LA PENSÉE NAVALE GRECQUE CONTEMPORAINE

Ioannis Loucas

Observations préliminaires

L’État grec moderne, qui est né de la lutte pour l’indépendance contre l’Empire ottoman (1821-1830), s’est fermement orienté vers la notion de « géostratégie maritime » dans le cadre de laquelle la délimitation entre les marines « marchande » et « militaire » est restée floue durant de nombreuses années, en dépit de l’existence d’une « flotte de guerre » à côté de la marine « marchande ». L’objectif de la géostratégie grecque consistait en la « maîtrise de la mer » et le fer de lance n’en était pas seulement la flotte de guerre mais aussi la flotte marchande, laquelle a presque toujours été incluse dans le cadre du « plan militaire » pour la maîtrise de la mer Égée. C’est la raison pour laquelle, jusqu’en 1947, la flotte marchande et la marine militaire relevaient de la même autorité, le ministère de la Marine, lequel était très souvent en relations conflictuelles avec le ministère des Armées. Par ailleurs, jusqu’en 1909 les forces navales étaient dépourvues d’un état-major général de la marine ; leur commandement relevait de trois centres différents, eux aussi fréquemment en conflit, à savoir le ministre de la Marine, son supérieur le Premier ministre et le Roi, chef des forces armées. Ainsi, l’établissement d’une stratégie purement navale fondée sur une « pensée navale » était de facto impossible : jusqu’au milieu du xxe siècle, l’action de la marine de guerre était principalement déterminée d’une part, par le jeu politique (qui dépendait directement des facteurs internationaux) et, de l’autre, par la personnalité du commandant de la flotte et des officiers supérieurs de la marine, dont toute l’action se limitait forcément au domaine opérationnel et tactique.

Cette situation se reflète d’une manière indirecte dans le champ de la recherche sur les questions navales, laquelle fut limitée, jusqu’à la fin de la guerre froide, à trois axes fondamentaux : a) les questions de force navale avec, pour noyau central, l’importance de la mer pour l’hellénisme, b) les questions d’histoire navale dans leur aspect purement événementiel, afin de mettre en valeur tantôt les grands moments du passé naval grec (par exemple les guerres Médiques, l’Athènes classique, Byzance, la guerre de 1821), tantôt « les grandes personnalités », principalement les amiraux et les chefs navals (par exemple Thémistocle, Andreas Miaoulis, Pavlos Koundouriotis), c) les questions de tactique navale et d’opérations militaires en relation avec les nouveaux systèmes d’armement et leurs applications dans le combat sur mer. Il semble que les études sur des questions ayant trait à la stratégie navale proprement dite furent terra incognita pour les chercheurs grecs. Telle est la situation que révèlent les articles publiés dans l’organe de la marine de guerre grecque Naftiki Epitheorissi (« Revue maritime »), édité depuis 1917 jusqu’à aujourd’hui. En effet, elle a été inaugurée par une étude sur les liens entre l’hellénisme et la mer, entendus au sens le plus général et culturel du terme, tandis que la première étude à aborder la stratégie ne paraîtra que huit ans plus tard et ne concernera même pas la réalité grecque : ce sera la traduction d’un article du capitaine de frégate britannique A. Talbot sur la stratégie navale britannique. C’est en 1937 que paraît la première étude au contenu purement stratégique signée par un officier de la marine de guerre grecque, mais de nouveau elle ne concerne pas uniquement la Grèce mais d’une manière générale les pays désignés comme « puissances plus faibles ». L’année suivante, on « découvrira » la relation entre la géographie et la maîtrise des mers, tandis que les lecteurs de la revue devront attendre 1959 pour lire pour la première fois les termes « géopolitique » et « géostratégie », grâce à la traduction d’une étude de l’amiral français Lepotier. Finalement, et ce sera encore une « première », c’est en 1962 que la pensée de A. Mahan fera l’objet d’une étude et d’une présentation au public grec, par l’officier de marine M. Simpsas, qui est aussi l’auteur d’une histoire officielle de la marine de guerre grecque de l’Antiquité à la guerre de 1821.

On observe une autre particularité de la pensée navale grecque : les plus grands protagonistes de l’histoire navale grecque moderne et contemporaine (comme le chef de la flotte pendant la guerre de 1821, A. Miaoulis, et le chef de la flotte des brûlots, K. Kanaris, ainsi que le commandant de la flotte des guerres Balkaniques de 1912-1913, P. Koundouriotis) n’ont rédigé aucune étude navale, pas même leurs mémoires, absorbés qu’ils étaient par la politique à laquelle ils se vouèrent, une fois leur mission militaire accomplie.

Après la Seconde guerre mondiale apparaît une pléiade d’officiers supérieurs – dont certains arriveront jusqu’au poste de chef de l’état-major général de la marine – qui se distinguent par leurs écrits, principalement consacrés à l’histoire navale, déclinée selon le mode conceptuel de Ranke, où l’accent est tout particulièrement mis sur le domaine tactique et opérationnel ainsi que sur le progrès technique de la marine de guerre. Ces observations valent aussi, dans les grandes lignes, pour les professeurs d’histoire de l’Académie Navale (Skholi Naftikôn Dokimôn – S.N.D., littéralement École d’Aspirants de Marine) depuis le très productif Constantin Rados du début du siècle jusqu’à Constantin Varfis au début de la décennie 1990. En ce qui concerne l’École Navale de Guerre (Naftiki Skholi Polemou – N.S.P.), fondée en 1925, elle ne parviendra pas non plus à échapper à cette situation, en dépit des loyaux efforts consentis de temps à autre par certains de ses officiers d’état-major et de ses professeurs pour instituer un enseignement systématique de la pensée navale.

C’est au début des années 1990 qu’apparaît un changement, grâce à la collaboration étroite des écoles de la marine de guerre avec l’Institut de Relations Internationales de l’Université Pandeion des sciences politiques et sociales d’Athènes d’une part, et de l’autre, grâce à la revalorisation de l’École de Guerre qui s’est opérée à partir de 1995, faisant de celle-ci une institution supérieure de niveau universitaire spécialisée dans les questions de l’art et de la stratégie navals. Cette École est l’organe compétent de l’État grec pour tracer une stratégie navale nationale. Le renforcement de l’encadrement de l’École Navale de Guerre, par des officiers qui ont reçu un supplément de formation (une sorte de troisième cycle) au Naval War College des États-Unis, et par des professeurs et des chercheurs de l’Institut de Relations Internationales (Institouto Diethnôn Skheseôn – I.DI.S.), dans un contexte de tension prolongée des relations gréco-turques dans la mer Égée, a eu pour résultats l’augmentation des études sur la stratégie navales helléniques et plus généralement occidentale, et la formulation de la « doctrine de l’espace unique de défense », laquelle, pour la première fois réunit sous un « parapluie » stratégique unique les mers Ionienne, Égée et Méditerranée orientale (Chypre).

Avec ces données, une question se pose à juste titre : dans quelle direction le chercheur qui désire étudier la doctrine et la stratégie navales de l’État grec moderne, que ce soit dans le cadre de la problématique générale concernant la géostratégie maritime ou indépendamment de cette problématique, doit-il se tourner ? En fait, la recherche doit être engagée dans trois voies parallèles : a) l’œuvre et la pensée – ou l’une des deux – de certains hommes politiques grecs et principalement de ceux dans le programme politique desquels la force navale constituait une partie clairement distincte (par exemple le chef de la révolution de 1821, Alexandre Ypsilanti, et l’artisan de la Grande Grèce, Eleuthérios Venizélos), b) les rares écrits des officiers de la marine de guerre tant qu’ils étaient à des grades subalternes et que la marine de guerre les intéressait plus que la politique (par exemple Periklis Argyropoulos), c) les programmes navals de l’État grec, lesquels malheureusement sont perçus d’après les événements, au lieu d’être connus sous leur aspect théorique et dans leur formulation. Et cela parce que, comme l’écrivait aussi en 1952 le vice-amiral D. Oikonomou,

jusqu’à la fin des années d’avant-guerre et en fait jusqu’à la constitution du Service historique de la Marine auquel on a rattaché le Service des archives, les documents essentiels que sont les mémoires et les décisions concernant la politique navale du pays n’ont pas été conservés ; la non conservation de ces documents précieux et le rejet de toute correspondance en général, de nature essentielle comme courante, dans des dépôts, sans aucun classement systématique et même presque sans surveillance, ont rendu concrètement impossible la recherche et la découverte de ces éléments indispensables à la reconstitution historique du développement et des différentes phases, du point de vue de l’organisation, de notre Marine royale. Si l’on y ajoute la destruction des archives pendant la prise, par les occupants, des édifices de la marine et les installations des envahisseurs, on conclut à l’impossibilité absolue, tout au moins pour les époques les plus anciennes, de rechercher les données importantes en vue de la reconstitution de l’histoire du développement de la Marine royale.

Cet auteur souligne, comme exemple caractéristique de cette situation, que, durant l’occupation allemande, le décret du roi Georges Ier, par lequel le grade d’amiral de la Marine grecque avait été conféré au roi Edouard d’Angleterre à l’occasion de sa visite en Grèce, a été utilisé comme papier d’emballage par quelque maraîcher « et est ainsi devenu propriété d’un acheteur privé« 1.

La Révolution grecque de 1821 et la création
de l’État grec moderne

Les racines de la révolution de 1821 contre la domination ottomane se trouvent en 1774 lorsque, avec le traité de Kaïnardji, la Porte non seulement autorise la libre traversée des Détroits par les navires russes mais encore accorde aux sujets grecs du Sultan le droit de hisser des drapeaux grecs aux mâts de leurs bateaux. Dans un laps de temps extrêmement court, la vie économique fleurit soudainement dans les régions littorales et les îles du sud de la péninsule balkanique, entraînant la création et le développement d’une classe de marins négociants grecs qui va axer sur le commerce maritime les secteurs de l’artisanat et de la production agricole. Ainsi, au début du xixe siècle sera créé un marché aux caractéristiques capitalistes, pour ce qui est de son fonctionnement interne et du développement des grands centres urbains, marché contrôlé par les Grecs, bien que l’élément grec soit obligé d’opérer dans la périphérie du centre capitaliste européen, et de subir les conséquences de la concurrence déloyale des « capitulations » ottomanes à l’avantage des grandes puissances navales occidentales. Les guerres napoléoniennes contribueront à faire de cette classe de marins négociants le tronc à partir duquel l’hellénisme se ravivera : les propriétaires de bateaux qui ont armé ceux-ci de canons pour tenir tête aux pirates qui écument la Méditerranée vont rompre systématiquement le blocus anglo-autrichien des ports français, recueillant d’énormes bénéfices mais aussi une expérience inestimable de la mer et de la guerre sur mer2. En même temps, le contact systématique des marins négociants grecs avec la réalité française, en relation, avec l’œuvre d’intellectuels grecs établis à Paris (principalement Adamante Coraïs), va contribuer au développement des Lumières dans l’espace grec sous domination turque, renforçant la fermentation idéologique dans les milieux de la bourgeoisie grecque en vue d’un État national grec libre. En 1814, de cette classe de marchands-marins, surgiront les quatre patriotes, Skouphas, Xanthos, Tsakalof et Anagnostopoulos, fondateurs de l’organisation secrète révolutionnaire patriotique, « Société Amicale », à la tête de laquelle se retrouvera finalement le général grec de l’armée russe, le prince Alexandre Ypsilanti (1819).

