Introduction

L’une des principales transformations du système stratégique contemporain est la fin de la distinction tranchée entre la guerre et la paix, pour des raisons multiples. Elles sont d’abord juridiques, avec la fin du droit à la guerre pour les États, auxquels la charte des Nations unies ne reconnaît plus que le droit à la légitime défense. Elles sont aussi politiques, avec la multiplication d’états intermédiaires entre la paix et la guerre que l’on a appelé “paix-guerre” (Beaufre) dès 1939, puis guerre froide à l’époque de l’affrontement planétaire américano-soviétique, que l’on appelle aujourd’hui crises dans le nouvel environ­nement stratégique. Elles sont enfin, et probablement surtout, techni­ques, avec l’avènement de l’arme nucléaire qui a introduit une mutation fondamentale : l’impossibilité d’un conflit majeur volontairement planifié a suscité en contrepartie une instabilité accrue au niveau inférieur : l’instrument militaire est constamment appelé à intervenir, tant dans un but de dissuasion que d’action.
Plusieurs appellations ont été proposées pour rendre compte des actions engendrées par ces crises. Dès le début des années 1960, on s’est mis à parler de diplomatie de la puissance, de diplomatie d’intimi­dation, de diplomatie coercitive, de diplomatie militaire… Sur un registre différent, les Britanniques, en 1998, dans la Strategic Defence Review, ont introduit le concept de Defence Diplomacy, entendu comme la participation des forces armées à la politique extérieure de l’État en dehors de tout emploi de la force. Ce concept a été repris simultané­ment en Espagne, par la Revision estrategica de la Defensa 2003, et en France, par la loi de programmation militaire 2003-2008 qui lui donne une portée plus large, en la définissant comme “la partici­pation des forces armées aux actions de la diplomatie française”. Au-delà des différentes appellations, on retrouve la même idée de combi­naison d’une logique d’influence, caractéristique de la diplomatie, et d’une logique de puissance, caractéristique de la stratégie. Plus que jamais, les forces armées sont appelées à être des instruments de politique étrangère. Constamment sollicitées pour des actions qui ne sont plus seulement militaires, mais désormais civilo-militaires, elles mettent en œuvre une panoplie complète de moyens, avec une échelle de menace ou d’emploi de la force de plus en plus complexe et subtile.À vrai dire, ce n’est pas une nouveauté absolue. L’utilisation politique des forces armées est aussi vieille que les forces armées permanentes elles-mêmes. La diplomatie navale a une histoire très ancienne et très riche. Cette dimension politique est intrinsèquement liée aux marines, dont l’une des missions est de montrer le pavillon. Les fonctions de la marine en temps de paix sont nettement plus importantes que celles de l’armée de terre parce que sa flexibilité est incomparablement plus grande, comme le notait déjà l’amiral Chasse­loup-Laubat sous le Second Empire : “L’action maritime, quel que soit le plus ou moins de succès, n’entraîne guère après elle que les conséquences que le Gouvernement peut vouloir en faire sortir[1]. Mais, pendant très longtemps, on n’y a porté qu’une attention très réduite. La raison d’être des forces armées est, en effet, de faire la guerre. C’est dans cette optique guerrière qu’elles ont toujours été étudiées par les stratégistes et les tacticiens jusqu’à la seconde guerre mondiale. La doctrine n’avait pas d’autre finalité que de préparer la guerre future. La diplomatie navale n’était qu’un sous-produit, généralement réservé à des destinataires sous-développés, plus pittoresque que stratégiquement important. Les crises étaient certes nombreuses, mais elles n’étaient envisagées que sous l’angle du risque de guerre et ce travers a encore été accentué par Mahan et ses successeurs. On aboutissait ainsi à ce paradoxe, justement relevé par Ken Booth, que l’on disposait de beaucoup d’instruments, avec le développement de la stratégie nucléaire, pour penser l’utilisation presque inconcevable des armes les plus terrifiantes, et de très peu d’instruments pour penser les utilisations très diverses de la puissance navale moderne[2]. Ce n’est que très récemment que les analystes ont pris conscience de cette dimension politique et ont commencé à l’étudier en tant que composante de premier plan des fonctions des forces navales contemporaines.

