Jean-Paul Hébert
La réforme de la politique de défense est aussi une réforme de la politique d’armement. Elle se traduit donc logiquement par un certain nombre de mutations de l’industrie d’armement.
Cette réforme a une expression doctrinale, pour une part déjà présente dans le Livre blanc de 1994. Elle s’accompagne d’évolutions fondamentales dans l’industrie d’armement qui constituent la fin du système de régulation qui avait prédominé dans le secteur depuis les années soixante.
Le Livre blanc de 1994 et les lois
de programmation ultérieures
Ce Livre blanc a trop vite été mis de côté, sous prétexte qu’il constituait un texte ambigu, ce qui est en partie vrai. Il contient cependant un certain nombre d’orientations qui définissent déjà les évolutions exprimées plus clairement par la suite.
Ce texte mérite d’être relu, en particulier parce qu’il contient sur certains points des formulations dignes d’intérêt (course aux armements, transparence dans les transferts, réorientation de la coopération militaire en Afrique, dissuasion du fort au fou, analyse de la menace). Pour nous en tenir au sujet du colloque, il faut en particulier relever les points suivants dans l’expression doctrinale, ayant des conséquences sur la politique de défense et la politique d’armement.
L’insistance sur « l’Alliance » et le multilatéral
Sur ces deux points, le Livre blanc de 1994 exprime une pensée nouvelle par rapport à celui de 1972.
Ce dernier, dans son premier chapitre consacré à « la politique de défense de la France » rappelait avec insistance la nécessité de l’autonomie politique nationale, appuyée sur
« le caractère propre de la France ». L’éventualité d’une conception européenne de l’indépendance et de la puissance ne faisait que renforcer la nécessité d’être un élément dynamique de cette nouvelle entité et exige le maintien de la personnalité et de la capacité françaises, c’est-à-dire de la France en tant que telle 45.
Mais le Livre blanc insistait :
Dès lors, l’existence, l’indépendance et la force de la France sont le point de départ d’une politique qui prend naturellement appui sur le sentiment de la nation et la volonté de son développement 46.
L’Europe n’apparaissait donc que comme une zone plus large de solidarités, objet de l’action politique nationale et non sujet définissant le cadre politique.
Quant à l’Alliance atlantique, si son rôle dans les années d’immédiat après-guerre était salué, ce n’était que pour mieux préciser son inadaptation dans la période ultérieure :
Si dans les années… consacrées à la restauration interne des nations européennes exsangues, l’Alliance atlantique et son organisation militaire ont constitué la sauvegarde de la paix en Europe, il est bien naturel que cette alliance, dans sa forme d’alors, n’ait pu résister au temps, car elle reposait sur une simplification politique abusive, fonction d’une opposition irréductible entre les États-Unis et l’Union soviétique et consacrait une confusion a priori des intérêts des Européens avec ceux des États-Unis, garants de la sécurité collective dont ils possédaient seuls les moyens extrêmes 47.
Et finalement l’ordre des priorités pour les facteurs de la politique de défense de la France était ainsi défini :
Pour la France, comme pour toute nation, il n’est pas de dessein politique autonome et de liberté d’action possible sans une politique affirmée de défense, en fonction de ses intérêts propres, dussent-ils être, ensuite, complétés voire corrigés par d’autres considérations notamment européennes 48.
Cet ordre de priorité est presque inversé dans le Livre blanc de 1994 (qui s’appelle d’ailleurs Livre blanc sur la Défense et non plus Livre blanc sur la Défense nationale). La présentation des « objectifs de la politique de défense »49 insiste sur la place nouvelle prise par l’interdépendance et donc sur le cadre multilatéral de la politique de défense de la France :
L’interdépendance de nos intérêts avec ceux de nos principaux partenaires ne cesse de grandir. Notre poids relatif dans le concert des États incite à rechercher les meilleures alliances et les meilleurs instruments de notre puissance. C’est pourquoi l’action de la France s’inscrit de manière croissante dans un cadre multilatéral – coopérations, Union européenne, Alliance atlantique, CSCE, ONU, notamment 50.
On notera l’argument du « poids relatif », formulée de manière moins brutale que le fameux « un pays qui ne représente que 1 % de la population mondiale » de Valéry Giscard d’Estaing, mais qui tranche, là encore, avec la tonalité du Livre blanc de 1972 qui lui s’inscrivait nettement en faux contre l’idée que « la défense nationale est une prétention vaine pour une puissance moyenne »51.
