Otto Gross et Kurt Assmann Une critique de la conduite allemande de la guerre sur mer durant la Première Guerre mondiale

François-Emmanuel Brézet

La conduite du côté allemand des opérations sur mer durant la Première Guerre mondiale a été analysée à une trentaine d’années d’intervalle (1929 et 1957) par deux officiers de marine et historiens allemands, le capitaine de vaisseau Otto Groos et le vice-amiral Kurt Assmann.

  1. OTTO GROOS

La parution en 1929 de l’ouvrage d’Otto Groos marquait la première tentative de critique synthétique, du côté allemand, de l’ensemble des opérations maritimes.

L’auteur appuyait essentiellement sa réflexion sur la relation des opérations navales établie par l’historien anglais J.S. Corbett1 et l’Admiralstabwerke, l’ouvrage de référence du Service historique de la marine allemande2.

Dans son introduction, O. Groos ne manquait de déplorer qu’un pays qui avait produit Clausewitz n’ait pas compris à temps la nécessité d’une conception globale de la conduite de la guerre incluant aussi bien les considérations de stratégie terrestre et maritime que celles concernant la politique et l’économie, il impute cette carence à une étude des conflits limitée aux guerres terrestres victorieuses du passé.

En ce qui concerne plus particulièrement la marine, il regrette la place trop grande prise par l’organisation et la technique, l’influence de ce que les Anglais qualifieront de material school, au détriment de l’approfondissement de la pensée stratégique3.

Le premier chapitre consacré pour une large part à une réflexion très clausewitzienne sur le lien entre politique et conduite de la guerre et plus concrètement sur le dualisme entre l’homme d’Etat, Staatsmann, et le commandant en chef, Feldherr, donne à l’auteur l’occasion de rappeler le boycott militaire dont souffrit Bismarck lui-même durant les hostilités proprement dites et, en se référant au livre de Corbett, Some Principles of Maritime Strategy 4, d’insister sur la nécessité d’éclairer le commandant en chef sur l’objectif politique de la guerre qu’on lui demande de préparer.

Bismarck ne constituerait-il pas en l’occurrence un alibi commode pour ne pas avoir à enfreindre un tabou en se référant à un passé plus récent, les relations ô combien conflictuelles du Kaiser, qui se qualifiait lui-même de « Chef suprême de la guerre », Oberste Kriegsherr, du chancelier et du Grand Quartier Général.

Après ces quelques considérations préliminaires, l’auteur en arrive aux enseignements principaux, originaux pour l’époque, que lui inspire l’étude de la guerre sur mer, plus particulièrement celle du dernier conflit mondial.

1.      L’interdépendance de la conduite de la guerre sur terre et sur mer (chap. III)

En 1914, il n’existait pas plus d’un côté que de l’autre de véritable plan d’opérations commun armée-marine, à l’exception, du côté anglais, d’un plan limité au transport du corps expéditionnaire britannique.

Du côté allemand, si les états-majors s’étaient bien penchés en commun sur le problème du corps expéditionnaire, leur étude s’était limitée à des supputations sur le moment et le lieu des débarquements, l’idée que ces débarquements puissent être perturbés par une intervention des forces maritimes ne les avait pas effleurés. La marine n’avait envisagé, pour sa part, que des opérations de sous-marins et de mouillage de mines, qui ne furent guère appliquées.

Pas plus l’Admiralstab que le Generalstab 5 ne saisirent l’intérêt stratégique des ports de la Manche, même lorsque l’offensive terrestre s’infléchit dans leur direction.

La menace sur Ostende et Calais n’entraîna pas seulement, du côté anglais, le transfert vers le sud des points prévus de débarquement. La Grand Fleet reçut l’ordre de quitter son repaire de Scapa Flow et de descendre vers le sud. Son intervention dans la bataille terrestre retarda la chute d’Anvers et permit la consolidation de la position Ypres-Calais.

Du côté allemand, le Generalstab se borna à réclamer l’envoi de quelques sous-marins contre les transports de troupes.

Pour des raisons diverses, la Grand Fleet n’étant alors en mesure d’opposer aux 19 bâtiments de ligne de la Hochseeflotte que 22 bâtiments, cette dernière ignorera toujours l’opportunité qu’elle aura ainsi laissé échapper d’affronter la flotte anglaise non seulement dans un rapport de forces acceptable mais surtout à une distance favorable de la Baie allemande.

Le Grand Quartier Général menait pour sa part la guerre dans la stricte application du concept de guerre terrestre sur deux fronts, défini de nombreuses années auparavant par le général von Schlieffen. Il pensait que la bataille décisive à l’ouest, combinée

avec une attaque de couverture à l’est, permettrait de se passer d’une action offensive de la flotte ; dans cette optique également l’action éventuelle du corps expéditionnaire britannique était considérée comme « quantité négligeable »6.

Il y a une autre explication qu’O. Groos ne relève pas à cette antinomie.

Non seulement les stratégies terrestre et maritime s’ignoraient, mais elles étaient en opposition. En 1906, la marine avait tenté d’opposer à la stratégie terrestre d’action à travers la Belgique, qui ne laissait guère d’espoir en une neutralité anglaise, une stratégie d’action en direction du Danemark destinée à maintenir ouverts à son seul profit les Belts. Cette stratégie supposait toutefois, en cas d’opposition prévisible du Danemark, un concours de l’armée qui lui avait été refusé7.

La stratégie britannique avait connu des péripéties analogues : en 1911, en réaction à la seconde crise marocaine, le Comité impérial de défense avait définitivement rejeté la stratégie d’opérations combinées préconisée par la marine et opté pour l’intervention massive sur le continent de la British Expeditionnary Force 8. Avec le gel, fin 1914, des fronts terrestres, cette stratégie maritime allait être reprise en considération. L’histoire maritime n’enseignait-elle pas, comme le rappelle O. Groos, en se référant à nouveau à Corbett, que, dans la mesure où la flotte ennemie était hors d’atteinte dans ses ports, il fallait s’assurer des points d’appui sur les côtes, sous la seule réserve que l’opération puisse être conduite sans risquer d’affaiblir la force maritime principale9. Un projet d’action commune sur la côte flamande échoua en raison du refus du roi des Belges de placer ses forces sous commandement anglais. L’idée d’une opération combinée de grande envergure ne fut pas abandonnée pour autant. Après diverses péripéties, elle allait déboucher sur l’opération des Dardanelles. L’opération contre le maillon faible de l’alliance avait été demandée par la Russie. Churchill et Kitchener étaient parvenus à surmonter les réticences de la marine, qui craignait pour le maintien de sa supériorité en mer du Nord, et ils ne surent pas se montrer aussi convaincants à l’égard de l’armée de terre, qui ne s’engagea dans l’affaire qu’à reculons. L’absence de véritable accord sur une véritable opération combinée portait en germe l’échec final de l’opération.

1.      Le concept de maîtrise de la mer

Pour O. Groos, une des conditions fondamentales d’une coopération efficace entre puissances terrestre et maritime est la parfaite connaissance de ce qui les unit et de ce qui les sépare.

Pour la puissance terrestre, la destruction de la force ennemie et l’occupation de son territoire constitue l’objectif essentiel. Il en va tout autrement pour la puissance maritime.

« Das Meer ist nùr der Weg » (la mer est seulement le chemin). En rappelant cette affirmation du géographe Ratzel10, l’auteur signifie qu’il serait erroné d’attribuer à la mer une autre valeur, l’affirmation ou la conquête de la maîtrise de la mer ne saurait donc être que la maîtrise des lignes de communications maritimes. Il en résulte le caractère tout relatif de la maîtrise de la mer, fonction de la plus ou moins grande dépendance à l’égard de la mer, non seulement du pays qui l’exerce mais de celui au dépens duquel elle est exercée. L’effet obtenu par son acquisition se fera donc sentir de façon plus ou moins rapide.

L’accroissement de dépendance des pays continentaux à l’égard de l’économie mondiale avait accru d’autant leur vulnérabilité. L’histoire enseigne cependant qu’aucune guerre ne peut être gagnée seulement par l’exercice de la maîtrise de la mer, d’où l’habitude de l’Angleterre de s’appuyer toujours sur une puissance continentale.

Comme Corbett lui-même l’avait énoncé, une des conséquences inévitable de l’exercice de la maîtrise de la mer est la saisie ou la destruction des richesses ennemies, il est donc parfaitement inapproprié de vouloir qualifier de barbare l’exercice du droit de prise à la mer, Seebeuterecht, alors qu’il ne constitue que la juste punition de celui qui veut utiliser la mer sans en avoir le contrôle11. La guerre ne saurait se limiter à l’affrontement des armées et des flottes, les batailles ne sont donc pas une fin en soi mais un moyen pour atteindre une fin.

Dès lors que le contrôle des voies de communications constitue l’objectif essentiel, il est important de déterminer quelles sont les principales voies de communications ennemies et en quels points elles sont le plus vulnérables. Il en résulte également que l’exercice de la maîtrise de la mer ne peut seulement être fonction des moyens disponibles, mais également de la position géographique à partir de laquelle ils peuvent être mis en œuvre.

La position géographique, le maître-mot lâché, O. Groos ne peut manquer de relever la situation particulièrement défavorable de l’Allemagne :

 

L’Angleterre assurait le blocus de l’Allemagne par sa seule position géographique 12.

Il note en outre que la situation eût été meilleure si l’Allemagne n’avait renoncé à utiliser le Skagerrak en minant, dès l’ouverture des hostilités, les Belts13. Elle eût été encore meilleure si l’Allemagne avait eu comme alliés le Danemark ou la Norvège. L’Allemagne ne peut en fait s’attaquer à la maîtrise de la mer anglaise dans l’océan Atlantique qu’à partir de la côte française, position stratégique qui ne peut être acquise qu’après une bataille terrestre décisive en France.

Il en résulte que « le combat pour la position stratégique la meilleure » commence dès le temps de paix, et il ne manque pas dès lors de citer le vice-amiral Wegener, qui venait de faire paraître le livre qui allait le faire connaître :

 

Une politique continentale repose sur une puissance continentale, une politique mondiale sur une puissance maritime. Une politique mondiale est donc directement dépendante de la puissance sur mer et par voie de conséquence liée aux fonctions qui sont le propre de la puissance maritime… Si l’armée et la marine sont déjà étroitement liées en tant que forces associées par le plan d’opérations commun en temps de guerre, de même la marine et les Affaires étrangères deviennent jumelles par la stratégie qu’elles doivent dès le temps de paix pratiquer en commun, en vue de l’acquisition de la puissance maritime qui est leur fondement commun 14.

