Un mythe de fin de guerre

Quelques jours plus tard, commença a prendre consistance une rumeur selon laquelle l’armée serbe courait à la défaite en raison de l’action terrestre des formations armées de l’UCK, débusquant les forces serbes, pour les offrir aux coups de l’aviation de l’OTAN, en une vaste opération combinée. Cette fiction des derniers moments n’a été que peu relayée par les agences de presse d’Europe occidentale. C’est principalement aux États-Unis et en Grande Bretagne qu’elle s’est développée durant deux à trois semaines. On a pu assister à la tentative de création d’une “bataille du mont Pastric”, qui fit long feu, suite à d’intenses investigations de la presse que nul n’a pu contredire.18

Cette vaine entreprise correspondait aussi à d’autres préoc­cupations, celle de réhabiliter la nécessité efficace de l’action terrestre. La campagne aérienne aura constitué une insulte cons­tante à la sacro-sainte ligne générale affichée par le Pentagone depuis 1990 : joint operations (liaison des armes). Que l’on ait aussi cherché à remettre en conformité avec les principes la réalité de cette guerre n’aurait rien que de très normal.

Une telle explication militaire présentait aussi l’avantage de donner une réponse aux multiples interrogations suscitées par les raisons et les conditions du retrait de l’armée serbe.

Le baroud (et le bras) d’honneur russe

Alors que, progressivement, zone par zone, l’armée serbe se retire et qu’entre, lentement, en bon ordre au Kosovo la KFOR, la surprise vient des Russes. Venu de Bosnie, voie grande ouverte par l’armée serbe, un petit groupe blindé de deux cents hommes prend position sur l’aéroport de Pristina, là même où le général Jackson devait établir son quartier général.

Et voici un mystère de plus. Le SACEUR s’énerve. Washing­ton demande des explications à Moscou qui désavoue d’abord, puis félicite ensuite ses troupes. Le général Clark aurait ordonné au général Jackson de reprendre l’aéroport, ce dont le Britanni­que se garde bien. À ce moment, qui contrôle politiquement la situation ?

Enfin quoi ! Chefs d’État et ministres ont veillé au ciblage avec le plus extrême souci des répercussions politiques. Et voici que, dans une affaire qui n’est que très secondairement militaire, la responsabilité de la dispute est abandonnée à deux généraux.

Pour autant, les Russes n’obtiendront pas “leur secteur” au Kosovo, mais le droit de se déplacer dans certaines zones occu­pées par certains contingents de l’OTAN. Au regard d’une telle confusion, on s’interroge sur l’existence d’une direction politique.

C’est bel et bien le rapport fondamental entre le pouvoir politique et la puissance militaire qui est posé pour tous les acteurs.

Pour M. Milosevic d’abord. Sachant que l’armée serbe tenait le terrain, pourquoi M. Milosevic a-t-il accepté de retirer ses trou­pes apparemment sans garanties de conserver le Kosovo alors qu’elles pouvaient encore, ne serait-ce que partiellement, servir ses buts de guerre ? Pourquoi choisit-il un retrait politiquement pénalisant ? On doit alors se demander si ce n’est pas l’armée elle-même qui a préféré se retirer, à temps, dans l’honneur et intacte. Pensons à octobre-novembre 1918 quand l’armée alle­mande veut sauver la face et le mythe de son invincibilité. Pourtant la situation de l’armée serbe ne paraît pas encore trop préoccupante. Elle tient de pied ferme. Ses voies de communica­tion ne sont pas coupées. En témoigne la facilité avec laquelle les Russes arriveront jusqu’à Pristina. L’explication est ailleurs.

M. Milosevic sentait-il grandir le risque de perdre le pouvoir à Belgrade ? Auquel cas la seconde phase de la stratégie aérienne s’est révélée payante. La situation politique en Serbie et notam­ment dans la capitale représentait bien le centre de gravité sur lequel il fallait frapper. Mais alors, puisqu’il était fait profession d’en finir avec le tyran, pourquoi n’avoir pas continué ? Pourquoi avoir négocié l’arrêt des bombardements et le retrait des troupes serbes du Kosovo ?

Ce ne fut donc pas la route Koweit City-Bagdad. À cette aune spectaculaire, on put constater (sans image à travers le texte des accords) que l’armée serbe au Kosovo se retira sans encombres, avec ses matériels, quasiment avec les honneurs de la guerre. Les propos du général britannique Jackson ne laissaient aucun doute sur la courtoisie de la relation entre deux commandants de forces qui, en bonne intelligence, se cèdent mutuellement le terrain défini.

De cette comparaison entre l’Irak et la Serbie, l’analyse stratégique retiendra que, ni dans un cas ni dans l’autre, en dépit des vociférations ultimes, la force armée n’est utilisée jusqu’au bout pour mettre à bas l’adversaire en tant que régime politique. Mais il y a des degrés dans la coercition qui s’exerce. On frappe et l’on punit sur des échelles très différentes. Bien entendu, on affiche la même volonté de liquider l’odieux adver­saire. Bien sûr, on prend nombre de mesures de coercition écono­mique pour hâter sa perte. L’extrême rigueur contre Saddam Hussein épuise son pays sans pour autant mettre à résipiscence son régime et l’exercice de son pouvoir personnel.

Slobodan Milosevic ne fait pas l’objet de contraintes aussi fortes.

