La guerre irrégulière dans l’histoire et dans la théorie 

Hervé Coutau-Bégarie et Olivier Zajec

On ne parlait plus vraiment, ces dernières années, de “guerre irrégulière”. Au gré des modes conceptuelles et de l’inventivité sémantique des analystes, d’autres vocables s’étaient imposés, de la “guerre hybride” aux “guerres asymé­triques”, sans que l’on comprenne tou­jours sur quels critères objectifs, historiques ou techniques, se fondent ces nouvelles catégorisations.

Cette appellation de “guerre irrégulière” revient cependant à la mode : le titre de ce colloque n’en est qu’une des illustrations. Gérard Chaliand publie une imposante anthologie intitulée Guerres irrégu­lières. Le thème s’affirme et s’impose aux États-Unis, comme le mon­trent la création, en 2009, du Center on Irregular Warfare and Armed Groups au sein du Naval War College et la nouvelle doctrine officia­lisée par l’Irregular Warfare Joint Operating Concept, approuvé le 11 septembre 2007 (la date ne doit sans doute rien au hasard), qui entend installer cette culture de l’irrégularité au profit des General Purpose Forces (les troupes régulières) et non point seulement, comme cela était jusqu’alors le cas, au sein des seules forces “spéciales”. Il faut y voir une conséquence logique de la crise de la rhétorique de la Transformation, d’inspiration technicienne, malmenée par des années de guérilla en Afghanistan et en Irak. Mais aussi une prise de cons­cience de l’insuffisance des concepts alternatifs qui ont foisonné, sans qu’aucun d’eux puisse couvrir l’intégralité d’un champ extrêmement vaste et divers.

Il est donc nécessaire d’analyser, au moins sommairement, la notion d’irrégularité. A-t-elle seulement un sens ? Est-ce un concept flou qui peut s’appliquer à n’importe quoi ? La doctrine américaine n’est pas loin de tomber dans ce travers, quand elle énumère les “activités” de la guerre irrégulière :

  • insurrection et contre-insurrection ;
  • terrorisme et contre-terrorisme ;
  • guerre non conventionnelle ;
  • défense intérieure à l’étranger ;
  • opérations de stabilisation quand elles sont conduites dans le contexte d’une stratégie de guerre visant à conserver le soutien de la population ;
  • activités criminelles transnationales qui soutiennent la guerre irrégulière et activités d’application de la loi s’y opposant ;
  • opérations civilo-militaires ;
  • opérations psychologiques ;
  • opérations d’information ;
  • opérations de renseignement (intelligence) et de contre-renseignement.

Les réflexions ultérieures ont conduit à ajouter une rubrique supplémentaire :

  • communication stratégique[1].

À ce compte là, on se demande ce qui reste à la guerre régulière. Ce n’est pas un essai de délimitation, c’est un catalogue fourre-tout dont on pourrait dire, avec une cruauté qui force à peine le trait, qu’il englobe tout ce que les militaires américains n’aiment pas faire, tout ce qui ne rentre pas dans la guerre rêvée par les tenants de la Revolution in Military Affairs, la guerre menée par la force technicienne. Ce n’est pas ainsi que l’on peut prétendre éclairer le concept. La manière correcte d’aborder le problème doit plutôt être de se demander si la guerre irrégulière répond à des critères, comme tout concept cohérent doit le faire.

La réponse n’est pas évidente. Si la guerre “irrégulière” s’incarne – au premier sens du terme, c’est-à-dire qu’elle prend forme et substance – au gré des périodes historiques, de manière certaine et repérable, il n’est, pour autant, pas aisé de l’enfermer dans une défini­tion canonique. À la limite, on pourrait soutenir que la notion de guerre irrégulière est un oxymore : la plupart des auteurs et le droit positif définissent la guerre comme un affrontement entre États, ce qui présup­pose la régularité. On ne devrait pas parler de guerre contre le terro­risme ou contre la piraterie, il s’agit (ou il devrait s’agir) d’opérations de police. C’est de manière impropre que le président George W. Bush a lancé le mot d’ordre de guerre globale contre le terrorisme, donnant implicitement aux djihadistes un statut de combattants qu’on leur refuse officiellement par ailleurs.

Le point de départ semble clair. La guerre irrégulière est, à la fois, une guerre sans front et une guerre sans frontière. Sans front, car dissociée des grandes opérations militaires. Sans frontière, car abolis­sant les distinctions juridiques entre civils et militaires, entre paix et guerre. Elle s’oppose à la guerre régulière, ou réglée, celle que des lois, des règles gouvernent et qui est faite régulièrement, par des réguliers. Deux ordres de référence vont structurer cette relation régulier/ irrégu­lier. D’une part l’ordre juridique, d’autre part l’ordre stratégique. La guerre sera irrégulière, donc, si elle n’observe pas l’un et/ou l’autre de ces deux cadres. Très souvent, l’un des cadres entraîne l’autre, car une troupe d’irréguliers ne dispose ni d’exécutants instruits dans les manœuvres savantes, ni de chefs préparés à la planification et à la conduite des grandes opérations. Mais c’est loin d’être une règle générale.

  • Juridique : on retrouve là la notion de jus ad bellum (le droit à la guerre : qui peut, qui a le droit de légitimement se battre ?) et la notion complémentaire de jus in bello (le droit dans la guerre : quelles limita­tions, quel encadrement au cours du conflit ?)
  • Stratégique : la problématique est ici celle du respect des “principes” de la guerre, celle-ci étant envisagée comme un art réglé, destiné à limiter la violence et à obtenir, comme le disait Carrion-Nisas dès le xixe siècle, le meilleur résultat au moindre coût ; ce cadre stratégique est largement influencé, on ne le souligne pas assez, par le cadre juridique, qui inter­dit certains procédés.

La difficulté apparaît immédiatement : qui donc, et selon quel référentiel, décide – dans l’un comme l’autre de ces deux ordres – de ce qui est irrégulier et de ce qui ne l’est pas ? Dans ce débat de légitimité, la tentation est forte de la subjectivité, donc du jugement de valeur :

  • un jugement de valeur politique et moral dans le cadre du critère de régularité juridique. Carl Schmitt l’a bien montré ;
  • un jugement de valeur culturel dans le cadre du critère de régularité stratégique.

