LES MOTEURS D’AVIONS DANS LA GRANDE GUERRE

François Roudier

 

            Le moteur d’aviation est un des produits technologiques les moins connus de la mécanique. Il en constitue toutefois la pointe avancée en matière de fonctionnement et de matériaux.

            L’avion a marqué la Grande Guerre comme une arme nouvelle. Avant d’être arme, c’est avant tout une machine avec un moteur à explosion. Le XIXe siècle a vu le triomphe de la machine à vapeur le XXe, celui du moteur à explosion.  

            L’apparition des moteurs à explosion légers va permettre le vol des plus lourds que l’air. La machine à vapeur même très perfectionnée ne possède pas les qualités requises à un matériel volant : taille, nécessité d’emport du combustible et d’eau, des équipements lourds et encombrants. Le moteur à explosion permet de résoudre ces problèmes grâce à sa puissance élevée sous un encombrement et un poids réduits avec un combustible au pouvoir calorifique élevé, sans eau (hors liquide de refroidissement).

            Les travaux de Beau de Rochas, Otto, Lenoir, Daimler et Benz ont fait évoluer la conception du moteur à explosion et, dès que les premiers cylindres sont accolés, les performances augmentent. La première application est l’automobile. A la fin du siècle, dans tous les pays industriels, on assiste à la naissance de nombreuses firmes de production de moteurs.

            Les premiers moteurs employés en aéronautique dérivent de la technologie des « moteurs en ligne » pour automobile. Les frères Wright décollent, en 1903, avec un moteur qu’ils ont construit avec leur mécanicien Charles Taylor car ils trouvaient les moteurs d’automobile trop lourds. Leur moteur pesait 82 kg pour une puissance de 16 cv. Après les premiers vols, les Wright améliorent leur machine et surtout réalisent un moteur plus puissant (30 cv) et plus fiable qui permet des vols d’environ une heure. On peut voir ce moteur au musée de l’armée de l’air des États-Unis, à Dayton, dans l’Ohio.

            Très rapidement, on voit apparaître des moteurs plus adaptés à 1’aviation des « moteurs en étoile » où les cylindres sont disposés autour du vilebrequin, en tiers d’étoile, moitié d’étoile et bientôt étoile entière. La technique des moteurs à pistons en étoile va s’opposer à celle des moteurs en ligne jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à l’apparition du réacteur.

            Les constructeurs de moteurs procèdent par petits pas. Ils cherchent la puissance juste suffisante pour le moindre poids possible afin que l’avion puisse décoller. La consommation d’huile et de carburant n’est pas leur souci premier. Progressivement, les performances nécessaires pour gagner les grandes compétitions aériennes aidant, les ingénieurs améliorent la fiabilité, la consommation, l’endurance, le contrôle de la puissance, la facilité de démarrage et la durée de vie des organes.  

            Parmi les divers constructeurs, les frères Seguin réalisent le premier moteur aéronautique spécialement conçu pour l’aéronautique : le rotatif en étoile, dit « rototo ». Plusieurs exemplaires sont conservés dans les musées aéronautiques du monde entier, dont celui de Snecma à Melun-Villaroche.

            Dans leur usine crée en 1895 à Gennevilliers, près de Paris, sur les bords de la Seine, les frères Louis et Laurent Seguin fabriquent des moteurs à usage industriel pour la navigation fluviale et les automobiles. Louis Seguin achète la licence d’un monocylindre « GNOM » à la société allemande Motoren Fabrik Oberusel. Il baptisera en 1905, sa nouvelle société anonyme « Société des Moteurs Gnome ». Cette société est l’ancêtre de la Snecma. 

            Les frères Seguin ont développé une technique révolutionnaire qui va marquer la prépondérance française en matière de moteurs d’avions. L’ensemble des cylindres en étoile est solidaire de l’hélice et tourne autour du vilebrequin. Ce système qui tourne à 1000/1200 tours minute, permet un meilleur équilibrage du moteur et surtout un refroidissement beaucoup plus performant. Le premier rotatif Seguin sort en 1908. Avec ses 5 cylindres, il a une puissance de 34 cv pour un poids extraordinairement réduit de 51 kg, bien que presque entièrement en acier. C’est un ensemble compact et robuste qui permet d’éviter ou de surmonter la plupart des problèmes mécaniques qui affectent ses rivaux. Grâce à son vilebrequin à un seul maneton très court et creux, on pouvait le monter en porte-à-faux et l’alimenter par le centre en mélange air/essence produit par un carburateur très simple, contrôlé par un venturi correcteur d’air actionné par une manette. Une seconde manette commandait la puissance par admission du mélange à l’aide d’un papillon classique. Le mélange homogène parvenait aux cylindres par le vilebrequin creux et le carter du moteur, sous le contrôle rigoureux de soupapes semi-automatiques installées sur la tête des pistons et commandées sur les culasses pour l’échappement.

