LE SERVICE DE SANTÉ DES ARMÉES FACE AUX ARMES CHIMIQUES DURANT LA GUERRE DE 1914-1918

Jean-Jacques Ferrandis

            Depuis l’Antiquité, l’homme, désireux d’anéantir son adversaire, a recours soit à la ruse, soit à des armes nouvelles. Rappeler l’action du service de Santé face à toutes les armes apparues au début du XXe siècle lors de la Grande Guerre, nécessiterait de longs développements, impossibles dans le cadre de cette communication. Rappelons simplement que l’une des qualités essentielles du service de Santé est d’avoir toujours su s’adapter. Ainsi, après avoir préparé un soutien sanitaire privilégiant les évacuations et le traitement des blessés loin du front, Edmond Delorme eut le courage, dès le début de la guerre de tranchées, de modifier radicalement la doctrine du service en préconisant alors les traitements chirurgicaux des blessés près des lignes. Ce qui conduisit à la création des ambulances chirurgicales, puis des fameuses « auto-chir ». Comme dans tous les conflits au cours des siècles, les blessures des nouvelles armes ont engendré des progrès significatifs, notamment pour ce qui concerne la Guerre de 1914-1918, en neurochirurgie, en chirurgie réparatrice ou en réanimation et en anesthésie, voire en psychiatrie de guerre.

            Des armes méritent toutefois d’être distinguées parmi les armes nouvelles, au point d’avoir été dénommées « armes spéciales » jusqu’en juin 1980. Bien loin de l’arme nucléaire qui n’intéresse pas la Grande Guerre, puisque les noms d’Hiroshima et de Nagasaki sont associés aux dates des 6 et 9 août 1945, il s’agit de l’arme biologique et de l’arme chimique.

            L’arme biologique, encore appelée bactériologique, ne semble pas avoir fait l’objet d’utilisation au cours des derniers conflits, mais il est certain qu’elle existe et qu’elle préoccupe de nombreuses nations. En France, la loi du 9 juin 1972 a interdit la mise au point, la fabrication, la détention, le stockage, l’acquisition et la cession des agents neurobiolo-giques et des toxines biologiques. Nous nous limiterons aujourd’hui à l’évocation de l’arme chimique qui a été, par contre, fréquemment employée de tout temps. Comme l’a écrit l’un des grands spécialistes mondiaux Nguyen Dang Tam, « l’énorme développement de la chimie organique à la fin du siècle dernier et la possibilité d’obtenir en quantité industrielle les produits les plus toxiques ne devraient pas manquer de séduire les experts militaires ».

            Certes, le recours à des agents chimiques existe depuis l’Antiquité ; par exemple, l’emploi de fagots de bois recouverts de poix et de soufre, utilisés par les Lacédémoniens en 428 avant Jésus-Christ. Mais l’emploi d’agents toxiques au sens moderne du terme semble être apparu au XIXe siècle. En 1813, les soldats de von Bulow auraient chargé ceux de Napoléon en remplaçant leur baïonnette par des pinceaux trempés dans de l’acide prussique. En 1850, le pharmacien français Le Fortier met au point un obus incendiaire et asphyxiant. Quatre ans plus tard, c’est au tour des Anglais d’élaborer un obus rempli d’un dérivé de l’arsenic.

            Les progrès scientifiques de la révolution industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle, particulièrement en matière de chimie organique, ont conduit à la possibilité de produire des substances toxiques en masse et à moindre frais. Ces substances toxiques sont particulièrement utilisées à des fins pacifiques dans l’industrie des colorants, très florissante en Allemagne, au début du siècle. En 1913, 135 000 tonnes de colorants sur les 163 000 tonnes utilisées dans le monde, furent fabriquées par l’Allemagne. Nous nous permettrons simplement de rappeler que François Zacharie-Roussin, professeur agrégé de Pharmacie militaire à l’Ecole d’application du service de Santé des armées au Val-de-Grâce, découvre, en 1876, les colorants diazoïques acides à l’origine des colorants industriels. Les Français n’exploitant pas cette découverte, ils en furent réduits par la suite à importer les colorants allemands, et ce, jusqu’en août 1914, d’où la pénurie de ces produits en France, au début de la guerre. Notons, en 1887, la découverte des gaz lacrymogènes par von Bayer dans son laboratoire de Munich.