C’est dans la même logique de reformulation qu’est écrit un chapitre entier sur « le cadre de référence international de notre politique de défense »52, sujet évidemment absent du Livre blanc de 1972.
Un des points saillants est la place accordée à l’OTAN, dont il est précisé dès le premier alinéa quelle « demeure la principale organisation de défense »53. De même l’un des buts principaux de la « nouvelle architecture de sécurité en Europe » est-il « d’assurer la nécessaire permanence de l’engagement américain en faveur de la sécurité et de la stabilité de l’Europe »54. Cette appréciation n’est pas une incidente isolée car elle est développée un peu plus loin :
L’engagement militaire des États-Unis sur le continent européen est à l’origine de l’Alliance atlantique et représente le cœur du lien transatlantique. Pendant quarante ans, il a constitué une garantie centrale pour la défense de l’Europe occidentale. Il est considéré non seulement par les alliés, mais aussi par les nouvelles démocraties d’Europe centrale, comme un élément fondamental de la sécurité en Europe 55.
Certes, cette appréciation s’inscrit dans une perspective de « rénovation » de l’Alliance atlantique56, entre autres parce que « la gestion des crises et le maintien de la paix imposent une adaptation permanente des dispositifs militaires aux objectifs politiques de chaque opération ou chaque mission et que l’organisation militaire intégrée n’y était pas préparée »57. Mais cette « rénovation » ne paraît concerner que la plasticité de l’OTAN, sa souplesse d’évolution face à la mutation des conditions internationales, ce que le Livre blanc appelle une « meilleure adaptation »58, et ne pose pas ouvertement la question des rapports de force à l’intérieur de l’Alliance59, étant entendu que le Livre blanc considère comme acquise et indispensable la pérennité de l’OTAN.
Dans cette logique, la position proposée pour la France est celle d’une implication croissante dans les mécanismes de l’Alliance. Certes, les principes traditionnels sont pieusement salués (« Les principes posés en 1966… continueront de guider nos relations avec l’organisation militaire intégrée »60). Mais, une fois cette révérence faite, les principes d’une participation active et croissante sont développés :
Cette constance n’empêche pas la France, comme elle le fait depuis 1991, de participer activement à la définition des grandes orientations concernant la rénovation de l’OTAN, y compris en ce qui concerne l’adaptation de l’organisation militaire aux nouvelles missions. Il est en conséquence logique d’assurer la participation de la France aux réunions des instances de décision de l’Organisation, dès lors que l’engagement des forces françaises et nos intérêts sont en cause 61.
Ceci se traduit concrètement par une posture française nouvelle quant aux organes de l’Alliance :
La présence du ministre de la Défense, au Conseil atlantique, outre celle du ministre des Affaires étrangères, celle du Chef d’État-major des armées au Comité militaire, sont désormais décidées au cas par cas par le président de la République et le Premier ministre 62.
L’inversion de priorité entre nucléaire et classique
Là aussi, l’inflexion de la doctrine doit être prise en compte.
Tout d’abord, le Livre blanc énonce sans ambages que l’appareil de défense français, en particulier nucléaire, était ciblé vers l’Union soviétique. L’idée est notée dès l’introduction : « [notre appareil de défense était] largement organisé depuis quarante ans autour d’une mission de garde à l’est »63 et développée dans l’analyse de l’évolution du contexte de la dissuasion nucléaire :
Notre force nucléaire était centrée sur la menace conventionnelle et nucléaire représentée par l’Union soviétique et le pacte de Varsovie 64.
Certes, le Livre blanc ne fait que reprendre une affirmation que Charles Hernu, au début des années quatre-vingts, avait été le premier à faire publiquement au Parlement et qui, le tabou ayant été brisé, s’était ensuite retrouvé dans plusieurs textes officiels, comme le rapport sur la loi de programmation 1992-1994, expliquant, à propos de la dissuasion nucléaire : « nos programmes avaient été conçus sous le signe d’une menace principale à l’est »65. Mais cette précision tranche avec la prudence du Livre blanc de 1972 qui se gardait bien de « nommer » une cible particulière des moyens nucléaires.
C’est surtout dans l’articulation entre nucléaire et classique, d’une part, et dans l’ordre des priorités pour les forces classiques, d’autre part, que résident les formulations nouvelles majeures.