Le jugement de valeur juridique découle du prisme culturel et historique occidental. Celui-ci est normatif, indiscuté et souve­rain quand l’Europe domine le monde, du xviiie au xxe siècle, mais apparaît fragilisé, subjectif, voire incomplet, dans un cadre multipolaire où les références culturelles et morales se diversi­fient. Ce prisme culturel structure pourtant toujours notre vision des choses.

Le jugement de valeur stratégique, en revanche, est plus univer­sel. Il prend le plus souvent une connotation éthique, dont Polybe donne un exemple très éclairant à propos de la sécession de la Haute-Égypte sous Ptolémée IV : la “guerre qu’on va raconter ici et qui, mis à part les traits de cruauté et les viola­tions de toutes les règles qui l’accompagnèrent, n’a été marquée par aucune bataille rangée, par aucun combat naval, par aucun siège, bref, par aucune action mémo­rable[2]. Violation des règles, cruauté et absence d’action digne d’être retenue, on a là tous les ingrédients de la guerre irrégulière et de sa dévalorisation que l’on retrouve à toutes les époques.

Pour éviter ou contourner provisoirement cette difficulté – avant de l’interroger à nouveau en conclusion – sans doute faut-il, dans un premier temps, préférer l’étude de la pratique à celle de la théorie. Dans son livre devenu classique, La Guerre révolutionnaire, le général Beaufre est resté fidèle à la méthode rationnelle qu’il avait exposée dans son livre fondateur, Introduction à la stratégie : il a construit des modèles avant de passer à l’étude des guerres révolutionnaires appelées à illustrer son propos[3]. Mais il n’a pu agir ainsi que parce qu’il se limitait à l’époque contemporaine. Si l’on essaie d’embrasser la totalité du champ historique, la diversité des cas d’espèce devient si grande qu’elle rend toute tentative de modélisation illusoire. La seule solution est alors de revenir à la méthode inductive par une approche historico-descriptive, laquelle revient à sélectionner de manière intuitive un corpus de conflits qui entrent dans la catégorie “irrégulière”. C’est-à-dire, finalement, des conflits qui, par nécessité, génèrent leurs propres règles.

Quelques exemples de guerres, modèles opérationnels ou situations conflictuelles “irréguliers”[4]

Les Grecs offrent le premier exemple bien documenté de guerre réglée avec une littérature militaire dont il ne nous reste que des débris, mais dont on sait avec certitude qu’elle a existé, et une organisation militaire particulièrement rigoureuse, avec la phalange, pratiquement invincible en terrain ouvert du fait de sa formidable puissance de choc, mais peu apte à la manœuvre en raison de sa lourdeur. Les procédés de surprise, de contourne­ment, de harcèlement qui constituent le lot commun de toutes les formes irrégulières de la guerre lui sont interdits. Mais cela ne signifie par pour autant que les Grecs aient ignoré la guerre irrégulière, comme l’a récemment montré Jean-Nicolas Corvi­sier[5]. Les codes juridiques pouvaient faire l’objet d’interprétations sou­ples et la phalange n’excluait pas le recours à des unités plus légères, notamment les peltastes, fantassins légers aptes à la manœuvre sur le champ de bataille et aux opérations en terrain difficile, interdit à la phalange. Les ruses de guerre tenaient également une grande place dans la stratégie, comme le suggèrent les œuvres d’Énée le Tacticien et de Polyen. Les Grecs n’ont donc pas seulement été confrontés à la guerre irrégulière lorsqu’ils affrontaient des barbares au style tactique radica­lement différent, ils l’ont également pratiquée dans leurs guerres intes­tines entre cités. Mais, comme cela arrivera désormais presque systé­matiquement, leurs historiens ne retiendront que la forme supé­rieure de guerre, celle pratiquée par la phalange, et relé­gueront dans l’ombre tous les autres aspects.

À Rome, les légions restent l’archétype de l’organisation réglée, disciplinée, linéaire (du moins dans la perception générale, car les mutations de l’armée romaine seront nombreuses au fur et à mesure des évolutions de la stratégie impériale). Le plus souvent, cependant, on observe que la guerre oppose les légions à des Barbares, c’est-à-dire des nations dont la culture “volatile” de la guerre les distingue de l’outil réglé de l’armée romaine : il n’est que de songer à la “flèche du Parthe” ou aux embuscades des sombres forêts de Teutobourg : Varus, en Ger­manie en l’an 9 de notre ère, perd en un seul engagement tactique les gains stratégiques de plusieurs campagnes. Mais certains généraux romains s’adaptent à ces conditions : Agricola en Bretagne[6], Metellus[7] et Blaesus en Numidie : “contre les ruses de Tacfarinas, on combattit selon une tactique (modo belligeratum) semblable”, avec des colonnes mobiles traquant sans relâche les bandes numides.

On trouve dans la littérature romaine plusieurs formes d’irrégu­larité guerrière :

  • la “guerre expéditionnaire” (furtiva expeditio), dont parle Tite-Live, en évoquant les expéditions conduites au-delà du limes : face à un adversaire le plus souvent insaisissable, les raids romains ont un triple but d’inti­midation, de représailles et de création d’un glacis par une dévastation systématique, suivie d’un repli rapide derrière le limes ;
  • la “guerre d’embuscades” : actions de harcèlement privilé­giées par les ennemis de Rome, incapables de riva­liser avec les légions en terrain ouvert, et dont les modèles restent les guerres de Jugurtha en Afrique, racontée par Salluste, de Viriathe en Espagne, rapportée par Tite-Live, et de Tacfari­nas en Afrique, évoquée par Tacite. Bien que ce dernier ne donne que des indications sommaires, il laisse entrevoir l’adap­tation du plus faible face à la supériorité des légions romaines : sévèrement battu durant une première campagne, Tacfarinas comprend la leçon et revient à une guerre d’escarmouches, “en effectuant d’abord ça et là des pillages restés impunis par leur soudaineté même” et en attaquant des villages isolés[8].
  • la “guerre sauvage”, mentionnée par Polybe. Une guerre “irrégulière” car insurrectionnelle : elle prend place dans le cadre d’une répression, celle des grandes révoltes d’esclaves (celle de Spartacus est la plus connue) ou de mercenaires, comme celle que dut affronter Carthage après la première guerre punique et qui “entre toutes [les guerres] dont nous avons eu connaissance, a dépassé les autres en férocité et en horreur” (Polybe, I, 88-7).