            La menace de l’emploi des substances toxiques a entraîné une forte réprobation. Une série d’accords jalonne, au cours des ans, les efforts de la communauté internationale pour éliminer les armes chimiques : l’histoire a montré combien ils avaient été vains. En 1899, puis 1907, les conventions de La Haye prohibent « l’emploi des poisons, des balles empoisonnées et celui des projectiles qui ont pour objet unique de répandre des gaz asphyxiants et délétères ». La Grande Guerre devait révéler la fragilité des engagements contractés, notamment l’imprécision relative au terme de « projectiles » justifiera la diffusion de toxiques gazeux à partir de récipients prédisposés.

L’exemple le plus frappant, et qui souleva des réactions d’indignation dans le monde, est l’emploi de chlore par les Allemands, dans le secteur d’Ypres, le 22 avril 1915 à 17 heures, où, en moins d’une heure, on déplora 20 000 gazés dont 5 000 morts, 1 800 prisonniers et la perte de soixante canons, ceci permettant une percée allemande sur quatre kilomètres.

            Il convient néanmoins de relativiser objectivement la responsabilité des Allemands. En effet, il semble que les gaz toxiques aient été employés dès 1904-1905 au cours de la guerre russo-japonaise, et ce, par les deux belligérants. De même, entre 1904 et 1905, les Anglais ont également utilisé le chlore dans le Transvaal. Les Français ont fabriqué en 1912 des grenades à l’éthylbroma-cétate, substance lacrymogène, qu’ils ont utilisées en août 1914. Ceci constituera d’ailleurs un prétexte à l’emploi des produits toxiques, par les Allemands, sous forme de réponse. En fait, il est admis par la plupart des historiens que l’arrêt de l’utilisation de ces produits semble essentiellement lié à une trop rapide dispersion atmosphé-rique. Comme le rappelle dans son cours de défense contre l’arme chimique, en 1992, à l’Ecole d’application du Service de Santé des Armées au Val-de-Grâce, le pharmacien-chimiste en chef Ricordel, professeur titulaire de la chaire de chimie, toxicologie et expertises dans les armées, « d’autres condi-tions météorologiques auraient peut-être conduit à d’autres décisions françaises, comme en témoigne une note de Pétain datant de 1918 qui indiquait les consignes d’emploi d’obus chargés d’ypérite dotant l’Armée française ».

            Dès le début de la guerre, l’état-major allemand charge le professeur Fritz Haber, futur prix Nobel de chimie, en 1918, pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, d’étudier l’utilisation à grande échelle d’obus et de grenades toxiques. A la suite de nombreux incidents ou accidents, le savant abandonne rapidement ses études sur le phosgène et l’oxyde d’arsenic pour se consacrer à la diffusion de vagues de chlore, gaz suffoquant très dense, produit en grande quantité dans les usines de colorants. A la fin de janvier 1915, l’Allemagne dispose de 30 000 bouteilles pouvant contenir une soixantaine de bouteilles de chlore. Deux régiments spécialisés du Génie, les 35e et 36e furent créés. Il restait à déterminer les lieux de l’attaque. On sait que la région d’Ypres fut choisie car elle offrait les meilleures conditions météorologiques avec la prédominance printanière des vents soufflants du sud. Le terrain étant en outre relativement plat et sans végétation. On sait ce qui en résulta. Après le succès du 22 avril, les Allemands intensifièrent leurs recherches. Le professeur Haber reçut tous les moyens souhaitables. Dès lors, on allait assister à une escalade dans la production des substances toxiques. 

            D’avril 1915 à septembre 1917, les Allemands procédèrent, à l’exemple d’Ypres, une cinquantaine de fois à des attaques par émission de gaz sous forme de vagues. Ils emploient 500 tonnes de toxiques au printemps de 1916 et 300 au cours du printemps de 1917. Quelles étaient les substances utilisées par les Allemands durant la Grande Guerre ? Là encore, nous nous limiterons aux principales. Au préalable, il est souhaitable de revenir sur le terme relativement impropre de guerre de gaz, car les produits étaient certes gazeux, mais également liquides ou solides.

