Editorial

Par Georges-Henri Soutou de l’Institut

La « guerre révolutionnaire » existe en fait depuis toujours, c’est un mode stratégique essentiel, d’où l’importance de ce numéro organisé par le colonel Stéphane Faudais. Mais la théorisation de la guerre révolutionnaire est intervenue avec Lénine, Trotski et Mao. Certes, Marx, Engels et Lénine lui-même avaient beaucoup réfléchi au phénomène politique et social que constitue la guerre « classique », dans un sens que l’on pourrait qualifier de clausewitzien, en ajoutant cependant la dialectique de la lutte des classes (là où Clausewitz parlait de l’irruption du peuple dans la guerre avec la Révolution française, Lénine corrigeait : « de la Bourgeoisie »)[1].

Ceci dit, là comme dans d’autres domaines, Staline a corrigé les orientations de Lénine et Trotski, conformément à la ligne générale de la construction de l’État soviétique, centre révolutionnaire mondial mais aussi État. Le livre passionnant de Geoffrey Roberts, Stalin’s Library. A Dictator and His Books (Yale UP, 2022) qui est en fait une biographie intellectuelle de Staline, montre très bien comment il a réinterprété, en fonction de son expérience, les enseignements de Lénine en matière de guerre révolutionnaire, et ce dès la Révolution, et en particulier à la suite de l’échec de l’offensive de l’Armée rouge contre Varsovie en août 1920. Il est revenu à une stratégie plus classi­que, les opérations « révolutionnaires » de propagande, de guerre psychologique et de guérilla étant tout au plus des adjuvants d’une stratégie en fait très opérative, comme le montre bien l’histoire de la « Grande guerre patriotique »[2].

Ce qui restait du marxisme, c’était l’analyse « scientifique » des rapports de force entre les classes sociales chez l’adversaire, de façon à repérer les points faibles, les divisions internes et les moments oppor­tuns. De la « guerre d’hiver » contre la Finlande en 1939 à l’invasion de l’Afghanistan en 1979, l’approche soviétique a toujours été la même : une analyse préalable des conditions « objectives » locales et internationales, l’URSS intervenant pour soutenir les « forces de progrès », à condition que l’adversaire « capitaliste » soit suffisamment divisé ou affaibli, permettant ainsi une action de force (théorique­ment…) rapide et limitée[3]. On remarquera que cette méthode n’a à peu près fonctionné que dans le cas de la Tchécoslovaquie en 1968, lors de l’intervention du Pacte de Varsovie, précédée par des mois de discus­sions politico-idéologiques à Moscou même, et entre le Centre soviéti­que et les démocraties populaires. Et on remarquera aussi que cet épisode fait tout-à-fait penser à la phase initiale de l’actuel conflit en Ukraine, quand Moscou pensait pouvoir s’emparer de Kiev en quelque sorte par surprise. Mais, comme en Afghanistan à partir de 1979 (là aussi l’invasion fut précédée de plusieurs mois de discussions et de supputations entre le Politburo et la direction internationale de l’admi­nistration du Comité central), les choses ne se passèrent pas comme prévu au départ. On notera au passage que cette administration était un énorme organisme de quelques 9 000 membres au sujet duquel on n’a longtemps su que peu de choses, et qu’elle a été reprise dans l’actuelle « administration présidentielle » russe.

Mais force est de constater que l’approche socio-économique du marxisme est insuffisante pour rendre compte de tous les aspects des guerres du xxe et du xxie siècle et qu’elle laisse de côté un axe fondamental de la guerre révolutionnaire, qui est d’ordre subjectif : il faut que la population, ou plutôt la partie la plus militante de celle-ci, développe une volonté d’agir révolutionnaire, et dépasse la résignation devant l’état existant des choses. Comme on disait dans les années 1960-1970 : « il faut rendre subjectifs les besoins objectifs », en l’occurrence il faut rendre subjective la nécessité de faire la révolution[4].