Les membres de la Société Amicale augmenteront à un rythme très rapide, venant principalement des rangs des marchands et des capitaines des bateaux de commerce : dans les ports où ils relâchaient, ils communiquaient à d’autre le « secret national ». Quand la rébellion du Pacha de Jannina Ali (1820), qui retenait en Épire les troupes turques de Roumélie et de Morée, eut été considérée par Ypsilanti et son état-major comme le moment propice pour déclencher la révolution grecque, la stratégie du mouvement avait déjà été définie : sur la terre ferme, Ypsilanti pénétrerait par la frontière septentrionale de l’Empire ottoman, invitant les Roumains, les Bulgares et les Serbes à se révolter pour « leur patrie », tandis que la révolution se déclarerait dans le Sud grec. Sur mer, la flotte marchande grecque armée de canons, interviendrait immédiatement – sa capacité opérationnelle s’élevant à environ 206 bateaux avec 4 000 bouches à feu et 15 000 hommes – tandis que, simultanément, on entreprendrait d’incendier la flotte ottomane dans le port militaire de Constantinople3.

La déclaration de guerre, que Ypsilanti adressera d’Ismaïlia aux capitaines de la mer Égée le 1er septembre 1820, donne un aperçu complet de la conception géopolitique que la « Société Amicale » s’était forgée de la situation en Méditerranée, et cette conception relève tant de l’approche géoéconomique que du préalable géostratégique que celle-ci requiert. Elle contient un élément étonnant : pour les patriotes grecs, jusqu’à ce moment (que l’on situe entre les Congrès de Troppau et de Laybach de l’Alliance des Cinq), le principal ennemi n’est pas le Sultan et son armée, mais le commerce anglais qui (grâce aux capitulations dont il bénéficiait de la part du sultan ainsi que grâce soutien diplomatique que l’Angleterre apportait à l’Empire ottoman) « menaçait » la prospérité des Grecs et visait à les « assujettir », comme elle l’avait fait de tous les autres peuples de l’Europe4 :

L’Angleterre, cette puissance assoiffée de domination et misanthrope, enflée d’un amour-propre porté au plus haut degré, s’efforce de manière la plus variée, non seulement de poser des milliers d’obstacles sur la voie de nos heureux progrès, mais encore de nous anéantir complètement. Ce gouvernement détestable vise à acquérir la maîtrise des mers (« thalassocratie »), à arracher à l’Europe tout le commerce, et par conséquent, en appauvrissant le monde entier, à conquérir la suprématie, et comme du haut de son trône, à commander aux destinées des nations. (¼ ) Que les flottes danoise, hollandaise et espagnole injustement rapaces en temps de paix nous enseignent donc ce à quoi nous aussi devons nous attendre de la part de cette cour [d’Angleterre]. Les prémices des desseins malveillants et perfides de celle-ci, nous les voyons déjà sous les couleurs les plus vives dans l’Heptanèse. Oui, ô capitaines grecs, au temps de la paix la plus profonde, sans respecter les traités et les serments, elles veulent tenter de s’emparer avidement de vos bateaux, de les brûler, ou sous divers prétextes de les confisquer et portant ainsi à notre nation cette meurtrissure fatale, de nous priver de toutes les formes de l’industrie et de nous laisser pour héritage la servitude éternelle et la misère.

Vers la fin du texte, la déclaration indique clairement les préparatifs militaires des forces navales grecques, pour que, lorsque le signal de la révolution serait donné, tous les bateaux grecs dispersés en mers Égée, Ionienne et ailleurs soient opérationnels5 :

Dès que vous aurez lu la présente proclamation, efforcez-vous de munir vos bateaux, petits ou grands, de toutes les munitions militaires que vous pourrez réunir, de la poudre, des canons, des projectiles, etc. À partir d’aujourd’hui, quoique règne la paix dans toutes les contrées, veillez à ne pas accomplir isolés le moindre voyage, mais soyez toujours regroupés, à huit ou dix bateaux, de sorte que si la nécessité s’en présente, vous puissiez résister à l’ennemi et ne pas en devenir facilement la proie. Que chaque capitaine considère dorénavant comme de son devoir le plus sacré d’être à tout instant prêt à courir à l’aide de ses compatriotes qui seraient en danger, soit dans les ports, soit en haute mer, parce que dans le cas contraire il sera poursuivi devant le tribunal le plus sacré, celui de la totalité de la nation comme traître infâme à la patrie.

Dans la dernière déclaration que Ypsilanti enverra à tout le peuple grec invité à se révolter le jour où il annoncera officiellement la révolution en franchissant le Prut (24 février 1821), il précisera clairement que le champ des opérations militaires à venir était délimité d’un point de vue géographique par l’environnement marin et d’un point de vue géostratégique par la puissance maritime de l’hellénisme6 :

À l’appel de notre trompette, toutes les côtes des mers Ionienne et Égée voudront résonner et répondre. Les bateaux grecs, lesquels en temps de paix savent faire le commerce, et combattre, voudront répandre dans tous les ports du tyran (sc. du Sultan) par le feu et l’épée, l’horreur et la mort.

Les opérations militaires de Ypsilanti dans les Principautés danubiennes ne réussiront que dans la mesure où le Sultan sera contraint d’envoyer sur la frontière russe un grand nombre de troupes, permettant ainsi au mouvement insurrectionnel de se développer plus aisément dans le Sud grec ; mais les propriétaires de bateaux, les capitaines et les marins grecs répondront d’une seule voix à l’appel de la Société Amicale et ils conduiront les opérations suivantes :

a) acquérir la maîtrise de la mer en Égée de manière à empêcher le transport par mer de troupes ottomanes vers le Sud grec et à forcer celles-ci à emprunter la voie terrestre qui donnait l’avantage tactique aux Grecs (en raison des passages et des cols étroits entre les montagnes abruptes, familiers aux Grecs, rebelles klephtes et armatoles),

b) bloquer les postes ottomans dans les villes côtières de Roumélie et de Morée,

c) assurer la cohésion et l’assistance des forces terrestres grecques,

d) ravitailler sans entraves en vivres et en munitions les régions révoltées,

e) maintenir les communications avec la Méditerranée centrale et occidentale.

Comme on l’a dit plus haut, la flotte grecque était constituée approximativement de 200 navires marchands armés, mais leur puissance de feu était infiniment plus réduite que celle de la flotte ottomane. Les plus grands bateaux grecs étaient le trois-mâts de Tombazis avec 20 canons de calibre 12, le trois-mâts de Lalekhi avec 18 canons de calibres 18 et 15 et le deux-mâts de Miaoulis avec 18 canons de calibre 12. En face, la flotte ottomane était constituée de 15 grands vaisseaux de ligne (un de 130 canons, un de 125, deux de 122, quatre de 84 et sept de 74) ainsi que de 18 unités plus petites (quatre 52 canons, quatre 44, six 24, quatre 16 ou moins)7. Les célèbres brûlots (bourlota) constitueront l’arme de frappe essentielle ; c’est avec eux que seront gagnés presque tous les affrontements critiques avec l’adversaire, mais la situation deviendra difficile pour les Grecs à partir de 1824, lorsqu’Ibrahim apparaîtra dans les mers grecques à la tête de la flotte égyptienne, jusqu’à ce qu’en 1827, les flottes unies de l’Angleterre, de la France et de la Russie couleront les forces navales turco-égyptiennes à Navarin.

La force de la puissance maritime grecque de l’époque, entraînait en même temps son incapacité à élaborer une stratégie navale achevée dont elle pourrait se servir, comme multiplicateur au niveau du projet politique et des relations internationales : le combat sur mer reposait sur chacun des propriétaires qui y prenait part « avec son bateau, ses équipages et son escarcelle » ; il en résultait une énorme faiblesse d’organisation qui a coûté des catastrophes. Le gouvernement révolutionnaire central devait prendre en compte, dans la préparation de chaque opération, le champ des équilibres politiques avec les armateurs, dont les avis sur les priorités ne concordaient pas toujours, parce qu’ils provenaient de différentes îles de la mer Égée dont le degré de voisinage avec les côtes ottomanes de l’Asie mineure différait d’un cas à l’autre et où les problèmes sociaux étaient pressants. Les armateurs prenant une part active au gouvernement révolutionnaire, l’élaboration d’un plan unique pour le maintien de la maîtrise de la mer s’avérait irréalisable. Un fait est caractéristique de ce climat : il fut impossible de contourner les ambitions et les points de vue personnels de tous les armateurs et de faire le choix d’un ministre de la Marine, de sorte que, au lieu d’un ministère de la Marine, c’est une « commission ministérielle de trois membres pour la Marine » qui fut constituée, avec la participation d’un représentant de l’île d’Hydra, d’un de Spetses et d’un de Psara8.

Pour résoudre le problème d’une manière radicale, l’Assemblée nationale décidera finalement que le pouvoir central achètera les bateaux des particuliers pour les besoins des opérations navales et paiera les salaires des équipages tandis que, parallèlement, après l’apparition de la flotte d’Ibrahim sur le théâtre des opérations, et grâce à un emprunt anglais (1824), la première « flotte nationale grecque de guerre » s’enrichira de nouveaux vaisseaux purement de guerre, comme la frégate Hellas et les corvettes à roues à aubes Karteria (« Persévérance ») et Epikhirissis (« Entreprise »). La création officielle d’une « flotte de guerre nationale » a lieu avec le vote du 5 avril 1827 de l’Assemblée nationale grecque. Celle-ci affirme que cette flotte ne constituait pas le moyen de garantir seulement la maîtrise de la mer mais celle de tout l’espace grec, y compris des territoires de la terre ferme :

La troisième Assemblée nationale des Grecs, considérant que l’État grec a absolument besoin d’une flotte nationale pour défendre et garantir ses droits sacrés en mer, considérant que, après s’être protégé de tout danger venant de la mer, immanquablement il est assuré du côté de la terre, décide : que soit constituée une flotte nationale9.

Cette conception désormais officiellement formulée, selon laquelle la géostratégie maritime repose sur la force navale, ne favorisera cependant pas le développement autonome d’un réflexion sur la force navale et sur la stratégie navale parce que l’hellénisme, durant les premières années de son existence désormais indépendante – confirmée par le Protocole de Londres du 3 février 1830 – va être confronté à des problèmes économiques et politiques tels que pour pouvoir survivre dans l’environnement international de l’époque, il sera contraint de ne pas différencier stratégiquement la marine marchande de la marine de guerre. Au niveau institutionnel, cette identification de la force maritime et de la stratégie nationale se manifestera même dans les buts que se donne l’Académie Navale (S.N.D.). Le décret fondateur de l’Académie en question, créée en 1845 par le ministre de la Marine, Constantin Kanaris, qui avait été le chef de la flotte des brûlots pendant la lutte pour l’indépendance, affirmait cette vision, «  nous voyons notre puissance maritime constituée d’une part d’hommes bien entraînés aux choses de la mer et aux navires de guerre, et d’autre part, des gens de mer consacrés au commerce, informés comme il convient dans leurs travaux« .