            Les Allemands classaient les substances qu’ils employaient en trois catégories : les irritants, les suffocants et les grands toxiques ou vésicants. Outre un classement selon l’utilisation, les trois catégories de gaz toxiques étaient divisées selon leurs effets : les gaz lacrymogènes attaquant les muqueuses oculaires en provoquant des larmoiements, les sternutatoires attaquant les muqueuses respiratoires et les labyrinthiques, dont l’action sur l’oreille interne provoque des pertes d’équilibre. De même, selon la durée de l’effet, on peut distinguer les substances fugaces de celles persistant plusieurs jours. 

            Les toxiques irritants attaquent essentiellement les muqueuses oculaires, nasales ou laryngées ; ils diminuent les capacités des combattants sans provoquer le décès. Ce sont le plus souvent des produits bromurés, tel que le bromure de benzyle, connu en France sous le nom de cyclite, gaz incolore et dont l’odeur relativement agréable est due à son noyau benzénique aromatique. Le bromure de benzyle, lacrymogène, efficace à faible dose malgré les tampons de protection, fit son apparition le 20 juin 1915 contre les artilleurs, dans le bois de la Gruerie en Argonne. En juillet 1915 apparurent les cétones bromurées (monobromacétone et monobromométhyl-éthyl-cétone), liquides jaunes à la fois lacrymogènes et grands toxiques, contenus dans les obus T, sur lesquels étaient peinte une croix verte. Rappelons que le monobromacétone correspond à la maronite française. Le 16 juillet, dans le bois de Chalade, en Argonne, le bromure de benzyle permit aux Allemands de faire 8 000 prisonniers.

            Les suffocants sont d’action plus immédiate que les irritants. Le plus connu d’entre eux est le chlore, employé lors des attaques par vagues au printemps 1915. Deux autres agents furent utilisés : le chloroformate de méthyle monochloré ou palite, liquide irritant et toxique et le chloroformate de méthyle trichloré ou diphosgène, sous forme liquide, appelé encore surpalite. Les Allemands employèrent ces produits dans les obus K et C.

            Les vésicants ou grands toxiques, inodores et incolores, sont déjà de ce fait éminemment toxiques car difficilement repérables. Ils sont de plus très persistants. Les plus connus sont le phosgène, la chloropicrine et l’ypérite. Le 28 novembre 1915, à Chilly-Maucourt, les Allemands lancèrent des obus chargés au phosgène, alourdi par des fumigènes.

            Ces attaques par agents toxiques auraient pu faire de nombreuses victimes, si, heureusement, grâce aux renseigne-ments, des moyens de protection de plus en plus efficaces, allant jusqu’à anticiper sur la fabrication des antitoxiques, n’avaient permis de diminuer considérablement les pertes. D’autant plus que la météorologie joua un grand rôle. Ainsi les attaques par vagues sur les tranchées furent-elles relativement peu nombreuses sur le front ouest, du fait de la prédominance des vents d’ouest pendant les quatre années de guerre. En revanche, les attaques par vagues furent plus nombreuses sur le front est où, par exemple, 6 000 combattants sur 7 100 furent tués sur le front russe à Bolinovo. Le 22 juillet 1916, l’utilisation au Fort de Souville, par les Allemands, du diphosgène actif, entraîna le remplacement du masque Tambuté par le masque M2. Rappelons que la dernière tentative d’attaque allemande par vagues eu lieu en août 1917. 