Répétons-le, la guerre révolutionnaire est de tous les temps. Les Stagiaires de l’École Supérieure de Guerre dans les années 1960 utili­sait le livre, à mon avis toujours utile, du colonel Gabriel Bonnet, Les Guerres insurrectionnelles et révolutionnaires de l’Antiquité à nos jours[5]. Il s’agissait d’une histoire méthodique, de l’empire romain à l’Algérie, clarifiant les concepts et le vocabulaire. En 1972 le général Beaufre donnait une définition conceptuelle de la guerre révolu­tionnaire :

La guerre classique exploite les dimensions techniques et les caractères géographiques des États… La guerre révo­lutionnaire exploite les dimensions politiques et psycholo­giques des peuples en fonction d’une géographie sociale. C’est en principe la lutte de tout le peuple. De ce point de vue, la guerre révolutionnaire est la forme moderne de la guerre primitive, conduite avec la volonté d’attendre un double objectif : s’emparer du pouvoir intérieur, forcer l’adversaire à la capitulation[6].

Il est évidemment nécessaire de distinguer le contexte intérieur (soulèvements, guerres civiles…), les guerres coloniales et de décolo­nisation, mais aussi le contexte particulier des « stratégies indirectes » pendant les deux guerres mondiales et la Guerre froide, durant lesquel­les la guerre totale, puis la dissuasion nucléaire imposaient des scéna­rios « en-dessous du seuil »[7]. La politique de l’Allemagne impériale à l’égard de la Russie et des peuples allogènes en 1914-1918 est un bon exemple d’influence, d’ingérence, de stratégie indirecte et de manœu­vres induisant chez l’adversaire divisions, soulèvements, et même une révolution débouchant sur une guerre révolutionnaire[8]. On pense égale­ment aux guerres successives au Vietnam, qui furent localement des guerres révolutionnaires – type, mais avec de grandes conséquences aussi pour l’affaiblissement des pays occidentaux, France d’abord, États-Unis ensuite, conséquences comprises, voulues et exploitées à fond par Moscou[9]. Dans le domaine aussi de la guerre révolutionnaire existe donc une sorte de continuum stratégique, qui baigne souvent dans une ambiguïté propice (car en droit international, si l’agression armée est bien caractérisée, l’ingérence et le soutien à des mouvements révolutionnaires ne le sont pas).

Notons que c’est à l’époque de la Guerre froide qu’est née en France une abondante réflexion sur la guerre révolutionnaire. Après 1945 et jusqu’au début des années 1960, l’appareil militaire et les stratèges français étaient profondément divisés entre deux pôles (« La Bombe et le Partisan », disait Raymond Aron) : ceux qui privilégiaient les guerres de décolonisation, les théories de la guerre révolutionnaire, les stratégies de la contre-insurrection. Et ceux qui réfléchissaient à la stratégie nucléaire de dissuasion.

Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie (et à l’OAS…) le premier pôle tenait le haut du pavé. Toute une série d’ouvrages parurent, à partir des expériences de la Corée, de l’Indochine et de l’Algérie (en particulier la « Bataille d’Alger » au début 1957, donnée en exemple aux partenaires atlantiques lors d’une conférence au SHAPE en novem­bre 1957…)[10]. Très caractéristique de ce courant : le livre du colonel Roger Trinquier, La guerre moderne[11]. Il soulignait que l’on avait affaire à une forme de guerre différente, à une guérilla, dont le terro­risme constituait une arme essentielle. Les moyens militaires clas­siques ne suffisaient pas, il fallait y ajouter une « action psychologique et sociale ». C’était selon Trinquier gagnable, mais tout devait être coor­donné au plus haut niveau. Inutile de dire qu’après 1961 on n’en parla plus guère…

Mais, à côté de ce courant de pensée que l’on pourrait considérer comme tactique, voire opératif, et qui est évidemment daté, le substrat stratégique de la réflexion sur la guerre révolutionnaire qui fut établi à l’époque peut être considéré, lui, comme intemporel et toujours valable, du moins quant à la méthode d’analyse. De 1951 à 1957, le sociologue Jules Monnerot donna des cours à l’ESG sur « Le renouvellement de la stratégie politique par le marxisme révolutionnaire au xxe siècle ». Le Coup de Prague de février 1948 l’avait incité à réfléchir sur l’essence du communisme et à rédiger sa Sociologie du communisme (1949), ouvrage très remarqué à l’époque.