Toutes ces guerres sont “spéciales”. Elles sortent d’un cadre. Elles génèrent – déjà – d’autres règles, et nécessitent l’adaptation technique et tactique de la puissante armée romaine.

En Chine ancienne, les guerres internes durant la période de crise entre les Han et les Tang, du iiie au vie siècle, voient se déployer la “guerre errante” (Youji Jiangun). Le général qui la mène est très autonome. Il peut opérer sur les arrières de l’ennemi, lever des milices locales. Mais il demeure rattaché à un commandement central, qui l’utilise comme une sorte de “corsaire terrestre”.

Au Moyen Âge occidental, par ailleurs “normé” dans sa pratique guerrière sous l’influence de l’institution chevaleresque et des interventions de l’Église, les exemples sont extrêmement nombreux d’irrégularité dans la conduite de la guerre.

On passera rapidement sur l’irrégularité juridique qui découle des guerres privées. Le critère de la souveraineté est alors, pour le moins, évanescent et, comme l’a bien souligné Philippe Contamine, la guerre privée est partout[9]. Les souverains essaient de l’interdire. En France, saint Louis prend une ordonnance en ce sens en 1258. Le fait qu’elle doive être réitérée à maintes reprises est un indice très clair de son inefficacité. Ce n’est qu’à l’extrême fin du Moyen Âge que l’État parviendra progressivement à s’imposer et à éliminer les guerres privées.

D’un point de vue stratégique, la guerre réglée est celle que conduisent les chevaliers, caractérisée par la domination de la cavalerie lourde, mais aussi par une absence presque totale de sens tactique : l’obsession de l’honneur annihile toute réflexion sur le champ de bataille. Mais c’est une erreur que de réduire la guerre médiévale à cette seule forme. Très nombreuses sont les guerres conduites par des milices urbaines (en Flandre, la chevalerie française en fera les frais dès 1302, à la bataille de Courtrai) ou les soulèvements paysans, dont certains, de très grande ampleur, peuvent dégénérer en véritables guerres civiles (on songe d’abord à la grande révolte de Wat Tyler en 1381) ; milices et paysans peuvent également intervenir dans la “grande guerre” : pendant la guerre de Cent Ans, il est ainsi possible d’évoquer les actions de harcèlement du Grand Ferré et de quelques autres. Après les déroutes de Crécy, en 1346, et de Poitiers, en 1356, cette stratégie d’usure, alors qualifiée de “guerre guerroyante” et fondée sur la décentra­lisation des actions, la surprise, la ruse, mais aussi l’utilisation de “grandes compagnies” de routiers est officiellement mise en œuvre par Du Guesclin devenu connétable. Elle est rapidement payante. Mais les démons reviendront vite, comme le montreront les désastres de Nicopolis (1396), d’Azincourt (1415), de Verneuil (1424), de Varna (1444). À la guerre comme ailleurs, l’incompétence a la vie dure.

Durant la Reconquista espagnole, les royaumes chrétiens adop­tent, eux aussi, la guerra guerreada, menée notamment par la gineta, une cavalerie légère moins apte aux grandes charges héroïques, mais plus adaptée à la lutte contre les musulmans qui disposent de leur propre cavalerie légère, les zenetes (on a commenté cette similitude de noms).

Ces tactiques ne font pas disparaître la “bataille décisive” et ses grands chocs frontaux comme moyen d’emporter une guerre (songeons à la grande victoire chrétienne de Las Navas de Tolosa, en 1212, tour­nant de la Reconquista, et aux batailles de Castillon et de Formigny, en 1453, qui mettent fin, à l’avantage des Français, à la guerre de Cent Ans), mais elles traduisent la présence permanente d’une “irrégularité adaptative” dans la conduite de la guerre médiévale, qu’on ne peut réduire à une seule forme.

Au xvie siècle en Europe, on observe l’apparition de la guerre de partis ou “guerre de partisans”. Il s’agit d’abord des héritiers des grandes compagnies médiévales et, jusqu’à la guerre de Trente Ans, on a du mal à séparer leurs actions au service de l’État de leurs entreprises privées. Cette guerre de partis est d’abord une vaste entreprise de pillage et de dévastation, qui épuise le pays avant d’user l’armée ennemie[10]. D’où la mauvaise réputation qui s’y attache et qui va persister longtemps. Progres­sivement là aussi, l’État s’attache à en prendre le contrôle et il y réussit largement.

Au xviie siècle, la guerre de partis est mieux intégrée dans la conduite des opérations. Elle commence aussi à être le fait de troupes spécialisées, armées et équipées légèrement, donc aptes au mouvement. Turenne et son grand adversaire Montecucculi la pratiquent et la recommandent.

Cette dimension prend une importance certaine, au point de donner naissance au xviiie siècle à une abondante littérature et à un corpus doctrinal : celui de la “petite guerre” (et ce dans toute l’Europe du temps : piccola guerra, klein Krieg, war in detachments). Les théoriciens du genre sont lus avec intérêt, la plupart sont Français : La Croix, Grandmaison, La Roche, mais il y a aussi des étrangers : le Hongrois Jeney, Frédéric II de Prusse. La petite guerre traite des actions d’officiers commissionnés légalement, agissant en complément non linéaire des grandes armées. Elle est l’héritière de pratiques irré­gulières qui ont été progressivement disciplinées et intégrées comme complément aux opérations de la grande guerre, devenant ainsi régulières.

Les Français en prennent véritablement conscience lors­qu’ils découvrent les troupes légères de l’Empereur durant la guerre de Succession d’Autriche. Ils y répondent avec un succès immédiat, les partisans français comme Grassin ou Grandmaison égalant et bientôt surpassant les hussards et uhlans impériaux. Le maréchal de Saxe se révèle un maître du genre et ses campagnes de Flandre ne sont pas seulement remarquables par ses victoires bien connues de Fontenoy, de Raucoux et de Lawfeld, mais aussi par ses manœuvres savantes et par des actions continuelles de harcèlement qui vont démoraliser et user l’armée anglo-impériale[11]. L’importance de la petite guerre est si bien reconnue que la tactique semble devoir se constituer non plus selon trois, mais selon quatre armes : infanterie, cavalerie, artillerie, troupes légères.

