If we should have to fight, we should be prepared to do so from the neck up instead of from the neck down.
Jimmy Doolittle
À travers la brève histoire de la puissance aérienne, stratèges et théoriciens ont débattu pour savoir si le meilleur emploi de cette nouvelle force résidait dans ses rôles et missions indépendants ou bien dans ses missions auxiliaires[1]. Les partisans des missions indépendantes ont vu l’arme aérienne comme fondamentalement stratégique et offensive. Ils ont envisagé l’emploi efficace des forces aériennes contre les nœuds-clefs de l’ennemi, loin dans la profondeur de son territoire – une forme de chirurgie aérienne dirigée contre ces centres nerveux et ces connexions qui sont cruciaux pour la résistance ennemi. Dans leur plaidoirie passionnée, ils ont employé le langage habituel de la paralysie stratégique.
Encouragés par les évolutions et les révolutions des technologies aérospatiales, certains essayèrent de présenter la paralysie stratégique comme étant “une stratégie du présent pour la puissance aérienne ” [2]. Pourtant, bien qu’elle connaisse un renouveau consécutivement à Desert Storm , l’idée de paralyser son adversaire existait depuis un certain temps. Le dessein non létal de vouloir rendre l’adversaire impuissant (par opposition à détruire ou user l’ennemi) a jailli assez énergiquement des tranchées carnivores de la Première Guerre mondiale. La première guerre à laquelle la puissance aérienne participa fut une des plus sanglantes et insensées de l’histoire de l’humanité. Il ne fut pas surprenant alors, que les aviateurs vétérans de cette guerre entendent l’appel stratégique demandant de “penser paralysie, non tuerie” [3]. Deux aviateurs de l’époque moderne, John Boyd et John Warden, ont également pensé paralysie stratégique.
Boyd, comme je l’ai expliqué, réfléchit sur les processus et recherche une paralysie psychologique. Il parle de retourner l’adversaire dans lui-même en opérant à l’intérieur de sa boucle d’observation – orientation – décision – action (OODA). Cela fragilise les relations vers l’extérieur que l’adversaire possède avec son environnement et, de ce fait, le force à adopter une attitude de repli sur lui-même. Cette focalisation sur lui-même crée nécessairement des déphasages entre le monde réel et la perception qu’en a l’adversaire. Dans l’environnement agressif de la guerre, la confusion initiale et le désordre dégénèrent vers un état de dissolution interne qui provoque l’effondrement de la volonté de résister. Pour éviter cette dissolution, Boyd propose le processus de “déstructuration et création”, une forme de gymnastique intellectuelle permettant, au cœur de la bataille, de construire plus rapidement des stratégies plus précises. Sa théorie du conflit est clausewitzienne, car elle est philosophique, mettant l’accent sur les aspects mentaux et moraux du conflit, et considérant important d’enseigner au combattant la manière de penser – c’est-à-dire l’instruction du génie de la guerre .
Warden présente une théorie de l’attaque stratégique qui s’intéresse aux formes et recherche une paralysie physique. Elle défend des attaques parallèles sur les cinq cercles stratégiques de l’ennemi, du central vers le périphérique, avec une priorité non négociable à la mouche de la direction nationale. L’analyse permanente de ces cercles par les stratèges aériens permettra d’identifier les centres de gravité , inclus dans un seul cercle ou partagés par plusieurs, dont la frappe entraînera rapidement une paralysie partielle ou totale du système ennemi. La théorie de Warden est jominienne, car pratique, mettant l’accent sur les aspects physiques du conflit, et considérant comme important d’enseigner au combattant comment agir, c’est-à-dire l’instruction des principes de la guerre .
Les idées de Boyd et Warden se complètent et, ensemble, ont aidé à l’avènement de l’ère de la paralysie stratégique obtenue par la guerre de la conduite des opérations. Ce type générique de guerre devrait rester prédominant durant l’Âge de l’information, avec des variations possibles sur la nature et la façon dont seront choisies les cibles. Si elle est exacte, la recherche de la paralysie stratégique par l’intermédiaire de la guerre de la conduite des opérations, défendue par Boyd et Warden, a des implications sur la façon de s’organiser, de s’équiper et d’employer au mieux les forces aériennes de demain.