            Le 12 juillet 1917, entre Ypres et Nieuport, les Allemands utilisèrent contre les Anglais le sulfure d’éthyle dichloré, l’« ypérite ». Ce gaz incolore, presque inodore, hormis l’odeur de moutarde, mais particulièrement résistant et très efficace à faible concentration entraînait des brûlures de la peau et des muqueuses. Jusqu’en 1917, la faible charge explosive des obus et le tétrachlorure de carbone qui dissolvait peu l’ypérite, immobilisaient les combattants durant quelques semaines sans les tuer. En revanche, à partir de décembre 1917, les obus, recevant une forte charge explosive qui, de plus, rendait le bruit de leur éclatement identique à celui des obus non toxiques, accentuèrent l’effet de surprise. Le solvant au chlorobenzène, masquant l’odeur de moutarde, facilitait la pulvérisation plus fine de l’ypérite. Le toxique pouvait de ce fait pénétrer jusqu’aux alvéoles pulmonaires, provoquant alors la mort par hémorragie lente après brûlure de la membrane alvéolaire, très vascularisée puisqu’elle est le siège des échanges gazeux physiologiques entre l’air et le sang.

            Les Allemands firent usage de l’ypérite jusqu’à l’armistice de novembre 1918 de manière stratégique pour disperser les combattants, ainsi que pour protéger leurs retraites ou établir des barrages défensifs.

            En juillet 1917 apparurent également des dérivés de l’arsenic, les arsenics, pulvérisés par une forte charge explosive en particules solides de taille inférieure à 1/10 000e de millimètre cube, leur permettant ainsi de traverser les filtres de tous les masques. Mais ce produit irritant ne donna guère satisfaction. En septembre 1917, les Allemands utilisèrent le chlorure de carbylamine, produit colorant à l’odeur insoutenable de poisson pourri, et qui provoquait de violentes nausées, diminuant l’efficacité du combattant en l’obligeant à porter son masque plusieurs heures. 

            Le 5 décembre 1917, les Allemands utilisèrent pour la première fois la technique anglaise de projection. Les « projecteurs » mettant à feu en même temps 200 à 400 tubes lisses chargés de bombes remplies de gaz phosgène ou chloropicrine à l’état liquide. La concentration toxique au point d’impact était bien supérieure à celle résultant de la méthode par vague. En août 1918, apparut le projecteur rayé de calibre 158 millimètres, qui pouvait atteindre la distance de 3,5 kilomètres au lieu de 1,6 pour le modèle lisse de 1917. Il tirait des obus explosifs ou à gaz chargés de grains de pierre ponce imprégnés de phosgène, permettant à ce toxique un effet suffocant persistant durant une heure. 

            Nous l’avons dit, les attaques allemandes par des substances chimiques auraient pu être particulièrement meurtrières sans la riposte alliée et notamment française. Elle eut lieu à cause de la mise au point de moyens de protection mais également d’agents toxiques dissuasifs de plus en plus perfectionnés, anticipant même sur l’escalade des productions allemandes, soulignant ainsi la compétence de nos services de renseignements et l’excellente coordination entre les pays alliés.

            « La protection contre les gaz asphyxiants employés par l’ennemi fut primitivement confiée au service de Santé seul », écrit le médecin général Sieur. Il ajoute : « Le commandement n’ayant pas tout d’abord attaché à cette arme nouvelle l’importance qu’elle devait avoir, aussi bien dans la défensive que dans l’offensive ». Au lendemain du 22 avril 1915, le général Joffre désigne la Direction générale du service de Santé du grand quartier général pour la protection des troupes françaises, contre ce qu’il appelle « ce nouveau mode de terreur, de maladie et de mort ». Une organisation contre les gaz de combat est en passe de se développer ; elle est placée sous le contrôle technique de Charles Dopter, éminent professeur d’hygiène au Val-de-Grâce, célèbre pour ses travaux sur la méningite cérébro-spinale.

            Dès le 23 avril, le pharmacien major Launoy, professeur agrégé à l’Ecole supérieure de Pharmacie de Paris, mobilisé au laboratoire de la Xe armée, reçoit l’ordre de rejoindre le front. L’analyse des tampons trouvés sur les prisonniers met en évidence de l’hyposulfite de sodium, neutralisant du chlore. Ceci va permettre de confectionner rapidement des baillons constitués d’un rectangle de six épaisseurs de tarlatane, imprégné d’hyposulfite de sodium et maintenu par deux ganses nouées derrière la tête.