La « Grande idée » et la géostratégie maritime

Le nouvel État grec (que les grandes puissances autorisèrent à intégrer seulement le Péloponnèse, la Roumélie jusqu’à la ligne golfe d’Ambracie-golfe Pagasétique, les Sporades et les Cyclades) devait faire face à des problèmes tragiques qui mettaient en danger sa survie même. D’un point de vue politique, l’assassinat du gouverneur de la Grèce, Jean Capodistrias (1828-1831), ancien ministre des Affaires étrangères du tsar, sera à l’origine d’une période d’anarchie à laquelle le nouveau chef de l’État, le roi Otton, de la dynastie bavaroise des Wittelsbach, va mettre un terme avec beaucoup de difficultés ; Otton gouvernera jusqu’en 1843 sans Constitution, à la tête d’un régime autoritaire10. D’un point de vue social, il devait surtout faire face à un peuple grec épuisé : aux métayers, aux propriétaires de bateaux ruinés, aux milliers de combattants sur mer et sur la terre ferme qui attendaient à présent de la patrie qu’elle les « paie en retour » pour la liberté qu’ils lui avaient offerte. Mais les finances de l’État étaient dans une situation déplorable, l’infrastructure agricole avait été entièrement détruite et la marine marchande n’était plus que le pâle reflet de ce qu’elle avait été avant la révolution. Ce secteur, les pertes énormes subies durant la lutte pour l’indépendance, était de plus en plus confronté à un problème nouveau : le remplacement progressif des bateaux à voiles par les bateaux à vapeur, qu’il était impossible pour la Grèce de construire et qu’il lui fallait acquérir à l’étranger. Mais le plus grand problème que le roi rencontrait était la profonde division de la scène politique grecque en trois partis, l’un anglophile, l’autre francophile et le troisième russophile, avec des orientations géopolitiques différentes, propres à chacun.

Le parti « anglais » était le représentant de la politique anglaise sur la Question d’Orient et essayait de détourer les Grecs de la vision nationale de libérer leurs compatriotes non délivrés de la Grèce du Centre et du Nord, de la mer Égée, de Constantinople, d’Asie mineure et de Chypre (vision qui mettait en danger la doctrine anglaise de l’intégrité de l’Empire ottoman) par le biais d’un point de vue réaliste : la Grèce devait d’abord créer un État moderne pour ensuite penser à poursuivre la guerre contre le Sultan. Le parti « russe » avait une politique hésitante, pris qu’il était entre une conception profondément chrétienne orthodoxe et une répulsion naturelle pour tout ce qui était « occidental », refusant ainsi une forte politique antiturque, si celle-ci devait s’appuyer, dans le domaine international, sur les puissances occidentales et particulièrement sur la France, que les russophiles considéraient comme un « instrument du papisme ». Enfin, diamétralement opposé à « l’anglais », le parti « français » défendrait le point de vue que la modernisation de l’État était impossible dans les limites géographiques étroites que celui-ci avait alors. C’est le parti français qui va fonder tout le programme de la politique nationale qui restera dans l’histoire comme la « Grande idée ».

La paternité du terme « Grande idée » appartient au chef du parti « français », Jean Colettis, ancien ambassadeur à Paris et ami du Président du Conseil français Guizot, qui a été le premier Premier ministre élu par le peuple (encore que les procédures nu furent pas irréprochables) dans le premier Parlement constitué après la sédition de l’armée et du peuple le 3 septembre 1843 contre le roi Otton qui fut ainsi été contraint de donner une Constitution à l’État grec. Le 26 janvier 1844, dans un discours devant le Parlement, Colettis désigna comme « Grande idée » le projet stratégique de libérer du joug turc tous les territoires sis sur le pourtour de la mer Égée et des Détroits, qui étaient habités par des populations grecques et liés, depuis l’Antiquité, à l’histoire de l’hellénisme11. Toutefois, la réalisation d’un tel objectif supposait de pouvoir faire face aux mêmes problèmes, au fond, que ceux auxquels avait été confronté l’hellénisme notamment pendant la révolution de 1821, à la différence essentielle que, maintenant, il ne disposait plus de la force économique de sa marine ni de la force militaire des canons des bateaux de la flotte de 1821. Selon Otton, qui suivait une politique de restriction des dépenses publiques, il était prématuré de renforcer la marine marchande, d’autant plus que les communications maritimes de l’État grec étaient assurées par l’Autrichien Lloyd, par lequel s’enrichissait la tante d’Otton, l’archiduchesse d’Autriche-Hongrie Sophie. En ce qui concerne la flotte de guerre rudimentaire, pour le roi, ses missions devaient se limiter a) à assurer la police côtière et b) à couvrir divers besoins des services publics.

C’est seulement quelques mois après la déclaration historique de Jean Colettis sur « la Grande idée » que vont germer les prémisses d’une réflexion sérieuse sur la puissance navale du pays, toujours en rapport avec la géostratégie maritime. Le premier témoignage consigné sur la question est un Mémoire sur la Marine royale publié à la fin de 1844 et rédigé par quatre jeunes lieutenants de vaisseau, descendants des amiraux et héros de batailles navales de la révolution nationale : A.A. Miaoulis, G. Zokhios, D.G. Sakhtouris et N.A. Miaoulis. Ils partent de l’attitude contradictoire du gouvernement grec qui ne procède pas à la création d’une flotte de guerre mais emploie un grand nombre d’officiers de marine (politique qui présentait le bénéfice pratique de réduire ainsi le nombre de marins désespérés qui se tournaient vers la piraterie pour survivre) : selon ce mémoire, à cette époque, la flotte grecque était seulement constituée d’une vingtaine de vaisseaux (dont 2 corvettes, 3 goélettes et 10 canonnières) mais employait 404 officiers supérieurs et généraux, alors qu’à la même époque la marine de guerre américaine comptait 496 officiers de grades équivalents ! Selon les auteurs du mémoire, le gouvernement grec devait ou dissoudre la marine de guerre, vendre les quelques vaisseaux et licencier les officiers sans affectation, ce qui bien sûr eût été une attitude antinationale, ou former immédiatement une force navale puissante, en se rendant à l’évidence12 :

Il ne fait aucun doute que l’armée de mer est incomparablement plus forte que l’armée de terre, parce que le fantassin ressemble au lion qui ne peut courir et chasser que dans les bois des alentours. La force du marin, en revanche, comme le vol de l’aigle, gagne en étendue et relie l’une à l’autre les deux extrémités de la Terre. En outre, il existe encore de nombreuses autres raisons pour lesquelles la Grèce doit développer sa puissance sur mer. Premièrement, de par notre place géographique et la configuration naturelle du territoire mêmes, nous sommes contraints d’armer une flotte et nous voudrons le faire, si nous faisons preuve de raison. Car qui d’autre, si ce n’est une armée d’hommes rompus au combat sur mer, saurait protéger nos ports, nos côtes, nos îles ? Et dans le port du Pirée, les ennemis savent pénétrer impunément, si une nouvelle Paralos, une nouvelle Salaminia ne croisaient au large pour leur en empêcher l’entrée. Car ce siège du royaume est accessible et aisément abordable, et les ennemis pourraient même camper librement devant les nouveaux palais grecs, tant que nous serons privés de flotte. Deuxièmement, la Grèce n’est encore qu’une terre déserte et inhabitée, et c’est pourquoi il est naturellement impossible, pour l’instant tout au moins, de constituer une armée de fantassins qui puissent garder le territoire et combattre hors des frontières. Au contraire, il y a une foule de Grecs, marins d’origine, de sorte que nous pouvons grâce à eux armer une flotte bien gréée. Troisièmement, la marine marchande et la marine de guerre se soutiennent l’une l’autre. Tandis que celle-là vivifie la marine de guerre, en complétant et formant ses équipages, celle-ci guide et surveille la marine marchande, empêchant et prévenant simultanément tout détournement de cette dernière. En d’autres termes, ces deux flottes jumelles sont étroitement, fraternellement, liées, de sorte que la paralysie de l’une entraîne la mort de l’autre. Si nous désirons donc le développement et le progrès de la marine marchande, il faut nous soucier aussi de la marine de guerre, nous devons organiser une flotte de combattants sur mer.

Selon les jeunes lieutenants de vaisseau, la flotte dont avait besoin l’État grec pour garantir sa puissance maritime devait être constituée de six bricks à 16 canons et de 6 à 10 canons, de 2 corvettes blindées à 26 canons et de 4 à 18 canons ainsi que de 10 bateaux mus à la vapeur, d’une puissance de 200 chevaux. Les canons des 18 voiliers devaient être des pièces d’artillerie de calibre 32, tandis que ceux des vapeurs, « les plus gros possible« . Les auteurs du mémoire présentaient leur proposition comme réaliste, étant donné que « l’armement et l’entretien de vaisseaux de dimensions et d’une force importantes tels que les trois-mâts, les deux-mâts et les frégates, exigent aussi des dépenses exorbitantes et des combattants en nombre incalculable » dont l’État grec ne disposait pas. Ils reconnaissaient évidemment que « l’ennemi naturel« , identifié à « tous ceux qui reconnaissent la mission divine de Mahomet« , disposait de trois-mâts et de frégates en grand nombre, mais, grâce aux bricks et aux corvettes, à la force ennemie « nous pouvons opposer l’art et la vitesse, deux avantages importants, notables et difficiles à surpasser ou à égaler« . D’ailleurs, « contre les Turcs, nous estimons que les Grecs, si l’on excepte les brûlots, imitent les Français (qui préfèrent l’abordage à toute autre forme de combat naval), et sont capables d’entreprendre avec succès le système du combat d’abordage. C’est pourquoi les équipages de la flotte grecque doivent être forts, soit forts en hommes, et plus encore, bien entraînés à l’usage des armes blanches« .

Nous ignorons quel a été l’accueil que l’État grec a réservé au Mémoire, et même s’il a été adopté par J. Colettis. La mort de ce dernier, survenue en 1847, n’aurait pas permis de réaliser ne fût-ce qu’une petite partie de ce programme naval dont l’exécution nécessitait, de l’estimation même des auteurs du Mémoire, près de vingt années ! Par ailleurs, immédiatement après le décès du « père » de la Grande idée, celle-ci devint l’objet d’une attaque systématique venant du parti « russe », lequel, en excellents termes avec le patriarcat œcuménique de Constantinople placé sous « protection russe », comprenait qu’une extension du territoire grec au détriment du territoire ottoman signifiait soustraction de terres relevant de la juridiction du patriarche œcuménique et leur intégration dans la sphère de l’Église dite autocéphale de Grèce, rendue indépendante du patriarcat en 1833. La série d’articles parus dans l’organe de presse officiel du parti « russe », le quotidien Le Siècle, est révélatrice de la réaction du parti en question vis-à-vis de la Grande idée. On y soutenait que cette idéologie n’était pas née dans l’esprit de Colettis mais qu’elle était le produit d’un plan ourdi par les Français « papistes » qui cherchaient à dissoudre l’orthodoxie13 !

La vérité est que le milieu français a réellement contribué à la constitution de cette Grande idée (comme d’ailleurs il avait contribué aussi à l’élaboration du mouvement des Lumières grecques qui a abouti à 1821). Certes non pas comme le soutenaient les orthodoxes fanatiques du parti « russe ». Mais il s’était établi des rapports entre la Grèce et le foyer des idées « modernes » en vigueur en France, qui suggéraient une nouvelle conception de l’ordre mondial à travers l’application d’une géostratégie maritime internationale : le cercle de Saint-Simon, d’où sortiront les technocrates mais aussi les intellectuels qui imaginent une nouvelle Europe reposant sur les banques, l’industrie et le commerce maritime et qui vont mettre en route le percement des isthmes de Suez et de Panama, transformant ainsi radicalement les données géopolitiques du xixe siècle. Grâce à Colettis, la Grèce a pu prendre part à ce mouvement. En effet, dès 1832, l’homme politique grec avait été à l’origine d’une tentative d’établissement dans l’État grec d’un groupe de Français disciples de Saint-Simon dont le chef, passionné de l’Antiquité grecque, G. Eichtal, avait été affecté au « Bureau d’économie politique »14. La recherche ne s’est pas encore occupée d’une manière satisfaisante de ce sujet mais, d’après les événements qui suivront, on peut penser que le cercle des Grecs défenseurs de la Grande idée qui adopteront l’hypothèse sur l’avenir de Colettis agira sous l’inspiration des idées fondamentales du saint-simonisme, s’appuiera sur le capital bancaire pour acquérir la force maritime et s’orientera géopolitiquement vers la Crète placée encore sous le joug ottoman, vers la route maritime vers Suez.