Mais cet âge d’or de la petite guerre sera bref. D’une part, la régularité juridique n’empêche pas la persistance de la déva­lorisation morale, bien soulignée par Sandrine Picaud-Monnerat[12] : à l’époque où l’armée régulière s’appuie de plus en plus sur ses magasins, les parti­sans continuent à vivre sur le pays et à “faire du dégât” même si celui-ci est bien moindre qu’au siècle précédent. D’autre part, dès la deuxième moitié du siècle, après la guerre de Sept Ans, la croissance des effectifs va remettre en question les méthodes de la petite guerre : les armées, plus nombreuses, sont désormais mieux capables d’assurer la protection de leurs lignes de communication et de ravitaillement et l’état d’esprit évolue vers la recherche d’un dénouement rapide par un choc décisif, au lieu d’une stratégie d’usure fondée sur l’effet cumulatif d’une multitude de petites actions. Guibert est très représentatif de ce nouvel état d’esprit, qui va renvoyer la petite guerre au royaume de l’irrégularité.

Une autre déclinaison, durant la même période, de cette “petite guerre”, irrégulière avant la lettre, est la guerre de course. Dès l’Anti­quité, certaines cités grecques pratiquaient la piraterie d’État. Progressi­vement, une distinction va s’opérer entre les pirates, guerriers privés qui travaillent pour leur propre compte, et les corsaires, que l’autorité souveraine dote d’un statut, en délivrant des lettres de marque : l’action guerrière – irrégulière – est donc faite au nom du souverain, mais pour le profit du particulier[13]. Cependant, l’État ennemi peut refuser de reconnaître la validité de ces lettres. Du point de vue de la dialectique irrégularité/régularité, il existe alors un conflit de légitimités en plein cœur d’un siècle, le xviiie, où la pratique guerrière codifiée atteint pourtant un apogée, dans le cadre d’un consensus de civilisation évident… du moins si l’on en reste à l’Occident. Mais il s’agit moins d’une controverse éthique que d’une simple évolution du rapport de forces : l’Angleterre, qui recourait volontiers aux corsaires au temps de sa lutte contre l’hégémonie espagnole, avec les “chiens de mer” éliza­bethains, les condamne dès qu’elle devient la puissance maritime domi­nante, exposée à subir les coups des corsaires français. La qualification juridique de l’irrégularité varie en fonction de l’équation stratégique du moment.

La Révolution française constitue une véritable rupture, un cataclysme historique, mental et idéologique. C’est à cette époque que le mot guérilla apparaît, non sans raisons.

La guérilla n’est plus complément de la guerre régulière, comme l’était la “petite guerre” (dont l’irrégularité était surtout tactique) ; elle est alternative à celle-ci et devient irrégulière à la fois stratégiquement et juridiquement, du fait de la rupture d’un certain consensus sur le droit de la guerre qui prévalait dans l’Europe des Princes. Ce consensus vole en éclats avec l’appari­tion très idéologique du “Peuple en armes” dans l’Histoire, et la tentation de criminalisation de “l’ennemi” qui suit cette même apparition.

On en trouve un certain nombre d’exemples dans le xixe siècle “élargi” (de 1789 à 1914) :

  • les guerres de Vendée[14] et la chouannerie, où se donne à voir une guérilla limitée à une province. Bernard Peschot a justement qualifié la première chouannerie d’“esquisse de guérilla sans bases idéologiques clairement définies, pres­que sans concept tactique, et, à plus forte raison, sans ambi­tions stratégiques[15]. Mais il montre aussi comment le mou­vement se transforme progressivement pour se doter, sous l’impulsion d’officiers nobles, de véritables structures et essayer de coordonner ses actions avec celles des royalistes d’autres régions. C’est un bon exemple de la variabilité des formes d’un phénomène englobé dans une appellation unique. Au-delà de leur résultat final (la Révolution doit mettre en veilleuse sa répression contre l’Église et négocier avec les “brigands”), Ven­déens et Chouans sont importants dans la généalogie de la stratégie des guerres irrégulières, car ils sont les prototypes des partisans modernes, comme l’ont bien reconnu Clausewitz et, plus tard, Carl Schmitt[16].
  • la guerre d’Espagne : “guerre nationale” ou guérilla à l’échelle d’un pays, mettant en échec de 1810 à 1812 une armée pourtant rodée et aguerrie (le terme guérilla y trouve son origine) ;
  • l’insurrection hongroise de 1848 et les soulèvements polo­nais successifs ;
  • l’action des francs-tireurs dans la guerre de 1870.

La légitimité est déniée à ces combattants. Ils sont “brigands”, “rebelles”, “partisans”, “sauvages” (on se souvient de Polybe qualifiant les ennemis irréguliers de Rome). Les massacres de civils, dénis d’humanité, atrocités, se multiplient alors (s’agissant de la Vendée, le décret Barrère en témoigne, comme les déclarations du général Wester­mann à Savenay ou les actions des colonnes infernales). La notion d’ennemi prévaut clairement (plus clairement que durant d’autres périodes) sur celle d’adversaire (cette dernière notion correspondant mieux à une guerre “réglée” entre princes).

Même si ces deux mots d’ennemi et d’adversaire sont utilisés sans qu’une claire distinction soit toujours faite entre leurs consé­quences culturelles et politiques, il reste que la culture du conflit réglé en Occident, celle qui délimitait la dialectique des intérêts étatiques, devient de plus en plus concurrencée par une dialectique des “visions du monde”, plus idéologique, qui tend à rejeter toute règle qui entra­verait l’accomplissement de ses desseins totalisants. Cette logique de croisement entre Morale et Politique va culminer au xxe siècle.

Au xxe siècle, le grand fait à retenir dans notre survol, extrê­mement schématique, des deux cadres juridique et stratégique est la remise en cause radicale du droit de la guerre tradi­tionnel. Les civils sont la cible consciente des opérations militaires. C’est le cas durant la première guerre mondiale, mais surtout durant la seconde, avec les bombardements de terreur systématisés (le carpet bombing du maréchal de l’air Harris contre l’Allemagne et les grands bombardements incendiaires puis atomiques contre le Japon). La guerre est totale, idéo­logique. Tous les moyens sont bons, et plus aucun consensus n’est possible sur le caractère juridiquement valide ou non des opérations.

La seconde guerre mondiale est marquée par une autre nouveau­té, avec l’entrée en scène des civils comme acteurs de la guerre : les guérillas, maquis, mouvements de résistance urbains sont reconnus par les Alliés en Europe mais qualifiés de “terroristes” par les Allemands, et traités comme tels. Leur efficacité stratégique reste discutée : sauf en Yougoslavie, ils n’ont eu qu’une influence marginale (mais pas nulle) sur les grandes opérations.

