nous nous basons toujours sur les plus petits des nombres donnés par les écrivains) son avance jusqu’à l’Oder, à 80 lieues de ses frontières ; des deux côtés elle est débordée par les limi­tes de pays ennemis qu’elle n’occupe pas (Bohême et Marche de Brandebourg) et les habitants de son théâtre d’opérations sont des adversaires. Dans cette situation diffi­cile, cette ar­mée doit, ou continuer son mouvement offensif, ou bien faire tête défensivement sur sa position, à une ar­mée de 400 000 Hommes, d’un quart supérieure en nombre.

Outre ces avantages, l’armée alliée peut espérer être renforcée dans quelques mois par 50 000 hommes de trou­pes nouvelles et peut-être par un nombre égal de soldats préle­vés sur les troupes qui, depuis le commencement de la cam­pagne, sont occupées aux sièges des places de Stettin, Cus­trin, Glogau et Dantzig, et qui ne sont pas comprises dans l’évaluation ci-dessus.

La première conséquence de cette situation est que l’armée jusqu’alors assaillante est contrainte à la défensive. En effet :

  1. La supériorité numérique de l’armée ennemie attei­gnant la proportion du quart, et pouvant s’élever dans la suite jusqu’au tiers, est déjà un puissant obstacle à l’offensive ;
  2. Une ligne d’opérations longue de 80 lieues, de vas­tes pays ennemis qui ne sont pas et ne peuvent pas être oc­cupés par l’agresseur, constitue un inconvénient impor­tant, au­quel on ne peut remédier que par une supério­rité numéri­que très sérieuse ;
  3. La situation stratégique n’offrait pas un objectif immé­diat permettant d’obtenir un résultat décisif sur toute la coali­tion ; d’autre part, aucune tentative ne pouvait obli­ger fun des Alliés à conclure isolément la paix.

Bonaparte aurait pu diriger ses opérations exclusi­ve­ment sur Vienne s’il eût été en état de tenir en Saxe pen­dant ce temps ; mais il ne pouvait rien tenter contre Blü­cher et le roi de Suède sans avoir la supériorité numérique et, dès lor­s, restait trop peu de monde en Saxe. D’autre part, la Saxe était son théâtre d’opérations, et c’eût été déjà une défaite stratégique énorme que de l’abandonner pour prendre le Rhin comme base d’opérations, en admettant que ce projet fut réalisable.

Rester au milieu de ses ennemis, les battre successi­vement dans des combats distincts, les désunir et les inti­mider : tel était le seul parti qui restât à Bonaparte. Il en fut de même pour Frédéric le Grand dans la guerre de Sept ans ; il en sera de même pour tous ceux qui se trouveront dans une situation analogue.

Bonaparte devait opposer ses forces au gros des forces ennemies se rassemblant en Bohème et se concentrer à Dresde, parce que, de ce point, il pou­vait opérer, soit contre la Marche, soit contre la Silésie, soit contre la Bohême. Il partagea ses forces à peu près dans la même proportion que les Alliés ; mais il organisa son armée de Silésie plus forte­ment, de telle sorte qu’elle fût supé­rieure à celle de Blücher, tandis que l’armée principale et celle de la Marche furent presque d’un quart inférieures aux armées ennemies. Fit-il simplement une erreur d’évaluation ou bien ne s’attendait-il pas à la trahison de Bernadotte ? C’est ce qu’il est impossible d’établir.

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Ces considérations générales, qui étaient naturelles dans la situation faite à Bonaparte, devaient servir en par­tie de directives aux Alliés :

  1. Toutes les circonstances les contraignaient à l’offensive ;
  2. Ils pouvaient avoir la certitude de rencontrer le gros de l’ennemi partout où ils porteraient le leur ;
  3. La situation des États autrichiens permettait aux Alliés, par de simples marches et un simple déplacement de leur gros, de porter la guerre de l’Oder vers l’Elbe, à 40 lieues de l’est à l’ouest. Les Alliés auraient commis une faute en allant plus a l’ouest que la Saxe, car cette contrée était le noyau du théâtre de guerre français et Bonaparte ne pou­vait faire autrement que de les suivre avec le gros de ses forces ; il n’en aurait pas fait autant s’il s’était agi de la Franconie. Eu outre, une invasion en Saxe couvrait les États autri­chiens, tandis qu’une mar­che vers la Franco­nie les eût dé­couverts. Conclusion : il fallait pousser le gros des forces, de Bohême en Saxe, dans le but de livrer bataille à l’armée principale enne­mie.
  4. Comme il fallait, par principe, tenir autant que possi­ble ses forces réunies, et que, d’autre part, l’isolement de la Marche ne permettait pas d’un retirer des troupes, on se de­mandait ce qu’on devait laisser de troupes en Silésie. En évacuant tout à fait cette province, on pouvait être sûr que Bonaparte ne se lancerait pas sur rune des frac­tions avec une supériorité relative, se contentant d’ob­server faiblement l’autre fraction. On avait donc la certi­tude de conserver en main la supériorité initiale, au moment où on le rencontre­rait.

