INTRODUCTION

La stratégie de tout État est largement déterminée par sa géographie. Plus que pour tout autre État, ce principe s’applique à la stratégie de la Russie, quel qu’ait pu être son régime politique au cours de ce siècle : impérial, soviétique, fédéral. Lorsque, en décembre 1991, l’URSS cesse d’exister en tant que « réalité géopolitique », surgissent de nouvelles interrogations sur le nouvel espace russe. C’est alors que Boris Eltsine remet en vogue la célèbre formule de Catherine II : « la Russie n’est pas un pays, c’est un univers ». Un « univers » qui connut son apogée à la fin du XIXe siècle puis, à nouveau, après les troubles révolutionnaires de 1917-1922, tout au long du XXe siècle et notamment entre 1945 et 1991.

Cet « univers » a aussi fasciné certains des « pères » de la géopolitique, tel sir Halford Mackinder qui voyait en la Russie la puissance continentale par excellence, avec ses avantages mais aussi ses contraintes, sur le plan militaire comme sur les plans politique et économique. Malgré les progrès dans la technique des armements – avec les missiles intercontinentaux notamment – la conception stratégique russe (soviétique) reste profondément marquée par la continentalité du territoire qu’elle a à défendre. Sans revenir aux invasions mongoles du XIIIe siècle – encore que celles-ci aient largement déterminé la perception russe de la menace, puis celle de l’ennemi héréditaire – la première prise de conscience matérialisée de la continentalité de la Russie et des possibilités de son exploitation militaire remonte à 1812 : utilisation de la profondeur du territoire, rôle des arrières, repli stratégique et contre-offensive déterminante et destructrice. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Russes (Soviétiques) ont immédiatement établi un parallèle et même une filiation entre la « guerre patriotique » de 1812 et la guerre de 1941-1945 : la « grande guerre patriotique ». Et Staline de se prendre pour le nouveau Koutouzov.

La Russie, à l’apogée de son empire, puis l’URSS, ont ainsi constitué un gigantesque territoire qui s’étend, de la partie orientale de la grande plaine d’Europe centrale jusqu’à l’océan Pacifique et de l’océan Arctique à la mer Noire et au désert de Gobi, sur une superficie de 22,4 millions de km2 (superficie de l’URSS après 1945). Il s’agit pour l’URSS de défendre 67 000 km de frontières dont 20 000 terrestres1. Cette immensité est aussi marquée par l’enclavement du territoire et son ouverture sur des espaces peu protégés par des obstacles naturels ainsi que par l’absence de frontières maritimes ouvertes. Car, malgré ses quelque 47 000 km de côtes, les ouvertures de la Russie sur la mer ne lui permettent pas d’en faire une puissance navale potentielle : au nord-ouest, la mer Baltique est fermée par les détroits danois qui peuvent contrôler les mouvements de la flotte russe ; au nord, l’océan Arctique ne permet guère la navigation de surface et était inutilisable jusqu’au développement des sous-marins nucléaires et des brise-glace à propulsion nucléaires au cours des années soixante. La façade Pacifique, quant à elle, est à la fois prise par les glaces un partie de l’année et, plus au sud, fermée par les détroits japonais. Enfin, au sud, la mer Noire voit ses sorties vers la Méditerranée contrôlées par les détroits turcs, objet de nombreux conflits entre la Russie et la Turquie au cours des siècles. En d’autres termes, les sorties russes vers « le grand large » sont pour le moins limitées et contrôlables.

Les frontières terrestres, occidentales et extrême-orientales, sont par contre largement ouvertes ne comprenant aucun obstacle naturel. A l’ouest, la grande plaine d’Europe centrale est, depuis la chute de l’empire romain le lieu privilégié des invasions : d’est en ouest ou inversement selon les siècles. Si une partie de la frontière méridionale, en Asie centrale, est fermée par les contreforts de la chaîne himalayenne, plus à l’est, les obstacles naturels sont de moindre ampleur, laissant toutes les possibilités d’invasions en provenance de l’Extrême-Orient. Enfin, la chaîne de l’Oural – frontière officielle et symbolique entre l’Europe et l’Asie – ne constitue en aucune manière une barrière infranchissable. Cette situation géographique et l’expérience de l’histoire ont ainsi, logiquement, fortement marqué les conceptions géostratégiques russes puis soviétiques. Moscou craint par dessus tout à la fois les invasions terrestres venant de l’ouest (1812, 1941), l’instabilité aux frontières, surtout méridionales ; mais aussi, depuis le XIIIe siècle, les Russes ont gardé la hantise de nouvelles invasions de « Hordes » venant de l’Asie. Ceci explique la relation dialectique particulièrement forte existant, dans les concepts stratégiques russes, entre offensive et défensive.