Au milieu du xxe siècle, on observe trois autres rejetons de cette irruption de l’idéologie dans l’art et la pratique de la guerre :

  • la guerre révolutionnaire. Dans Problèmes straté­giques de la guerre révolutionnaire, écrit en 1936, Mao Ze Dong évoque l’implantation rurale, le harcèle­ment et l’épuisement de l’adversaire. Il insiste sur le problème central du passage de la guérilla, irrégulière, menée par des milices paysannes locales et provinciales, à la Grande Guerre menée par une armée organisée et équipée : ce passage ne doit être ni prématuré, face à un ennemi trop puissant, ni trop tardif, la guérilla étant incapable d’obtenir des résultats décisifs. Dans De la guerre prolongée, écrit en 1938, Mao insiste sur l’inscription de la lutte dans la durée, face à un adversaire puissant, en profitant de l’immensité du pays et des appuis extérieurs.
  • la guerre subversive, qui couvre les actions de propagande et d’action clandestine communistes durant la guerre froide ;
  • en réaction, on trouve le développement d’une guerre contre-révolutionnaire, avec l’école française des Lacheroy, Trinquier, Galula en Indochine et en Algérie, et l’école britannique de Thompson (avec l’expérience emblématique de la Malaisie et de ses “hameaux stratégiques”) et Kitson (vainqueur des Mau-Mau au Kenya). Tous s’appuient sur le legs du modèle des conquêtes coloniales qui va des guerres du Canada et des Indes aux pacifications coloniales (Gallie­ni, Lyautey, Callwell au xixe), modèle qui faisait des popu­lations le centre de gravité principal et l’enjeu d’une straté­gie de conquête des esprits.

L’actualité des leçons de cette adaptation aux conflits actuels est soulignée par de nombreux analystes, lesquels oublient parfois le contexte politique très spécifique de ces guerres (il s’agissait de planter un drapeau pour très longtemps, et non de faire du nation-building) et l’apparition de nouvelles contraintes, juridique et médiatique, qui inter­disent désormais de recourir aux pratiques violentes du passé[17] : plus question de pratiquer des enfumades, des représailles à grande échelle. En outre, l’infériorité technique, tactique, politique des populations indigènes, qui a tant facilité les conquêtes européennes au xixe siècle, n’existe plus : les combattants les plus rustiques sont capables de mettre en œuvre des armes modernes et des tactiques élaborées et ils savent parfaitement jouer avec les opinions publiques des pays déve­loppés, on l’a bien vu en août 2008 après l’embuscade d’Uzbin, quand des talibans supposés incultes n’ont pas hésité à accueillir des journa­listes de Paris-Match.

Retour sur les deux cadres de la dialectique régularité/irrégularité

L’Histoire permet donc de relativiser un certain nombre de juge­ments de valeur. Une évidence apparaît : on ne peut enserrer les deux ordres de considération – juridique et stratégique – dans une même réalité. Il s’agit là plus que d’une différence de genre : presque une séparation ontologique.

Du point de vue du cadre juridique, le critère d’irrégu­larité est extrêmement malaisé à définir. Le critère de “compé­tence” pour faire la guerre varie, en effet, en fonction de la définition de la souveraineté. Traditionnellement, celle-ci appar­tient à l’État (principe de summa potestas des traités de Westphalie).

Cette notion est régie par les références culturelles occiden­tales. Du consensus issu de ces références est né, à partir du xviie siècle, un accord général sur la licéité ou non de la conflictualité : le droit international que nous connaissons dérive de ce consensus, fragile mais toujours approfondi, de conflit en conflit.

Mais cela est loin de résoudre notre problème concernant le cadre juridique de la dialectique régularité/irrégularité. Depuis la secon­de guerre mondiale et la reconnaissance des mouvements de résistance, puis des mouvements de décolonisation, le protocole 1 de la Conven­tion de Genève accorde un statut (sauvegardes, garanties, trêves) à des combattants autrefois considérés comme “irréguliers”. À partir du moment où tout mouvement peut revendiquer un tel statut, quelles que soient ses méthodes, qu’est ce donc qu’un combattant juri­diquement irrégulier ? En Irak, a-t-on affaire à des rebelles, des insur­gés, des résistants, des irréguliers, des terroristes, de simples adver­saires, des dissidents ? En réalité nous n’en savons plus rien.

On pourrait penser, comme certains auteurs, trouver une planche de salut typologique dans la notion de “terrorisme”, qui caractériserait, du point de vue des méthodes – et donc du statut juridique –, l’irré­gularité absolue. L’approche en ce sens la plus sérieuse est celle de Julien Freund qui oppose les figures du partisan et du terroriste[18]. Le premier serait un homme ordinaire, qui a simplement pris les armes pour chasser l’envahisseur, alors que le deuxième est un fanatique mû par l’idéologie, qui ne reconnaît aucune limitation à son action, le triomphe de sa cause justifiant tous les moyens. Mais le retour à l’Histoire, une fois de plus, invalide une telle catégorisation. La limite entre partisan et terroriste est souvent bien difficile à établir, comme on a pu le vérifier dès la seconde guerre mondiale. En réalité, très souvent, la guérilla menée dans les campagnes par le partisan et le terrorisme urbain, loin d’être antinomiques, sont complémen­taires, comme l’avait bien reconnu le colonel Trinquier[19]. Certains groupes utilisant le terro­risme au cours de leur combat d’émancipation ont bâti des États aujour­d’hui reconnus (Israël, l’Eire, l’Algérie, d’autres encore). Le succès politique a sanctionné favorablement, a posteriori, leurs méthodes. L’UCK, groupe “terroriste” dénoncé par les législateurs américains, est passé en une semaine au rang d’allié des puissances “morales” contre les Serbes au Kosovo. Guantanamo illustre les dérives de cette crimi­nalisation de l’ennemi qui méconnaît toutes les limites du cadre juridi­que pour penser unilatéralement la notion d’ “irrégu­larité”. En réalité, plus le conflit “irrégulier s’éternise, plus la catégori­sation juridique de l’ennemi est appelée à fluctuer.