Plus facile à écrire qu’à faire, l’auteur ne manque pas de faire remarquer que toute tentative d’acquérir en temps de paix des points d’appui pour la flotte eût été considérée par l’Angleterre comme un casus belli.

1.      Les méthodes d’acquisition de la maîtrise de la mer (chap. V)

O. Groos étudie successivement deux méthodes :

L’obtention d’une décision par la bataille – Le blocus.

1.      I – L’obtention d’une décision par la bataille

Si la destruction de la flotte ennemie restait le meilleur moyen d’acquérir la maîtrise de la mer, la guerre mondiale avait montré que l’accumulation de forces navales de part et d’autre ne débouchait pas forcément sur la « bataille décisive », si l’adversaire se dérobait ou plaçait ses forces à l’abri d’un point d’appui fortifié. Il en allait donc tout autrement que pour la guerre sur terre, où l’armée ennemie pouvait être acculée à une bataille d’anéantissement. Ce préambule énoncé, l’auteur examine les raisons pour lesquelles on n’en était pas venu sur mer à la bataille décisive.

La guerre sur mer allait commencer pour l’Allemagne par une déception : la flotte anglaise n’offrira pas la bataille espérée à proximité de la Baie allemande

Il est caractéristique de noter que l’ordre d’opérations allemand pour la mer du Nord, notifié par l’empereur le 30 juillet 1914, ne préconisait dans l’immédiat que des opérations de sous-marins et de guerre des mines pour tenter de réaliser l’équilibre des forces, Kräfteausgleich. Ce n’était que cet équilibre une fois réalisé que l’on pouvait essayer de livrer bataille dans des conditions favorables. Mais l’ordre préconisait également que :

Si auparavant se présentait une occasion favorable pour combattre, elle devra être saisie 15.

Nous avons vu que l’absence de toute coordination armée-marine, combinée à l’absence d’initiative de l’état-major de la marine firent que l’opportunité de livrer bataille dans des conditions favorables lors de la « course à la mer » ne sera pas saisie. Comme l’écrit O. Groos :

Dans ces circonstances (le faible écart existant alors entre les forces) on doit déplorer, que la signification stratégique du moyen de pression, que représentait la menace sur le dispositif anglais dans la Manche, ne fut pas suffisamment reconnue en son temps du côté allemand, et ne fut également aucunement évoquée dans l’ordre d’opérations allemand pour le mer du Nord 16.

L’occasion favorable offerte par la bataille pour Calais ne se représentera plus, la stabilisation intervenue sur le front terrestre, la flotte anglaise n’avait plus aucune raison de s’aventurer dans la Manche.

O. Groos montre ensuite comment les opérations offensives menées par les croiseurs de bataille allemands en mer du Nord17 vont certes avoir pour effet de faire sortir à chaque fois la flotte anglaise de sa réserve, sans arriver pour autant à provoquer les rencontres qui auraient amené le résultat recherché, qui était d’affaiblir suffisamment les forces ennemies pour atteindre l’équilibre des forces. Elles incitèrent par contre l’Amirauté britannique à modifier l’articulation et le dispositif de stationnement de la Grand Fleet 18.

Au printemps 1916, la Hochseeflotte allait reprendre, sous la nouvelle impulsion donnée par l’amiral Scheer, ses opérations offensives avec toujours le même objectif, qui était d’inciter au combat dans des conditions favorables une partie des forces ennemies. Le raid des croiseurs de bataille sur Yarmouth et Lowestoft, le 24 avril, n’avait pas atteint le résultat escompté, les croiseurs de bataille anglais qui avaient dû regagner leur base pour refaire le plein de combustible, n’ayant pas eu le temps de réagir. L’émotion provoquée par le bombardement des côtes anglaises incita cependant l’Amirauté à renforcer les forces basées à Rosyth.

Scheer était conscient toutefois que l’absence de reconnaissance aérienne pouvait conduire à un combat dans des conditions défavorables à proximité des côtes anglaises. C’était la raison pour laquelle il avait abandonné fin mai le projet d’opération sur Sunderland, au profit du raid mené sur la seule route commerciale à portée de la flotte allemande, le Skagerrak. C’est ce choix qui allait provoquer le 31 mai 1916 la bataille du Jutland (que les Allemands appellent la bataille du Skagerrak).

O. Groos voit à juste titre dans cette rencontre le résultat du regain d’activité de la flotte allemande et de la nécessité pour l’Amirauté britannique de ne pas laisser sans punition l’insulte faite aux côtes anglaises. Il fait état également de pression exercée par la Russie, pour inciter la flotte britannique à rechercher la bataille décisive afin d’acquérir une maîtrise commune de la mer en Baltique, nécessaire au ravitaillement des forces russes en difficulté. Et il impute l’absence de résultat décisif au fait que :

L’objectif stratégique en vue, la maîtrise de la mer en mer Baltique, ne justifiait pas encore pour les Anglais l’engagement total de leur flotte 19.

C’est refaire à Jellicoe le vieux procès d’un excès de prudence qui l’aurait fait passer à côté de la victoire et occulter l’essentiel, à savoir que l’absence de décision finale fut surtout due au fait que Scheer se conformant aux ordres sans équivoque de l’empereur et… au simple bon sens, réussira à dégager sa flotte, fort imprudemment hasardée, de l’emprise d’un adversaire qu’il savait deux fois supérieur20. Quant à la maîtrise de la mer en Baltique, il est permis de douter qu’elle ait jamais figuré dans les objectifs britanniques21, et il n’est pas du tout certain qu’une victoire anglaise au Jutland aurait permis de l’exercer compte tenu des caractéristiques de cette mer qui se prêtait tout particulièrement aux formes nouvelles de la guerre sur mer (mines, sous-marins).

Pour O. Groos, la défensive stratégique anglaise – il entendait par là son peu d’empressement à offrir la bataille – rendait inévitable la guerre sous-marine illimitée et les pertes causées aux Alliés par cette forme de guerre accroissaient les perspectives d’une rencontre des forces de haute mer. Pour expliquer pourquoi cette rencontre n’avait malgré tout pas eu lieu, il avance la raison suivante :

Que la guerre sous-marine n’ait en fin de compte pas suffi, pour contraindre les Anglais à l’offensive stratégique que nous attendions tient seulement au fait qu’ils trouvèrent dans l’acquisition d’un nouvel allié aux capacités d’aide illimitées, un équivalent, à vrai dire également un participant assez peu bienvenu aux fruits de la victoire 22.

L’Allemagne disposait enfin, à son avis, pour contraindre l’adversaire à rechercher une décision, d’un moyen qu’elle n’utilisa pas, car il ne lui semblait pas crédible, la menace d’une invasion et de regretter, pour sa part, que cet invasion bogey, responsable de tellement de crises d’opinion dans l’histoire britannique, n’ait pas été agité.

C’est en fin de compte pour l’Allemagne qu’une victoire sur mer rapide était la plus indispensable :

Dans notre situation particulièrement défavorable, l’unique moyen d’acquérir un degré suffisant de maîtrise de la mer et de parvenir ainsi à une décision rapide, qui nous était plus nécessaire qu’aux Anglais, était la bataille 23.

Et d’énoncer tous les avantages qu’une victoire sur mer aurait apporté, rupture du blocus ennemi, rétablissement des voie de communications commerciales, interruption de celles de l’adversaire avec les conséquences stratégiques qui en auraient résulté, ce qui l’amène à porter sur la bataille du Jutland (Skagerrak), un jugement que nous citerons dans son intégralité :

Les conséquences stratégiques de la bataille du Skagerrak n’ont pas suffi pour cela, parce que la bataille en raison de circonstances tactiques contraires n’a pas pu être livrée à fond et qu’ainsi une modification sensible du rapport des forces d’alors ne put avoir lieu. Elle fut en conséquence seulement une étape vers la victoire totale. Mais si la flotte allemande avait été vaincue dans cette bataille, le commencement de la guerre sous-marine au commerce n’aurait plus été possible et peut-être également la maîtrise de la mer en mer Baltique et ainsi la guerre eût été déjà perdue pour l’Allemagne 24.

O. Groos ne remet ainsi pas plus en cause le mythe de la victoire allemande au Skagerrak, qui perdurera jusqu’à fin de la Seconde Guerre mondiale, qu’il n’avait remis en cause le bien-fondé du concept tirpitzien initial de « bataille décisive ». Il n’en insiste pas moins sur le fait que, si la bataille constituait en de nombreux cas le seul moyen d’aboutir à la décision, elle ne devait pas être considérée comme « une fin en soi ».

L’étude des campagnes du passé et plus particulièrement celle de la « guerre anglo-allemande », l’amène en conclusion à appeler l’attention de son lecteur sur le fait que davantage encore que dans la guerre sur terre, la guerre sur mer implique l’application stricte du principe de la concentration des forces. Le fait que pratiquement toute opération exige cette concentration implique toujours le risque, volontaire ou non de la part de l’attaquant, d’une bataille générale.

Il nous paraît encore caractéristique de la lecture qu’il fait des opérations de la Première Guerre mondiale, que soit cité comme exemple de « rencontre de hasard », Zufallschlacht, la rencontre qui aurait pu effectivement avoir lieu, les 25-26 mars 1916, lors de l’opération aéronavale menée par les Anglais contre la base de zeppelins de Tondern25. La bataille du Jutland en constituait pourtant le type parfait, pour peu que l’on veuille bien reconnaître la réalité, à savoir que Scheer, comme il le réaffirmera dans son rapport à l’empereur, n’avait aucunement l’intention d’affronter la Grand Fleet concentrée.

2.      II – Le blocus

Si les deux adversaires ne recherchent pas réciproquement la bataille, il peut arriver que le plus fort ne parvienne pas à y contraindre le plus faible. On ne peut dès lors parler de véritable exercice de la maîtrise de la mer. Le seul moyen pour le plus fort de neutraliser le plus faible est alors le blocus.