Le porte-drapeau de la Grande idée depuis la décennie de 1840 jusqu’à la fin du xixe siècle sera Marcos Renieris, qui avait fait ses études en France et qui, en 1841, publiera, d’abord en italien puis en grec, son Essai de philosophie de l’histoire dans lequel il abordera la Question d’Orient sous l’angle de vue suivant : le contrôle de l’espace égéen par la Grèce garantit à l’Europe une protection totale aussi bien de l’espace russoslave que de l’espace asiatique, et lui permettra de s’imposer à ceux-ci. Épris de la pensée de Coraïs et ressentant comme lui l’identité grecque comme une identité authentiquement européenne, Renieris et ses collaborateurs, qui comptaient tous parmi les membres les plus brillants de la société grecque d’alors, réagiront à la politique suivie par Otton pendant la guerre de Crimée, condamneront l’engagement de la Grèce aux côtés de la Russie et, avec leur revue francophone Le Spectateur d’Orient (« Paratiritis tis Anatolis ») ils propageront la solution simultanée de la Question d’Orient et la réalisation de la Grande idée grecque en regroupant dans le même camp la Grèce, la France et l’Angleterre. Parallèlement, Renieris, de son double poste de professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Athènes et de sous-directeur de la Banque nationale de Grèce, mènera un combat afin que la banque grecque puisse contribuer à la création d’une compagnie de navigation à vapeur pour le transport de passagers qui garantirait le contrôle des transports et des communications dans les mers grecques, et servirait de fer de lance dans la stratégie nationale en vue de la libération de la Grèce et des autres îles grecques encore sous le joug ottoman15.

La Compagnie grecque de Navigation à vapeur (« Etairia Ellinikis Atmoploïas ») sera finalement fondée en 1855, après que le blocus du Pirée par la flotte franco-anglaise aura convaincu Otton de l’inanité de sa politique anti-occidentale et l’aura détaché du parti « russe » pour se tourner vers les Grecs authentiques tenants de la Grande idée. L’article 5 de la loi CCLXXXI qui fonde la Compagnie prouvait le double rôle que celle-ci allait jouer, civil et militaire, en permettant « l’assimilation des paquebots à vapeur de la Compagnie aux bâtiments militaires, et la jouissance par ceux-là des mêmes droits dont jouissaient ceux-ci« . Le siège social de la Compagnie était fixé dans l’île des Cyclades Syros, qui se trouve à égale distance du Pirée et de la Crète.

Au fond, la solution ainsi donnée à la revendication nationale – à savoir la réacquisition de la maîtrise des mers dans la mer Égée et la continuation du combat de libération – était une solution politique : cédant à la pression venant de l’initiative privée qui voulait allier l’économie à la stratégie, Otton n’était plus directement dans l’obligation, vis-à-vis des milieux patriotes grecs, de créer une flotte militaire qui grèverait aussi le Trésor public et provoquerait éventuellement la réaction de l’Angleterre qui désirait le maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman, et envisageait négativement l’éventuel percement de Suez qui provoquerait d’énormes bouleversements dans le champ géopolitique international.

Jusqu’en 1864, la Compagnie grecque de Navigation à vapeur, financée avec prodigalité par la Banque nationale, aura fait l’acquisition de onze bateaux à vapeur d’une capacité totale de 5 838 t. C’est avec ces navires, qui seront en dernière minute équipés d’hommes de la marine de guerre et armés de pièces d’artillerie légère pour les besoins des opérations militaires, que le Comité pour la Crète (« Kritiki Epitropi »), présidé par Renieris, organisera la grande révolution crétoise de 1866-1869 qui va se déclencher au moment précis où le percement de Suez sera imminent. La révolution crétoise de 1866-1869 aura, dans sa première phase, l’appui de l’empereur français Napoléon III et, jusqu’à la fin, le soutien inconditionnel de Victor Hugo qui en appellera même aux États-Unis pour renforcer la lutte patriotique grecque.

La suite des opérations, en rapport avec les développements diplomatiques, va cependant prouver à l’évidence que le contrôle militaire de la mer Égée ne pouvait être obtenu avec des paquebots à vapeur armés. Ainsi l’État grec (qui entre-temps aura eu pour roi Georges Ier, de la dynastie danoise des Glucksbourg (1863-1913), auquel l’Angleterre aura offert en cadeau les îles Ioniennes) sera-t-il contraint d’envisager sérieusement la question de la création d’une flotte de guerre capable de se mesurer à celle de l’Empire ottoman. Les premières commandes de bâtiments de guerre de ligne seront déjà passées pendant la révolution crétoise : la canonnière cuirassée Vassilefs Georgios [« Roi Georges »] et la corvette cuirassée Vassilissa Olga [« Reine Olga »]. Dans les années qui suivront, la tentative la plus systématique sur la question aura lieu dans la décennie 1880, lorsque la Grèce aura incorporé la Thessalie et Arta que le Congrès de Berlin (1878) lui aura adjugés. Ce changement d’attitude de l’État grec tient aussi au fait d’avoir compris le tournant progressif que prenait la diplomatie anglaise envers le facteur ottoman qu’elle voyait, après la guerre russo-turque de 1877-1878, incapable de réfréner les efforts de « l’ours russe » pour descendre en Égée et en Méditerranée.

Le Premier ministre Charilaos Trikoupis, qui, à l’égal du roi Georges, suivait une politique anglophile, décida la réorganisation radicale des forces armées grecques, mû par le désir de soustraire la Grande idée aux sociétés patriotiques et institutions financières pour la confier tout entière à l’État. Georges consentit à cette politique qu’il définit clairement dans un discours prononcé à Syros, siège de la Compagnie grecque de Navigation à vapeur, le 23 avril 1889. Il met l’accent sur l’importance de la « cohésion navale » de la nation pour le succès des objectifs intérieurs et extérieurs de l’État16. Parallèlement, Trikoupis procède à la constitution d’une puissante flotte navale, dont il confie l’organisation à une mission française dirigée par l’amiral Lejeune, moyennant l’achat de trois cuirassés de 4 800 tonnes armés de pièces d’artillerie de 27 (Ydra, Spetses, Psara) aux chantiers navals de Cherbourg. De la sorte, à l’époque de la guerre gréco-turque de 1897 (qui éclatera un an après la mort de Renieris mais aussi de Trikoupis), la marine de guerre grecque sera de loin supérieure à l’ottomane mais l’anarchie de sa structure administrative, qui résultait de l’absence d’un état-major général de la Marine et du fonctionnement simultané de trois centres de décision (la maison royale, le Premier ministre, le ministre de la Marine), ne lui permettront pas de mettre en valeur sa puissance réelle, si ce n’est dans le débarquement de sections militaires en Crète, où se poursuivait le combat de libération.

La « Grande idée » et la flotte de guerre

Le passage du xixe au xxe siècle a été très fructueux pour le transport par mer de marchandises et de personnes, mais aussi très dangereux pour l’avenir de la marine de guerre grecque. La marine marchande ayant surmonté les problèmes engendrés par la transition de la navigation à voile à celle à vapeur, avait commencé à s’imposer comme l’une des plus prospères du monde : dans le domaine du transport de passagers en mer Égée, la Compagnie grecque de Navigation à vapeur va être dissoute mais dix nouvelles compagnies vont apparaître ; vers 1900, la flotte marchande grecque disposera de 139 bateaux à vapeur d’une capacité de 178 137 tonnes, et, en 1907, le premier transatlantique grec Moraïtis entreprendra ses voyages vers les États-Unis17.

Cependant, la marine de guerre subissait les assauts systématiques d’une grande partie du monde politique et de celui des affaires, qui nourrissaient simultanément des sentiments turcophiles et anti-bulgares. Ce groupe s’était constitué déjà dans la seconde moitié du xixe siècle et était dirigé par des banquiers grecs de Constantinople (comme A. Syggros, St. Skouloudis et G. Zografos qui était aussi le banquier personnel du Sultan) qui s’opposaient à la Grande idée dont la réalisation mutilerait l’espace ottoman et réduirait le champ de ses activités économiques18. Au départ, ce groupe agissait assez à couvert, en essayant d’affaiblir la Banque nationale de Grèce et de dissoudre la Compagnie grecque de Navigation à vapeur19. Par la suite, cependant, elle a commencé à soutenir ouvertement une politique d’union « gréco-turque » en tirant parti de l’apparition du nationalisme bulgare qui menaçait autant le territoire ottoman de la Macédoine et de la Thrace que l’élément grec qui habitait sur ce sol. Certains représentants politiques de ce camp, comme le député Georges Typaldos-Iakovatos, en arrivèrent même à préconiser, à la tribune du Parlement, la coopération gréco-turque contre les Bulgares et la dissolution de la marine de guerre grecque20 : cette dernière proposition visait à assurer le maintien de la domination ottomane dans la mer Égée et le transfert des budgets attribués jusqu’alors à la flotte de guerre à l’armée de Terre qui était indispensable pour affronter les Bulgares en Macédoine. Ce groupe avait de puissants appuis dans le milieu du patriarcat œcuménique de Constantinople qui était opposé aussi bien à la Grande idée – dont la réalisation entraînerait une nouvelle contraction de sa sphère d’influence administrative – qu’au nationalisme bulgare qui, à partir de 1872, avait provoqué la séparation de l’Église bulgare du patriarcat : c’est pourquoi le Saint-Synode du patriarcat condamnera la foi en la conscience nationale comme une hérésie21.

Pour sa part, le roi Georges, qui conservait ses sentiments anglophiles, n’envisageait pas favorablement le camp des turcophiles, lequel, pendant la guerre russo-turque de 1878, en était arrivé au point de proposer à l’Angleterre, par l’intermédiaire du banquier G. Zografos, l’abdication du roi grec et l’incorporation du royaume de Grèce dans l’Empire ottoman sur le modèle austro-hongrois de la « double monarchie »22. Mais Londres ne voyait pas non plus avec sympathie ce mouvement, et son attitude envers les hommes politiques grecs turcophiles se durcit, surtout à partir du moment où le iie Reich allemand commençait à s’infiltrer de plus en plus dans l’Empire ottoman, auquel il avait aussi proposé la construction du célèbre « Bagdadbahn » et affirmait, avec le célèbre programme naval d’Alfred von Tirpitz (à partir de 1897), sa décision de disputer à l’Angleterre sa maîtrise mondiale des mers. En ce début du xxe siècle, Georges, outre son alignement sur la politique anglaise, avait une seconde raison, très personnelle, non seulement de ne pas soutenir le camp « turcophile » de Grèce mais encore d’affermir le programme de la Grande idée : c’est grâce à ce programme qu’à partir de 1898 la Crète avait eu pour haut-commissaire son fils cadet, qui portait le même nom, Georges, que le roi de Grèce rêvait un jour d’installer sur le trône d’un État crétois souverain. Dans une telle hypothèse, la maîtrise de la mer Égée était une nécessité absolue pour la Grèce de sorte que l’État du prince royal ait dans l’environnement maritime de la Méditerranée orientale un puissant allié.