L’Histoire nous suggère que, malgré toute l’aide et la clarifica­tion que peut apporter le droit international, la régularité juridique d’un conflit doit, en réalité, être évaluée au cas par cas lorsqu’elle est revendiquée par un camp et réfutée par l’autre. L’Histoire sanctionne, le vainqueur décide, en écho au cri rageur et cynique de Calliclès dans le Gorgias de Platon : “la force, la force seule mène le monde”. Le droit contemporain, dont les bases ont été posées à Nuremberg, ne fait pas exception à la règle.

Du point de vue du cadre “stratégique, en revanche, le rapide survol permis par la méthode historico-descriptive permet de poser un certain nombre de constats.

Premier constat : le cadre de régularité stratégique gagne à être nuancé

Du fait de la pluralité des cultures stratégiques, elles-mêmes reflets d’un monde mental spécifique selon les latitudes et les histoires des peuples, il est nécessaire de relativiser la notion d’irrégularité dans l’art et la théorie de la guerre : parce qu’il prône la ruse et le con­tournement, Sun Zi est-il plus “irrégulier” que Clausewitz ? La petite guerre a très souvent accompagné la grande et nombre de gouverne­ments ont encouragé, soutenu, sinon suscité, des mouvements de guérilla supposés irréguliers. À l’ère de la guerre totale, les catégories se brouillent.

Par ailleurs, la tentation est forte de dénoncer comme “irrégulier” tout procédé nouveau employé par l’adversaire, ramené à une déloyauté, une traîtrise ou une lâcheté “condamna­bles”, alors que toute innovation de nos modes d’action est considérée comme un “strata­gème”, la preuve d’une ingéniosité “licite”. Sur quoi repose ce type de jugement ? Moins sur des critères objectifs que sur un calcul d’intérêt…

Deuxième constat : une guerre irrégulière est généralement révélatrice d’un problème politique, qui ne peut guère recevoir de solution purement militaire

Le grand sociologue allemand Georg Simmel avertissait déjà, au début du xxe siècle : “Contre une masse confuse d’ennemis, on rem­porte certes plus fréquemment des victoires isolées, mais on arrive très difficilement à des actions vraiment décisives[20]. La seule solution viable est celle d’un règlement politique et cela se vérifie constamment, de l’Antiquité (Blaesus obtient des ralliements de rebelles en leur accordant l’amnistie et des terres et, après la mort de Tacfarinas, Tibère autorise les indigènes à s’installer sur le territoire romain)[21] à nos jours, avec encore plus de force aujourd’hui : “Alors que le problème de la guérilla était essentiellement militaire, le problème de la guerre révolu­tionnaire est essentiellement politique et ce n’est qu’accessoirement qu’il possède une dimension militaire[22]. Le problème est que le plus fort, sûr de sa puissance militaire, met généralement longtemps à le comprendre. Le bourbier irakien rend inutiles de longs commentaires[23]. Les États-Unis n’ont pas fini de payer les erreurs de leur premier consul à Bagdad Bremer, qui a dissous l’armée et la police irakiennes, aban­donnant le pays à l’anarchie. On suggérera simplement de méditer sur la formule féroce de Lawrence d’Arabie : “Se servir de la guerre contre une révolte est un procédé aussi malpropre et aussi lent que de manger sa soupe avec un couteau[24].

Cela dit, il ne faut pas pousser trop loin dans cette direction et en arriver à la conclusion que la dimension militaire n’est qu’accessoire. Une force militaire sans vision politique est aveugle et impuissante, mais l’inverse est aussi vrai. Il faut gagner “les esprits et les cœurs”, sur le modèle de la stratégie hearts and minds mise en œuvre par le général Templer en Malaisie, mais celle-ci n’a obtenu des résultats que parce qu’elle était associée à un haut degré de coercition et même de bruta­lité[25]. Est-on encore prêt aujourd’hui à payer ce prix ?

Troisième constat : le cadre “stratégique”, malgré tout, conserve une pertinence certaine dans la dialectique régulier/irrégulier

La discussion du critère “d’irrégularité stratégique” n’est pas chose aisée. Il reste néanmoins que les bases fondamentales en sont solides, car les discussions portent sur des moyens, et non des fins : un ordre technique et opératoire, non moral. Cet aspect très concret du champ d’étude et de discussion valide finalement l’intérêt de l’appel­lation “guerre irrégulière”, pour enserrer dialectiquement les conflits non linéaires qui se multiplient aujourd’hui. On le saisit d’autant plus que la prolifération des crises après les années 1960 a engendré un flou conceptuel du point de vue stratégique. Dédaigneux du principe de parcimonie cher à Guillaume d’Occam, les analystes ont multiplié les “étant” :

  • confits de basse intensité (années 1980) ;
  • conflits de moyenne intensité (années 1990) ;
  • techno-guérilla (Brossollet) ;
  • conflits asymétriques (concept théorisé dès la fin des années 1960 par Galtung, puis en 1975 par Mack, popularisé à la fin des années 1990) ;
  • opérations autres que la guerre ;
  • guerres du troisième type (Holsti), après la guerre natio­nale et la guerre totale ;
  • guerres de quatrième génération (Lind), dominées par l’infor­mation ;
  • guerres composites (Hammes), combinant haute techno­logie et procédés “rustiques” ;
  • guerres hybrides (Hoffmann) ;
  • guerres bâtardes (Balencie et de La Grange) ;
  • guerre non-traditionnelle (Schilling) ;
  • nouvelles guerres (Kaldor, Munkler), combinant “légiti­mité traditionnelle et rationalité moderne” ;
  • guerres sans limites (Qiao et Wang) ;
  • guerres postmodernes (C.H. Gray) ;
  • guerres post-héroïques (Luttwak).

La liste est longue, on le voit, que l’on se focalise sur les techno­logies utilisées, le degré d’intensité et de violence des combats, l’im­portance de la population… Aucune de ces appellations n’est vraiment satisfaisante : certaines sont historiquement fausses (guerres de troisiè­me type, de quatrième génération), d’autres sont si vagues qu’elles ne veulent rien dire (guerres non traditionnelles, nouvelles guerres…), d’autres encore présentent comme une nouveauté une caractéristique que l’on retrouve, peu ou prou, à presque toutes les époques (guerres composites, hybrides…) d’autres enfin ne s’appli­quent qu’à certains cas (conflits de basse ou de moyenne intensité, technoguérilla…)… Et si tout ceci pouvait être simplement ramené à la “guerre irrégulière” ? C’est-à-dire à une notion qui fait bien apparaître – du point de vue stratégique – l’importance dans un conflit particulier des procédés obliques, de la surprise, de la non-linéarité, de l’imagi­nation, du refus du choc frontal en terrain ouvert. Toutes réalités vieilles comme Bellone, mais dont l’occurrence et la répétition dans une guerre particu­lière permettent de “classer” celle-ci dans le cadre – souple – du conflit irrégulier, sans pour cela inventer une classification para-philosophique et superfétatoire. La difficulté est de placer le curseur de ces mani­festations obliques : au bout de combien d’embus­cades un conflit est-il irrégulier ?