Une découverte récente

Le grand fondateur a été l’ambassadeur britannique sir James Cable, avec son livre pionnier Gunboat Diplomacy, publié en 1971 par l’International Institute for Strategic Studies[3]. Il fait œuvre, à la fois, théorique, en proposant des catégories sur lesquelles nous reviendrons, et historique, en réunissant un corpus de 133 exemples de 1919 à 1970.

Edward N. Luttwak explore la voie ainsi ouverte dans une plaquette publiée en 1974, The Political Uses of Sea Power. Comme tous les continuateurs, il commence par critiquer le pionnier. Les catégories de Cable “mélangent les critères fonctionnel et d’intensité. En conséquence elles sont plus utiles à des fins de description que d’analyse”[4]. Il s’attache donc à proposer une nouvelle typologie des applications de la puissance navale à partir du concept de suasion, censé combiner la dissuasion et la persuasion. La suasion peut être mise en œuvre par n’importe quelle force armée, elle peut être latente, résultant de déploiements de routine ou non liés à une crise spécifique, ou active, résultant d’une action ou d’un signal délibéré. La suasion latente peut être en mode dissuasif ou en mode coopératif (supportive) ; la suasion active peut être coopérative ou coercitive avec, dans ce dernier cas, un but négatif (la dissuasion) ou un but positif (la persua­sion). Ce petit essai a rencontré une large audience, encore accentuée par l’immense succès du livre publié par Luttwak deux ans plus tard, The Grand Strategy of the Roman Empire. Il a le grand mérite d’attirer l’attention sur la dimension permanente de la diplomatie navale, alors que Cable se focalisait plutôt sur les manifestations de crise. Il témoi­gne d’un renversement de perspective : alors que Cable, diplomate de profession, adoptait une démarche résolument empirique, historico-descriptive, Luttwak, politiste de formation, se place d’emblée sur le plan théorique en transposant aux affaires navales des catégories et des concepts forgés par Thomas Schelling pour la stratégie nucléaire. Son livre a donc été utile, même si le pseudo-concept de suasion ne lui a pas survécu.

À peu près au même moment, le vice-amiral Stansfield Turner publie un article appelé à devenir un classique : “Missions of the US Navy” érige, en effet, la présence en fonction stratégique, à égalité avec la dissuasion, la maîtrise des mers et la projection de puissance[5]. Le bref essai du marin aura plus d’échos au sein de la profession que tous les écrits des théoriciens.

Le balancier ramène ensuite le sujet de l’autre côté de l’Atlan­tique, avec l’essai plus substantiel de Ken Booth, jeune politiste de l’Université du Pays de Galles à Aberystwyth, Navies and Foreign Policy, paru en 1977[6]. L’auteur essaie de présenter un panorama global des fonctions des marines qu’il regroupe en trois grandes catégories :

  • militaires : dissuasion nucléaire stratégique ; dissuasion et défense conventionnelles ; dissuasion et défense “étendues” (extended), visant à protéger les ressortissants et les intérêts à l’étranger et en haute mer ; maintien de l’ordre international en général et à la mer en particulier, avec la défense du droit de la mer mais aussi d’éventuelles revendications.
  • politiques : missions de police, mais aussi de politique inté­rieure : contribution à la construction de l’État-nation, à sa stabilité interne et à son développement.
  • diplomatiques : elles se déclinent en trois volets : 1. négocia­tion en position de force, avec les traditionnelles démonstra­tions navales ; 2. manipulation, pour modifier les comporte­ments des autres acteurs ; 3. prestige, qui résulte à la fois d’actions spécifiques comme les visites, mais surtout des capacités et du comportement de la marine.

Comme Luttwak, Booth est extrêmement sensible à la théorie. Là où Cable se situait encore dans une logique traditionnelle de force, Booth raisonne en termes de signaux : un déploiement naval est moins effectué pour recourir à la force que pour adresser un signal destiné à produire un effet psychologique chez le récepteur. Booth se montre également attentif à la dimension juridique, à laquelle il consacre, quelques années plus tard, un deuxième ouvrage, Law, Force and Diplomacy at Sea, paru en 1985, dans lequel il adopte une position ambivalente : d’un côté, il affirme que le temps de la diplomatie de la canonnière est révolu ; de l’autre, il estime que la multiplication des frontières maritimes, à la fois légales et psychologiques, peut donner une nouvelle signification aux déploiements navals[7].