Bon connaisseur des affaires de la marine où il avait servi pendant la guerre de 1897, le prince Georges rédigea en 1904 un rapport circonstancié sur la réorganisation de la marine de guerre grecque qui constitue la première proposition d’un programme naval grec pour le xxe siècle23. Le but de ce rapport était de mettre l’accent sur la nécessité de créer une flotte moderne, mais aussi de déterminer clairement sa force au regard des nouvelles idées de l’époque, qui venaient principalement de la célèbre « Jeune École » française, concernant l’utilité et les possibilités de la torpille. La Grèce a été l’un des premiers pays à s’être munie de torpilleurs : elle en avait 17 pendant la guerre de 1897, qui composaient une flottille notable à la tête de laquelle se trouvait le prince Georges. Il semble cependant que leur achat reposait plus sur leur bas prix par rapport à celui des bâtiments de gros tonnage que sur une appréciation réelle de leurs qualités et sur la confiance qu’on avait dans celles-ci. En 1904, cependant, le roi Georges décida d’accorder de larges crédits à la Marine pour créer une flotte d’une grande puissance de feu, et le prince Georges, qui avait l’expérience des torpilleurs, tentait de proposer un programme naval au gouvernement grec.

Dans son rapport, rédigé en tant que haut-commissaire en Crète (placée sous la protection des grandes puissances), le prince Georges établit clairement que les données économiques du pays ne lui permettront jamais de créer une flotte équivalente à celles des grandes puissances, mais qu’elles peuvent parfaitement couvrir les besoins correspondant à un conflit frontal avec la flotte ottomane et faire de la marine de guerre grecque un allié fidèle des puissances navales de l’Occident :

La Grèce d’aujourd’hui, quelles que soient les dépenses qu’elle consente, ne sera jamais capable de s’opposer à la flotte de quelque grande puissance que ce soit. La flotte contre laquelle il lui est possible d’opérer dans l’avenir est unique (l’ottomane), de sorte que toute pensée et toute préoccupation se borne à la constitution d’une puissance suffisante et adaptée pour tenir contre elle seule. Si nous parvenons à réaliser cela et à être en possession d’une telle flotte et par conséquent maîtres de la mer, alors je pense que la question de l’importance que la Grèce va acquérir en mer, dans le cas d’une coopération avec celle d’un autre État, s’en trouve du même coup résolue.

Ensuite, après une analyse succincte des possibilités et des capacités de chaque type de bâtiments, et sans négliger l’importance des cuirassés qu’il tenait pour un élément fondamental de toute flotte, il propose comme solution les contre-torpilleurs, qui étaient en effet les bâtiments les plus utiles au cas où lui-même serait installé chef d’un État crétois souverain et où son État nécessiterait le soutien militaire immédiat du royaume de Grèce :

Puisque les contre-torpilleurs sont capables d’exécuter simultanément ce à quoi ils sont destinés mais aussi de remplir la fonction des torpilleurs, et être utiles à notre flotte, de beaucoup supérieure à ces derniers, grâce surtout à leur vitesse, ce sont là les bâtiments absolument indispensables à notre flotte. À la suite de ces réflexions, je conclus que nous avons besoin de six cuirassés et d’un nombre illimité de contre-torpilleurs, en tout cas d’au moins 18. Nous avons déjà trois cuirassés [Hydra, Spetses, Psara achetés par Trikoupis], il nous reste donc à en construire trois autres constituera ainsi que 18 contre-torpilleurs.

Le rapport du prince Georges sera l’exposé fondamental adressé au ministre de la Marine par une commission spéciale présidée par lui-même et composée de 11 officiers supérieurs, commission qui décidera que le type le plus approprié et le plus économique de cuirassé pour la flotte grecque était celui du cuirassé autrichien Monarch mais armé de pièces d’artillerie de calibre moyen et d’un blindage semblable à celui du cuirassé suédois Oscar II, tandis que, pour les contre-torpilleurs, le modèle de référence proposé est celui sorti des chantiers navals de Schichau, d’un déplacement de 325 tonnes et d’une vitesse de 30 nœuds.

Toutefois, pour des raisons inconnues, probablement parce qu’en 1905 son fils va perdre son titre de haut-commissaire en Crète, le roi Georges ne procède pas à la réalisation immédiate de ce programme mais s’adresse à son ami personnel le résident du Conseil français Clemenceau qui lui enverra comme conseiller l’amiral Ernest Fournier, tenant enthousiaste de l’école de la torpille, qui avait aussi organisé la défense des côtes françaises. Fournier proposera d’axer la force navale grecque sur la nouvelle arme de l’époque, le sous-marin, et il demandera à Georges de créer l’infrastructure appropriée pour construire d’abord 10 sous-marins qui, avec 4 croiseurs légers de grande vitesse et 12 contre-torpilleurs rapides que le gouvernement grec achèterait, donneraient à la flotte grecque la suprématie militaire en mer Égée. Toutefois, une somme de 60 millions de francs était nécessaire à la réalisation de ce programme, ce qui interdisait à la Grèce d’acquérir ne fût-ce qu’un seul cuirassé du dernier modèle24.

Le plan Fournier va soulever immédiatement les réactions de la majorité des officiers grecs et l’un d’entre eux, qui avait de bonnes connaissances sur les questions de puissance maritime et avait fait de brillantes études en Angleterre et en France, le jeune enseigne de vaisseau de 1re classe Periklis Argyropoulos, publiera en 1907 la première étude circonstanciée sur l’histoire de la marine de guerre grecque, la doctrine navale, la force navale et les armements navals. Cette étude de 334 pages intitulée Le programme naval de la Grèce a été rédigée par Argyropoulos en 1905 en guise de « réponse » au programme naval du prince Georges, mais il semble que l’auteur en a fait connaître le contenu probablement par des copies, sans vouloir la publier officiellement. Et cela peut-être pour ne pas provoquer de frictions dans ses relations avec le Palais, car, comme la suite le montrera, il était pour la création d’une flotte purement offensive, et ainsi donc en désaccord avec la pensée fondamentale de Georges sur les contre-torpilleurs. Quand il vit que le Plan Fournier interdisait encore plus sûrement la création d’une telle flotte, Argyropoulos décida de publier son mémoire aux éditions Hestia (l’une des plus importants du pays). Cet ouvrage sera utilisé par la suite, et pour de nombreuses années, comme manuel fondamental sur les questions navales, par des générations d’officiers subalternes, supérieurs et généraux de la marine de guerre, parmi lesquels l’amiral des guerres balkaniques Pavlos Koundouriotis25.

Dans l’introduction de son étude, Argyropoulos fait une analyse de la puissance maritime qu’il présente comme étroitement liée à la question de la marine marchande et porte une accusation virulente contre tous les gouvernements grecs qui n’avaient pas pris conscience, d’après lui, de l’importance de la flotte armée pour la géostratégie maritime de la nation grecque :

Sans marine, nous ne pouvons ni profiter de la paix, ni soutenir la guerre. Ce principe n’a malheureusement pas servi d’évangile à ceux qui avaient l’honneur, pendant cette longue période depuis la constitution du royaume, de diriger la destinée de notre patrie. (¼ ) Jamais, il est vrai, la Grèce officielle n’a saisi l’ampleur de l’importance de l’État maritime, qui est étroitement liée à la marine marchande, cette artère de notre richesse nationale. Notre patrie a connu, par le passé, une prospérité sociale, politique et militaire parce qu’elle avait conscience des avantages de sa position géographique, qui ont préparé son histoire. Pourtant, paradoxalement, dès que s’est effectué le rétablissement politique de ce petit coin qui représentait tant de parties asservies communiquant avec la métropole uniquement par la mer, l’histoire et ses enseignements ont été négligés comme si notre position sur le globe terrestre s’était modifiée. La Grèce officielle a suivi inconsidérément une voie contraire à celle que son intérêt lui indiquait. Elle a tenté de devenir une puissance continentale sans revenus suffisants, que seul le commerce maritime, par un soutien sérieux et sincère de l’État, pouvait lui procurer. Mais ce manque d’intérêt suffisant de l’État pour la mer porteuse de richesses n’a jamais été partagé par la nation. Nous sommes pour notre part convaincu qu’elle a observé dernièrement avec indignation que certains, heureusement peu nombreux, ont tenté de défendre des idées envenimant l’amour justifié des Grecs pour cet élément qui leur est cher, la mer. Cet amour n’émane pas d’un simple sentiment platonique ou des souvenirs d’une ancienne gloire, mais de cette arrière-pensée, fondée sur cet instinct qui pousse les peuples à l’élection de la voie la meilleure qui les mène à la richesse nationale, de ce qui fonde la grandeur nationale. (¼ ) L’amour que portent les Grecs à l’étendue liquide découle particulièrement de la pensée que, grâce à la navigation et au commerce, nos pères, de par le passé, se sont enrichis ; que, par eux, ils ont maintenu des contacts avec le monde entier, par eux ils livrèrent à l’Europe les richesses des Indes et de l’Amérique ; que par cette voie-là, la prospérité commerciale de Venise a procuré à cette République une prépondérance militaire dans toute la Méditerranée ; que par la mer, nos ancêtres ont prospéré préparant notre renaissance nationale. Les Grecs savent de l’histoire des nations que là où pointe le début du déclin maritime, le déclin commercial, politique et militaire ne se fait pas attendre. Ainsi le courant qui défend la marine est-il dû à un simple sentiment d’autoconservation, qui est une loi naturelle pour les hommes et pour les nations qui recherchent le progrès en ce monde.

Argyropoulos s’exprime avec force contre le camp turcophile, lequel, en présentant le danger bulgare comme le plus important rompt avec la stratégie traditionnelle de la Grande idée qui posait pour ennemi numéro un de la Grèce l’Empire ottoman, et « par des cris convulsifs réclame la condamnation de la marine« . Argyropoulos trouve matière dans divers quotidiens qui défendaient le dilemme « ou l’armée contre les Bulgares ou la flotte contre les Turcs », en utilisant les arguments suivants : « Puisque ni la France ni l’Angleterre ne sont capables de réussir une organisation complète simultanément sur terre et sur mer, ce serait ridicule de demander cela à la pauvre Grèce« , et « Entre deux nécessités, il n’est possible de remédier qu’à une seule« . Les positions du jeune enseigne de vaisseau de 1re classe attestent une connaissance approfondie de la réalité géostratégique tant grecque qu’internationale :

L’Angleterre n’a jamais essayé de former et de développer de cette manière sa marine et son armée de terre, parce que cela s’opposerait au plan qu’elle s’est tracé. Le programme militaire de tout État définit la supériorité des forces de l’infanterie sur celles de la marine et inversement. Il se fonde sur sa politique étrangère et la suit. L’Angleterre en tant qu’île n’a jamais songé à développer de manière équivalente ces deux branches de l’armée, la politique qu’elle s’est tracée étant la suprématie sur la mer, la défense sur terre de son territoire et la conservation de son armée de débarquement en vue de guerres coloniales. La France, qui est, à l’instar de la Grèce, une péninsule, est obligée d’étendre ses efforts pour renforcer parallèlement ses forces maritimes et continentales. Elle se différencie de la Grèce en ce qu’elle est en contact direct avec son ennemi déclaré, l’Allemagne. Tandis que la Grèce, selon l’opinion formulée que son ennemi est la Bulgarie, n’a pas de frontières communes avec la Bulgarie, mais bien avec la Turquie et avant que nous n’arrivions à la deuxième étape selon laquelle le sort de la Grèce se jouerait aux portes de Monastir [Bitola] sur la Morichova, de Peristeri et de Bitsi, il nous faut franchir nécessairement la première étape, durant laquelle de nombreux et graves événements se produiront avant que nous n’affrontions officiellement nos nouveaux voisins.