            Mais le danger des armes chimiques réapparaît dès le mois de juin 1915, avec le bombardement des lignes françaises par des obus à gaz lacrymogène comme le bromure de benzyle, le xylite ou le brome, autres suffocants, très vite suivis en juillet 1915 par l’emploi de gaz asphyxiants plus toxiques encore telle que la bromacétone. Dopter prend alors l’initiative d’importantes mesures logistiques. Les professeurs mobilisés de l’Ecole supérieure de Pharmacie de Paris apportent leurs compétences en mettant au point de nouveaux moyens de protection : les tampons de gaz imprégnés d’huile de ricin ou de ricinate de sodium, protégeant à la fois contre le chlore et le bromure de benzyle. Ces baillons relativement improvisés, associés au port de lunettes, assurent déjà une bonne protection.

            Le 14 juillet 1915 sont créés des centres médico-légaux. « Alors, écrit Sieur, commença véritablement l’étude scientifique des nouveaux produits et, comme conséquence, la connaissance des moyens rationnels pour se préserver de leurs effets ». Les trois centres d’Amiens, Chalons et Bar-le-Duc, furent confiés à trois médecins légistes, assistés à la suite de médecins-adjoints chargés de recueillir sur place les obus à gaz non éclatés, de rechercher les effets produits et de pratiquer les autopsies. En outre, Joffre lui-même charge Dopter de se rendre, dès juillet 1915, auprès des commandements d’armée afin de les éclairer sur les dispositions à prendre en cas d’attaque chimique. Nous savons bien que cette tache ne se révélera pas toujours aisée. 

            Par la circulaire du 26 juillet 1915, la Direction générale du Service de Santé prescrit aux médecins régimentaires l’organisation d’un enseignement théorique et pratique sur la défense contre les gaz chimiques. L’Inspection des études et expériences chimiques fut chargée de centraliser toutes les recherches concernant l’étude, la fabrication des gaz et les moyens de s’en préserver. Le 22 août 1915, une nouvelle circulaire demande aux médecins de créer des ateliers pour la réparation des appareils protecteurs et leur réimprégnation par les liquides antitoxiques.

            Ces mesures s’avérèrent efficaces lorsque la première vague de phosgène (suffocant) fut lancée par les Allemands sur le front de Champagne en octobre 1915. Son neutralisant, le sulfamilate de sodium, était déjà prévu et en dotation depuis août 1915. D’autres produits antitoxiques encore plus efficaces furent élaborés, ainsi qu’un nouveau masque dit M2, qui fut le masque le plus longtemps porté : relativement à l’aise et plus étanche que son prédécesseur, le TNII ou Tambuté amélioré ; le ou les viseurs en cellophane incorporés au masque étaient parfois protégés par un grillage. Parallèlement, en novembre et décembre 1915, trois nouvelles circulaires de la Direction générale du service de Santé des Armées définissaient le traitement et l’évacuation des intoxiqués.

            Le 22 février 1916, devant Verdun, entre Bras et le Fort de Tavannes, les Allemands tirent près de 100 000 obus chargés d’un gaz suffocant, le surpalite, qui causent 1 600 intoxiqués et 90 décès. Le 11 juillet, une nouvelle attaque provoque 1 100 intoxications et 95 décès. Dopter s’emploie alors personnellement à vérifier sur place que les troupes disposent bien de tous les moyens de protection disponibles. Blaessinger rapporte « qu’avec une activité inlassable et un mépris absolu du danger, il parcourt le front ; On le voit à Ypres, en Champagne, à Verdun ». 

            Parallèlement, la prise en charge des intoxiqués s’améliore, même si le personnel soignant n’est pas encore spécialisé, à cause de la création de services réservés aux gazés dans les formations sanitaires de l’avant. Après les premières mesures suscitées par Dopter, les événements incitent probablement le commandement à prendre lui aussi en charge la défense des troupes contre les gaz. Aussi, en août 1916, le ministère de l’Armement crée l’Inspection des études et expériences chimiques dont la mission est la conception d’appareils de protection, la diffusion des connaissances sur la parade aux gaz toxiques et l’élaboration de moyens de riposte français par l’arme chimique. Cette commission est composée de médecins, pharmaciens et de chimistes militaires ou mobilisés et emploie les ressources mises à sa disposition par l’Ecole supérieure de Pharmacie de Paris, l’Ecole de physique et de chimie industrielles, l’Ecole navale supérieure, le Collège de France et l’Institut Pasteur. L’Inspection est en rapport permanent avec les centres médico-légaux et la Direction générale du service de Santé.