Booth ne reviendra plus sur son sujet initial, puisqu’il va aban­donner le réalisme, ce courant jusqu’alors dominant dans la science des relations internationales qui place au premier plan l’usage ou la menace de la force par les États, pour se tourner vers les nouveaux paradigmes de la sécurité humaine et du constructivisme qui délaissent les approches traditionnelles, politico-militaires, au profit d’approches sociétales et globales. Comme Luttwak va, lui aussi, délaisser le sujet, celui-ci va redevenir l’apanage de sir James Cable, qui va refondre son maître-livre en 1979, puis en 1991[8], en intégrant les conséquences de la disparition de la menace soviétique, et le compléter par plusieurs travaux importants, parmi lesquels il faut principalement citer un recueil d’articles, Diplomacy at Sea, paru en 1984 ; un essai sur Britain’s Naval Future, publié en 1983 mais écrit juste avant le déclenchement de la guerre des Malouines ; un essai débordant du cadre de la diplomatie navale, sur les nouvelles fonctions des marines, Navies in Violent Peace, paru en 1989 ; et enfin un ultime ouvrage de synthèse, The Political Influence of Naval Force in History, paru en 1998[9]. Il meurt en 2001, laissant derrière lui une œuvre qui en fait, sans aucun doute, le plus important de tous les penseurs navals de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il a créé un genre nouveau[10] et a obligé les analystes à penser la stratégie autrement, à ne plus limiter leur perspective à la préparation d’une guerre de haute intensité de plus en plus hypothétique.

Cable, à défaut d’avoir un véritable successeur, aura des disci­ples dans plusieurs pays. Curieusement assez peu en Grande-Bretagne, où il sera souvent cité, mais sans réussir à créer une école. Diplomate de carrière, tard venu à l’écriture, il est quelque peu resté en marge de la petite communauté des analystes navals, qui lui a préféré un auteur plus conventionnel comme l’amiral Richard Hill : Geoffrey Till le qualifie ainsi de minor classic[11], compliment pour le moins ambigu. Une plus grande attention lui sera accordée en Inde, pays qui a expé­rimenté concrètement la diplomatie de la canonnière durant sa guerre avec le Pakistan en 1971, lorsque les États-Unis ont fait pénétrer dans l’océan Indien le groupe du porte-avions Enterprise. L’amiral Kohli insiste sur cette dimension dans son livre Sea Power in the Indian Ocean, paru en 1979. Il sera suivi par des épigones, de faible impor­tance théorique, mais qui témoignent de la sensibilité du sujet dans le sous-continent indien. On trouve aussi quelques disciples exotiques, dont le plus important est le capitaine de vaisseau Paulo Lafayette Pinto, de la marine du Brésil[12]. Mais il s’agit finalement de peu de choses. L’Europe qui est, avec bien sûr les États-Unis, le foyer d’acti­vation de la diplomatie navale, n’y consacre qu’une très faible attention doctrinale ou académique. La contribution la plus importante vient d’Allemagne, avec le gros ouvrage collectif dirigé par Dieter Mahncke et Hans-Peter Schwarz, Seemacht und Aussenpolitik, paru en 1974. Malgré son titre, plutôt réducteur, il s’agit d’un panorama global des missions des marines dans le monde contemporain, la Kannonen­bootdiplomatie n’occupant qu’une place réduite. Mais cette première incursion, impressionnante, restera sans suite. La France ne montrera guère plus d’empressement[13], en dehors de quelques travaux dispersés de l’auteur de ces lignes et d’une étude de cas, en tous points remar­quable, de Jean-Marc Balencie sur la diplomatie navale française dans l’océan Indien, malheureusement restée inédite.