La conclusion d’Argyropoulos est que ceux qui posent le problème en ces termes : « La flotte vise à une action contre la Turquie et notre ennemi n’est pas la Turquie mais la Bulgarie » ignorent la double importance de la flotte, morale et réelle :

La flotte a une importance morale et réelle qu’elle offre à la patrie. Morale, parce que nous sommes en mesure de rechercher une entente sérieuse et sincère avec une grande puissance, puisque nous possédons quelque chose à offrir. Réelle, parce que par la flotte, en cas de conflit généralisé, avec au moins les frontières assurées par notre armée proportionnée à nos forces mais bien organisée, nous offre le champ d’action le plus large le long de la côte macédonienne par la prise de villes et de certains points stratégiques.

Argyropoulos procède ensuite à une comparaison systématique de la flotte grecque avec l’ottomane ainsi qu’à une analyse mesurée des enseignements des opérations navales de la guerre russo-japonaise de 1905, qui avaient démontré la supériorité des cuirassés et la faiblesse de la torpille. Ainsi, il passe au point le plus discuté, c’est-à-dire au programme naval que présentait la Commission dirigée par le prince Georges, commission qui, nous l’avons vu, concluait : « Nous avons besoin de 6 cuirassés et d’un nombre illimité de contre-torpilleurs » :

L’opinion ainsi formulée révèle la pensée que la Commission, par le nombre illimité de contre-torpilleurs qu’elle demande, cherche non pas à compléter la seule et incontestable puissance principale, qui est celle des cuirassés, mais à la remplacer. Cela est contraire au principe selon lequel, dans une guerre navale, le plus fort veut être en position de faire un usage supérieur et le plus approprié de ses torpilleurs. Et que la torpille, qui est l’arme du plus faible, ne peut pas suppléer à la faiblesse des flottes principales. La flotte la plus puissante est celle qui accorde la plus grande importance à la constitution de la puissance principale des cuirassés. Il serait incontestablement heureux si les sommes consacrées à notre flotte nationale nous permettaient de faire l’acquisition supplémentaire d’un grand nombre de contre-torpilleurs, qui ajouteraient à la puissance de notre force navale. Mais puisque cela ne peut être réalisé, nous avons malheureusement le devoir de rechercher avec une précision toute mathématique le plus grand résultat du point de vue de la force, au lieu du moindre prix. Considérant cela, nous nous bornons à reconnaître le plus petit rapport accepté pour la constitution d’une flotte, un contre-torpilleur pour un cuirassé, estimant comme sine qua non l’existence de six contre-torpilleurs à employer selon les circonstances, soit dans une action commune à toute la flotte, soit dans l’exécution de certaines fonctions. De ce fait, l’acquisition supplémentaire de douze contre-torpilleurs tout au plus est ce que conseille la nécessité et ce que nous permettent nos moyens financiers.

Argyropoulos se servira des enseignements de la guerre russo-japonaise pour s’en prendre aussi au Plan Fournier, présentant comme erronée la conception française d’une priorité de protection des côtes – conception qui met en doute le principe que « dans l’attaque réside la défense » : « Les Russes n’ont pas su défendre les côtes de la Mandchourie malgré la présence de leurs torpilleurs. Et, au contraire, les côtes japonaises n’ont pas été attaquées, alors qu’elles étaient privées de défense mobile« . La conclusion générale d’Argyropoulos concernant la stratégie est la suivante :

La guerre (sur mer) est un drame en plusieurs actes. Le premier acte vise toujours à l’acquisition de la maîtrise de la mer, et demande la présence et la concentration en vue d’une attaque de toutes les forces. Le deuxième se déroule le long des côtes ennemies. Les actes suivants concernent les incidents qui surviennent dans le cours de la guerre.

La pensée d’Argyropoulos trouvera son plus ardent défenseur à l’intérieur du Palais en la personne même du prince Georges qui, précisément l’année où circulera l’ouvrage du jeune enseigne de vaisseau 1re classe, soumettra au gouvernement une deuxième étude intitulée Sur la composition et la manière de bâtir nos forces navales. À l’occasion du Programme de l’amiral Fournier26. Dans cet ouvrage, le prince Georges s’appuiera sur l’axiome que « la maîtrise de la mer, nous pouvons sûrement l’acquérir uniquement à l’aide d’une flotte qui possède à la fois forces et volume, et non assurément au moyen de sous-marins, de plongée ou seulement transporteurs de torpilles« . Et il proposera un plan de stratégie purement offensive où il essaiera de démontrer l’importance de la flotte cuirassée et en relations avec les opérations sur la terre ferme :

Pour pouvoir soutenir des débarquements ou occuper des îles qui n’auraient qu’une petite fortification ou pour bombarder des sites fortifiés, nous avons absolument besoin d’une flotte munie d’un blindage et d’une artillerie puissante ; parce que si l’on suppose pour un instant que notre flotte est constituée des bâtiments légers décrits dans le programme de l’amiral Fournier, que les submersibles sont effectivement invincibles, et que grâce à eux nous obtiendra la maîtrise de la mer qui nous est si indispensable, en quoi cette maîtrise nous profitera-t-elle, puisqu’à chaque instant notre infanterie sera contrainte de se battre contre un ennemi beaucoup plus fort, puisque la flotte, à cause de sa composition inappropriée et insuffisante, ne saura secourir notre infanterie éreintée, pendant qu’elle exécute les opérations sus-mentionnées, par exemple poursuivre l’offensive ? Faut-il nécessairement que la guerre s’arrête à ce point-là ? La guerre, selon nous, à cause de nos intérêts, doit être offensive, parce que nous voulons conquérir du territoire et cette conquête ne s’obtient que par l’offensive. Mais notre infanterie, fût-elle dans les conditions les plus favorables, sera incapable de soutenir l’offensive pour une longue durée, parce que tôt ou tard elle affrontera des forces plus puissantes et elle sera contrainte en conséquence de se limiter à une guerre défensive. Elle rendra alors à la patrie le plus grand service si elle parvient à arrêter l’ennemi et à s’assurer qu’il ne progressera pas. Nous n’avons pas le droit d’exiger de notre armée un plus grand succès que celui-là, dans les circonstances telles qu’elles ont été définies plus haut. Cependant, avec ce succès, le but de la guerre n’est pas atteint, et de même le besoin de poursuivre par l’offensive n’existera plus. Ce sera le moment où elle dépendra de l’existence d’une cuirasse et d’une puissante artillerie dans la marine. Sans cela, nous nous trouverons certainement dans le plus grand embarras.

Georges procède à une analyse des données stratégiques que présuppose la maîtrise des mers, pour aboutir de nouveau à la conclusion que les cuirassés sont le modèle le plus approprié pour la marine grecque :

Le maintien de la maîtrise de la mer sera l’alpha et l’oméga de toute l’action de notre flotte. En l’acquérant, nous serons maîtres de nos mouvements et de nos opérations, mais sans elle non seulement toute action de notre part dépendra nécessairement des attaques, des vexations et des désirs de l’ennemi, mais aussi notre guerre sur mer ne servira aucunement nos intérêts et nos vues, elle aura des résultats tels que la défense passive. (¼ ) La part essentielle d’une puissance navale est constituée des cuirassés, parce que ceux-ci sont les instruments exclusifs du combat ainsi que des opérations navales. Tout autre rang de vaisseaux sert ceux-là et constitue leurs accessoires, par conséquent une flotte ayant pour but l’offensive et voulant avoir la maîtrise de la mer, comme il en est de nous pour les raisons que nous avons exposées en détails ci-dessus, ne saurait avoir d’assise si les cuirassés ne constituent pas sa base.

La proposition définitive de Georges sera très différente de celle de son Mémoire de 1904, prévoyant encore moins de contre-torpilleurs que n’en prévoyait la proposition d’Argyropoulos :

a) achat de trois nouveaux cuirassés,

b) achat de dix nouveaux contre-torpilleurs,

c) transformation des trois vieux cuirassés de la décennie de 1890.

Ce programme, sur lequel pouvait parfaitement reposer la stratégie offensive de la Grande idée étant donné qu’à cette époque la flotte ottomane était constituée seulement de onze cuirassés et croiseurs et de douze torpilleurs, ce programme donc demandait une dépense totale de l’ordre de 65 millions, soit à peine 5 millions de plus que la dépense prévue pour le « plan de défense Fournier ». Et c’est pour celui-là que va finalement opter l’État grec, lequel obtiendra enfin en 1907 un état-major général de la Marine, situation à laquelle aura aussi contribué le changement radical opéré sur la scène politique de l’Empire ottoman avec la prise du pouvoir par les Jeunes Turcs.

« La Grèce des deux continents et des cinq mers »

En 1908, le pouvoir dans l’Empire ottoman est pris par les Jeunes Turcs qui, après la perte de la Bosnie-Herzégovine qu’annexe l’Autriche-Hongrie, l’indépendance complète de la Bulgarie et la proclamation des Crétois sur « l’union » avec la Grèce, lancent un grand programme naval qu’ils vont intensifier après la guerre italo-turque de 191127.

Bien que l’amiral anglais Williams, qui avait été invité par les Jeunes Turcs à réorganiser la flotte ottomane et qui ne perdait pas des yeux un seul instant l’étroite relation germano-turque, fût de l’avis que la Turquie avait besoin d’une flotte simplement « supérieure » à la grecque, l’état-major turc désirait une flotte : a) qui donnerait à la Turquie la possibilité de coopérer avec d’éventuels alliés en Méditerranée orientale, b) qui lui permettrait de contrôler les tentatives des grandes puissances pour élargir leurs objectifs économiques et politiques dans la région, c) et qui la rendrait capable de faire front efficacement aux programmes navals des puissances ennemies et principalement de la Grèce. Pour la réalisation de ces objectifs, l’état-major général turc estimait nécessaire d’acheter 6 sous-marins, 4 croiseurs de reconnaissance, 20 contre-torpilleurs, 6 sous-marins, 2 poseurs de mines, 1 bâtiment de réparation, 1 d’instruction, et une grande cale/dock flottant. Une telle flotte permettrait à l’Empire ottoman de réaliser les objectifs suivants en mer Égée et en mer Noire :

a) éviter que la Crète ne dépende d’une autre grande puissance et principalement de la Grèce ;

b) réduire les espoirs des Grecs que les autres puissances ne fournisse une aide économique ou d’une toute autre nature aussi bien à la lutte des Crétois qu’à la réalisation à plus large échelle de la Grande idée ;

c) réduire la possibilité de pressions en mer Noire dans le cas d’une guerre avec la Bulgarie ;

d) contribuer à soutenir les intérêts économiques et militaires turcs dans la mer Noire et en Asie mineure ;

e) rendre les côtes adriatiques et ioniennes plus sûres en cas d’attaque28.

Entre-temps, en Grèce survenait un changement politique qui allait avoir des conséquences positives sur la restructuration non seulement des forces armées mais aussi sur l’appareil de l’État lui-même : en 1909, dans la caserne de Goudi à Athènes, 2 000 officiers subalternes, des journalistes, des intellectuels et des bourgeois vont déclencher un mouvement qui obligera le roi Georges à rénover la scène politique du pays en écartant le chef du camp turcophile, D. Rallis, et celui du camp anti-bulgare, G. Théotokis, qui constituaient « l’univers des vieux partis politiques » et conservaient des relations étroites avec les Jeunes Turcs, et appeler à Athènes le chef des Crétois révoltés Eleuthérios Venizélos. En collaboration avec le chef des socio-démocrates, Alexandros Papanastasiou, auteur d’une étude sociologique intitulée Le nationalisme où la Grande idée trouvait de solides fondements scientifiques, Venizélos fondera le parti des Libéraux (« Komma tôn Fileleftherôn ») et occupera le fauteuil de Premier ministre en 1910. Les jeunes officiers qui avaient déclenché ces événements à Goudi doteront littéralement Venizélos d’un cuirassé, le Georges Avérof, baptisé du nom d’un Grec d’Égypte qui avait légué par testament à l’État grec une somme pour l’achat de ce bâtiment, de 9 965 tonnes avec 4 canons d’un calibre de 23,4 cm et 8 de 19 cm.