            Mais les réalités du terrain continuent de mettre à l’épreuve les capacités d’adaptation. En juillet 1917, l’emploi de l’ypérite met hors de combat un nombre considérable de soldats. Ce gaz vésicant persistant intoxique 13 700 hommes, dont 91 décèdent. Il faut créer une organisation complète. Les gazés seront désormais traités dans les formations Z spécialisées. Le triage et l’évacuation se feront sous la surveillance des médecins consultants d’armée. Les ambu-lances Z de corps d’armée conservant les intransportables, alors que les transportables sont envoyés dans les ambulances Z d’armée. Le 11 novembre 1918, il existait une centaine d’ambulances Z, suivies par un personnel compétent et des moyens efficaces, 5 000 lits avaient été organisés à Paris afin de traiter les gazés par des médecins spécialisés.

            Du 15 mai au 15 novembre 1918, plus de 100 000 gazés furent traités dans les formations Z. Dans la note du 16 juillet 1918, le commandement rappelait : « pour que le traitement des intoxiqués par les gaz puisse fonctionner dans de bonnes conditions, il importe qu’il y ait :

– 1°) une liaison constante entre les divers échelons ;

– 2°) une direction technique dirigée par le médecin consultant d’armée, dont les attributions sont identiques à celles des chirurgiens consultants pour la thérapeutique des blessés ».

            Au total, 52 000 tonnes d’agents toxiques furent déversés par les Allemands de 1915 à 1918, les Français en utilisèrent 26 000 tonnes et les Anglais 14 000. Il y eut 200 000 hommes intoxiqués en France, mais également en Angleterre et en Allemagne. Le nombre de décès fut égale-ment sensiblement le même dans chacun des pays, soit 10 000 en France et en Angleterre pour 10 000 décès allemands.

            L’arme chimique ne fut guère utilisée lors des combats durant la guerre de 1939-1945 ; les agents toxiques, on le sait, furent le lot des chambres à gaz. Plus près de nous, rappelons l’envahissement du Koweït, le 2 août 1990. L’arme chimique a été redoutée, mais non employée, seuls les bombardements alliés sur les vingt-huit sites chimiques, nucléaires ou biologi-ques dénombrés en Irak ont été suivis de nuages toxiques. Les inspections effectuées dans le cadre de la résolution 687 des Nations Unies du 3 avril 1991, après le cessez-le-feu, ont montré l’existence de onze centres de production et de stockage. A titre d’exemple, le complexe de Muthana, manufacture d’Etat entre Samarra et Bagdad, étendu sur 170 kilomètres carrés, regroupait sur 25 kilomètres carrés, autour d’un hôpital et d’un bâtiment administratif, des établissements de recherche, de développement, de production de toxiques, de fabrication d’armes chimiques et de stockage. On y trouva 3 000 tonnes de matières premières et surtout des usines de production de sarrin et d’ypérite, ainsi que deux usines pilotes capables de produire du soman. Dans les bunkers de stockage, on trouva 46 000 armes chimiques dont trente missiles skuds à tête chargée de neurotoxiques. La capacité de production du site a été estimée à deux tonnes et demie de neurotoxiques et cinq tonnes d’ypérite par jour.

            Malgré les principes énoncés lors des nombreuses conférences internationales visant à éliminer l’emploi de l’arme chimique, depuis le protocole de Genève de 1925 interdisant « l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et des moyens bactériologiques », jusqu’à la dernière conférence de 1993, les enseignements de la guerre de 1914-1918 devraient nous inciter à la prudence. L’exemple de l’Irak doit nous rappeler combien l’arme chimique, notam-ment l’ypérite, relativement économique et dissuasive, reste un danger d’actualité.

* Médecin en chef, conservateur du musée du Service de Santé des Armées.

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