Pour étudier les différentes formes qu’il peut prendre, O. Groos fait à nouveau référence à J.S. Corbett. On se reportera donc utilement au chapitre que ce dernier y consacre dans son ouvrage de base26.

Le blocus peut soit être destiné à s’opposer aux tentatives de sortie de la flotte adverse – il s’agit alors d’un « blocus militaire » – soit être destiné à couper les voies de communications adverses – il s’agit alors d’un « blocus économique ».

Le blocus économique est une forme de maîtrise de la mer, il est l’affaire des croiseurs et des croiseurs auxiliaires27.

Le blocus militaire peut lui-même revêtir deux formes :

* interdire à l’adversaire de quitter le port, ce qui implique de disposer ses propres forces à proximité immédiate – il s’agit alors d’un blocus rapproché ;
* laisser à l’adversaire la possibilité de quitter le port, en faisant toutefois en sorte qu’il soit contraint d’accepter le combat avec les forces de blocus, s’il veut atteindre l’objectif pour lequel il a quitté le port – il s’agit alors d’un blocus éloigné28.

Les nouvelles formes de la guerre sur mer, sous-marins, mines, aéronefs, l’apparition des liaisons radio ont amené à préférer le blocus éloigné au blocus rapproché devenu trop risqué pour le bloqueur. Un mémoire de l’Admiralstab de mai 1914 jugeait même le blocus rapproché plus dangereux pour le bloqueur que pour le bloqué.

En mer du Nord, l’Amirauté anglaise allait en fait être amenée à combiner les deux types de blocus.

Dès la déclaration de guerre, la Grand Fleet s’était transportée à Scapa Flow. Entre autres missions, elle y exerçait le blocus des issues septentrionales de la mer du Nord (160 nautiques entre Norvège et Orkneys, 40 nautiques entre Orkneys et Shetlands), ce qui revenait à exercer un blocus éloigné. Elle se déployait aussitôt pour empêcher, sans grand succès, la sortie dans l’Atlantique des bâtiments envoyés pour y pratiquer la guerre au commerce29.

Les péripéties déjà évoquées de la bataille terrestre allaient amener la flotte anglaise à intervenir à diverses reprises dans la partie sud de la mer du Nord et la Manche, les premières péripéties de la guerre sur mer, combat d’Helgoland, pertes de bâtiments par mines ou sous-marins seront liées à chacune de ces sorties30.

Le 30 octobre, dans un mémoire qui fera date, Jellicoe tirait les leçons des premières semaines de guerre : la Grand Fleet devait se tenir hors de portée du danger sous-marin, la bataille ne serait offerte que dans la partie nord de la mer du Nord, ne serait-ce que pour pouvoir rameuter en temps utile les forces dispersées par le blocus. Cela revenait à abandonner en quelque sorte le centre et la partie sud, cette mesure n’entrant toutefois en vigueur qu’après la stabilisation du front terrestre.

L’inefficacité du blocus nord devint bientôt patent, y compris surtout pour le trafic commercial le long des côtes de Norvège, en sorte que l’Amirauté eut recours à une nouveau type de blocus, qui ne rentrait dans aucune des deux catégories précédentes.

Début octobre, elle fit procéder au mouillage annoncé d’un barrage de 1 365 milles carrés qui barrait pratiquement l’accès à la mer du Nord par la Manche. Les bâtiments de commerce étaient ainsi contraints d’emprunter deux étroits chenaux le long des côtes anglaises et françaises, ce qui facilitait d’autant leur contrôle. Début novembre, la mer du Nord fut déclarée « zone de guerre », les bâtiments de commerce des pays riverains de la mer du Nord et de la Baltique étaient invités à emprunter la Manche, ceux se risquant par la ligne Hébrides-Feroës-Islande étaient réputés le faire à leurs risques et périls. Comme l’écrit O. Groos :

 

La “zone de guerre” fut aussitôt instaurée par l’Angleterre à la place du blocus traditionnel pratiqué jusque là, lorsque son efficacité attendue échoua en raison des armes modernes (mines, sous-marins) et des conditions du trafic 31.

Le blocus exercé à distance par la Grand Fleet avait en outre mis à jour de réelles difficultés d’exécution tenant à la disponibilité des bâtiments. Il fut complété et dans certaines conditions même remplacé par un blocus rapproché des ports allemands, exercé par des sous-marins et des chalutiers.

L’efficacité de ce blocus, qui mobilisait des moyens considérables fut renforcé par le débarquement d’agents, l’usage généralisé de moyens de communications, la pratique du déchiffrement des communications ennemies32.

La guerre des mines, l’activité des sous-marins faisaient cependant que les eaux britanniques ne bénéficiaient pas vraiment de la sécurité que le « maître de la mer » était en droit d’attendre. Les inconvénients du blocus éloigné allaient être rendus patents par les opérations menées par les forces de surface allemandes contre les côtes anglaises qui apportaient la preuve que le blocus éloigné permettait seulement d’empêcher une percée de ces forces vers l’Atlantique.

Les bâtiments anciens de la flotte de la Manche ne pouvant être risqués contre des bâtiments plus modernes, comme l’expérience des Falklands33 l’avait montré, les croiseurs de bataille reçurent mission de s’opposer à ces incursions, tandis que la flotte de combat proprement dite restait la plupart du temps concentrée à Scapa Flow. La tâche de tenir la ligne de blocus éloigné fut confiée à une division de croiseurs auxiliaires ne comprenant pas moins de vingt-quatre bâtiments. Il fallut attendre 1916 cependant pour que le barrage enregistre son premier succès contre les briseurs de blocus allemands34.

La liberté de mouvement de la Hochseeflotte ne commença à être réellement mise en cause que lorsque l’Amirauté en réponse à la « Déclaration de zone de guerre » allemande autour de la Grande-Bretagne et de l’Irlande35 se résolut à un véritable blocus par mines des eaux allemandes. En 1915 seulement, 4 498 mines furent ainsi mouillées dans la Baie allemande.

Des deux côtés, la liberté d’action respective des forces de surface et des sous-marins devenait ainsi directement dépendante de l’efficacité de forces de dragages, qui tendaient à être de plus en plus nombreuses. Les barrages eux-mêmes, pour être efficaces, devaient être surveillés et protégés, ce qui reconstituait à nouveau les conditions de vulnérabilité d’un blocus rapproché et créait de nouvelles occasions de rencontre36.

Des barrages de mines furent établis plus particulièrement contre les sous-marins allemands. Le premier fut, en 1915, le barrage Folkestone-Cap Gris-Nez ; en 1917 ce fut le barrage Douvres-Calais (4 000 mines en 10 rangées). L’idée s’imposa bientôt d’un barrage des issues Nord, mais il fallait résoudre le problème d’ancrage (fonds de 270 mètres) et celui du nombre de mines estimé nécessaire : l’invention par les Américains de la mine à antennes permit de réduire ce nombre de 400 000 à 100 000.

Devant l’ampleur prise par cette forme de blocus, qualifiée aussi de « guerre des mines », la question se posait naturellement de son impact sur les autres formes de guerre et donc de son efficacité. O. Groos considère, exemples à l’appui, que cette forme de guerre n’a pas vraiment entravé les opérations. Aussi bien les opérations des forces de surface que des sous-marins et que les pertes engendrées sont restées dans des limites raisonnables37 :

 

En fin de compte le développement du blocus par mine au cours des années 1917-1918, avec toutes ses conséquences apparentes, devait justement montrer à quel point la conduite de la guerre sur mer s’était éloignée avec ce moyen de blocus indirect de ses objectifs propres. Même dans les conditions de la dernière guerre, exceptionnellement favorables à ce type de blocus, la dépense en matériel qui y était liée, n’a pas été vraiment en rapport avec les résultats obtenus 38.

Et O. Groos de noter que l’issue finale de la guerre ne doit pas être attribuée au blocus. Des doutes sérieux furent émis dans le camp anglais lui-même sur le bien-fondé de ce qu’il appelle la politique de wait and see de la Grand Fleet et de l’utilisation quasi exclusive de ce mode de blocus, dont les effets néfastes se firent sentir pour certains alliés, la Russie notamment, privée de sa voie d’approvisionnement aussi bien avec ses propres alliés qu’avec les pays scandinaves. L’affirmation que ce blocus aurait lui-même contribué à l’effondrement russe, mériterait toutefois de plus amples investigations.

Et il déclare en conclusion :

 

En général l’application du blocus seul ne suffira pas à provoquer des décisions stratégiques, si la flotte qui l’exerce se comporte par ailleurs de façon passive 39.

 

1.      Les méthodes pour contester la maîtrise de la mer (chap. 6)

1.      I – La fleet in being, la flotte dans les opérations défensives

La maîtrise de la mer ne pouvant être exercée que par le plus fort, le plus faible, surtout s’il est en outre désavantagé par sa position géographique, ne peut que lutter pour tenter de mettre en cause cette maîtrise40.

Etudiant, après J.S. Corbett auquel il se réfère à nouveau, les guerres du passé, O. Groos s’attache à déterminer en quelque sorte ce qui correspond pour lui à une bonne utilisation du concept de fleet in being :

La leçon de la fleet in being réside dans le fait qu’en face d’un adversaire supérieur en nombre et qui a besoin pour l’exécution de ses plans de la possession d’une maîtrise incontestée de la mer, il convient de lui refuser la possibilité de l’acquérir par une bataille décisive, tandis que notre propre flotte se conduit certes de façon défensive, mais met à profit cependant toute occasion de lui infliger des dommages par des contre-attaques ininterrompues. Les limites des possibilités d’une conduite semblable de la guerre ne doivent toutefois jamais être perdues de vue. Si l’acquisition de la maîtrise de la mer constitue un préalable à défaut duquel la guerre ne peut être gagnée, cet objectif ne pourra jamais être atteint par une défensive stratégique. Tout autre comportement mène à de fausses conclusions, comme cela est souvent arrivé en particulier dans l’histoire maritime de la France 41.