Le constat de carence majeur concerne les pays anglo-saxons, créateurs du genre avec les travaux de Cable et de ses successeurs immédiats et les plus intéressés par leur puissance maritime. En fait, il n’y aura pas d’école britannique ou américaine de la diplomatie navale, en dehors des études sur la diplomatie navale soviétique suscitées par Michael MccGwire au début des années 1970 et continuées par le Center for Naval Analyses, avec la magnifique enquête dirigée par Bradford Dismukes et James McConnell sur la diplomatie navale soviétique dans le tiers monde[14], qui restera, elle aussi, sans suite : l’état-major de l’US Navy refuse de financer une recherche sur la décennie 1977-1986 qui ferait apparaître trop crûment le déclin de la présence navale soviétique et donc enlèverait à la marine son plus puissant argument lors des discussions budgétaires au Congrès. La principale lacune concerne évidemment la diplomatie navale améri­caine, pour laquelle on ne dispose que d’une grande enquête interar­mées, avec de solides études de cas, mais ancienne et limitée à un trop petit nombre d’opérations[15], et une chronologie “sèche”, plus complète, mais peu utilisable en l’état, chaque opération se limitant à un résumé en quelques lignes[16].

Autant dire que le bilan global est maigre. Il existe des études dispersées[17], nullement négligeables, mais manifestement insuffisantes par rapport à l’ampleur et à l’intérêt du domaine. Il y a un embryon de théorisation, qui différencie la diplomatie navale de ses consoeurs aérienne ou terrestre, mais il faudrait le reprendre pour y intégrer toutes les modifications intervenues depuis la fin de la guerre froide, avec le passage de plus en plus marqué aux opérations de maintien de la paix sous toutes ses formes. Or le secteur naval est celui qui a suscité le moins d’intérêt parmi les analystes du maintien de la paix : on ne peut guère citer que les travaux de Michael Pugh[18]. Sur un plan quantitatif, nous manquons cruellement de données qui permettraient une étude comparative pour évaluer le poids respectif des uns et des autres. Il y a là un vaste chantier qui devrait susciter une attention plus soutenue, tant de la part des analystes, qui cherchent à comprendre les mutations de la force dans le système stratégique contemporain, que des praticiens, qui se privent stupidement d’un moyen de légitimation de leur existence et de leurs demandes.

On peut dire qu’aujourd’hui, la diplomatie navale est un concept encore émergent, dont les applications ont été étudiées, mais de manière encore insuffisante et fragmentaire. Le principal problème est désormais sa prise en compte dans les réflexions générales sur la stratégie navale.

On notera au passage que le bilan est encore plus négatif pour la diplomatie militaire terrestre ou la diplomatie aérienne. Ces deux concepts ne sont d’ailleurs presque jamais employés et on ne peut guère citer de tentative de théorisation digne de ce nom. Les utilisations politiques de l’instrument aérien, particulièrement abondantes durant les trois dernières décennies, ont rarement été étudiées en tant que telles, en dehors de quelques annotations ou études furtives dispersées ça et là[19]. La diplomatie aérienne attend encore son James Cable. Pourtant, l’utilisation de l’arme aérienne à des fins à la fois politiques et militaires a commencé dès l’entre-deux-guerres, dans les empires coloniaux. Elle avait fait l’objet d’une première tentative de théorisa­tion, restée sans lendemain, avec l’air control des auteurs britanniques, transposition évidente du sea control des théoriciens navals[20]. Les auteurs aériens se sont plutôt orientés dans une direction différente, celle de la théorisation d’un degré d’emploi de la force armée inter­médiaire entre la dissuasion et l’action qu’ils ont appelé coercition. Ce genre d’étude a commencé dans les années 1970 aux États-Unis, il est dominé aujourd’hui par l’ouvrage du politiste américain Robert Pape, Bombing to Win[21].

Il faudrait se livrer à une étude comparative des diverses composantes de la diplomatie militaire : terrestre, navale et aérienne. Souvent présentées comme concurrentes, pour des motifs corporatistes, celles-ci sont, en réalité, complémentaires. La stratégie contemporaine est trop complexe pour qu’elle puisse être intégralement assurée par une seule armée, aussi perfectionnée et efficace soit-elle. Les qualités principales sont nettement différentes : la force aérienne assure la rapidité de la réaction, sous réserve des contraintes politiques souvent pesantes, alors que la force navale assure la durée, plus difficile à obtenir avec des forces aériennes en l’absence de prépositionnement ou de facilités. La force terrestre assure l’engagement massif à terre, qui est souvent le seul moyen d’assurer le contrôle des territoires et des populations, notamment dans les conflits asymétriques qui sont le lot le plus fréquent de ce xxie siècle commençant. La deuxième guerre du Liban, à l’été 2006, en a apporté une nouvelle et bien inutile confirmation.