Il développa sa pensée dans le domaine qui nous occupe avec La Guerre en question (Gallimard, 1951). La thèse centrale du livre soulignait que l’on tendait à ramener le conflit Est-Ouest au modèle des guerres précédentes, alors qu’il était d’un type nouveau et visait les hommes dans leurs masses et leur organisation. Monnerot se situait donc bien au niveau stratégique. Il ne me paraît pas avoir eu de suc­cesseur évident face aux nouveaux foyers de guerre révolutionnaire, et pour tout dire, il paraît largement oublié.

On connaît en fait mieux aujourd’hui les doctrines de contre-insurrection nées dans les années 1950, autour d’auteurs comme Trinquier ou Lacheroy, qui suscitent à nouveau de l’intérêt, comme en témoigne ce numéro de Stratégique. Et pas seulement en France : on sait que la réflexion de David Galula, qui en fut le successeur, est devenue toté­mique pour toute une génération de chefs américains[12].

Mais ces doctrines étaient, répétons-le, plus tactiques que straté­giques. Elles étaient à peu près adaptées par exemple contre l’influence de l’URSS et du PCF en 1952 en France même (rappelons le mouve­ment « Paix et Liberté » du député radical Jean-Paul David, qui, en 1951-1952, avec l’appui du gouvernement et au moyen de la radio d’État, mena une campagne de propagande très efficace dirigée en priorité vers les milieux populaires contre l’URSS et le communisme, campagne très appuyée sur les théories de Monnerot)[13].

Ces doctrines peuvent s’appliquer aussi dans des guerres civiles, comme en Grèce à partir de 1944, comme pour la guerre de Corée ou l’insurrection communiste en Malaisie de 1948 à 1960, exemple classi­que d’une contre-guérilla réussie[14]. Mais elles conviennent beaucoup moins aux guerres de décolonisation. Certainement pas en Afrique du Nord (où les experts commirent une erreur d’analyse sur le poids du communisme et de Moscou en Algérie à partir de 1954). Il existait pourtant de bons spécialistes du monde arabo-musulman (le général Pierre Rondot, par exemple)[15] mais en dehors d’eux les facteurs cultu­rels n’étaient pas vraiment pris en compte.

Or on se rend compte aujourd’hui que ceux-ci sont déterminants, y compris dans le domaine de la guerre révolutionnaire. D’autant plus que les interventions occidentales du temps de la Guerre froide, comme la guerre française puis américaine au Vietnam, et qui se sont multi­pliées après 1990, face aux mouvements révolutionnaires qui se récla­ment de l’Islam radical, des Talibans à l’État islamique, se terminent en règle générale par des échecs. Peut-être aussi parce que les Occiden­taux sont passés du simple rétablissement de l’ordre, tel que le prati­quaient les puissances impériales, à la volonté de transformer les socié­tés et les régimes locaux ? (Comme contre-exemple on rappellera la guerre du Golfe de 1990-1991, qui se termina victorieusement parce que le président Bush évita soigneusement de s’engager dans le Regime change)[16].

On commence à disposer d’ouvrages qui analysent ce phéno­mène au fond, au-delà de la thèse fréquente pendant longtemps de l’« abandon », pour des raisons politiques, d’expéditions qui auraient réussi du point de vue militaire, comme lors de la décision du Sénat américain en 1975 de ne plus financer l’aide militaire au Sud-Vietnam, qui contribua à accélérer la chute du gouvernement sud-vietnamien[17]. Je citerai ici James S. Corum, Bad Strategies. How Major Powers Fail in Counterinsurgency, pour son information et sa profondeur de réflexion[18]. Et aussi Craig Whitlock, The Afghanistan Papers: A Secret History of the War. Même s’il s’agit essentiellement d’une chronique de l’engagement occidental en Afghanistan depuis 2001. Sans la pro­fondeur méthodologique de l’ouvrage précédent, c’est un suggestif constat des échecs répétés[19].

Que faire ? En ce qui concerne les OPEX face à des mouvements pratiquant la guerre révolutionnaire, on lira pour de premières pistes utiles Jean-Gaël Le Flem et Bertrand Oliva, Un sentiment d’inachevé. Réflexion sur l’efficacité des opérations[20]. Et on notera depuis quelques années le retour de la notion de défense du territoire, contre des mena­ces qui peuvent être aussi d’ordre intérieur[21]. Ainsi que des réflexions sur la Garde nationale des États-Unis, susceptibles de renforcer les armées en expédition mais aussi élément essentiel du maintien de l’ordre à l’intérieur, en cas de crise[22].