Une fois posé ce préalable que l’on pourrait intituler, « du bon usage du concept de fleet in being », O. Groos cite encore J.S. Corbett pour préciser qu’en ce qui concernait la France, c’était moins la stratégie défensive qui était à critiquer que la politique qui avait contraint les amiraux à « des opérations négatives » et l’étude du problème de la marine allemande durant la guerre mondiale l’incite à tracer le parallèle suivant entre nos deux pays :

Comme la France, l’Allemagne est une puissance continentale avec des objectifs continentaux, qui font que les contraintes militaires (terrestres) refoulent fréquemment les contraintes maritimes, par dessus tout surtout la politique contraint la marine à des opérations défensives, même lorsque celle-ci possède la puissance et la capacité nécessaires à des frappes offensives 42.

Après avoir rappelé le rapport des forces et la position géographique en défaveur de la flotte allemande, O. Groos en arrive à la critique de l’ordre d’opérations initial pour la mer du Nord du 30 juillet 1914 :

Mais l’ordre d’opérations de base était dominé par l’idée que la Baie allemande était en quelque sorte une position défensive, que tôt ou tard l’adversaire devrait assaillir, de sorte qu’il serait possible de l’affaiblir par des attaques de sortie 43.

La tactique de sorties offensives, d’équilibre des forces, de bataille dans des conditions favorables constitue pour lui l’erreur typique de transfert à la guerre sur mer des concepts de la guerre sur terre car la flotte anglaise n’avait en fait aucune obligation d’attaquer une position qui se trouvait placée « dans un angle mort »44 :

Une flotte, qui s’en tient à cette position, sans se comporter de façon offensive, libère de prime abord pour l’adversaire toutes les voie maritimes et lui concède tout simplement la maîtrise de la mer, au lieu de la remettre sans cesse en question par ses propres opérations, pour ne pas s’exclure elle-même de la conduite de la guerre 45.

En dépit des pressions dont il fut l’objet de la part de Tirpitz46 et des amiraux en charge de l’Admiralstab et de la Hochseeflotte 47, le Kaiser, soucieux de voir la flotte de haute mer continuer à assumer les missions qu’il lui avait fixé48 et surtout de la conserver dans sa main comme instrument politique49, notifia le 6 octobre son opposition à toute sortie d’envergure, lui interdisant ainsi d’avoir le comportement offensif préconisé :

Avec cet ordre, écrit O. Groos, était tombée une des décisions les plus lourdes de conséquences de la guerre pour la flotte et toutes ses missions positives en tant que fleet in being limitées dans une mesure telle qu’elle ne put jamais réaliser l’équilibre des forces, Kräfteausgleich, attendu 50.

O. Groos ne dénie cependant pas tout effet à cette fleet in being, l’Amirauté renoncera à toute opération de débarquement de grand style, car :

Elle croyait ne pouvoir sacrifier aucune partie de sa grande flotte, aussi longtemps que la flotte allemande se tenait devant Helgoland prête au combat 51.

Le nouveau projet, présenté par Fisher, de débarquement dans les Belts, accompagné du programme de construction de bâtiments de débarquement adéquats ne fut pas retenu. Il était pourtant destiné à permettre à la flotte anglaise de pénétrer en Baltique, pour assurer le soutien en matériel de la Russie et couper les exportations de fer de la Suède, sans lesquelles l’Allemagne n’était pas en état de poursuivre la guerre.

L’effet stratégique de fleet in being ne resta pas limité à la mer du Nord et à la Baltique : l’opération des Dardanelles dut sans doute son échec au refus de détacher des forces trop importantes. Il ne fut cependant pas décisif pour l’issue de la guerre :

Quels qu’aient pu être ces effets de la fleet in being allemande, elles n’obtinrent pas une signification positive, réellement décisive pour la guerre, car aucun d’entre eux n’enleva à la flotte anglaise la supériorité numérique, qui lui permettait à elle seule le maintien du blocus commercial 52.

La flotte allemande laissa ainsi passer, sans le savoir, l’époque favorable où le rapport des forces n’était pas trop défavorable (22/17 pour les grands bâtiments), ce rapport ira ensuite en se dégradant, sans que la tactique de sorties offensives y puisse quelque chose, pour atteindre 35/21 en octobre 1915.

Malgré l’Admiralstab qui avait compris les opportunités que pouvaient offrir en mer du Nord la fixation de forces britanniques importantes par la guerre sous-marine et l’opération des Dardanelles, et qui estimait donc que celle-ci devait demeurer le centre de gravité des opérations de la Hochseeflotte, le successeur d’Ingenohl, l’amiral Pohl, lui chercha un nouveau champ d’activité en mer Baltique.

Le manque de coordination stratégique avec l’armée de terre fit cependant que l’opération exécutée en baie de Riga, en août 1916, se limita à une démonstration sans grande signification de la flotte : le Grand Quartier général, pourtant demandeur en l’occurrence, n’avait pas jugé utile d’engager une opération terrestre.

En 1916, différents facteurs allaient jouer en faveur d’une plus grande activité de la flotte : le gel des fronts terrestres, les difficultés de la situation économique de l’Allemagne, l’échec des tentatives de négociation avec l’Angleterre. Mais c’était la désignation, le 24 janvier, de l’amiral Scheer comme nouveau commandant en chef de la Hochseeflotte, qui constituerait le principal facteur de changement :

C’est seulement sous son pavillon qu’elle reçut le véritable caractère d’une fleet in being 53.

Tout en constatant que le rapport de force existant ne permettait pas « de rechercher dans des conditions favorables la bataille décisive contre la flotte anglaise rassemblée », Scheer n’en préconisait pas moins dans sa première directive « une action constante planifiée sur l’ennemi » destinée à le contraindre à « sortir de son attitude réservée et à avancer certaines forces, qui offriraient des conditions favorables d’attaque54« .

C’était procéder à une relance plus dynamique de la tactique d’ »équilibre des forces », Ausgleichtaktik, par d’autres moyens. L’originalité de Scheer sera l’accent mis sur une étroite coordination des moyens et l’utilisation systématique de la reconnaissance aérienne par dirigeables, afin d’éviter, comme le combat du Doggerbank l’avait montré, les surprises désagréables.

Des actions offensives étaient envisagées contre les forces ennemies sur le Hofden et le Dogger Bank et contre le commerce ennemi dans le Skagerrak. Des circonstances diverses firent que ces opérations, souvent en « opposition de phase » avec celles de la flotte britannique55, n’obtinrent pas le résultat escompté.

Les restrictions mises fin avril par l’Admiralstab à l’utilisation des sous-marins pour la guerre au commerce56, incitèrent Scheer à rappeler les sous-marins en opération et à les affecter au soutien des opérations de la flotte. C’est ainsi que seize sous-marins avaient pu être déployés, à partir du 23 mai 1916, devant les ports de sortie de la Grand Fleet, pour à la fois signaler son appareillage et lui porter les premiers coups57.

Les circonstances qui ont amené la bataille du Jutland-Skagerrak ayant été précédemment décrites (chapitre V), O. Groos se borne à donner sur la bataille une appréciation que nous ne pouvons mieux faire que de citer dans son intégralité (caractères gras inclus) :

L’amiral Scheer parvint cependant, grâce à la supériorité tactique technique et en efficacité de tir de ses forces si inférieures en nombre, à se soustraire en temps voulu à l’encerclement par toute la flotte anglaise dont il était menacé, et à conserver non seulement la flotte de haute mer allemande presque inaffaiblie en nombre en tant que fleet in being, mais à infliger aussi par surcroît à l’adversaire des pertes qui étaient deux fois supérieures aux siennes. Si, à l’encontre de cela, une défaite allemande décisive était survenue, l’Angleterre et ses alliés auraient dès lors atteint leurs objectifs de guerre. Avec une victoire au Skagerrak, la maîtrise de la mer en Baltique serait revenue à l’Angleterre, par la mer Baltique devenue libre la Russie aurait reçu des puissances occidentales toute l’aide nécessaire pour éviter l’effondrement de son armée, et pour l’Allemagne l’introduction de la guerre sous-marine de 1917-1918 n’aurait pas été possible 58. La guerre aurait dès ce moment là été perdue pour l’Allemagne. Même la rencontre avec la flotte anglaise toute entière n’a pas pu enlever à la flotte allemande son caractère de fleet in being. Elle demeura suffisamment forte, pour infliger en situation défensive des coups puissants et interdire à l’adversaire une défaite rapide de l’Allemagne 59.

L’opération menée dès le 19 août sur Sunderland montrait que la Hochseeflotte n’avait rien perdu de son caractère offensif. Une erreur d’identification des forces aériennes d’éclairage entraîna un arrêt prématuré de l’opération, mais les sous-marins disposés cette fois en flanquement coulèrent deux croiseurs anglais. Du côté allemand, l’opération avait démontré la possibilité de coopération de la flotte de haute mer avec des dirigeables et des sous-marins. Les pertes encore éprouvées du côté anglais amenèrent l’Amirauté et Jellicoe à tomber d’accord sur le fait que :

La Grand Fleet ne devrait à l’avenir être engagée dans sa totalité que dans le seul cas d’une invasion allemande menaçante 60.

Du 20 août à la fin de 1916, la flotte anglaise ne descendra plus au dessous du parallèle du Firth of Forth.

C’est en fin de compte la reprise, à partir d’octobre, de la guerre sous-marine au commerce qui, privant la flotte du soutien des sous-marins, entraînera l’arrêt pratique des grandes sorties de la Hochseeflotte, marquées encore cependant, le 23 avril 1918, par une opération contre le convoi de Bergen.

O. Groos tire de la façon suivante la conclusion de ce chapitre :

Lors de la dernière guerre, l’Allemagne a sans aucun doute laissé échapper, dès le début de celle-ci, des occasions favorables de frapper, pour priver ainsi l’Angleterre de la supériorité en nombre pour les grands bâtiments, qui lui permettait seul le maintien du blocus commercial 61.

2.      II – Les opérations d’importance secondaire

O. Groos poursuit son étude des méthodes pour contester la maîtrise de la mer par l’étude de ce qu’il nomme « les opérations d’importance secondaire », ce qui l’amène à évoquer le problème de ce que les Allemands appellent « la petite guerre », Kleinkrieg 62.

 

La petite guerre a toujours exercé une certaine force d’attraction sur le plus faible de deux belligérants. Lorsque une puissance se trouvait si inférieure en nombre, qu’elle ne pouvait même espérer mettre en cause par sa flotte la maîtrise de la mer du plus fort, il lui restait toujours encore l’espoir, d’obtenir par des opérations de “petite guerre” des succès contre des éléments des forces adverses et de réaliser de cette façon un équilibre des forces, Kräfteausgleich 63.