Cette réflexion devrait être replacée dans une perspective histo­rique pour confronter des expériences très diverses, préalable indis­pensable à l’élaboration de typologies compréhensives, comme disait Max Weber, et fonctionnelles, la comparaison entre les différentes armées étant le seul moyen de mieux comprendre cette utilisation poli­tique des forces armées dans leur ensemble. Il s’agit là d’une recherche immense, probablement encore prématurée, tant les matériaux sont dispersés : la littérature est massivement anglo-saxonne, encore que l’on puisse trouver des échantillons intéressants dans d’autres langues qui ne restent inconnus que par suite de l’obstacle languistique.

Le présent essai a un double but :

  • progresser dans le sens d’une théorie globale de l’utilisation politique de la force armée, par un effort de réflexion sur des concepts encore en gestation ;
  • faire ressortir l’importance décisive, et pourtant méconnue, de la diplomatie militaire dans le statut international d’un pays et dans le statut de ses forces armées. Toutes ces utilisations politiques sont au cœur des missions des forces armées contemporaines et contribuent grandement à leur légitimité. L’effort de recherche empirique est évidemment centré sur la France, assorti de points de comparaison.

Une inconnue française ?

Ouvrons ici une parenthèse pour essayer de fournir des éléments de réponse à une question décisive : si la diplomatie navale française est si abondante et importante, pourquoi est-elle si mal connue ?[22] Faut-il y voir, comme le pensent un certain nombre de marins, un signe de cette mentalité bleu horizon ou kaki qui ferait des Français d’incurables terriens, les yeux rivés sur la ligne des Vosges et la frontière de l’Est ? Il faudrait en finir avec ce lieu commun, qui relève largement du mythe. La France a un passé naval considérable et celui-ci n’est ni le résultat d’accidents successifs, ni le fait d’une petite élite à l’esprit maritime qui aurait constamment dû batailler contre l’esprit continental des Français. Chaque fois que la France a dû mettre de l’argent dans sa marine, elle l’a mis, et même en quantité considérable : de 1880 à 1914, elle a dépensé autant d’argent pour sa marine que l’Allemagne. Si, en 1914, elle avait une marine inférieure à celle de son ennemi, il y avait des causes autres que financières et que l’incurable étroitesse d’esprit des députés du Centre ou de l’Est[23]. En fait, la discontinuité de l’histoire maritime française ne fait que refléter le caractère heurté de l’histoire de la France elle-même.

Aujourd’hui encore, les Français sont capables de comprendre les enjeux maritimes, si ceux-ci leur sont clairement expliqués. Cela relève bien sûr, en premier lieu, de la responsabilité du pouvoir politique. Mais la marine a, elle aussi, un rôle à jouer. C’est à elle de fournir des renseignements sur ce qu’elle fait. Le contraste est étonnant entre la marine française, qui a pour tradition de donner le moins de renseignements possible sur ses activités opérationnelles, héritage d’une culture du secret devenue obsolète, et la marine américaine qui, dès qu’elle fait la moindre opération, s’empresse de la faire connaître, avec une autosatisfaction qui confine parfois au ridicule[24]. Nous n’avons pas pour la marine française, loin de là, l’équivalent du livre d’Eric Grove, remarquable histoire de la politique maritime britannique depuis 1945[25], ni même les parfaites petites synthèses réalisées sur la marine italienne[26]. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de chercheur qui ne voudrait pas s’attaquer au problème, c’est parce que l’information est très difficile à réunir.