L’ensemble de son pays n’est pas soumis à inspections. L’embargo qui affecte l’économie de la Serbie présente tant d’am­biguïtés que l’on est en droit de rester sceptique quant à l’effi­cacité. Depuis 1990, dans la zone danubienne, les capacités de transit illégal de toutes sortes de produits n’ont fait que croître et prospérer. Plus ou moins bien, on s’arrange¼ provisoirement.

Pourtant M. Milosevic est mis au ban de la “société euro­péenne”. S’agit-il bien de cela ? Même si la décision du TPI a été prise à un moment surprenant pour l’alliance elle-même, même si elle n’a pas favorisé la négociation, elle ne l’a pas rendue impossible. En revanche, elle a déstabilisé M. Milosevic, en le disqualifiant en tant qu’interlocuteur sur la scène internationale. Par récurrence, il devient pour les intérêts serbes une mauvaise carte19¼ Le clergé orthodoxe le désavoue. La Grèce se sentirait plus à l’aise face à un autre interlocuteur. La France, prête à aider la Serbie, n’entend pas soutenir “un” Milosevic. Bref, le personnage encombre la scène.

Et pourtant, il dure¼ aurait dit Galilée.

L’enchevêtrement de ces évènements contradictoires, de ces demi-mesures, et de ces actions limitées suggère un terme dont la radicalisation du discours public proscrivait l’emploi : le compromis.

Une analyse des bons offices rendus par M. Ahtisaari permet de se faire une idée assez proche de la réalité : qui a t-il sauvé et de quoi ?

l’OTAN du risque d’opérations terrestres dont pratique­ment personne au sein de la coalition – sauf peut-être M. Blair – ne voulait vraiment.

M. Milosevic qui, de justesse, sauvait la face, avec l’armée serbe qui se retirait invaincue et, surtout parvenait à sauver son pouvoir.

l’Union européenne qu’il représentait ?

la Russie qui a pu faire figure, à ses côtés, d’intermé­diaire efficace pour chacune des parties ?

la France qui voulait au plus tôt une sortie de guerre en des termes acceptables pour la cohésion de l’Alliance, validant Rambouillet et ne compromettant pas (trop) ses futures relations avec la Serbie et son rôle et ses intérêts dans les Balkans (mais lesquels au juste ?)

Bravo au président finlandais, homme providentiel qui eut l’habileté d’arranger tout cela. Mais cette somme d’intérêts con­tradictoires, préservés in extremis, ne constitue ni une cohérence politique, ni une solution pour le long terme.

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La résultante des effets de ces différents événements déter­mine la qualité de la paix supposée s’établir.

On connaît l’expression “victoire à la Pyrrhus” c’est-à-dire sans avenir, sans profit, sorte d’intermède avant la reprise des hostilités. Compte tenu de la conclusion ambiguë des hostilités, il est nécessaire d’interroger les qualités de la paix qui surgit : est-elle durable ? Est-elle supportable ? Quelles en seront les bénéfices et pour qui ?

Premier cas de figure la stabilisation durable. Elle est censée reposer sur le retour des Albanais chez eux. C’est le même problème que pour les Musulmans de Bosnie qui pouvaient revenir mais ont préféré renoncer. On ne se mêle pas facilement dès lors que la guerre a passé. La mort dans l’âme sans doute, les Albanais et les Serbes choisiront de s’installer là où la sûreté sera effectivement garantie, de part et d’autre d’une ligne de démarcation garantie. Un Kosovo ainsi remanié peut s’installer dans la durée, en attente d’une solution politique.

L’enracinement de la paix requiert également et surtout une évolution de la Serbie et du Kosovo vers la démocratie. Cela implique de grands bouleversements de la donne politique serbe. Cela implique aussi que M. Rugova soit soutenu contre les extrémistes kosovars albanais qui chercheront à remettre en question la situation issue de la guerre de 1999.

Les Serbes devront fuir le Kosovo ou se réfugier dans des enclaves sous haute protection de la KFOR.

Les hostilités peuvent reprendre à la première occasion. Pour l’éviter, les forces d’interposition devront exercer une pres­sion considérable. Mais la présence de la force ne signifie nullement la résolution politique du conflit.

Cette pression (dont l’unanimité n’est pas évidente) pourrait n’être pas suffisante. Le Kosovo, l’Albanie, la Macédoine redeviendraient les enjeux d’une nième guerre des Balkans.

Autre cas de figure, une partition objective, acceptée sinon dans l’immédiat du moins à terme. Les forces d’interposition auront pour fonction d’habituer sur une génération les popula­tions à accepter l’état de fait. Les Européens de l’Ouest s’essaient à une étrange entreprise : établir une sorte de tutelle impériale sur les Balkans pour y instaurer des pratiques politiques et culturelles jusqu’alors inconnues. Nouvelle version historique de la paix par l’empire dans cette partie de l’Europe.

Dans cette entreprise, les Européens risquent donc, soit de se retrouver aux prises avec une nouvelle guerre, soit de rester englués pour vingt ans ou plus dans un scénario de type chypriote. Dans tous les cas, l’émergente entité de défense et de sécurité européenne risque fort de n’avoir d’autre perspective d’action que la garde d’une précaire stabilité dans les Balkans.

À d’autres, la présence et l’intervention dans le reste du monde.

 

3-6 juin 1999

_____Notes: 

 

18       Signalons entre autres, l’article, convaincu de l’existence de cette vic­toire, par M. O’Hanlon, chercheur à la Brookings Institution de Washing­ton, et la réfutation très documentée par une équipe de Newsweek.

19       Par exemple, la Serbie n’a pu être représentée à la brève (une demi-journée) conférence européenne de Sarajevo sur la stabilité dans les Balkans.

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