Après avoir démythifié l’attaque japonaise de Port-Arthur, dont le résultat a été quelque peu surestimé, il en arrive à la guerre mondiale pour noter d’abord la crainte réelle ressentie par l’Amirauté anglaise, durant toute la période de tension, d’une attaque surprise allemande, crainte qui ne cessa qu’avec l’appareillage dès le 30 juillet pour Scapa Flow.

Tout en émettant de sérieuses réserves sur la probabilité, voire l’efficacité de ce genre d’attaque surprise, O. Groos exclue cependant d’autant la possibilité d’un tel comportement dans une guerre future, que « le vecteur le plus efficace de la torpille ne sera peut-être plus le torpilleur mais l’avion torpilleur, lequel, avec une vitesse beaucoup plus considérable et en beaucoup plus grand nombre que les torpilleurs, est capable de couvrir de plus grands espaces dans un temps plus court et est donc particulièrement adapté à ce genre d’attaque. La responsabilité assumée par l’homme politique qui permettra une telle attaque est, malgré tous les progrès techniques, restée la même, sinon même devenue plus importante que jusqu’à présent » 64.

Après ce préambule prophétique, O. Groos étudie les raisons pour lesquelles la marine allemande n’était pas parvenue, malgré des succès initiaux spectaculaires65, à réaliser en 1914 le Kräfteausgleich recherché.

En ce qui concernait les mines, les moyens de mouillage étaient insuffisants66, l’efficacité des barrages, généralement rapidement détectés, fut surestimé. Des parades furent mises en place, les mines draguées, voire intégrées dans le dispositif de protection. Les mines manquèrent généralement l’effet recherché quand elles ne furent pas mouillées en liaison avec une grande opération destinée à attirer les forces ennemies dessus. L’usage fait par les Anglais de ce type d’armes montrait qu’il était davantage adapté au blocus proprement dit.

Le sous-marin constituait pour sa part une arme nouvelle et les sous-marins allemands étaient supérieurs en nombre et en qualité. Le commandement de la marine crut avoir dans sa main l’arme idéale du Kräfteausgleich. La guerre commença par une opération qui témoignait de la façon dont son emploi contre les bâtiments de surface avait été surestimé. Dix sous-marins, le tiers des bâtiments disponibles avaient été envoyés à la recherche de la flotte britannique jusqu’à hauteur des Orkneys. L’échec fut complet, deux sous-marins furent perdus, les autres n’aperçurent rien. Les résultats obtenus ensuite, pour spectaculaires qu’ils étaient, le furent contre des bâtiments anciens, lents et pas protégés du tout contre ce type d’attaque. Le sous-marin s’avérait peu apte à découvrir l’adversaire, sa faible vitesse ne facilitait pas sa manœuvre d’attaque, surtout dès que les bâtiments déguisèrent systématiquement leurs routes en employant la tactique de zigzags :

 

Il était dans la nature de l’arme sous-marine que, lorsque la tactique des bâtiments de surface eut commencé à s’adapter à ce nouveau danger, les succès contre des bâtiments de guerre devinrent toujours plus rares 67.

Le sous-marin avait certes sa place dans la flotte de combat, mais il avait montré qu’il ne remplaçait pas les autres armes.

Le premiers succès obtenu (les trois croiseur-cuirassés coulés) avait toutefois eu un effet stratégique certain : les Anglais n’envisagèrent plus par exemple d’utiliser en mer du Nord les bâtiments anciens de la flotte de la Manche, comme cela avait été initialement prévu, les grands bâtiments anciens furent même retirés du service de patrouille, mais la marine allemande ne mit pas à profit les possibilités d’attaque en Manche ainsi offertes. Il eut aussi un effet stratégique négatif :

 

Il renforça encore pour une plus longue période la surestimation des sous-marins dans leur capacité d’obtenir l’équilibre des forces, et détourna de la seule décision justifiée, octroyer à la Hochseeflotte elle-même, aussitôt que possible, sa liberté d’action pour rechercher la décision par la bataille 68.

La déception finalement ressentie de l’utilisation du sous-marin pour l’équilibre des forces va contribuer, pour une large part, à utiliser le sous-marin dès 1915, presque exclusivement pour la guerre au commerce.

  1. Groos refuse cependant de conclure à l’échec complet de la Kleinkrieg :

 

S’il allait être ainsi établi que les sous-marins et les mouilleurs de mines ne pouvaient jamais, compte tenu de l’attitude de réserve de la flotte, réaliser à eux seuls l’équilibre des forces recherché, il ne faudrait en aucune façon méconnaître les effets indirects importants que ce mode de conduite de la guerre a eus 69.

En se basant sur les déclarations de Jellicoe lui-même, il apparaît que le danger ressenti pour les grands bâtiments de combat par l’activité des sous-marins et des mouilleurs de mines, contraignit la flotte anglaise à toute une série de mesures qui représentaient autant de contraintes pour son activité. La nécessité d’avoir recours en permanence à des destroyers, en nombre insuffisant au début et au rayon d’action limité, restreignit à la partie nord de la mer du Nord l’activité de la flotte. La présence de mines dans les parties centre et sud entraîna l’obligation de ne s’y risquer que sous la protection de forces de dragage, qui restreignaient la vitesse de transit, accroissant ainsi la vulnérabilité aux attaques de sous-marins.

Il fallait aussi, contrairement à ce que pensait l’opinion publique anglaise, résister à la tentation d’une stratégie plus offensive, qui impliquait pour les grands bâtiments un risque inacceptable. C’était en outre le comportement que devait certainement escompter l’adversaire.

Et O. Groos de conclure :

 

La guerre allemande menée par sous-marins et mouilleurs de mines a en fait atteint le résultat que les forces anglaises furent refoulées toujours plus loin des bases allemandes. Elle n’aurait pu cependant réussir à obtenir une efficacité stratégique de plus grande signification que si la liberté d’action ainsi obtenue par la flotte allemande dans les parties centre et sud de la mer du Nord avait été utilisée en conséquence 70.

Il note en outre que l’espoir allemand, basé sur les conceptions de « l’école continentale napoléonienne », de voir l’adversaire mettre à profit sa supériorité en nombre pour venir offrir la bataille décisive ne pouvait qu’être déçu. L’amirauté britannique en revenait au contraire à « la tactique manœuvrière de l’époque nelsonienne ». Tandis que la guerre sur terre se caractérisait par un « combat à la vie à la mort », la guerre sur mer voyait s’instaurer une situation qui ne pouvait qu’être profitable sur la durée à la conduite anglaise de la guerre.

1.      Méthodes pour user de la maîtrise de la mer (chap. 7)

Se référant encore à Corbett, O. Groos désigne ainsi les méthodes qui ne visent pas à l’obtention de la maîtrise de la mer par une action directe contre la flotte ennemie, mais au contrôle des communications maritimes pour son propre compte ou au détriment de l’adversaire : sûreté ou perturbation du transport d’un corps expéditionnaire, interdiction d’une invasion, protection du commerce ou perturbation de celui de l’ennemi. Et il note que, bien qu’il s’agisse d’opérations militairement considérées comme secondaires, elles ont revêtu durant la dernière guerre une importance bien plus considérable que celles destinées à obtenir par la bataille la maîtrise de la mer. Il insiste sur le lien étroit qui doit exister entre obtention et usage de la maîtrise de la mer, même s’il s’agit d’opérations différentes et conclut enfin :

La guerre doit toujours être considérée comme un tout. Elle englobe de façon identique des facteurs maritimes, militaires, politiques, économiques et moraux, et ainsi la guerre sur mer ne peut elle aussi atteindre son objectif, que si elle prend en considération les autres 71.

1.      I – La guerre de croiseurs, la guerre au commerce et la protection du commerce

72

L’auteur se réfère pour ce chapitre au volume correspondant de l’Admiralstabwerke, rédigé en 1922 par le futur grand amiral Eric Raeder73.

Depuis les guerres napoléoniennes, les conditions économiques se sont profondément modifiées, les intérêts économiques des nations sont de plus en plus imbriqués et dépendants du commerce outre-mer, ce qui amène à une nouvelle évaluation de l’importance de la guerre menée contre ce commerce.

L’Angleterre avait disposé outre-mer d’une flotte importante de croiseurs74, avant que la menace allemande ne la fasse revenir au concept d’une flotte de combat concentrée dans les eaux métropolitaines75. L’Allemagne elle même avait envisagé dans les années 1890 une flotte de croiseurs, Kreuzerflotte, avant que le choix imposé par Tirpitz d’une flotte de combat, Schlachtflotte, n’entraîne l’abandon de la construction de croiseurs spécialement conçus pour la guerre de croiseur, Kreuzerkrieg. Tirpitz avait bien envisagé la constitution à Wilhelmshafen d’une escadre de croiseurs destiné à la guerre au commerce mais, faute de point d’appui outre-mer, ce type de guerre fut plutôt sous-estimé en Allemagne76.

O. Groos relève d’abord que la guerre de croiseurs ne peut être vraiment décisive que lorsqu’elle s’appuie sur la supériorité de sa propre flotte. Son importance en outre réside tout autant dans les coups portés au commerce de l’adversaire que dans l’effet de diversion obtenu en contraignant l’adversaire à retirer des forces du théâtre d’opérations principal pour assurer la protection du commerce menacé. Il considère que les perspectives de ce type de guerre sont maintenant moins favorables que du temps de la marine à voile, la navigation à vapeur ayant entraîné la concentration du trafic sur des voies maritimes et des points de convergence obligée, de sorte que si le croiseur trouve plus facilement ses proies, ces dernières sont aussi plus faciles à protéger, d’autant que l’usage de la radiotélégraphie permet une localisation plus rapide et plus précise de l’agresseur. Le corsaire est enfin tributaire des servitudes de ravitaillement en combustible et de réparations.

La protection des voies de communications maritimes n’en constitue pas moins, comme les Anglais en ont fait l’expérience, une lourde tâche : il faut pour y réussir disposer de forces importantes aux différents points névralgiques et avoir recours au système des convois.