Défensive, la stratégie russe l’est à l’égard de ses frontières occidentale et chinoise. Cette vision défensive – qui n’exclut pas des actions offensives ou des fuites en avant – répond à ce complexe d’encerclement par des puissances potentiellement hostiles et a largement déterminé tout un pan de sa pensée militaire. Mackinder parlait, pour qualifier la partie centrale de la Sibérie (Heartland), de « la plus grande des forteresses naturelles qui existent sur la terre » bénéficiant de « la plus forte position défensive ». La préoccupation première de la Russie est alors d’empêcher que ne se renouvellent les tentatives d’invasion dont elle a été la victime à partir de 1237 – suivie de trois siècles d’occupation tatare – puis en 1812 et en 1941. La formation d’un glacis centre-européen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ressortit au moins autant à cette vision défensive et à son complexe d’encerclement2 qu’à une vision impériale, panslaviste et offensive prônée par les dirigeants russes successifs depuis Pierre le Grand.

La stratégie russe est par contre offensive dès lors qu’il s’agit de ses autres frontières et que ces frontières s’avèrent menacées par l’instabilité, le désordre ou par des conflits limitrophes. Cette vision a permis à la Russie d’étendre son empire vers l’est et vers le sud comme, plus tard, elle justifiera, au moins en partie, ses interventions en Afghanistan, en 1979, puis en Géorgie et au Tadjikistan dans les années quatre-vingt-dix. Cette préoccupation face à l’instabilité aux frontières a été très clairement explicitée, en 1864, par le prince Gortchakov, ministre russe des Affaires étrangères. Dans un mémorandum, destiné à justifier, auprès des puissances occidentales, l’expansion de l’Empire dans ses marches asiatiques mais aussi, indirectement, caucasiennes, il affirme : « La situation de la Russie en Asie centrale est semblable à celle de tous les États civilisés qui entrent en contact avec des tribus nomades à moitié sauvages, dépourvues de toute solide organisation sociale… En conséquence, l’État est contraint à un choix : mettre un terme à ses efforts continus et condamner ses frontières à des troubles permanents, ce qui rendrait impossible la prospérité, la sécurité et le progrès culturel ; ou bien avancer de plus en plus loin au cœur des terres sauvages, où les grandes distances augmentent à chaque pas les difficultés et les épreuves… » 3.

Ce bref rappel de la vision du monde prévalant en Russie est nécessaire à la compréhension des concepts stratégiques qui seront développés par le régime soviétique. Car ces « tendances lourdes » ne sont jamais loin des considérations idéologiques que les dirigeants soviétiques mettront en avant dans leurs discours et ce, dès les années qui suivent la révolution de 1917. L’idéologie ne saurait être considérée comme un ensemble vide mais comme un élément complémentaire, plus conjoncturel, au service d’un projet politique profondément ancré dans les mentalités. C’est ce qui découle des différentes doctrines stratégiques que les Soviétiques puis les Russes développent depuis le début des années vingt jusqu’à la fin de ce siècle. Les éléments de rupture ne sauraient être totalement dissociés des facteurs de continuité et dépassent le simple phénomène d’hystérésis.

Lorsque le parti bolchévique prend le pouvoir en 1917, et après quelque mois d’hésitation, il met sur pied un armée organisée puis lui propose une doctrine. Dans la deuxième moitié des années vingt, parallèlement à la réforme de l’armée rouge, est lancé un véritable débat stratégique. Les considérations développées alors doivent répondre à la nouvelle idéologie dominante mais aussi aux impératifs de l’évolution des armements, tirant les leçons de la Première Guerre mondiale. Ce sont ces considérations que l’on trouve chez Svetchin puis chez Toukhatchevski et Triandafilov. Pourtant, à la fin de la décennie suivante, Staline engage une grande purge dans l’armée qui anéantit non seulement les hommes mais aussi leurs idées. La réflexion stratégique soviétique est alors gelée jusqu’à la disparition du « généralissime » en 1953. A la mort de Staline, qui coïncide avec le développement de l’arme thermonucléaire, les Soviétiques commencent à réfléchir sur la nature de la nouvelle guerre tentant de concilier techniques nouvelles, orthodoxie idéologique et tendances lourdes de la pensée stratégique russe. Tel est le sens de la doctrine présentée par le maréchal Sokolovski qui, dans sa première version, n’est rien d’autre que le concept stratégique soviétique (russe) classique auquel l’on a ajouté l’éventualité de l’emploi d’une arme nouvelle.

Mais, très rapidement, Sokolovski lui-même, puis ses successeurs, prennent conscience que le discours affiché ne correspond plus aux réalités. De nuances en révisions plus ou moins officielles, le concept stratégique est totalement réévalué à la fin de la décennie soixante-dix. Mais l’acquis des débats de ces années est, à son tour, officiellement remis en cause au milieu de la décennie suivante par Mikhaïl Gorbatchev qui prône une stratégie explicitement et strictement défensive. Lorsque l’URSS disparaît en décembre 1991, l’état-major prépare un nouveau discours stratégique qui a cette caractéristique d’être autant le fruit des leçon de la guerre du Golfe de 1991 que de la disparition de l’État soviétique. Cette nouvelle doctrine est celle d’un État russe nouveau et réduit mais qui, amputé d’une partie de son territoire, a encore quelques difficultés à se situer dans l’espace, dans le temps et à se doter d’une culture politique qui soit à la fois même et autre.

 

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