En ce qui concerne la relation nucléaire/classique, le Livre blanc marque nettement l’évolution. En 1972, les forces classiques étaient conçues « pour forcer un adversaire à dévoiler rapidement ses intentions profondes »66 et pour éviter toute tentative de contournement du nucléaire. En 1994, l’évolution des objectifs de défense amène à placer au centre l’activité des forces classiques, l’existence des moyens nucléaires étant acquise. Dans cette configuration, le nucléaire est censé protéger de tout contournement des forces classiques :
Dès lors que les intérêts vitaux de la France ne sont plus menacés de façon immédiate mais qu’en revanche ceux de la communauté internationale dont dépend notre sécurité le sont, il n’est pas anormal que les forces conventionnelles engagées au service de la sécurité collective tendent à occuper une place plus centrale. À la limite, la dissuasion nucléaire dans ces cas de figure garantit que les forces conventionnelles ne seront pas contournées : le rôle que celles-ci avaient pendant la guerre froide est alors joué par les forces nucléaires 67.
Cette inversion de la relation va de pair avec une inversion des priorités en ce qui concerne les missions des forces classiques :
Les capacités conventionnelles avaient été dimensionnées et organisées d’abord pour constituer le volet non immédiatement nucléaire de la dissuasion, ensuite seulement pour faire face à la défense de nos intérêts et de nos engagements dans le monde. Les priorités dans la définition du rôle des armes conventionnelles sont désormais inversées par rapport à la définition du Livre blanc de 1972, du fait de l’évolution géostratégique 68.
La tentation expéditionnaire
Cette priorité à la « défense de nos engagements dans le monde » entraîne une tonalité ambiguë qu’on peut appeler la « tentation expéditionnaire ». Ambiguë, car le modèle du « corps expéditionnaire » est explicitement refusé dans l’exposé des principes de la stratégie de défense :
Ces objectifs fondamentaux conduisent au choix d’un modèle équilibré qui écarte deux extrêmes.
D’une part, celui d’une stratégie axée exclusivement sur la sanctuarisation du territoire national. Cette option de repli serait en théorie concevable après la détente résultant du reflux des armées de l’ex-URSS, mais elle impliquerait un large renoncement à la vocation de la France et à son rang.
D’autre part, une option orientée exclusivement sur des missions de maintien de la paix et de l’ordre international. Elle déboucherait sur un modèle de « corps expéditionnaire », reposant sur deux hypothèses incertaines ou dangereuses : le choix par la nation d’une politique interventionniste et l’idée que tout risque de voir réapparaître une menace majeure contre l’Europe occidentale a disparu. De fait, cette stratégie effacerait progressivement la dissuasion nucléaire du concept de défense et conduirait à s’en remettre pour notre défense aux seules garanties de l’Alliance atlantique, créant des dépendances contraires au principe de notre autonomie stratégique 69.
Toutefois, on notera que l’argumentation récuse seulement une option exclusivement orientée vers l’intervention.
En fait, la nouvelle hiérarchie des missions des forces classiques exposées dans le Livre blanc conduit bien à une montée des missions expéditionnaires. C’est ainsi qu’un développement consistant est consacré aux « forces projetables »70, dont le volume est précisé à propos du « format global des forces armées » :
Les forces disponibles projetables de l’armée de terre devront représenter 120 000 à 130 000 hommes. À partir de ce réservoir de forces, devront pouvoir être projetées en permanence deux à trois divisions, avec une combinaison de moyens lourds et légers, adaptée à chaque fois aux circonstances 71.
Les moyens aériens étant seulement « d’une vingtaine d’avions ravitailleurs et d’une centaine d’avions de transport tactique et logistique »72, on envisage un renouvellement de ces capacités dans la perspective de « la projection et de la mobilité stratégique » :
La capacité de transport immédiat – qui fait un large appel à la voie aérienne – ne peut reposer que sur des moyens militaires nationaux, instantanément utilisables quelles que soient les circonstances. Cette constatation rend nécessaire l’accroissement du parc d’avions ravitailleurs, la modernisation de la flotte de transport actuelle et l’acquisition de moyens lourds à long rayon d’action, de préférence dans un cadre européen. De même l’accroissement du nombre de bâtiments de type TCD (transport de chalands de débarquement) et celui des porte-chars doit être envisagé 73.
Le rayon d’action de ces projections est même défini comme devant pouvoir être de 5 000 à 7 000 kilomètres :
Pour la France, les zones d’intérêt prioritaire pouvant être affectées par de tels événements se situent en Europe, en Méditerranée et au Moyen-Orient. La nécessité de projections plus lointaines, de l’ordre de 5 000 à 7 000 km n’est pas à exclure 74.