Cependant, bien des considérations pratiques ve­naient à l’encontre de cette idée abstraite :

  1. Il était tout à fait invraisemblable que Bonaparte ne lais­sât rien ou presque rien contre l’armée de Silésie, car il était de son intérêt de ne pas laisser resserrer sa zone de manœuvre et de tenir les armées ennemies aussi éloi­gnées que possible ;
  2. La Silésie étant le centre du théâtre d’opérations prus­sien, Bonaparte, une fois dans cette province, aurait pro­fité de son évacuation et se serait emparé de Breslau ainsi que de tous les approvisionnements qui n’étaient pas dans les places fortes. Cette opération lui aurait coûté si peu de forces et de temps qu’en l’entreprenant il n’avait pas grand’chose à perdre sur l’Elbe. Si, au contraire, on mainte­nait une armée en Silésie, Bona­parte pouvait for­mer le pro­jet de conquérir cette pro­vince, mais alors il fallait mettre en jeu plus de forces et destinés à l’étude de la stratégie em­ployer plus de temps : dans ce cas la réper­cussion n’aurait pas manqué de se faire sentir sur l’Elbe ;
  3. Les talents du maître n’existaient chez aucun de ses maré­chaux : donc, plus on l’obligeait à confier ses forces à d’autres mains, mieux cela valait ;
  4. Il ne restait donc plus qu’à fixer la force qu’il conve­nait de laisser en Silésie. Pour cette évaluation, il fallait par­tir d’un seul principe. D’un côté, l’armée de Silésie de­vait avoir des forces telles, que l’ennemi ne fût pas en état de l’attaquer avec un effectif double ou même triple, car dans une armée qui a son théâtre d’opérations pro­pre et qui est très éloignée de l’armée principale, une semblable propor­tion des forces met le plus faible en danger non seulement d’être vaincu et mis en fuite, mais encore d’être cerné et totalement détruit. D’autre part, l’armée de Bohême de­vait avoir une force telle, qu’elle fût au moins égale, sinon supérieure, à celle de l’ennemi. Les Alliés ont trouvé à merveille cette pro­por­tion en laissant de 50 000 à 90 000 hommes en Silésie. Il aurait fallu à l’ennemi plusieurs centaines de milliers hommes pour conduire cette armée à une catastrophe. Mais il deve­nait difficile à Bonaparte de pénétrer en Si­lésie avec de semblables forces et d’y rester le temps né­cessaire ; il aurait, dans cet intervalle, subi en Saxe une catastrophe analogue, sans rien gagner à cette manœuvre. La Bohême vit entrer en scène de 220 000 à 230 000 hommes. Il n’était pas admissible que les forces des Français atteindraient ce chiffre, même en supposant que, de leurs 300 000 hommes disponibles, ils n’eussent détaché qu’un nombre relativement faible de trou­pes contre l’armée de Silésie et contre l’armée du Nord ;
  5. Le but des Alliés, en prenant l’offensive, était de li­vrer bataille avec leurs forces principales au gros des forces de l’ennemi, et de remporter la victoire qui aurait eu comme résultat immédiat le départ de l’adversaire de son centre d’opérations. En admettant qu’il n’eût rétro­gradé que jusqu’à Leipzig, il lui fallait abandonner la Si­lésie et la Marche, ce qui aurait amené une crise comme celle de Leipzig où, il est permis de le dire, la victoire ne fut pas douteuse. Une vic­toire décisive amenait les Al­liés sur le Rhin et peut-être même plus loin ;
  6. La marche sur Dresde avec l’armée principale était donc la solution la plus naturelle, puisque Bonaparte ne pou­vait arriver que de ce côté. Quant au détachement de 6 000 hommes envoyé pour soutenir la division Bubna sur la rive droite de l’Elbe, il était sans utilité.

Le passage de l’Erzgebirge sur un certain front était basé sur l’espoir de trouver l’ennemi au pied des hauteurs, de l’envelopper et de se ménager plusieurs chemins de re­traite. Il n’y a pas lieu, d’ailleurs, de critiquer cette ma­nœuvre, car, pour une armée de plus de 200 000 hom­mes, un front de six lieues n’est pas énorme.

Cependant, outre ces dispositions, on aurait pu penser à profiter de l’absence de Bonaparte, qu’on pouvait prévoir avec certitude puisqu’on avait appris sa marche sur la Silé­sie, et tenter un coup de main sur Dresde. Le 23 août, les Autrichiens pouvaient facilement être à Frei­berg, en même temps que Kleist, Wittgenstein et Bar­clay se trou­veraient devant Dresde ;

  1. Un coup de main contre Dresde ne pouvait être tenté que si les conditions se montraient particulièrement fa­vora­bles, car, même si l’on avait pris toutes les nouvelles forti­fi­cations et les faubourgs, il ne fallait pas s’attendre à prendre d’assaut les ouvrages de la ville elle-même que défendaient 20 000 hommes. En cela, aucune supé­riorité numérique n’a de valeur, c’est tout simplement un gas­pillage de forces inu­tile.
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