La guerre mondiale ne constitue pas un bon exemple de mise en œuvre de la Kreuzerkrieg car l’Allemagne était elle-même dans une situation particulièrement désavantageuse : aucun pays ne pouvait être plus facilement coupé des différentes mers du globe. Ceci explique l’importance secondaire donnée par la marine allemande à ce type de guerre et la priorité donnée au théâtre d’opérations de la mer du Nord.

L’état-major de la marine, l’Admiralstab, avait, pour le ravitaillement des croiseurs outre-mer, mis en place toute une organisation fondée sur le bon fonctionnement dans les pays espérés neutres de « stations d’étapes », Etappenstation 77. Elle fonctionna effectivement de façon tout à fait remarquable durant un certain temps. Mais elle était dépendante du bon vouloir des différents pays neutres, lui-même fonction de la considération ou de la crainte que l’Allemagne inspirait :

Avec la perte du prestige allemand, due à l’attitude de réserve observée par la Flotte de haute mer, l’état d’esprit des Neutres, dans tout ce qui concernait la guerre sur mer, évolua tellement en faveur de l’Angleterre, que le soutien des bâtiments allemands par toutes les “stations d’étapes” réparties sur tous les continents fut rendu bientôt impossible78.

Des croiseurs comme l’Emden et le Karlsruhe n’en accomplirent pas moins des prestations remarquables.

Pour ce qui était de l’Escadre de croiseurs d’Extrême-Orient, das Kreuzergeschwader, son arrivée sur la côte du Chili après trois mois de navigation dans les mers du Sud constituait en elle-même un exploit, mais son chef, le vice-amiral Graf von Spee, se trouvait alors placé devant un choix difficile :

Faute de pouvoir agir de façon décisive pour la guerre, placé à un poste perdu, confiant dans la puissance de combat de ses croiseurs-cuirassés, il préféra d’amples dommages militaires infligés à l’ennemi, aux perspectives incertaines de la guerre au commerce 79.

Et O. Groos de rappeler que, quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ce « renoncement à la guerre au commerce dans le cadre d’une conduite globale de la guerre », il doit être crédité de la victoire du Cap Coronel80. Mais il insiste surtout sur le fait que son activité contraignit l’adversaire à mettre en œuvre pas moins de cinq escadres de toutes nationalités et à détacher de la Grand Fleet trois croiseurs de bataille. Cette dernière mesure resta cependant ignorée aussi bien de l’Admiralstab que du chef de la Kreuzergeschwader 81, mais l’absence d’activité de la Hochseeflotte n’était pas faite pour dissuader l’Amirauté de procéder à ce détachement :

Cette réserve manifestée durant la conduite de la guerre au commerce par les forces de combat constitua une lourde erreur stratégique 82.

O. Groos condamne cependant l’opération de Spee contre les Falklands, qui ne relevait d’aucune nécessité, alors que son apparition sur la côte orientale d’Amérique du Sud aurait produit un puissant effet de diversion.

La destruction de l’escadre de Spee redonnait à l’Angleterre sa totale liberté d’action, le détachement à partir de la métropole de croiseurs auxiliaires devait cependant encore valoir à la Kreuzerkrieg quelques succès spectaculaires83.

Contrairement aux croiseurs qui pouvaient s’appuyer sur l’organisation mise en place par l’Admiralstab, les croiseurs auxiliaires étaient entièrement livrés à eux-mêmes, les résultats qu’ils obtinrent est bien la preuve, selon O. Groos, que la guerre au commerce pouvait être conduite aussi bien que du temps de la marine à voile84. Mais leur action n’en va pas moins être quelque peu occultée par l’apparition d’un moyen de guerre nouveau :

Lorsqu’ils reprirent leur activité, les regards du monde étaient déjà tournés vers tout autre chose, car depuis le printemps 1915 la guerre de croiseurs avait par l’utilisation du sous-marin pris des formes et une ampleur, qui allèrent loin au delà de ce qui avait été jamais vécu 85.

Il nous paraît tout à fait significatif qu’O. Groos ne distingue encore dans le sous-marin qu’un aspect particulier, simplement plus efficace, de la Kreuzerkrieg. Malgré les enseignements de la Première Guerre mondiale qu’il va maintenant dégager, le sous-marin n’est encore considéré, comme à ses débuts, que comme un « torpilleur sous-marin » pour l’attaque des bâtiments de surface ou comme un « croiseur sous-marin » pour l’attaque du commerce86.

Si le sous-marin avait déçu dans sa capacité à attaquer les bâtiments de surface (le « torpilleur sous-marin »), son autonomie avait prouvé sa capacité à menacer les routes maritimes (le « croiseur sous-marin »).

Sa mise en œuvre souffrait toutefois d’un handicap : il n’existait pas de règle de droit international adaptée à la guerre au commerce menée par sous-marin (maintenant O. Groos utilise l’expression U-Bootshandelskrieg), tout simplement parce que, lorsque ces règles avaient été établies, personne n’avait prévu ce type de guerre87.

O. Groos considère qu’en déclarant la mer du Nord « Zone de guerre » par les déclarations de Londres d’août et octobre 1914 et celle de novembre, l’Angleterre adaptait les règles internationales à sa conception de la conduite de la guerre. L’Allemagne se devait d’opposer « le blocus au blocus », mais elle attendra le 4 février 1915 pour le faire par sa propre « Déclaration de zone de guerre », Kriegsgebietserklärung, autour de la Grande-Bretagne et de l’Irlande et dans la Manche :

Avec cette déclaration, la guerre sur mer se trouvait à un tournant de la plus grande importance stratégique car, à l’encontre de toutes les doctrines de l’époque qui avait précédé la guerre, la guerre au commerce passait d’une entreprise secondaire de guerre, dont on pouvait tout au plus espérer un effet de diversion militaire et économique, à une arme somme toute décisive, à la mise en œuvre de laquelle, en pleine conscience de l’objectif et sans user de ménagement, toutes les autres tâches de la guerre comme aussi bien de la politique auraient dû dès lors être subordonnées 88.

O. Groos considère, pour le déplorer, que les conséquences de cette guerre au ravitaillement, qui devait être conduite jusqu’à l’épuisement de l’adversaire, n’ont pas été bien perçues dans une Allemagne où le concept d’une guerre entre des forces militaires prévalait encore sur celui d’une guerre entre les peuples réglementée, elle, par les conventions internationales.

Les limitations apportées, du fait des protestations des Neutres, à l’utilisation de la guerre sous-marine doivent être prises en compte pour juger de son efficacité stratégique, car :

Dès le début et d’une façon constante, l’attitude de faiblesse de la politique rendit sa pleine application impossible pour la marine 89.

L’année 1915 va effectivement être caractérisée par des consignes d’application très stricte de l’ »Ordre de prise ». En dépit des restrictions ainsi apportées à l’emploi des sous-marins et du petit nombre de bâtiments disponibles (une trentaine), les premiers résultats furent très satisfaisants, qu’il s’agisse de la limitation apportée au trafic marchand ou de la hausse des taux d’assurance. Les protestations émises par les Etats-Unis lors du torpillage, le 9 mai 1915, du Lusitania amenèrent un renforcement des restrictions, concernant notamment les navires à passagers, même ennemis. De nouvelles protestations américaines amenèrent l’arrêt des attaques autour des côtes anglaises. Les résultats obtenus ne pouvaient que décroître, alors même que le nombre des sous-marins opérationnels augmentait et que les véritables moyens de défense étaient inexistants :

Ce n’était pas le nombre restreint des sous-marins mais le poids immédiat des entraves politiques qui a conduit à l’échec la guerre sous-marine en 1915 90.

La situation n’allait guère s’améliorer durant l’année 1916, alors même que le nombre des sous-marins opérationnels atteignait le chiffre de 68 (100 sous-marins furent mis en service de mars à décembre) tandis que les moyens de lutte en étaient toujours au stade de projet ou d’essai :

C’est ainsi que fut définitivement dépassé le moment décisif pour la mise en œuvre d’un moyen de guerre, qui s’était révélé comme le plus efficace pour une Allemagne contrainte à la guerre économique, car toutes les circonstances plaidaient au printemps 1916 pour une conduite décidée de la guerre sous-marine au commerce 91.

A la fin de 1916, après le rejet des propositions de paix allemandes, la guerre sous-marine à outrance apparaissait aussi bien au pouvoir politique qu’à l’armée et à la marine comme l’ultima ratio pour parvenir à la paix.

De février 1917, date de la proclamation de la guerre sous-marine à outrance, jusqu’à octobre 1917, pas moins de 127 sous-marins étaient simultanément opérationnels, mais les conditions avaient sensiblement évolué en faveur des Alliés dans l’intervalle, qu’il s’agisse de l’utilisation des premières armes de défense ou surtout de l’organisation de convois, pour lesquels l’entrée en guerre des Etats-Unis permettait de disposer désormais des bâtiments d’escorte indispensables.

O. Groos met enfin l’accent sur un aspect déterminant de cette lutte :

Ce qui se jouait dans ces combats gigantesques de la guerre sous-marine au commerce en 1917, n’était rien d’autre que le combat pour la capacité de fret mondial, derrière lequel toutes les autres formes encore si violentes de la guerre perdaient de leur signification stratégique 92.

Les puissances occidentales et les Etats-Unis en étaient tout à fait conscients et unirent leurs capacités industrielles et techniques, ce qui fut sensible également dans le domaine des moyens de défense. En 1918, le tonnage coulé ira en diminuant, tandis que le nombre de sous-marins perdus ne cessera de s’accroître93.

O. Groos tire les conclusions de ce type de guerre :

Le sous-marin a été après la guerre mis à l’index comme moyen de guerre au commerce par les conventions internationales de la Conférence du désarmement de Washington, c’est bien la preuve des dégâts considérables infligés à des puissances maritimes supérieures en bâtiments de surface. Il faut qu’il soit supprimé en tant qu’arme du plus faible, dans le combat pour la liberté des mers et contre le monopole de la maîtrise des mers exercé par les grandes puissances maritimes 94.

Il fait remarquer qu’il s’agit cependant d’un moyen de lutte qui a causé moins de pertes que la guerre sur terre et le « blocus de la faim », Hungerblockade, et qu’il n’existe aucun motif de le considérer comme un moyen de guerre cruel.