            Le fonctionnement doux et régulier et la légèreté de ce moteur en firent le favori de beaucoup de constructeurs d’avions, bien que ses consommations d’huile et d’essence furent assez élevées. Il produirait de plus, en rotation, un couple gyroscopique assez gênant dans les virages exécutés en sens contraire du couple de rotation du moteur. La force centrifuge projetait beaucoup d’huile par les soupapes d’échappement et la rotation de la masse du moteur, absorbant une puissance non négligeable de son énergie et freinant son accélération. 

            Dès avant la guerre, on estime que de 1909 à 1914, les Seguin ont fabriqué plus de 4 000 moteurs. Les appareils de la Première Guerre mondiale vont utiliser un matériel mécanique déjà largement éprouvé.

            Les aviations française et allemande sont, par le sort des cessions de licence, équipées des mêmes types de moteurs, essentiellement du moteur « Le Rhône 9J » fabriqué par la société Le Rhône en France (qui fusionne avec Gnome en 1915) et Oberusel en Allemagne.

            Les débuts de la guerre donnent la primeur aux appareils à moteurs en étoile rotatifs mais, dès 1917, les moteurs les plus puissants sont les moteurs en ligne.

            Verdun marque un tournant dans l’utilisation des armes nouvelles mais aussi dans le développement des techniques. L’effort demandé à l’aviation allemande puis française pour « balayer le ciel » nécessite des matériels performants. La science aérodynamique évolue beaucoup moins vite que la science mécanique qui conduit à des réalisations de moteurs de plus en plus performants. Meilleur rendement, meilleurs matériaux et surtout meilleure puissance massique. Celle-ci mesure vraiment la qualité d’un moteur par le rapport kilogramme/chevaux. Un moteur de 150 kg d’une puissance de 50 cv donne une puissance massique de 1,5.

            Le début la guerre voit des appareils avec des moteurs de puissance limités comme le Gnome Oméga de 50 cv mais quatre ans plus tard on obtient des puissance de 345 CV (Hispano Suiza) et même 600 cv (Benz VI de 1918).

            Les moteurs français connaissent dès après Verdun une évolution qui est encore la règle actuelle: le moteur de l’avion de chasse est le plus performant, sa technologie entraîne celle des moteurs des autres applications.

            Les moteurs rotatifs vont équiper l’essentiel des avions de chasse de 1914 à 1916, jusqu’aux modèles développés en 1918 : Morane Parasol, Nieuport BB, Sopwith Camel, Fokker Triplan DR1.

            Manfred von Richtoffen est abattu sur un DR1 équipé d’un moteur français 9J récupéré : il avait donné l’ordre de démonter tous les moteurs français des avions abattus dans sa zone qui avaient de meilleurs matériaux, donc de meilleures performances. Parmi les millions de tués de la Grande Guerre, certains sont morts en allant chercher un moteur ennemi sur la carcasse d’un avion abattu.

            La puissance des moteurs rotatifs est vite limitée et ils ne dépassent pas les 150-200 cv. Les moteurs en étoile fixe ont de meilleurs rendements, une fois les problèmes de carburation et de consommation d’huile et d’essence résolus. La disposition des cylindres analogue à celle des rayons d’une roue apporte plusieurs avantages. Le principal étant que chaque cylindre se trouve exposé au plein vent de l’hélice et qu’au moyen d’ailettes et de déflecteurs, l’air lui assure un refroidissement convenable.

            A partir de 1916, la société Hispano-Suiza, dirigée par Marc Birkigt, (aujourd’hui partie du groupe Snecma) développe un moteur en ligne léger et puissant qui va équiper les SPAD. Ce moteur en V à 90° de 8 cylindres possède un villebrequin à cinq paliers. Toutes les pièces en rotation se trouvent dans un carter graissé sous pression. Certains organes sont doublés, ce qui préfigure les techniques actuelles de redondances des matériels aéronautiques. Il y a deux magnétos, deux bougies par cylindres et deux ressorts par soupape. Les cylindres en acier étaient vissés dans la culasse en aluminium coulé et les arbres à came en tête attaquent directement les soupapes munies de plateaux d’acier cémentés réglables micrométriquement et vissés dans les queues de soupapes. En augmentant de 4,7 à 5,3 le taux de compression et en modifiant le carburateur, Birkigt porta la puissance de 140 à 180 cv puis, sur un moteur tournant à 2 200 t/mn et muni d’un réducteur d’hélice, il atteint 200 puis 220 cv.