L’erreur la plus évidente serait, en tout cas, de croire que, du point de vue des procédés, nous affrontons de nouvelles guerres. À Rome, déjà, nombreux étaient ceux qui – tels les “analystes” des “nouvelles guerres” aujourd’hui – pensaient sincèrement que l’Empire avait connu un “avant” régulier et un “après” irrégulier, marque de la décadence. Polybe note ainsi :

Les hommes d’autrefois étaient tout à fait étrangers à ces pratiques. Bien loin de machiner de mauvais coups contre leurs amis pour accroître leur puissance, ils se refusaient même à triompher de leurs ennemis par la ruse, car il n’était pas pour eux de succès glorieux ni solidement acquis dès lors qu’on n’avait pas, dans un combat ouvert, vaincu l’adversaire à force de vaillance. Aussi s’étaient-ils engagés à ne jamais employer les uns contre les autres d’armes secrètes ou de projectiles. Ils estimaient en effet que seul le combat de près, au corps à corps, pouvait décider valablement de l’issue d’un conflit. On se décla­rait donc la guerre, puis quand on se proposait de livrer bataille, on le faisait savoir à l’adversaire, auquel on indiquait en outre l’endroit où l’armée serait déployée pour le combat. Aujourd’hui, on va jusqu’à dire qu’on se montre médiocre général quand, en campagne, on fait quoi que ce soit ouvertement (Histoires, XIII-3).

Certains, en complément, ne manquent cependant pas de faire remarquer qu’au contact du régulier, l’irrégulier progresse, alors que le régulier peut régresser (loi de Callwell). L’armée française a subi une perte de savoir-faire durant la guerre d’Algé­rie, lorsque le gros des troupes était enlisé dans des opérations de contre-insurrection qui interdisaient l’entraînement normal des grandes unités au combat de haute intensité en Europe. L’armée israélienne a encore pu vérifier cette règle universelle au Liban en 2006, lorsqu’après des années de maintien de l’ordre dans les territoires occupés face à la deuxième Intifada palestinienne, elle a dû affronter des combattants du Hezbollah autrement coriaces et mieux équipés.

Il ne s’agit pas d’un accident, aisément réparable par une “rectification” de stratégie de la part du plus fort. La guerre du sud-Liban s’inscrit dans une tendance de longue durée bien mise en évi­dence par Ivan Arreguín-Toft[26] : de 1800 à 2003, c’est-à-dire pendant les deux derniers siècles, le plus fort l’a emporté sur le plus faible dans près des trois quarts des 202 guerres retenues. Mais le découpage par demi-siècle révèle une tendance indiscutable, malgré l’incertitude inhérente à toutes les analyses quantitatives de guerre : dans la pre­mière moitié du xixe siècle, le plus fort l’emporte pratiquement neuf fois sur dix, dans la deuxième moitié du xixe siècle encore huit fois sur dix. Dès la première moitié du xixe siècle, le décrochage est net : le plus fort ne l’emporte plus que dans les deux tiers des cas ; il s’accen­tue encore dans la deuxième moitié de ce siècle, au point d’aboutir à une inversion : le plus faible l’emporte très légèrement sur le plus fort (48,8 % pour le plus fort, 51,2 % pour le plus faible).

Différentes explications ont été proposées : le déclin des régimes autoritaires ou totalitaires qui ont une plus grande liberté de manœuvre que les démocraties pour répondre à la brutalité par la brutalité ; la diffusion des armes, qui accroît considérablement les possibilités du plus faible : la différence d’enjeu entre le plus fort et le plus faible, le premier étant de moins en moins enclin à supporter longtemps le coût d’une guerre limitée qui ne menace pas ses intérêts vitaux.

Il est permis de penser qu’au-delà de ces explications, qui ont toutes une part de vérité, un facteur central réside dans l’incapacité croissante des armées “post-modernes” à faire face à un adversaire asy­métrique : se reposant de plus en plus sur la puissance de feu, acceptant de moins en moins l’engagement au contact, avec les pertes qui peuvent en résulter, de plus en plus coupées des populations qu’elles ne connaissent pas, elles doivent faire face à des guerriers parfaitement intégrés dans leur environnement et qui n’ont pas peur de la mort. Aucun “surge” n’y changera rien.

Deux facteurs supplémentaires accroissent encore les difficultés du plus fort : la quasi obligation d’opérer en multinational, autant pour des questions de coût que pour des considérations de légitimité, et l’obligation de s’appuyer sur un gouvernement local le plus souvent inefficace, quand il n’est pas carrément corrompu. Les actuelles opéra­tions en Afghanistan en sont un cruel exemple. L’un des chefs histo­riques de la résistance contre les Soviétiques l’a récemment dit sans détour : “Si la démocratie c’est ouvrir des portes à coup de pieds, que les chiens militaires mordent les enfants et que les femmes soient fouillées par des hommes, il est logique que les Afghans se disent qu’ils doivent résister comme leurs parents l’ont fait… Il n’y a donc pas que des talibans parmi les insurgés. Et l’armée afghane n’est pas crédible, elle a toujours été du côté des oppresseurs. Depuis 2001, 40 pays sont présents en Afghanistan, avec 40 objectifs et 40 stratégies différentes, chacun cherchant à imposer son système et sa culture. 40 milliards de $ ont été investis, on n’en voit pas la trace : pas d’usine, pas de déve­loppement de l’agriculture, pas de nouveaux barrages…”[27]. Un journa­liste français va dans le même sens, avec un constat de bon sens qui rejoint celui énoncé depuis longtemps par Gérard Chaliand[28], connais­seur incomparable des guérillas en général et du terrain afghan en particulier : “Les armées occidentales n’ont ni la volonté politique, ni le courage physique, ni le goût de la vie spartiate, ni la connaissance des langues, ni la volonté de comprendre d’autres civilisations qu’avaient les colonisateurs du xixe siècle. Les Occidentaux se sont lancés dans une grande aventure néo-coloniale “civilisatrice” sans se rendre compte qu’ils n’avaient plus ni l’énergie, ni les moyens financiers, ni le savoir-faire pour la mener jusqu’au bout[29]. Un tel constat est malheu­reusement peu contestable[30]. Certes, des officiers français ont récem­ment proposé une image plus rassurante[31]. Mais, à supposer même qu’il ne s’agisse pas d’un optimisme de commande, ils rendent compte d’expériences locales qui ne peuvent prévaloir contre cette tendance générale.