Le sous-marin – il revient sur ce point – est l’arme privilégiée du plus faible, surtout lorsque celui-ci se trouve dans une « position géographique » qui lui est défavorable, mais elle ne restera peut-être pas la seule :

Un rôle plus important qu’au sous-marin reviendra peut-être dans une guerre future au bâtiment de surface, au type de croiseur qui, grâce à l’utilisation de moteurs modernes, aura un rayon d’action proche de celui du sous-marin 95.

Et il prédit que la signification stratégique de ce type de Kreuzerkrieg dans une conduite globale de la guerre, Gesamtkriegführung, pourrait avoir une importance beaucoup plus considérable que durant la guerre mondiale.

2.      II – Les opérations combinées

Les opérations combinées constituent, pour O. Groos le second moyen d’user de la maîtrise de la mer.

Sur le plan général, il met l’accent pour ce type d’opération sur l’importance revêtue par l’ »escadre de couverture », Deckungsgeschwader, lorsqu’une opposition peut-être attendue de la part des forces maritimes ennemies. C’est d’ailleurs pour lui la nécessité de cette escadre qui différencie une opération combinée d’une simple escorte de convoi ou d’un transport de troupes.

Durant la guerre, deux opérations seulement ont revêtu ce caractère : celle bien connue des Dardanelles et celle qui l’est moins de conquête par les Allemands, en octobre 1917, des îles Baltes. Il ne manque pas de noter que ces deux opérations ont la même caractéristique, celle de n’avoir concerné que des théâtres d’opérations secondaires.

Même pour l’Angleterre, la marge de supériorité dont elle disposait sur mer ne suffisait pas pour risquer une opération de débarquement sur un théâtre principal. C’est ainsi que le projet de débarquement sur les côtes de Poméranie, auquel l’amiral Fisher était resté attaché jusqu’en 1915 parce qu’il le considérait comme l’objectif principal de toute offensive anglaise sur mer, a été abandonné moins à cause de l’opération des Dardanelles que parce que l’Angleterre redoutait un débarquement allemand et que cette crainte s’était trouvé renforcée par les bombardements des côtes par les croiseurs de bataille allemands96.

O. Groos s’étonne d’abord qu’en n’envisageant initialement aux Dardanelles qu’une opération purement maritime, il ait été fait si peu de cas des enseignements de l’histoire maritime anglaise.

Le débarquement à Gallipoli interviendra contre des positions que les Turcs avaient eu le temps de rendre imprenables.

Les sous-marins allemands participeront pour une large part à l’échec de l’opération. Le torpillage, par l’U. 21, les 25 et 27 mai 1915, des cuirassés Triumph et Majestic avait entraîné l’arrêt des bombardements navals en cours, les troupes débarquées ne purent plus compter sur le soutien naval massif qui leur était pourtant si nécessaire. De nouveaux sous-marins furent envoyés en Méditerranée97, de sorte que de septembre à octobre 1915, quelque 18 bâtiments de transport furent envoyés par le fond :

Certes les sous-marins ne parvinrent pas à interrompre complètement les transports, mais leurs succès accrurent cependant fortement la pression sur des forces maritimes françaises et anglaises déjà si fortement sollicitées 98.

O. Groos ne voit d’autre justification à l’opération des Dardanelles que le fait qu’en cas de réussite elle aurait eu un effet décisif sur l’issue de la guerre.

L’opération de conquête des îles Baltes, en octobre 1917, avait des ambitions plus limitées. Il s’agissait, après cette fois la prise préalable de Riga par l’armée allemande, d’assurer la couverture du flanc Nord de l’opération en dominant la baie de Riga. Le débarquement sur les îles Ösel n’était pas sans risques en raison des mines, de la présence de sous-marins russes et anglais, et d’une flotte russe restée intacte.

Nous négligerons les détails de l’opération, pour ne citer que le principal enseignement qu’O. Groos en retire :

Il allait être démontré combien avait été justifiée la décision de n’employer, à l’encontre de ce qu’avaient fait les Anglais et les Français aux Dardanelles que des grands bâtiments de combat modernes au lieu de bâtiments de ligne plus anciens 99.

Cette première véritable opération combinée armée-marine avait été un succès complet. O. Groos note toutefois qu’elle se serait avérée sans doute plus délicate et certainement plus coûteuse contre un adversaire en pleine possession de ses moyens100 et qu’elle aurait certainement dû être interrompue si la flotte anglaise avait tenté de pénétrer en mer Baltique.

Il se demande également si une telle opération, qui ne pouvait avoir aucune action décisive sur la conduite générale de la guerre, justifiait une intervention aussi massive de la Hochseeflotte. Une action de cette dernière contre les côtes anglaises aurait été plus utile pour soulager les sous-marins contre lesquels tous les moyens étaient alors concentrés, sans parler d’une action des croiseurs dans l’Atlantique contre les convois de troupes américains.

Il n’en reste pas moins cependant que cette opération avait permis à l’armée comme à la marine d’acquérir une première expérience des opérations combinées.

3.      III – Le transport des troupes

C’est sur l’étude de cette dernière activité d’usage de la maîtrise de la mer qu’O. Groos met un terme à son étude des enseignements de la guerre sur mer.

Lors de leur entrée dans la guerre, les Etats-Unis se trouvaient placés devant une absence critique de capacité de fret pour envoyer des troupes de l’autre côté de l’Atlantique. Il est intéressant de noter que 104 bâtiments allemands (dont 20 paquebots), réfugiés à la déclaration de guerre dans les ports américains et pour lesquels les ordres de sabordage envoyés par l’Admiralstab arrivèrent trop tard, formèrent le premier noyau et assurèrent à eux seuls le transport de 560 000 hommes.

Nous ne retiendrons autrement de l’ensemble de cette vaste opération, dont O. Groos décrit les différentes phases, qu’elle ne fut jamais vraiment mise en péril par la guerre sous-marine et que les seules périodes de crise correspondirent à des appels pressants de renforts justifiés par la situation préoccupante des fronts terrestres :

 

La course de vitesse entre les sous-marins allemands et l’offensive terrestre d’une part et la mobilisation et le transport des troupes américaines d’autre part, s’était terminée par la victoire des derniers 101.
  1. Groos tire dans les dernières pages de ce chapitre ce que l’on peut considérer comme la conclusion générale de son étude sur les enseignements de la guerre sur mer.

C’est ainsi que pour lui la conviction de la direction allemande de la guerre que les Etats-Unis n’auraient jamais permis une défaite anglaise, et donc que ce n’est pas la guerre sous-marine à outrance qui fut la cause de leur entrée dans la guerre, garde toujours toute sa valeur. Par contre si cette guerre sous-marine avait dès le début été conduite avec toute l’opiniâtreté nécessaire, notamment contre les paquebots rapides, les Alliés n’auraient pas disposé, lors de cette entrée dans la guerre, du fret maritime nécessaire.

Il rejette également la thèse américaine102, qui estime qu’à partir de l’offensive terrestre du printemps 1918 la stratégie de la guerre sous-marine aurait dû être modifiée, qu’elle aurait dû être davantage intégrée à celle de l’armée de terre et donc prendre pour cible privilégiée, non plus le fret en général, mais les bâtiments transports de troupes. Il fait remarquer que la guerre sous-marine doit viser des destructions les plus massives possibles et que par ailleurs, faute de moyens de reconnaissance par moyens maritimes ou aériens et en raison aussi de leur faible vitesse, les sous-marins n’étaient pas adaptés à l’attaque de cibles rapides et se dérobant facilement. Du fait de ces insuffisances, les transports de troupes bénéficiaient de ce qu’il qualifie de « maîtrise de la mer pratiquement incontestée » 103.

Il en eut sans doute été autrement si, grâce à une victoire terrestre, la marine allemande avait pu disposer d’une base française dans la Manche, ou sur l’Atlantique.

Les Alliés ont redouté de façon évidente une intrusion des forces de surface allemande dans l’Atlantique, comme en témoigne le détachement à Bereshaven, en mer d’Irlande, d’une division américaine de bâtiments de ligne :

 

Les nombreuses percées de la ligne de blocus anglaise entre la Norvège et l’Ecosse, réalisées sans avoir été repérés par les croiseurs auxiliaires, ont montré en fait qu’il était possible à des bâtiments de guerre allemands d’atteindre l’océan Atlantique malgré le blocus anglais. Il ne fait aussi aucun doute que la seule apparition dans l’océan Atlantique de croiseurs légers allemands ou de croiseurs de bataille 104 aurait suffi pour perturber à l’extrême tout le système de transport allié et toucher au point le plus sensible les transports de troupes américains vers la France 105.

Et O. Groos de délivrer sa conclusion finale :

 

Qu’au lieu de cela l’activité de la Hochseeflotte, à l’été 1918, ait été encore orientée, à côté de la protection du libre accès des sous-marins à la haute mer, vers l’exécution d’une opération combinée en mer Baltique, montre que le problème stratégique principal n’a pas été clairement reconnu 106.

Du fait que la guerre mondiale avait été tranchée par la « puissance maritime » et la « maîtrise de la mer », il ne restait plus à celui qui n’avait pas compris « les effets réciproques de la stratégie terrestre et de la stratégie maritime qu’à en subir les conséquences.

1.      KURT ASSMANN

1.      I – La réalisation de la puissance allemande sur mer

O. Groos avait fait préfacer son ouvrage par le grand amiral von Tirpitz. Il ne fallait pas s’attendre donc à y trouver une quelconque remise en cause des principes qui avaient conduit, à partir de 1897, à la Flottenbau, la construction d’une puissante flotte de combat107.

Après deux guerres mondiales désastreuses, les tabous sont tombés et ce n’est certainement pas le fait du hasard si K. Assmann entame son ouvrage par un premier chapitre consacré à « la construction de la puissance navale allemande », der Aufbau der deutschen Seemacht, dans lequel après avoir relaté la genèse de cette flotte, il pose de façon très explicite la question de savoir si l’Allemagne avait bien construit la flotte de ses besoins.

En ce qui concerne la conception des différents type de bâtiments, il montre comment Tirpitz, jusqu’en 1905, durant ce que l’on pourrait appeler « l’ère des pré-dreadnoughts », a su corriger les erreurs précédentes de conception108 pour construire, avec les cuirassés de la classe Deutschland, des bâtiments dont il escomptait qu’ils compenseraient par le soin apporté à leur capacité de résistance, Standfestigkeit, un déplacement et un armement inférieurs à ceux de leurs homologues anglais.