            A la fin de 1917, Hispano-Suiza crée le moteur 8 cylindres en V de 300 cv pesant moins de 250 kg qui est considéré comme le meilleur moteur de l’époque. Sa puissance est telle que les appareils sont trop légers pour résister à sa traction et de nouveaux chasseurs plus résistants étaient prévus pour l’année 1919.  

            En Allemagne, en dehors des moteurs rotatifs Oberursel de 80 cv (équipant les Fokker E de Verdun) et Siemens de 130/160 cv, ce sont essentiellement des moteurs en lignes dérivés de moteurs automobiles qui équipent les avions. Les moteurs étaient puissant mais lourds et la production des ensembles et des rechanges fut toujours déficitaire.

            La Royal Aircraft Factory britannique n’a jamais réussi à rattraper le retard du début de la guerre. Le manque de puissance des moteurs britanniques conduira à l’importation de moteurs français. Rolls Royce produit de bons moteurs mais en quantité insuffisante. L’industrie britannique se concentre sur les cellules.

            L’Italie a produit de bons moteurs comme l’Isotta-Fraschini de 160 cv et le SPA de 200/220 cv et surtout le Fiat de 300 cv en V mais la production est aussi insuffisante.

            Les États-Unis envoient en 1917 une équipe d’ingénieurs en Europe qui a pour mission d’étudier un moteur. Il voit le jour sous le nom de « Liberty » de 400 cv avec 12 cylindres en V. Il est fabriqué dès 1918, mais vraiment mis au point qu’à partir de 1919.

            Tous ces moteurs de la Grande Guerre sont des extrapolations de l’avant guerre mais d’immenses progrès ont été accomplis concernant la puissance, le rapport poids/puissance, l’endurance et la sureté de fonctionnement. L’emploi généralisé des métaux légers, une carburation plus régulière et plus économique et des techniques d’usinage sans cesse améliorées, ont permis de doubler la vitesse de rotation et le taux de compression qui devaient conduire aux moteurs de l’entre deux guerre. L’accumulation des connaissances, stimulée par la course technologique rend la conception d’un moteur de moins en moins aléatoire. Une véritable technique et son industrie associée étaient créées.  

            La France occupe une place prépondérante en développant une véritable industrie de moteurs d’avions qui va contribuer grandement à la victoire alliée dans la bataille aérienne. On compte, en France, 75 000 personnes qui travaillent pour l’industrie des moteurs à la fin de 1918. La production de moteurs français est estimée à plus de 90 000 exemplaires qui motorisent les appareils français et alliés. En comparaison les Allemands en produisent 41 000 comme les Britanniques et les Américains 32 000. Même les essais au sol deviennent de véritables tests d’endurance avec 10 heures par moteur en 1914, puis 50 en 1916 et 100 en 1917.

            Les chiffres de production notifiés par le Service des Fabrications Aéronautiques (organe de la Direction de l’Aéronautique chargé d’assurer la direction des programmes de l’industrie privée) sont impressionnants :

            – 1914 (à partir d’août) : 860 ;

            – 1915 : 7 086 ;

            – 1916 : 16 785 ;

            – 1917 : 23 092 ;

            – 1918 : 44 563.

            Cette production a permis de fournir plus de 24 500 moteurs aux alliés, dont 12 800 au Royaume-Uni.

            Les modèles les plus construits sont l’Hispano Suiza 200-220 cv (20 300 sans compter les licences), le Rhone 110 cv rotatif (9 650), le Gnome 80 cv (8 700) et le Clerget 130 cv (6 300). Par comparaison, le moteur Rolls-Royce Falcon de 190-220 cv n’a pas dépassé les 1 650 exemplaires.

            Le succès de cette production annonce, par contre, le drame de l’industrie aéronautique française de l’après guerre: l’écoulement des stocks va pénaliser la recherche française et les constructeurs étrangers, allemands, anglais et américains vont réaliser de meilleurs moteurs [1].

            La bataille de Verdun a marqué une étape dans la guerre des techniques. L’engagement intense préfigure la guerre aérienne moderne et ses caractéristiques : le matériel doit être puissant, fiable et disponible en quantité suffisante (on commence l’année 1916 à 1 000 moteurs par mois, on la termine à 1 700).

            Un pays en guerre mécanique remporte des combats avec ses bataillons d’ingénieurs et de compagnons qui étudient, produisent et essayent. La guerre des techniques, pendant la Première Guerre mondiale, est un front souvent oublié.

* DEA d’histoire contemporaine, Direction de la Communication, Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation.

[1] Sur l’histoire de Snecma, cf. 100 ans de moteurs d’aviation – 50 ans de Snecma, Snecma, 1996, 73 p.

 

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