Lorsque Venizélos arrive à Athènes, il n’a pas encore clarifié s’il était pour un « État grec non-mixte » comme l’exigeait le programme idéologique de la Grande idée, ou s’il accepterait la solution d’une « union gréco-turque » que facilitait la politique libérale suivie par les Jeunes Turcs jusqu’en 1910 et qui donnait la possibilité aux Grecs de l’Empire ottoman de conserver leur grande puissance économique29. Finalement, il choisira la première solution et cette décision a dû être influencée par les facteurs suivants : a) le durcissement progressif de l’attitude des Jeunes Turcs envers les Grecs de l’Empire ottoman, b) l’ascendant exercé sur lui par Papanastasiou qui était un loyal défenseur de « l’idéal occidental », c) la coopération de la Serbie et de la Bulgarie dans une alliance offensive contre l’Empire ottoman. Ainsi, Venizélos prendra conscience que la politique la plus réaliste est la constitution de puissantes forces armées dans le but de prendre part à un « front chrétien » commun contre le Sultan. Pour la réalisation de ce but, le Premier ministre grec intensifiera les armements de l’armée de Terre et de la marine de guerre, assignant l’organisation de la première à une mission française dirigée par le général Eydoux et celle de la deuxième à une mission anglaise conduite par trouvait l’amiral Tufnell. En 1912, par l’entremise du journaliste anglais J.-D. Bourchier qui entretenait des relations étroites avec l’Intelligence Service et le Foreign Office, Venizélos signera le Pacte de collaboration militaire avec la Bulgarie (Ligue balkanique) et ainsi la Grèce participera aux guerres balkaniques qui éclateront au mois de novembre de la même année30.

Quand éclate la première guerre balkanique, ni la Grèce ni l’Empire ottoman n’auront eu le temps de prendre livraison des unités qu’ils avaient commandées aux chantiers navals européens. Ainsi, le cuirassé Avérof sera la principale unité de choc de la flotte grecque qui comprendra aussi un sous-marin acheté à la France ainsi que quatre avions de combat du type « Henri Farman » de 50 chevaux, permettant ainsi à ces deux « nouvelles armes » d’être utilisées pour la première fois au monde dans les opérations militaires en mer Égée. Le vaisseau amiral de la flotte ottomane31 sera inférieur à l’Avérof et ainsi l’amiral grec Pavlos Koundouriotis réussira à réaliser aisément sa mission qui comportait les objectifs suivants :

a) conserver la suprématie dans toute la mer Égée ;

b) soutenir les opérations de l’infanterie sur les côtes de la mer Égée et sur celles de la mer Ionienne (théâtre des opérations de l’Épire) ;

c) libérer les îles de la mer Égée.

Koundouriotis n’avait aucune formation théorique particulière sur les questions de stratégie et de tactique, d’autant qu’il ne connaissait aucune langue étrangère. Toutefois, il avait lu avec attention les ouvrages rédigés en grec sur la force navale et plus particulièrement l’œuvre de P. Argyropoulos32. Parallèlement, en tant que descendant des combattants sur mer de la révolution de 1821, il conservait un net penchant pour la « guerre offensive », comme il le prouvera par ses actions dans les combats d’Elli et de Limnos par lesquels il forcera la flotte ottomane à s’enfermer dans les Détroits, et assurera la « maîtrise de la mer » que revendiquaient dans leurs écrits aussi bien le prince Georges qu’Argyropoulos.

Cette étude traitant de la pensée navale de l’État grec et non des conflits navals et de leur analyse tactique/opérationnelle, nous ne nous attarderons pas sur les combats des guerres balkaniques. En ce qui concerne la Première guerre mondiale, qui, pour les Balkans, n’est que l’élargissement des conflits de la période de 1912-1913, il nous faudra souligner le déplacement de la problématique autour de la « géostratégie maritime » à travers une telle conjonction d’événements qui va entraîner une division nationale qui va prendre les dimensions d’un conflit interne.

À la suite de l’assassinat du roi Georges par un « malade mental » dans la ville de Salonique libérée par l’armée grecque en 1913, son fils Constantin Ier lui succédera sur le trône : gendre de l’empereur germanique Guillaume II, contrairement à son père, il alliait une aversion profonde pour le modèle libéral franco-anglais à une dévotion toute mystique aux principes de « la force terrestre » comme celle de l’antique Sparte et celle de l’empire byzantin : l’élection de ces deux modèles historiques lui avait été insufflée, le premier, par le titre de « duc de Sparte » que lui avait conféré le Parlement grec à sa naissance, et le deuxième, par son maître et professeur de byzantinologie à l’Université d’Athènes, Spyridon Lambros33. Dès qu’éclate la guerre mondiale, Constantin va tenter d’entraîner la Grèce aux côtés de la Triple Alliance, mais, lorsqu’il se rendra à l’évidence qu’une telle entreprise était impossible, il adoptera, avec une obstination jamais vue, une politique de « stricte neutralité ». Il entrera ainsi en conflit avec le Premier ministre Venizélos qui recherchait ses modèles dans la Grèce classique et plus particulièrement dans l’Athènes navale : sa lecture préférée était Thucydide (qu’il traduira d’ailleurs en grec moderne) qui lui a inspiré son point de vue géopolitique que l’avenir du pays était sur mer et, par conséquent, aux côtés des puissances navales traditionnelles que sont la France et l’Angleterre.

En 1915, Constantin soutenu par les représentants du camp « turcophile » et plus particulièrement l’ex-banquier de Constantinople Stéphane Skouloudis34, destitue par coup de force Venizélos du poste de Premier ministre. Venizélos quitte Athènes et fonde son propre « État » en Grèce du Nord, où il ouvre déjà le « Front macédonien », avec Salonique pour capitale. En 1917, grâce aux flottes de l’Angleterre et de la France, Constantin est forcé de quitter le pays cependant que Venizélos rentre en triomphateur à Athènes et déclare officiellement la guerre à la Triple Alliance. En 1920, le traité de Sèvres concrétise finalement la Grande Grèce en créant une « Grèce des deux continents et des cinq mers ». Dès 1919, une escadre de la flotte grecque a mouillé dans le port de Constantinople tandis que d’autres unités ont débarqué des sections de l’infanterie grecque à Smyrne pour assurer la maîtrise grecque de l’Asie mineure.

Le premier soin de Venizélos, influencé par la stratégie des Athéniens contre les Spartiates durant la guerre du Péloponnèse telle que l’a décrite Thucydide35, est d’ordonner la fortification de Smyrne au moyen de gigantesques travaux, de manière que la maîtrise de l’Asie mineure soit assurée par la puissante flotte militaire grecque36.

Toutefois, le plan de Venizélos ne sera jamais réalisé : aux élections de 1920, le parti libéral perd le pouvoir devant une opposition unie qui fera reposer sa victoire sur des messages populistes et démagogiques et qui, en dépit de l’avis contraire de Paris et de Londres, ramènera sur le trône le roi Constantin. Ce dernier adopte une stratégie diamétralement opposée à celle de Venizélos. Non seulement il abandonne les projets de fortification de Smyrne, mais encore il ordonne l’avance de l’infanterie grecque jusqu’à Ankara, la capitale du chef de la résistance nationale des Turcs, Mustafa Kemal (qui prendra à partir de 1925 le nom d’Atatürk). Avec seulement 120 000 hommes, Constantin et l’état-major tenteront d’appliquer les nouveaux principes d’une « stratégie terrestre offensive » dans la région du Désert Salé, abandonnés par les Alliés de l’Entente cordiale, livrant bataille sur un territoire aux populations hostiles, dans l’impossibilité d’adapter à la tactique de guérilla de Kemal les divisions se déplaçant avec difficulté, et, finalement, appliquant pendant onze mois (de septembre 1921 à août 1922) la tactique des tranchées sur un front long de centaines de kilomètres au cœur de l’Anatolie (Eskisehir – Kütahya – Afyonkarahisar) ! La catastrophe de Smyrne et l’asservissement de l’hellénisme de Smyrne en septembre 1922 n’étaient que la suite normale de cette stratégie si irraisonnée. Une fois arrivé en Italie où les officiers grecs l’ont poussé à se réfugier après que le front fût tombé, le roi Constantin aura désormais tout le loisir de méditer les erreurs qu’il avait pu commettre.

La mer et le « danger venant du nord »

Avec le traité gréco-turc de Lausanne (1923) que négociera Venizélos qui rentrera au pays après la catastrophe d’Asie mineure, la Grèce obtient les frontières qu’elle a conservées jusqu’à aujourd’hui (sauf le Dodécanèse déjà occupé par l’Italie qui sera cependant obligée de le céder à l’État grec après la Seconde Guerre mondiale). De l’autre côté de la mer Égée, l’Empire ottoman est dissous et la République de Turquie est fondée, laquelle fait le pari de se transformer en un « État de type occidental ». Les chefs des deux États, Venizélos et Atatürk, devant la masse de problèmes auxquels ils devaient faire face à l’intérieur du pays, mais comprenant très tôt l’ascension de l’impérialisme de l’Italie (qui avait déjà un point d’appui en mer Égée) après la montée au pouvoir de Mussolini, décident de conclure un traité d’amitié gréco-turque (1930) qui repose sur la réduction réciproque des armements navals37. Ils formulent même un vœu : l’union future des deux pays dans une espèce de confédération, en adoptant ainsi cette vieille idée du camp politique « turcophile » de Grèce, que Venizélos, nous l’avons vu, n’excluait pas avant 190938.

En 1936, avec le coup d’État du roi Georges II, anglophile comme Georges Ier, c’est un pouvoir dictatorial qui est institué dans le pays, à la tête duquel se trouve le général Ioannis Metaxas, ami intime et officier d’état-major du roi Constantin, fervent défenseur de l’idée d’union gréco-turque39. Dans ces conditions, il était non seulement impossible que germe la moindre pensée navale, mais la marine de guerre elle-même, dont les cadres nourrissaient généralement des conceptions démocratiques et libérales, risquait de retomber dans le rôle qu’elle avait eu jusqu’à la fin du xixe siècle lorsque sa mission était de garder les côtes et de satisfaire aux besoins des services publics. Ce qui la sauva, c’étaient les nuages noirs de la guerre qui s’amoncelaient à l’horizon (en 1933, Hitler avait fondé le iiie Reich) et qui obligeaient le pays à maintenir un niveau d’armements navals. D’un autre côté cependant, le rapprochement progressif entre la Bulgarie et l’Allemagne entraînait l’adoption par Metaxas du dogme du « danger venant du nord » et donnait une priorité à la fortification des frontières gréco-bulgares (la « Ligne Metaxas »). Metaxas exprimait même le point de vue que le pays était totalement incapable de mener une guerre « contre la supériorité navale de l’Italie« 40.

