CONCLUSION

En près d’un siècle, la pensée stratégique russe a subi de nombreuses transformations. Celles-ci ont été dues en partie aux changements successifs – et souvent brutaux – de régime politique ; mais aussi, et peut-être surtout, aux révolutions dans la techniques des armements qui se sont produites au cours de ce siècle. Pourtant, derrière ces changements, subsistent en Russie des éléments incontestables de continuité qui se sont avérés indépendants des aléas de la conjoncture. La pensée stratégique russe pourrait ainsi s’inscrire dans un « noyau dur », reflet des constantes de la politique et des contraintes de la géopolitique, autour duquel gravitent un certains nombre de variables conjoncturelles.

Ce noyau dur de la pensée stratégique russe serait marqué par une volonté quasi immuable de porter des frappes massives sur la profondeur du territoire adverse – du champ de bataille potentiel – au moyen d’armes de jet d’une portée de plus en plus longue et d’une puissance de plus en plus destructrice, jusqu’à arriver à un optimum avec l’arme nucléaire. La stratégie de la Russie peut être subdivisée en trois grandes phases au cours de ce siècle dont la distinction tient non pas tant aux principes politiques en vigueur qu’aux moyens au service de ces principes.

Les frappes massives – principe général de la stratégie russe – ont naturellement varié. Mais ces variations ont été essentiellement d’ordre quantitatif et liées aux moyens techniques dont disposaient les armées. L’opération en profondeur menée par une action combinée des chars et de l’aviation, née à la fin des années vingt passe du niveau tactique au niveau opératif dans les années trente. C’est ce même principe que l’on retrouve quelque trente ans plus tard, mais avec une amplitude sans commune mesure avec le passé, permise par l’apparition du « couple » atome-missile. Dans les années soixante, ce concept de frappe massive se dédouble alors entre les frappes nucléaires massives « interdites » sur le théâtre américain et des frappes, tout aussi massives mais qui ne sont plus obligatoirement nucléaires, sur le théâtre européen qui devient le champ de bataille privilégié d’un éventuel conflit entre les deux systèmes opposés.

Cette situation peut expliquer le fait que les Soviétiques – indépendamment de la qualité de leurs savants et de leurs armes – aient plus insisté sur le quantitatif que sur le qualitatif. La tentation d’expérimenter une bombe de 100 MT en 1960 – les savants ayant découragé les politiques de réaliser un tel essai – est bien le reflet de cette priorité. Par contre, dès lors que le progrès technique permet la précision des frappes exigeant une nouvelle révolution dans la conception des armements, les politiques, malgré les appels des militaires, ne suivent pas, pour des raisons tant économiques que politiques et de principe. Le quantitatif est, pensent-ils, toujours en mesure d’interdire la guerre.

Pourtant, au début des années quatre-vingt-dix, trois facteurs vont conduire les Russes à repenser leur stratégie : la guerre du Golfe, la fin de l’affrontement est-ouest et la formation d’une « nouvelle » Russie. Quelles perspectives s’ouvrent désormais pour le XXIe siècle ? A l’âge nucléaire, le risque d’affrontement était d’autant plus faible que la menace était formidable. Avec la disparition de cette menace majeure – « l’impérialisme » pour l’URSS ; le communisme pour l’Occident – les risques de conflit locaux surgissent à nouveau sur le continent européen. Le conflit yougoslave en est l’exemple le plus sanglant. Quels sont alors les risques d’extension de ces conflits ? Les mécanismes de prévention des conflits mis en place par l’OSCE, l’ONU… permettront-ils de prévenir tout risque d’escalade ?

Force est de constater que la stratégie russe est, en cette fin de siècle, entrée dans une phase d’incertitude et que la pensée stratégique parait gelée dans l’attente d’une définition claire de la nature du « nouvel » État russe. Pourtant, l’on peut se demander si la priorité qui continue d’être accordée par Moscou aux armes nucléaires est un reflet de sa faiblesse ou une manifestation de la continuité de son projet politique. Faiblesse, car l’arme nucléaire représente pour la Russie le garant le plus efficace au moindre coût de sa sécurité ; tel est tout au moins le sens du discours officiel. Mais l’on peut également se demander si le maintien de cette priorité ne reflète pas aussi une certaine continuité de la pensée stratégique russe : puissance et profondeur, face à des adversaires potentiels qui n’auraient pas abandonné leur projet d’encerclement d’une Russie affaiblie.

En tout état de cause, la nouvelle doctrine militaire, telle qu’elle a été annoncée à la fin de l’année 1996, pourrait, comme celle de 1993, n’être qu’une doctrine de transition pour une puissance qui n’a pas encore fixé ses marques tant dans son environnement géopolitique immédiat que dans le monde. Mais l’état de délabrement de la Russie et notamment de ses forces armées – à l’exception notable de ses forces nucléaires stratégiques et des régiments d’élite telles que les forces mobiles en voie de formation – font de ce pays une zone d’instabilité qui représente finalement un risque supérieur à ce qu’était l’URSS. Tant que la Russie ne se sera pas dotée d’institutions stables et respectées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ce risque subsistera.

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