La politique d’armement
Là encore, les changements ne doivent pas être sous-estimés. Ils sont notables en ce qui concerne la relation France-Europe, la place de la DGA, le problème des prix des programmes d’armement et la politique d’exportation.
L’horizon européen
Le Livre blanc exprime une orientation fondamentalement nouvelle quant à la maîtrise de la production d’armement. On y affirme notamment « qu’il n’est plus possible, ni d’ailleurs nécessaire que la France possède et maintienne à elle seule l’ensemble de ces compétences »75. Logiquement, le Livre blanc distingue donc différents domaines dans la production d’armement :
La France doit rester pleinement compétente pour tout ce qui a trait au nucléaire et à son environnement.
Pour d’autres secteurs stratégiques (renseignement, communications, information, furtivité, guerre électronique), la France peut engager des coopérations mais doit conserver les compétences et la capacité à développer et fabriquer seule si nécessaire.
En dehors de ces productions et technologies, « il n’y a pas de domaines qui ne puissent à terme être partagés avec d’autres pays européens ».
L’analyse de la dimension européenne est traitée avant l’examen des aspects nationaux (relations État-industrie, exportations). Ainsi on affirme d’emblée : « Aucun programme d’armement conventionnel majeur futur ne semble pouvoir échapper à la logique de la coopération »76. Le reste du texte précise les modalités de cette européanisation, en ajoutant à l’exposé des motifs de la coopération sur les programmes, des développements sur les alliances industrielles, ce qui constitue là encore une nouveauté sur ce sujet. L’objectif de toute stratégie de restructuration devrait être « d’arriver au niveau européen à constituer dans chaque secteur des sociétés de taille mondiale »77.
La place de la DGA
Le rôle de la DGA dans la mise en système de la production d’armement sera-t-il mis en cause ? La question pouvait paraître incongrue en 1994, mais elle se pose cependant du fait de la quasi absence de la DGA dans le chapitre consacré à la politique d’armement78. En effet, elle n’est mentionnée que trois fois, de manière incidente. Nulle part, elle n’apparaît comme acteur ou structure essentielle, ni de la politique d’armement, ni de la stratégie industrielle. Le contraste ici est frappant avec le Livre blanc de 1972 qui non seulement plaçait la DMA (ancêtre de la DGA) au cœur de la politique industrielle d’armement79, mais soulignait également son rôle dans l’administration de la défense en la présentant au premier rang des « grands organismes relevant du ministre »80. Le Livre blanc de 1994 parle certes à de nombreuses reprises de l’État et du « rôle de l’État » dans ce domaine. Mais cette incapacité à nommer ce qui était jusque-là l’instrument essentiel de la politique publique révèle au moins un trouble profond quant à ce que doit être dans l’avenir l’organisation de la production d’armement en France. Le Livre blanc de 1994 évoque cette question prudemment en indiquant que « L’État ne pourra pas conserver son rôle industriel actuel »81. Là où le Livre blanc de 1972 insistait sur le « rôle d’incitation » de l’État, rôle dont il précisait que, « sans tomber dans l’excès », il devait néanmoins « être ferme »82, celui de 1994 explique que les changements internationaux et les contraintes budgétaires nouvelles « imposent une révision » de ce rôle :
Les nouvelles conditions de l’environnement européen et international et leurs conséquences en termes budgétaires imposent une révision du rôle de l’État. Celui-ci va devoir opérer des choix quant à ses interventions 83.
Le même silence avait déjà pu être constaté dans le rapport du Commissariat Général au Plan sur l’avenir des industries liées à la défense84 qui dans l’ensemble des documents qu’il regroupait ne soufflait mot de l’existence de la DGA. On le constate encore dans le discours du Président de la République en février 1996 : celui-ci en présentant les réformes qu’il propose a abordé longuement la question de l’industrie d’armement, mais sans jamais citer la DGA.
Cette mise en question en creux se retrouve exprimée formellement cette fois dans le rapport de la Commission de la défense de l’Assemblée nationale à propos de la loi de programmation 1995-2000, où la DGA fait l’objet d’appréciations dont le ton tranche avec ce qui jusqu’à présent s’écrivait à son sujet dans les rapports parlementaires. Les « nouvelles relations entre l’État et l’industrie »85, qui paraissent indispensables au rapporteur sont précisées dans un premier paragraphe intitulé « Éviter un alourdissement de la tutelle »86. On y affirme que la « mentalité d’arsenal existe même chez certains dont le capital n’est pas détenu majoritairement par l’État », et que « c’est cette mentalité là qu’il faut combattre ». Plus radical encore, le rapport écrit : « Chacun peut souhaiter que les industriels de l’armement cessent d’aller prendre quotidiennement leurs ordres à la DGA » et s’inquiète de « ce pouvoir de tutelle déjà si lourd qui s’exerce à l’encontre des industriels ».
