Crier victoire

Les faits d’armes sont curieux à lire, racontés par les vainqueurs (ou soi-disant) et les vaincus. On n’a pas d’idée que la vérité puisse être d’une part et d’autre sans parler de la politique de la guerre qui travestit les faits dans un but disciplinaire, moral ou politique”

Charles Ardant du Picq, Études sur le Combat, 1868.

Étonnant concert des médias britanniques qui crient victoire. La presse, dite populaire, ronflant d’accents nationa­listes dignes de la guerre des Malouines annonce la “capitula­tion” de Milosevic. Certains réclament déjà la prochaine étape, traduire le criminel devant le Tribunal pénal international. “À Belgrade !” titre le Daily Mirror. Mais, suggèrent d’autres, le peuple serbe aura tôt fait de le liquider, comme les Roumains le firent de Ceaucescu. Peut-être. Mais contrairement au proverbe, nul n’est prophète dans le pays des autres.

En raison de la présence des médias, on pourrait croire que la fin d’une guerre est devenue transparente, irrémédiablement. L’expérience montre qu’il n’en est rien. Les médias sont incapa­bles à la fois de la présence et de la compétence analytique pour évaluer l’ampleur de la relation victoire-défaite.

La fin d’une guerre s’accompagne en fait d’une intensifi­cation du bruit dans l’information. La propagande est relancée avec une intensité égale, voire supérieure, à celle qui avait accompagné, pour le justifier, le début des hostilités.

Compte tenu des éléments assurés dont nous disposons aujourd’hui, la question de la victoire de l’Alliance se pose dans une double temporalité, de court et de long terme. La victoire et puis la paix.

En l’absence d’un désastre spectaculaire, rien n’est plus délicat que l’évaluation d’une victoire militaire.

À ce jour, au Kosovo, il n’existe encore aucun indice matériel d’une victoire de l’Alliance.

Qu’en est-il de la situation de l’armée serbe ? Quel est son degré d’affaiblissement ? Les chiffres de l’OTAN, quel qu’en soit l’optimisme, fortement corrigé par d’autres sources américaines, notamment les centres d’analyse de l’US Army, font état de la destruction d’un tiers des matériels lourds (chars, artillerie et aviation). Les pertes seraient de l’ordre de 1 500 hommes, selon les Serbes. Multipliant ce chiffre par trois, on obtiendrait 4 500 pour 40 000 hommes, supposés engagés au Kosovo, sur une armée d’au moins 90 000 hommes. On obtient alors un résultat de 10 % (pour les forces du Kosovo) et de 4, 5 % pour l’ensemble. Ce chiffre est élevé, au regard des critères militaires classiques. Il y a de quoi inquiéter un commandement militaire et engager fortement dans la voie de la négociation. Pour autant, on ne saurait parler de déroute. Le 26 mai, l’OTAN reconnaissait que les forces serbes étaient encore trop fortes pour envisager une offensive terrestre.

Le paradoxe de la stratégie aérienne est que son succès (ou son échec) demeure peu vérifiable. Certes, il y a bien l’évaluation des résultats des bombardements (ce que les Américains nom­ment damage assesment). Mais, outre le fait que les données recueillies sont encore d’une interprétation délicate, la communi­cation de ces résultats fait l’objet de grandes réserves (ne pas dire comment on a pu recueillir la donnée) et parfois on préférera la taire pour ne pas créer d’effets d’opinion publique négatifs. Difficile de dire, on bombarde pour la troisième fois la même cible sans résultats, etc.

Reste alors les manifestations tangibles du succès. Or le choix de n’engager aucune troupe au sol au contact de l’adver­saire créait l’impossibilité d’obtenir les preuves les plus tangibles du succès, puisque les soldats serbes n’avaient en face d’eux personne à qui se rendre.

Pour y voir plus clair, recourons à la méthode comparative. Souvenons-nous de deux épisodes de la guerre du Golfe.

Le premier était l’image des colonnes de prisonniers (dont le nombre était sans doute fortement exagéré). Il n’en demeure pas moins que c’est par milliers que l’on vit surgir des soldats irakiens épuisés, hébétés, brandissant les tracts de reddition lancés par les unités aériennes d’opérations psychologiques.

Second épisode, la retraite des forces irakiennes du Koweit vers Bagdad offrit rapidement le spectacle indiscutable et vite dérangeant d’une hécatombe sur la route de Koweit City. La poursuite est ce moment de la bataille où l’on peut tailler l’ennemi en pièces pour l’affaiblir au point où il ne pourra plus se reconstituer. Elle est la clé de la victoire décisive, porteuse de l’affaiblissement politique de l’adversaire.

Considérons maintenant la manière dont se terminent les opérations militaires au Kosovo.

Nous les voyons précédées de longues tractations politiques, suivies par les nécessaires discussions “techniques” sur les innombrables détails de la translation des forces sur la zone des opérations. Car la manœuvre en retraite (opération parmi les plus délicates de la stratégie militaire) de la totalité des forces armées serbes du Kosovo ne relève pas de l’évidence.

L’Alliance a d’abord prétendu obtenir leur retrait comme préalable à la suspension des frappes aériennes de l’OTAN. Et là, cela ne va plus. Pour quitter le Kosovo les forces serbes doivent quitter leurs positions retranchées, se regrouper et utiliser les rares voies de communication vers le Nord. Faisant cela, elles se transforment en cibles idéales pour les avions de l’OTAN qui n’avaient pu jusqu’alors les débusquer. Aucun responsable mili­taire n’accepterait un tel scénario. Il faut bien que des aména­gements très concrets de repli sous conditions assortissent le calendrier général, faute de quoi personne ne sera disposé à l’appliquer. Les difficiles pourparlers militaires de Koumanovo du 6 juin entre les deux camps témoignent de l’importance de cet élément stratégique. Les modalités finales constituent, dans leur détail, un fidèle reflet du rapport des volontés et des forces existant.

 

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