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En ce qui concerne l’organisation, la disparition des structures de gestion de l’information de niveau intermédiaire est prévue par John Warden et souhaitée par John Boyd. Dans une série d’articles provocateurs sur les systèmes C2, Gary Vincent est favorable à l’adoption du principe de “commandement centralisé – exécution et contrôle décentralisés” en lieu et place de l’actuelle doctrine de l’USAF “contrôle centralisé – exécution décentralisée”[4]. Pour ce faire, il propose un système C2 qui reprendrait l’architecture “massivement parallèle” des ordinateurs modernes. Pour expliquer cela grossièrement : l’accélération du traitement de l’information dans les ordinateurs “massivement parallèles” est obtenue par le remplacement des traditionnels et gros processeur central et mémoire par des processeurs plus petits qui utilisent de la mémoire distribuée pour travailler simultanément et en coopération sur une tâche assignée. Dans un système C2 massivement parallèle,
l’unité de commandement n’élabore pas des ordres explicites mais, à la place, identifie les objectifs de la mission et l’axe d’effort principal¼ Par l’intermédiaire d’un seul réseau de données, les chefs de Groupes d’Action de Base (Basic Action Unit, BAU) ont alors accès au modèle du champ de bataille (ou Big Picture), dont ils extraient les informations nécessaires pour atteindre leurs objectifs. Les Groupes d’Action de Base bénéficient d’une grande latitude dans la conduite de leur mission. La cohérence est assurée car toutes les unités partagent une doctrine commune, un but commun et la même perception de la situation (qui est également mise à jour par les Groupes)¼ Au lieu d’attendre que les ordres cheminent à travers les niveaux intermédiaires, chaque Groupe extraira le contenu de sa mission à partir du modèle commun, et agira en conséquence [5].
Vincent définit une cybernétique “massivement parallèle” pour le commandement et le contrôle ; c’est un modèle du type “résolution partagée d’un problème” et qui reflète à la fois le concept allemand d’Auftragstaktik et le système de “décentralisation avec topsight” des cybercombattants[6]. Sans la “big picture” fourni par topsight, la décentralisation pourrait très bien se dissoudre dans le chaos. Avec topsight, une organisation décentralisée fonctionne “à la limite du chaos”, en système reconnu comme complexe mais hautement adaptatif. Ainsi que l’observe Roger Lewin :
Une partie de l’attrait pour le bord du chaos vient de l’optimisation des capacités de calcul, que le système soit un automate unicellulaire ou une espèce biologique évoluant parmi d’autres en tant qu’élément d’une communauté écologique complexe. Au bord du chaos des cerveaux plus gros se développent [7].
Et de plus gros cerveaux seraient bien utiles dans l’ambiance évolutive et complexe de la guerre.
Équiper ses forces de manière à pouvoir rester “à l’intérieur de la boucle” des adversaires potentiels doit se faire en cherchant à minimiser la durée de transfert des informations en provenance des “capteurs” (plates-formes de recueil du renseignement) vers les “tireurs” (plates-formes délivrant l’armement). Les “complexes de reconnaissance et d’attaque” visent précisément à cela, en fusionnant les capteurs et les tireurs, soit physiquement, soit électroniquement. Théoriquement, ce mariage de la donnée avec la munition devrait fournir la précision et la vitesse que plusieurs visionnaires, tels que John Warden, considèrent être la clef du succès dans les conflits du XXIe siècle[8]. Le “complexe de reconnaissance et d’attaque” augmente la dépendance du “tireur” vis-à-vis du “capteur”, cette dépendance a été une faiblesse stratégique, opérative et tactique depuis l’époque de Sun Zi . Supprimer les yeux et les oreilles de l’archer influe toujours sur la précision de la flèche. Cette dépendance vis-à-vis de l’information devrait davantage s’affirmer comme une force et moins comme une vulnérabilité au fur et à mesure que le délai restant à l’ennemi pour réagir diminue rapidement[9].
Comme le temps se contracte de plus en plus dans les “hyperguerres” de l’âge de l’information , l’utilisation préventive de la force pourrait devenir une condition obligatoire pour obtenir la victoire. Les américains sont très mal à l’aise avec ce type d’action depuis un certain jour de décembre 1941. Bien que le milieu militaire américain exalte l’initiative et place la surprise parmi ses grands principes de guerre, son commandant en chef à l’époque qualifiait l’attaque de Pearl Harbor d’infamante. Durant la crise des missiles de Cuba, le frère – et confident – du Président rejetait l’hypothèse de raids aériens préventifs sur les sites de missiles nucléaires de l’île, en rappelant le souvenir des attaques analogues de l’empire nippon.