Le texte se fait on ne peut plus explicite quant à la place de la DGA dans l’avenir :
le renforcement du rôle de la DGA que semblent parfois souhaiter les services n’est heureusement pas la politique voulue par le Délégué général qui a indiqué à votre Commission qu’il chercherait à l’avenir à limiter le rôle de son administration à une stricte maîtrise d’œuvre.
il fait suivre cette constatation de l’avertissement suivant :
L’on ne peut que souscrire à un tel vœu sur lequel votre Commission sera vigilante87.
On retrouve la même orientation à propos de la loi de programmation 1997-2002 dans l’avis de la Commission des finances qui dans une partie intitulée « la fin du système colbertiste » écrit :
Le rôle, la dimension, les fonctions, voire l’existence même de la Délégation Générale pour l’Armement (DGA), dans sa partie étatique, sont aujourd’hui remis en cause. La DGA ne doit plus servir d’écran entre les armées – qui expriment le besoin opérationnel en termes techniques – et les industriels – qui conçoivent et fabriquent en fonction des spécifications techniques et facturent ensuite en fonction des coûts. Au contraire, les États-majors doivent désormais être directement en contact avec les industriels pour apprécier leurs propres besoins en termes de coûts/avantages. L’intervention de la DGA devra être considérablement réduite, non sans avoir clairement délimité le rôle de l’agence franco-allemande de l’armement en gestation et de son successeur futur à l’échelon européen 88.
Incontestablement, ce discours marque bien l’entrée dans un fonctionnement nouveau du mode de production d’armement en France. Le système français de production d’armement classique, marqué par la place centrale de l’État, la prééminence de la DGA, la priorité des objectifs politico-stratégiques est en train de s’effacer sous la poussée d’un modèle plus industriel et plus européaniste.
Le problème des prix des programmes d’armement
Ce problème est posé de façon radicalement nouvelle en 1994. En 1972, la politique des prix visait à obtenir des prix « à la fois convenables pour l’entreprise et compétitifs »89, ce qui impliquait « des mécanismes de régulation moins automatiques que ceux du marché »90. En 1994, à partir du constat que « l’évolution des technologies entre deux générations de systèmes d’armes induit des augmentations de coûts qui deviennent insupportables », l’objectif est alors de « diminuer le coût des programmes d’armement »91. La prise de conscience des effets destructeurs de la dérive des prix des armements s’est faite progressivement ces dernières années. Mais cette fois, le Livre blanc fixe clairement et avec insistance un objectif ambitieux – mais absolument nécessaire : obtenir une baisse des coûts des programmes. Cet objectif est formulé dans les mêmes termes – « Diminution des coûts des programmes » – dans le chapitre consacré à l’effort de défense qui, faisant fi de périphrases lénifiantes, appelle les « dérives de coûts » par leur nom92. Cette clarté d’objectif doit être soulignée. Les moyens d’y parvenir, tels que définis par le Livre blanc, constituent une mutation profonde du système de production français d’armement puisqu’il s’agit de « mettre en place des procédures et des structures permettant de se rapprocher le plus possible des conditions de la concurrence »93, ce qui constitue bien une « révolution des esprits »94.
Cet objectif de baisse des prix des programmes d’armement est repris avec plus de précision dans la loi de programmation 1995-2000 qui insiste sur la nécessité d’obtenir une baisse des coûts des programmes d’armement chiffrée à 2 % par an. Le rapport dit crûment :
Le débat sur l’ampleur des gains de productivité à réaliser est un faux débat. Ce qu’on veut en réalité c’est que leurs prix – ceux des programmes d’armement – diminuent de 2 %95.
Pour cela, deux types de mesures sont proposées : à court terme, il s’agit du gel sur trois ans des taux horaires qui servent de base aux éléments généraux de coûts (EGC), du plafonnement pendant trois ans à 3 % (au lieu de 4 %) des clauses de révision des coûts des facteurs et d’un moratoire sur les modifications de programmes (facteur générateur de hausses importantes). À moyen terme, les mesures consistent en une analyse de la valeur pour optimiser le rapport coût-efficacité, un développement des contrats forfaitaires (éventuellement par renégociation des contrats), une réorganisation de la DGA, pour en accroître l’efficacité96.