Mais le problème n’est ni spécifiquement français, ni spécifique­ment maritime. Malgré les études de Luttwak, de George, de Blechman et Kaplan, de Dismukes et McConnell, la doctrine américaine ne s’inté­resse que médiocrement à la diplomatie militaire. Certains y verront une manifestation de la culture stratégique américaine tournée vers le règlement militaire du conflit plus que vers les aspects politiques ; d’autres une focalisation de cette même pensée stratégique sur les aspects techniques au détriment de la complexité politique, sur la guerre rêvée au détriment des conflits réels, asymétriques (jusqu’au dur réveil que constitue l’Irak). Les deux propositions sont vraies. Mais le même désintérêt s’observe dans d’autres pays. Pour nous en tenir à la France, comment ne pas noter que la reconnaissance officielle des opérations extérieures n’est intervenue que très tardivement, avec la loi de programmation militaire 1984-1988 ?[27] Une explication, probable­ment déterminante, tient à la réticence de l’institution militaire à mettre en avant des opérations de police internationale ou de sauvetage de ressortissants qui l’éloignent de ce qu’elle estime être le cœur de sa mission, la préparation aux opérations de haute intensité, à la guerre réglée[28] ; dans le cas de la marine, la protection des communications maritimes et la projection de puissance “lourde”. Selon James Cable, “les amiraux étaient plus préoccupés par la menace la plus grave que par la menace la plus probable”[29]. Sous-jacente à cette réticence, transparaît la crainte que le pouvoir politique n’en tire la conclusion que des moyens rustiques suffisent. Même si la tentation peut s’em­parer de quelques candidats pressés (en vertu de l’équation simpliste, encore entendue dans une campagne électorale récente : un porte-avions = tant d’écoles), une telle objection est infondée.

À l’heure où toute stratégie doit être justifiée, où beaucoup s’interrogent sur l’utilité de moyens hauturiers, surtout lorsqu’ils sont aussi coûteux qu’un porte-avions, la connaissance du bilan réel de la diplomatie navale française s’inscrit dans une stratégie déclaratoire qui est dorénavant une composante à part entière de la stratégie contem­poraine[30]. La doctrine ne peut plus borner son horizon à une hypothé­tique guerre future, elle doit désormais intégrer les opérations de toute nature qui constituent le lot quotidien des forces militaires, sauvegarde maritime et diplomatie navale dans le cas de la marine. Mais il est bien entendu que celles-ci ne représentent qu’une partie du spectre, très étendu, des missions de la stratégie navale contemporaine[31]. La prise en compte de toutes ces dimensions est le défi majeur auquel est con­frontée la théorie stratégique navale en ce début du troisième millé­naire, avec des conséquences tout à fait concrètes dans la définition d’une stratégie et le choix d’un modèle de marine.

 


[1]        Cité dans C.I. Hamilton, Anglo-French Naval Rivalry 1840-1870, Oxford, Claren­don Press, 1993, pp. 287-288.

[2]     Ken Booth, Navies and Foreign Policy, New York, Meier & Holmes, 1979, p. 10.

[3]     Sir James Cable, Gunboat Diplomacy, Londres, Chatto and Windus, 1971 ; traduc­tion espagnole (en Argentine) 1977.

[4]     Edward N. Luttwak, The Political Uses of Sea Power, Baltimore – Londres, The Johns Hopkins University Press, 1974, p. 3.

[5]     Stansfield Turner, “Missions of the US Navy”, Naval War College Review, janvier-février 1974.

[6]     Ken Booth, Navies and Foreign Policy, Londres, Croom Helm, 1977 ; traductions espagnole 1980, portugaise 1979-1982, dans la Revista maritima brasileira.

[7]     Law, Force and Diplomacy at Sea, Londres, George Allen and Unwin, 1985; traduction portugaise 1989.

[8]     Gunboat Diplomacy 1919-1979, Londres, MacMillan, 1979, réimpr. 1985, 1986 ; 3e éd. Gunboat Diplomacy, 1919-1991, Londres, MacMillan, 1994.

[9]     Diplomacy at Sea (recueil d’articles), Londres, MacMillan, 1985 ; Navies in Violent Peace, Londres, MacMillan, 1989 ; The Political Influence of Naval Force in History, Londres, MacMillan, 1998.

[10]    Bien entendu, on peut lui trouver des précurseurs, qui avaient entrevu la question. Le plus important est Laurence Martin, The Sea in Modern Strategy, 1967. Mais Cable est bien le premier à l’avoir systématisée.

[11]    Geoffrey Till, Sea Power. A Guide for the Twenty-First Century, Londres-Portland, Frank Cass, 2004, p. 273.

[12]    Paulo Lafayette Pinto, O Emprego do poder naval en tempo de paz, Rio de Janeiro, Serviço de documentaçao da marinha, 1989 ; 2e éd. 1995.