Dans la conscience américaine, l’action préventive est moralement une mauvaise façon de faire. Cependant, si le contrôle immédiat du milieu aérospatial et du spectre électronique est la condition sine qua non pour les succès militaires futurs, alors ceux qui aspirent à ces victoires devront peut-être sacrifier les hauteurs morales afin de posséder les hauteurs de l’information .
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L’entrée dans le prochain millénaire sera caractérisée par des budgets militaires en diminution. Alors que le format des forces armées américaines se réduit, l’efficacité et la sûreté seront toujours au cœur du dilemme de la défense. Nous devons choisir sagement, en gardant toujours à l’esprit l’avertissement formulé par Alvin et Heidi Toffler pour qui les guerres de types première et deuxième vague ne disparaîtront pas à l’époque des conflits du type troisième vague. Si les technologies du XXIe siècle permettent de réaliser des armements non létaux (répondant aux besoins de ce courant de pensée), alors les théories de la paralysie stratégique de John Boyd et John Warden pourraient servir de guide pour élaborer des opérations efficaces et sûres tant à l’intérieur des boucles que des cercles des adversaires menaçant nos intérêts nationaux, qu’ils soient de la première, deuxième ou troisième vague.
[1] Le lieutenant-colonel Mark Clodfelter distingue les types d’utilisation de la puissance aérienne suivants : direct ou indirect, indépendant ou auxiliaire. Les applications directes (létales) comprennent le bombardement stratégique, l’interdiction et l’appui rapproché. Les applications indirectes (non létales) comptent parmi elles le transport, le ravitaillement en vol et la reconnaissance. Les applications indépendantes visent des objectifs différents de ceux recherchés par les forces de surface du champ de bataille. Les missions auxiliaires sont en support direct des opérations de surface du champ de bataille. School of Advanced Airpower Studies Course 631, notes du cours.
[2] Par exemple, voir l’essai du major Jason Barlow , “Strategic Paralysis : An Air Power Strategy for the Present”, Airpower Journal 7, n° 4 hiver 1993, pp. 4-15.
[3] Basil H. Liddell Hart , Strategy, Londres, Faber and Faber, 1954 ; réimpression, New York Penguin Books, 1991, p. 212.
[4] AFM 1-1, vol. 1, Basic Aréospace Doctrine of the United States Air Force, vol. 1, Washington, D.C., US Government Printing Office, 1992.
[5] Lt Gary A. Vincent , “a New Approach to Command and Control : The Cybernetic Design”, Airpower Journal 7, n° 2, été 1993, pp. 8, 18.
[6] Topsight n’est rien d’autre que la “compréhension centralisée de la Big Picture qui améliore la gestion de la complexité”. John Arquilla et David Ronfeldt , “Cyberwar is Coming”, RAND Corporation Study P-7791, Air University Library, document n° M-U 30352-16 n° 7791, pp. 6-7.
[7] Roger Lewin , Complexity : Life at the Edge of Chaos, New York, MacMillan Publishing Co., 1992, p. 149.
[8] Warden cite deux conditions sine qua non pour gagner dans un type de conflit parallèle : la précision et la vitesse. John A. Warden, “War in 2020”, conférence, Spacecast 2020, Air War College , 29 septembre 1993. Alvin et Heidi Toffler citent également ces attributs parmi les clefs du succès lors des guerres de la “troisième vague” dans “War, Wealth and a New Era in History”, World Monitor 4, n° 5, mai 1991, p. 52.
[9] Il est intéressant de noter que, alors que Warden défendrait le concept de “complexes de reconnaissance et de frappe” en raison de la précision et de la vitesse, ces plates-formes rendraient en fait le cercle de la direction nationale de moins en moins critique pour le succès des opérations militaires. Ce qui pourrait apparaître comme cibles cruciales pourrait être les liaisons entre les cercles, celles qui globalement comprennent le “boulon de l’information ” comme l’appelle Warden.