On ne saurait sous-estimer l’importance de cette orientation qui implique une modification des rapports du pouvoir politique tant avec la DGA qu’avec les industriels de l’armement, comme l’explique le président de la Commission de la défense de l’Assemblée Nationale :
Cette panoplie de mesures ne résoudra vraisemblablement que peu de choses si elles ne sont pas accompagnées et prolongées par d’autres agissant sur les causes profondes de la situation. Leur mise en place devra aussi coïncider avec la réalisation d’un système de contrôle des coûts réellement efficace qui fait cruellement défaut à la DGA. Actuellement, la DGA, mais aussi semble-t-il les industriels, éprouvent beaucoup de difficultés à connaître le coût réel de réalisation d’un programme. L’une des raisons de ces difficultés tient au fait que la comptabilité qu’utilise la DGA n’est pas la même que celle qui est utilisée par les industriels. Pour trouver une solution à ce problème, le Délégué général pour l’armement a décidé que les outils comptables de la DGA seraient désormais ceux qu’utilisent les industriels. Cette proposition qu’il faut soutenir devrait entériner un changement de mentalité non seulement dans les services officiels mais aussi chez les industriels qui, pour certains, n’ont pas accepté cette mesure avec enthousiasme 97.
La réorganisation en 1996 de la DGA, pour la deuxième fois en dix-huit mois, la nomination d’un nouveau délégué, l’élaboration d’une nouvelle programmation ont conduit à aller plus loin dans l’objectif de baisse des prix et à fixer celui-ci à 30 %, même si la période de référence n’est pas toujours définie sans équivoque (programmation jusqu’en 2002 ou planification, jusqu’en 201598). À cette remarque près, il est cependant notable que la politique française d’armement est entrée dans un cycle nouveau avec ce type de décision.
La politique d’exportation d’armement
L’inflexion concernant la politique d’exportation d’armements n’est pas négligeable. En 1972, les exportations étaient traitées comme un des éléments de la « politique industrielle externe » et le texte donnait d’abord un fondement politique explicité : « répondre aux demandes de pays soucieux d’assurer librement leur défense sans avoir recours aux puissances dominantes de chacun des deux blocs »99, ceci étant lié à un objectif de politique étrangère rappelé au premier chapitre : « le refus des blocs, c’est-à-dire le non-alignement sur les grandes puissances »100. En 1994, les exportations d’armements, qui constituent le tiers du chapitre VII intitulé « Politique d’armement et stratégie industrielle », sont bien reliées à « notre politique étrangère indépendante », mais sans autre développement, ni explication. Le ton n’est pas le même. Et l’essentiel de l’analyse est économique, reprenant la thèse discutable du « solde positif pratiquement net pour notre balance commerciale », là où le Livre blanc de 1972 mettait plus justement l’accent sur « le meilleur équilibre de charge » et « la division des coûts fixes »101. Tout en se préoccupant de la « maîtrise des flux d’armement », le Livre blanc de 1994 insiste sur l’élaboration d’un « dispositif renforcé de soutien à l’exportation ». Cette politique de renforcement des exportations peut apparaître comme paradoxale, car elle ne sera pas sans conséquences sur l’évolution du prix des armes : la compétition sur les marchés se faisant sur les performances techniques des matériels, la recherche d’un niveau élevé d’exportation conduit à s’aligner sur le rythme d’introduction des progrès techniques du producteur dominant. Or, c’est précisément cette course à la qualité, accélérée par l’exportation, qui se traduit économiquement par la dérive des prix des matériels. Il y a donc ici une perspective dont la cohérence avec les autres objectifs est discutable.
Dans cette évolution doctrinale d’envergure, il faut enfin signaler que la loi de programmation 1997-2002 officialise la baisse des crédits d’équipements voilée, les années précédentes, par un camouflage d’apparence technique (la notion de moyens disponibles) et noter que la suppression du recours à la conscription aura dans l’avenir pour conséquences de réduire mécaniquement la place de l’armée, dont les effectifs seront grosso modo divisés par deux et d’induire des tensions plus fortes entre le titre III et le titre V, ce dernier point n’ayant pas encore été vraiment pris en compte.
Évolution de l’industrie d’armement
Les conditions globales sont connues :