Mais, malgré les réticences que le sujet de la guerre révolution­naire suscite souvent, aussi bien au cours des OPEX que dans le cadre national, il ne faut pas l’éluder et il faut le replacer dans son contexte stratégique, ne pas se contenter d’une simple approche de type « main­tien de l’ordre ». C’est dans cet esprit qu’a été préparé ce numéro de Stratégique.

 

[1]        Dans un Cahier célèbre, Lénine avait recopié et annoté des passages importants de Vom Kriege. On retrouvera une traduction française parfaitement éditée et utilement commentée dans Berthold C. Friede, Les Fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, Paris, 1945.

[2]        L’ouvrage de Raymond L. Garthoff, La Doctrine militaire soviétique, Plon, Paris, 1955, reste là essentiel.

[3]        Dans le cas afghan, cf. Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest 1943-1990, Paris, 2001, p. 618-619.

[4]        Cet aspect des choses est fort bien expliqué dans le livre toujours essentiel de Roger Mucchielli, La Subversion, Paris, 1976.

[5]        Payot, 1958.

[6]        Général Beaufre, La Guerre révolutionnaires. Les formes nouvelles de la guerre, Fayard, 1972, p. 50.

[7]        Pour la première guerre mondiale : Olivier Entraygues, Le Stratège oublié : J-F-C Fuller, 1913-1933, Bourges, 2012. Du côté allemand pour les deux guerres mon­diales : Winfried Baumgart, éd., Friedrich Freiherr Kress von Kressentein. Bayerischer General und Orientkenner. Lebenserinnerungen, Tagebücher und Berichte 1914-1946, Schöning, 2020.

[8]        Fritz Fischer, Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale, Trévise, 1970. Winfried Baumgart, Deutsche Ostpolitik 1918. Von Brest-Litowsk bis zum Ende des Ersten Weltkrieges. Oldenbourg, 1966.

[9]        Laurent Cesari, L’Indochine en guerres, 1945-1993, Paris, Belin, 1995. Ilya V. Gaiduk, The Soviet Union and the Vietnam War, Chicago, 1996.

[10]       Par le général Allard, commandant le Corps d’Armée d’Alger, assisté des colonels Godard et Goussault, Archives du ministère des Affaires étrangères et euro­péennes.

[11]       La Table ronde, 1961.

[12]       David Galula (trad. de l’anglais américain par Philippe de Montenon, préf. David H. Petraeus) Contre-insurrection : théorie et pratique, Paris, Economica, coll. « Stratégies & doctrines », 2008. Et le compendium du Pentagone : Counterinsurgency Theoretical and Practical Principles – COIN Doctrine, David Galula, Acclaimed Sage, Trinquier, Defining Modern Warfare, Charles Lacheroy and Doctrine de Guerre Révolutionnaire, 82 p., Department of Defense, 2017.

[13]       Jean-François Alloucherie, « Paix et Liberté », mémoire de Maîtrise sous ma direction en 1994.

[14]       Robert Thompson, Defeating Communist insurgency: the lessons of Malaya and Vietnam, New York: 1966.

[15]       L’Islam et les Musulmans d’aujourd’hui, Éditions de l’Orante, 1958 ; Destin du Proche-Orient, Les éditions du Centurion, 1959.

[16]       Frédéric Guelton, La Guerre américaine du Golfe : guerre et puissance à l’aube du xxie siècle, Presses universitaires de Lyon, 1996.

[17]       Leslie H. Gelb with Richard K. Betts, The Irony of Vietnam: The System Worked, Washington, The Brookings Institution, 1979.

[18]       Zenith Press, 2008.

[19]       Washington, 2021.

[20]       Paris, Éditions de l’École de guerre, 2018.

[21]       Cf. le dossier de la Revue Défense nationale de janvier 2016, « Défendre le territoire national ».

[22]       André Rakoto, « Les États-Unis, une démocratie en armes : construction du fait militaire, mémoire et histoire publique, stratégie internationale », thèse soutenue en 2019. Et Georges-Henri Soutou, « La Garde nationale aux États-Unis », Revue Défense Nationale, janvier 2016.

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