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Il ne faut pas faire de la guerre irrégulière un absolu, qu’elle soit plus “probable” ou non que d’autres formes conflictuelles : la guerre “classique” est toujours possible dans le domaine de la haute intensité. Les savoir-faire correspondant à cette guerre classique sont difficiles à assimiler et à entretenir : il s’agit, pour les nations et leurs armées, de ne pas les oublier. En revanche, l’irrégularité, au-delà de “l’anomalie” (qu’elle n’a jamais été, insistons-y), s’impose comme une culture à réassimiler en permanence par les armées conventionnelles pour être pleinement efficaces. Sans oublier Clausewitz, il s’agit de relire Frontin et ses Stratagèmes.


 


[1]        Kenneth C. Coons, Jr and Glenn M. Harned, “Irregular Warfare Is Warfare”, Joint Forces Quarterly, 1er trimestre 2009, p. 99, citant l’IW Roadmap.

[2]        Polybe XIV, 12 (fragment), cité dans Édouard Will, Historica Graeco-Helle­nistica, Paris, De Boccard, 1998, p. 749.

[3]        Général Beaufre, La Guerre révolutionnaire, Paris, Fayard, 1972, p. III.

[4]        Les exemples donnés ici sont développés dans Hervé Coutau-Bégarie, “Guerres irrégulières : de quoi parle t-on ?”, dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Stratégies irrégu­lières, Paris, ISC-Économica, 2010.

[5]        Jean-Nicolas Corvisier, “La guerre irrégulière en Grèce”, dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), Stratégies irrégulières, op. cit.

[6]        Cf. Pierre Laederich, Les Limites de l’Empire. Les stratégies de l’impé­rialisme romain dans l’œuvre de Tacite, Paris, ISC-Économica, 1999.

[7]        “Metellus, voyant que Jugurtha avait conservé toute son énergie, qu’il s’apprê­tait à recommencer une guerre qu’il dirigerait à son gré, que les Romains combattaient à armes inégales, qu’ils souffraient plus de leurs victoires que l’ennemi de ses revers, résolut d’éviter les combats, les batailles rangées et de faire la guerre sur un autre plan”.

[8]        Marguerite Rachet, Rome et les Berbères. Un problème militaire d’Auguste à Dioclétien, Bruxelles, Latomus, vol. 110, p. 97.

[9]        Philippe Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France, Paris-La Haye, Mouton, 1973.

[10]       Bernard Peschot, “La petite guerre au xvie siècle : formes, styles et contacts dans l’Occident méditerranéen”, dans Les Armes et la toge. Mélanges offerts à André Martel, Montpellier, 1997.

[11]       Sandrine Picaud-Monnerat, La Petite guerre au xviiie siècle, Paris, ISC-Écono­mica, 2010.

[12]       Sandrine Picaud-Monnerat, “La moralisation de la petite guerre au xviiie siècle”, Revue Internationale d’Histoire Militaire, 85, 2009.

[13]       Il y a aussi une catégorie intermédiaire, celle des flibustiers, qui opèrent dans les mers lointaines : l’État ne les arme pas, ne les contrôle pas, mais valide leurs actions quand il y trouve intérêt.

[14]       Hervé Coutau-Bégarie et Charles Doré Graslin (dir.), Histoire militaire des guerres de Vendée, Paris, ISC-ICES-Économica, 2010.

[15]       Bernard Peschot, La Chouannerie en Anjou, Montpellier, Université Paul-Valéry – CHMEDN, 1999.

[16]       Dans sa Théorie du partisan.

[17]       Paul Haeri, De la guerre à la paix. Pacification et stabilisation post-conflit, Paris, Économica, 2008.

[18]       Julien Freund, “Le partisan et le terroriste”, Revue européenne des sciences sociales, XXVIII, 1990, n° 88, p. 119.

[19]       Roger Trinquier, La Guerre moderne, Paris [1961], rééd. Économica, 2008, p. 21.

[20]       Georg Simmel, Sociologie, Paris, PUF, 1999, p. 322.

[21]       Marguerite Rachet, op. cit., pp. 109 et 125.

[22]       Alexandre Casella, “Considérations sur la définition d’une « situation révolution­naire »”, Relations internationales, n° 3, juillet 1975, p. 14.

[23]       Michel Goya, Irak, les armées du chaos, Paris, Économica, 2007.

[24]       Lawrence, Les Sept piliers de la sagesse, III, p. 33.

[25]       Paul Dixon, ““Hearts and Minds ? British Counter-Insurgency from Malaya to Iraq”, The Journal of Strategic Studies, 32-3, juin 2009.

[26]       Ivan Arreguín-Toft, How the Weak Win Wars. A Theory of Asymmetric Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, pp. 2-3.

[27]       Amin Wardak, “Des criminels au pouvoir”, Valeurs actuelles, 15 octobre 2009, p. 35.

[28]       Son Rapport sur la résistance afghane date de 1980. Il est retourné à maintes reprises en Afghanistan, y passant au total plusieurs années, le plus souvent vivant au milieu des Afghans dans les maquis ou dans les villages. À comparer aux soldats de la coalition qui tournent tous les six mois et qui, pour nombre d’entre eux, ne sortent pas ou peu de leurs grands camps retranchés.

[29]       Renaud Girard, “Une présidentielle à un seul candidat, le grand gâchis afghan”, Le Figaro, 2 novembre 2009, p. 6.

[30]       Voir le très lucide constat du colonel Michel Goya, de retour d’une mission en Afghanistan : “Impressions de Kaboul”, La Lettre de l’IRSEM, novembre 2009.

[31]       Tribunes du colonel Nicolas Le Nen, “Afghanistan : la progression des Alliés en Kapisa”, dans Le Figaro, 6-7 juin 2009, du colonel Benoît Durieux, “L’Afghanistan ne sera pas le Vietnam”, dans Le Monde, 22 octobre 2009.

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