[13]    Il est significatif qu’aucun livre de James Cable n’ait été traduit en français (ce n’est pas faute d’avoir essayé). Seuls trois articles ont pu être traduits : “L’avenir de la diplomatie navale”, Stratégique, 48, 1990-4 ; “Une stratégie maritime sur mesure” et “Hors zone mais sous contrôle”, tous deux dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), La Lutte pour l’empire de la mer, Paris, ISC-Économica, 1995.

[14]    Bradford Dismukes and James McConnell (eds), Soviet Naval Diplomacy, New York, Pergamon, 1979.

[15]    Barry M. Blechman and Stephen S. Kaplan (eds), Force Without War. U.S. Armed Forces as a Political Instrument, Washington, The Brookings Institution, 1978 ; mise à jour dans Philip D. Zelikow, “Force Without War 1975-1982”, The Journal of Strategic Studies, 7-1, mars 1984.

[16]    Adam B. Siegel, The Use of Naval Forces in the Post-War Era : U.S. Navy and U.S. Marine Corps Crisis Response Activity 1946-1990, Center for Naval Analyses, CRM 90-246, février 1991.

[17]    Je n’ai pu consulter Charles D. Allen, The Uses of Navies in Peacetime, Washington, American Enterprise Institute, 1980.

[18]    Michael Pugh (ed.) Maritime Security and Peacekeeping, Manchester, Manchester University Press, 1994.

[19]    À signaler particulièrement : David R. Mets, Land-Based Air Power in Third World Crises, Maxwell AFB, Air University, 1986.

[20]    Cf. Basil Liddell Hart, La Guerre moderne, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1934, qui consacre un chapitre à l’air control.

[21]    Robert A. Pape, Bombing to Win. Air Power and Coercion in War, Ithaca, Cornell University Press, 1996, en cours de traduction en français.

[22]    Le travail est en cours : le Service historique de la Défense, section Marine, a entrepris un historique des opérations extérieures de la marine, à partir de la base de données élaborée par le Collège Interarmées de Défense.

[23]    On doit maintenant renvoyer à la thèse majeure de Martin Motte, Une éducation géostratégique. La pensée navale française de la Jeune École à 1914, Paris, CFHM-ISC-Économica, 2004.

[24]    L’évacuation de l’ambassade américaine à Mogadiscio, en 1991, avait donné lieu à un article de 30 pages dans les US Naval Institute Proceedings : on avait l’impression d’une affaire conçue au plus haut niveau, qui avait nécessité des trésors d’intelligence et de courage. Il n’y avait pourtant pas de quoi crier à l’exploit.

[25]    Eric Grove, Vanguard to Trident. British Naval Policy since World War II, Londres, The Bodley Head, 1987.

[26]    Michele Cosentino, Dalla lege navale al terzo millenio. La Marina Militare dal 1975 al 2000, Rome, Rivista marittima (supplément), octobre 2000.

[27]    Jérôme de Lespinois, L’Armée de terre française. De la défense du sanctuaire à la projection, tome II 1981-1996, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 432.

[28]    Cet argument est rarement exprimé aussi directement mais il affleure souvent, en France comme ailleurs. C’est une justification de ce type qu’avance Condoleeza Rice, alors conseiller à la sécurité nationale, pour expliquer la réticence des États-Unis à s’engager dans des opérations de maintien de la paix : “Les États-Unis sont la seule puissance capable de conduire une démonstration dans le Golfe, de mettre sur pied l’ensemble de forces nécessaire à la protection de l’Arabie saoudite et de désamorcer une crise dans le détroit de Taïwan. Un maintien de la paix intensif (extended peace­keeping) nous détourne de notre disponibilité pour ces missions globales”. Cité dans Katsumi Iskizuka, “Japan’s Policy towards UN Peacekeeping Operations”, Internatio­nal Peacekeeping, 12-1, printemps 2005, pp. 66-67.

[29]    James Cable, “Gunboat Diplomacy and the Conventional Wisdom”, Naval Review, juillet 1982, p. 174.

[30]    La stratégie contemporaine s’organise en triptyque : stratégie des moyens – straté­gie opérationnelle –, stratégie déclaratoire. Cf. Hervé Coutau-Bégarie, Traité de straté­gie, Paris, ISC-Économica, 6e éd., 2008, pp. 509 et 529.

[31]    Cf. Hervé Coutau-Bégarie, L’Océan globalisé, Paris, ISC-Économica, 2007.

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