Il est surprenant de constater que, en dépit de ses sentiments germanophiles, qui provenaient de sa vieille amitié avec Constantin, de sa scolarité à l’Académie militaire de Berlin ainsi que du respect profond que lui inspirait l’œuvre d’Hitler, le dictateur grec maintenait vivace la conception géopolitique grecque traditionnelle selon laquelle « la place naturelle » du pays était du côté des puissances navales européennes. La déclaration prononcée devant le Haut Conseil Naval de l’état-major général de la Marine en octobre 1936, quelques mois à peine après sa prise du pouvoir, est significative41 :

Ce que je vais vous dire, vous ne le communiquerez à personne. Je prévois une guerre entre les blocs anglais et allemand. Une guerre plus terrible que la première. Je ferai tout mon possible pour ne pas engager la Grèce dans cette guerre, mais cela sera malheureusement impossible. Et je le répète à nouveau, et cela, surtout, ne doit pas sortir de cette salle, il est inutile de vous dire que notre position dans ce conflit sera aux côtés de l’Angleterre.

Il se montrera encore plus précis au cours d’une rencontre spéciale avec les propriétaires et les chefs des rédactions de la presse grecque à l’état-major général des forces armées le 30 octobre 1940, deux jours après le déclenchement de la guerre italo-grecque42 :

Moi, Messieurs, comme je vous l’ai suffisamment expliqué, j’ai maintenu jusqu’à aujourd’hui la politique du regretté roi Constantin, c’est-à-dire une politique de stricte neutralité. J’ai tout fait pour tenir la Grèce loin du conflit de ces colosses. Déjà, après l’attaque injustifiée de l’Italie, la politique que je suis est celle du regretté Venizélos. Parce que c’est la politique qui identifie la Grèce à la destinée de la puissance pour laquelle la mer est depuis toujours, comme elle l’est aussi pour la Grèce, non l’obstacle qui sépare, mais l’avenue liquide qui relie. Certes, dans notre histoire récente, nous n’avions pas seulement des motifs et des prétextes de reconnaissance envers l’Angleterre dont, la politique d’après-guerre, principalement de ces dernières années, est d’ailleurs une politique de très grande responsabilité historique. Mais ses responsabilités, l’Angleterre les prend aujourd’hui avec la fière détermination d’un grand peuple, qui sauve la liberté du monde et de la civilisation. Pour la Grèce, l’Angleterre est l’amie naturelle et à plusieurs reprises elle s’est montrée une protectrice, parfois même la seule protectrice. La victoire sera, et ne peut être que la sienne. Ce sera la victoire du monde anglo-saxon, en face duquel l’Allemagne, puisqu’elle n’a pas su atteindre jusqu’à maintenant un résultat définitif, est condamnée à être écrasée.

L’orientation géopolitique de Metaxas résultait d’une compréhension parfaite de la valeur de la force navale, bien qu’il ne l’ait pas considérée comme une composante indispensable de la stratégie grecque. Le discours qu’il a prononcé devant les ouvriers du chantier naval du Pirée, le 6 décembre 1939, éclaire ses idées43 :

Notre patrie, la Grèce, n’est pas une portion de terre ferme entourée par la mer, notre patrie est une mer parsemée d’îles et entourée de terre ferme. Cela seul vous permet de comprendre quelle importance a pour nous la mer. La mer est notre vie et c’est pourquoi notre histoire est remplie d’exploits sur mer, d’exploits de guerre, de piraterie, si vous voulez, mais toute notre vie appartient à la mer et c’est pourquoi je suis sûr qu’aussi dur que soit votre travail, aussi dangereux soit-il, il y a toujours eu un amour de la mer qui vous a attiré à tel point que je suis sûr que vous laisseriez les gains et les facilités d’une vie meilleure, uniquement pour vous jeter dans les bras de la mer. Certes, les difficultés que nous rencontrons sont grandes et elles ont toujours été présentes dans notre histoire, parce que si nous sommes des gens de la mer, d’un côté, nous sommes aussi, de l’autre, attachés à la terre ferme. Un grand homme politique du passé, précisément sur cette terre où nous parlons, nous aussi maintenant, s’est adressé aux Athéniens ; tout en poussant les Athéniens qui avaient alors la plus grande force navale à se battre contre les Spartiates qui étaient la plus grande force terrestre, tout en leur expliquant les raisons pour lesquelles ils sortiront vainqueurs de cette guerre, il leur a dit une chose et a formulé des réserves : « Si l’Attique était une île, nous serions invincibles ». Mais l’Attique n’est pas une île et elle a été vaincue. De même nous, à présent, quoique nous vivions de la mer, quoique nous vivons en mer, si grands que soient nos exploits en mer, nous dirons toujours que la Grèce n’est pas uniquement une île. C’est pourquoi nous devons toujours avoir en tête la terre ferme, parce qu’elle protège tous nos centres maritimes et qu’elle garantit l’œuvre du marin.

Metaxas comprend donc parfaitement que l’identité maritime est un élément structurel de l’élément grec, puisqu’il reconnaît que c’est l’élément marin qui détermine la relation entre la réalité géographique et l’activité humaine, mais au fond il se situe sur la même longueur d’ondes que la pensée du roi Constantin qui demeurait fidèle au modèle terrestre de Sparte : sa critique à l’égard de Périclès, dont il ne mentionne même pas le nom, se bornant à la périphrase « un grand homme politique du passé« , est aussi une critique de la pensée stratégique de l’Athènes navale, qui fondait sa puissance sur ses navires de guerre. En même temps, c’est une appréciation indirecte de la Sparte « terrestre » qui a ébranlé la suprématie athénienne et a réussi à la vaincre dans son élément, sur mer.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la mission de la marine de guerre ne correspondra pas à l’importance que Metaxas attachait à la puissance maritime dans le champ géopolitique en choisissant finalement le camp anglo-saxon, à la dépréciation du « modèle naval » comme fer de lance de la géostratégie de l’État grec. La mission « principale » de la marine de guerre grecque fut la protection des transports militaires, rôle correspondant à celui qu’avait réservé Alcibiade à la marine d’Athènes pendant l’expédition de Sicile lorsqu’il se servit de la force navale de sa ville pour soutenir une opération essentiellement « terrestre »44. D’ailleurs, la marine de guerre ne pouvait pas être utilisée comme « arme d’attaque », puisque le pays, respectant les dispositions du traité gréco-turc de 1930, n’avait plus une marine aussi performante qu’elle l’était avant l’expédition d’Asie mineure.

 

 

 

 

 

Précédente ] [ Remonter ] [ Suivante ]

 

________

Notes:

 

1 Amiral D. Oikonomou, « S.A.R. le prince Georges, amiral et le programme naval du pays », Naftiki Epitheorissi (« Revue Maritime »), 231, mars-avril 1952, pp. 101-138, plus spécialement p. 101.

2 V. Kremmydas, Introduction à l’histoire de la société néo-hellénique, Athènes, Exantas, 1988.

3 M. Simpsas, La marine dans l’histoire des Hellènes, Athènes, état-major de la Marine hellénique, 1982, vol. III, pp. 205-206.

4 Ioannis Loucas, La signification de 1821 et la force navale de l’hellénisme, Athènes, Papazissis, 1996, pp. 17-18.

5 Ioannis Loucas, op. cit., pp. 19-20.

6 Ioannis Loucas, op. cit., pp. 30-32.

7 Ch. Papassotiriou, La Lutte pour l’indépendance grecque, Athènes, Sideris, 1996, p. 97.

8 M. Simpsas, op. cit., pp. 216-217.

9 Ibid., p. 214.

10 J. Petropoulos, Politics and Statecraft in the Kingdom of Greece, Princeton, Princeton University Press, 1968.

11 E. Skopetea, Le « Royaume Originel » et la Grande idée, Athènes, Polytypo, 1988, p. 257.

12 Le texte entier fut publié, pour la première fois dans Naftiki Epitheorissi, 111-112, novembre-décembre 1931, pp. 459-472, 709-714, et 113, janvier 1933, pp. 42-87.

13 Ch. A. Frazee, The Orthodox Church and Independent Greece. 1821-1852, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 169.

14 P. Noutsos, La pensée socialiste en Grèce, Athènes, Gnossi, 1995, vol. I, p. 37.

15 Ioannis Loucas, « La géostratégie de la Grande idée », Polemos kai Historia (« Guerre et histoire »), 3, novembre-décembre 1996, pp. 13-19.

16 P. Argyropoulos, Le programme naval de la Grèce, Athènes, Hestia, 1907, p. 1.

17 V. Kardassis, De la voile à la vapeur, Athènes, Fondation culturelle et technologique de la Banque hellénique de développement économique, 1993.

18 Ioannis Loucas, op. cit., pp. 16-18.

19 G. Dertilis, La question des banques. 1871-1873, Athènes, Fondation culturelle de la Banque nationale hellénique, 1989.

20 G. Metallinos, Politique et théologie : idéologie et action de l’homme politique radical Georges Typaldos-Iakovatos – 1813-1882, Katerini, Tertios, 1990, pp. 167-169.

21 J. Meyendorff, L’héritage byzantin dans l’Église orthodoxe, Athènes, Armos, 1990, p. 281.

22 Foreign Office 424/73 Layard (Constantinople) to Salisbury (London) 961, 31 juillet 1878 et Salisbury to Layard 954, 13 août 1878.

23 Ce rapport du prince Georges ne fut publié qu’en 1952 par l’amiral D. Oikonomou dans la revue Naftiki Epitheorissi, vol. 231, pp. 107-114.

24 Sur la question, cf. entre autres D. Oikonomou, op. cit., pp. 104-106.

25 Cf. supra, note 16.

26 Cette étude du prince Georges fut également publiée pour la première fois par l’amiral D. Oikonomou, op. cit., pp. 115-138.

27 Sur la flotte des Jeunes Turcs, cf. entre autres P.G. Halpern, The Mediterranean Naval Situation. 1908-1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971, pp. 314-323.

28 P.G. Halpern, op. cit., p. 319.

29 C. Svolopoulos, « Eleftherios Venizélos et les dilemmes de la politique étrangère de la Grèce lors de la crise balkanique de 1908 », Balkan Studies, 25, 1984, pp. 485-489.

30 Lady Crogam, The Life of J.D. Bourchier, Londres, 1925, p. 136.

31 B. Langensipen et A. Gülerwürz, The Ottoman Steam Navy. 1818-1923, Annapolis, Naval Institute, 1995, pp. 18-27.

32 Dans ses Mémoires, publiés en 1997 (Athènes, Arsenidis, p. 42), P. Argyropoulos affirme que l’amiral P. Koundouriotis lui avait confié avoir lu, pendant les opérations navales des guerres balkaniques, son livre sur le « Programme naval ».

33 G. Ventiris, La Grèce de 1910-1920, Athènes, Ikaros, 1970, vol. I, pp. 143-148.

34 D. Kitsikis, Histoire comparée de la Grèce et de la Turquie au xxe siècle, Athènes, Hestia, 1990, pp. 143-145.

35 Thucydide, I, 141-144.

36 T. Moumtzis, La catastrophe d’Asie mineure et l’hellénisme micrasiatique, Thessalonique, 1984, pp. 16-19.

37 I. Anastasiadou, Venizélos et le traité d’amitié gréco-turque de 1930, Athènes, Philippotis, 1982.

38 D. Kitsikis, op. cit., p. 339.

39 I. Metaxas, Le Calendrier, Athènes, Govostis, s.d., vol. IV.1, p. 274.

40 I. Metaxas, op. cit., pp. 77-81, mercredi 31 janvier 1933.

41 I. Metaxas, op. cit., pp. 246-247.

42 I. Metaxas, Discours et pensées, Athènes, Govostis, vol. II, s.d., pp. 357-362.

43 I. Metaxas, op. cit., pp. 219-223.

44 Jean Pagès, « La pensée navale athénienne aux ve et vie siècles avant J.-C »., dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’évolution de la pensée navale, Paris, FEDN, 1990.

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.