En 1905, en lançant le Dreadnought, la marine anglaise accomplissait un pas que K. Assmann, après d’autres historiens, juge ainsi :

Il est très douteux, que, du point de vue anglais, l’Angleterre ait agi avec ce pas de façon judicieuse 109.

Il considère en effet qu’en dépréciant les bâtiments de ligne de type précédent, où elle disposait d’une supériorité numérique écrasante, elle fournissait à l’Allemagne l’opportunité d’un meilleur départ dans la compétition. Tirpitz se contentera, là encore, de suivre prudemment les accroissements de calibre de l’artillerie principale initiés par la marine anglaise. Ce n’est qu’en 1913 que les deux marines en viendront ensemble au calibre de 381 mm, mais il conservera, avec le 150 mm, une artillerie secondaire de défense contre les torpilleurs particulièrement efficace, alors que la marine anglaise se contentera du calibre de 105 mm110.

Tirpitz attachera une grande importance au torpilleur, l’ »arme du faible ». La conception allemande diffèrera encore de l’anglaise, les torpilleurs allemands plus petits étant principalement conçus et entraînés pour le combat de nuit, alors que les Anglais négligeront le combat de nuit mais développeront des bâtiments plus gros et mieux armés : le contre-torpilleur, destroyer.

1.      La construction de la flotte et l’Angleterre

En ce qui concerne le concept d’emploi de cette flotte, K. Assmann réfute le reproche émis d’avoir placé « la charrue avant les bœufs » en développant la tactique avant la stratégie. Ce fut bien la stratégie qui fut prise en compte la première :

Mais bientôt la tactique prit le pas sur la stratégie et domina alors si amplement toute notre capacité de réflexion, qu’il ne resta plus pour la stratégie qu’un espace restreint 111.

La base des lois navales fut constitué par les Mémoires tactico-stratégiques, Dienstschrift, du commandement supérieur de la marine, l’Oberkommando ; le Dienstschrift IX de 1894 qui mettait l’accent sur la nécessité de l’offensive stratégique, en représentait le couronnement112. Mais le document précisait bien que la « flotte offensive » à construire devait détenir une supériorité d’un tiers sur la flotte à combattre et le cas envisagé était celui d’une guerre sur deux fronts contre la France et la Russie, c’est à dire contre des marines secondaires.

Mais, avant le tournant du siècle, l’adversaire change et l’Angleterre est envisagée, en filigrane seulement, dans l’exposé des motifs de la première loi navale de 1898, qui préconise que :

Contre des puissances navales plus puissantes, la flotte de combat a seulement la signification d’une flotte de coup de main, Ausfallflotte 113.

Tirpitz reste cependant fidèle à l’idée de l’offensive stratégique. La seconde loi navale de 1900 fait passer le nombre des grands bâtiments (bâtiments de ligne et croiseurs-cuirassés) de 25 à 34 (40 grâce à l’amendement de 1906) au motif que l’Ausfallflotte ne pouvait servir qu’une fois et qu’elle était bien incapable de conduire toute une guerre contre un adversaire maritime supérieur :

Seule une flotte de cette puissance, croyait Tirpitz, pouvait procurer à l’accession au rôle de puissance mondiale, Weltmacht, la protection et le soutien nécessaires 114.

Un conflit avec l’Allemagne devait risquer de mettre en cause la position de puissance de l’adversaire le plus puissant sur mer : ce « concept du risque », Risikogedanke, était placé au cœur même de la conception de la flotte allemande :

La construction de la flotte, alors même qu’elle était considérée à l’étranger mal disposé à notre égard comme impérialiste et agressive, répondait du côté allemand à un concept purement défensif 115.

Le Risikogedanke avait un but purement politique : celui d’interdire la guerre. Un rapport de force de 2/3 paraissait suffisant pour atteindre cet objectif, d’autant que l’on escomptait à l’origine que, compte tenu des responsabilités de puissance mondiale de la Grande-Bretagne, la flotte anglaise n’aurait pas la faculté d’être concentrée dès le début du conflit.

K. Assmann note toutefois que dans ce renoncement à un véritable équilibre de force avec la flotte anglaise, était en germe la retenue dont la Hochseeflotte a du faire preuve dès le début du conflit : en concentrant ses forces maritimes, grâce à une politique extérieure avisée, en parvenant même à dissocier l’Italie de la Triple Alliance, l’Angleterre avait retourné la situation initiale en sa faveur. Et au lieu d’un simple duel anglo-allemand jugé par Tirpitz comme le cas le plus dangereux et à l’aune duquel avait été déterminée l’ampleur de la Flottenbau, l’Allemagne avait à faire face à la coalition de puissance maritime dont, au début du siècle et à juste titre alors, elle jugeait la constitution comme impossible.

Il n’est donc pas justifié de faire à Tirpitz le reproche que la flotte qu’il avait créée n’était pas à la hauteur de la situation, car aucune nation n’aurait pu opposer une flotte à une telle coalition :

La politique anglaise avait triomphé du grand amiral Tirpitz, mais c’était parce qu’elle était supérieure à la politique allemande 116.

La direction politique notamment n’avait pas été capable d’utiliser une des capacités de la flotte mise en avant par Tirpitz lors de sa conception : la capacité d’alliance avec une puissance maritime secondaire, comme Tirpitz lui-même le rappelle dans ses « Mémoires » :

La politique de la flotte et celle des alliances devaient se compléter 117.

En 1914, du fait de la position géographique qui lui était défavorable, la flotte allemande ne pouvait avoir le caractère d’une « flotte offensive » :

La bataille qui initialement, au commencement de la construction de la flotte, était considérée comme le couronnement de l’offensive stratégique, avait pris dans l’intervalle le caractère d’une bataille purement défensive dans la baie d’Helgoland et avait été d’année en année de ce fait le fondement des exercices d’entraînement de la Hochseeflotte 118.

2.      Admiralstab et Generalstab 

119

K. Assmann reprend dans ce chapitre les critiques déjà émises pour l’essentiel par O. Groos sur des stratégies qui non seulement s’ignoraient mais s’opposaient. Comme lui il impute à l’Admiralstab de n’avoir rien tenté pour sortir d’une situation où il était le principal lésé.

Il va même pour sa part jusqu’à regretter que la seconde crise marocaine de 1911 n’ait pas eu l’effet, qui eût été salutaire à son avis, de promouvoir Tirpitz au poste de chancelier : la direction de l’Etat s’en fût trouvée unifiée et Tirpitz aurait peut-être même, par son sens politique et son adresse, pu éviter la guerre…

3.      La riposte anglaise

En décidant le 25 octobre 1911 le retrait en cas de guerre de la flotte au nord de l’Ecosse, Churchill, alors premier Lord, consacrait le remplacement du blocus rapproché par un blocus éloigné :

Le concept politique du risque se retournait maintenant dans son effet militaire contre nous : la flotte allemande était devenue si forte, que l’Angleterre s’abstenait en cas de guerre d’attaquer militairement. Le concept du risque se trouvait également largement dépouillé de sa signification politique. Car dès lors que l’Angleterre pouvait espérer nous battre en cas de guerre sans engager sa flotte, le risque perdait aussi considérablement de son importance. Avec cette décision lourde de conséquences les points les plus brûlants de la guerre sur mer, dont nous avions supposé qu’ils se trouvaient dans le centre de la mer du Nord, se trouvaient transportés dans l’océan Atlantique, pour le moins vers les portes d’accès à l’Atlantique. C’est ainsi qu’était déterminé à l’avance le tragique qui a plané sur le commandement de notre flotte durant toute la guerre, car en tant que flotte destinée à l’Atlantique, notre flotte de haute mer n’avait pas été construite ainsi 120.

En cas de blocus rapproché, la flotte pouvait encore être utilisée comme « flotte de coup de main », l’objectif était maintenant hors de sa portée. Certains marins avaient très tôt pris conscience de cette réalité, l’amiral von Heeringen, le chef de l’Admiralstab, n’avait-il pas déclaré en 1912 :

Si les Anglais s’en tiennent de façon réellement conséquente au blocus éloigné, le rôle de notre belle flotte de haute mer peut devenir très tragique. C’est alors les sous-marins qui devront faire l’ouvrage 121.

Mais il existait surtout des gens qui, comme son successeur l’amiral von Pohl, croyaient qu’« ils doivent venir à nous » et la marine n’était dans son ensemble pas psychologiquement préparée à la situation nouvelle et croyait encore au concept de « la bataille dans la baie d’Helgoland ».

Dans la mesure où l’objectif de la conduite de la guerre est le contrôle des voies maritimes de communications, pour l’Angleterre cet objectif était la Manche et l’océan Atlantique, pour l’Allemagne c’était l’accès au commerce mondial par la Manche et le passage entre l’Ecosse et la Norvège, le concept du « corps de bataille déployé entre l’Ems et la Tamise » ne jouait plus aucun rôle.

Et K. Assmann se demande s’il pouvait en être autrement : pour lui, si cet aspect du problème avait été envisagé dès 1900 par un esprit particulièrement prospectif, la construction navale du début du siècle, dépendante de la consommation de charbon, n’était pas capable de construire une flotte capable de conduire une guerre hors de la mer du Nord, avec comme seuls points d’appui les embouchures des fleuves allemands.

Le problème n’était pas soluble sans un élargissement de la base de conduite de la stratégie maritime.

4.      L’Admiralstab et la conduite de la guerre sur mer

Afin de mettre fin aux frictions existant entre le commandement supérieur de la marine, l’Oberkommando, et l’organisme qu’il dirigeait lui-même, le Reichsmarineamt, et aussi sans doute afin d’assurer sa totale liberté d’action, Tirpitz avait obtenu de Guillaume II, en 1899, la suppression de l’Oberkommando122. L’état-major proprement dit, l’Admiralstab, avait subsisté comme entité indépendante, son chef avait été subordonné directement, Immediatstelle, à l’empereur. Dépourvu de toute prérogative en ce qui concernait la politique de construction, pour laquelle il était rarement consulté, il n’avait pas davantage de lien vraiment défini avec les autorités à la mer, die Front. Il était considéré comme une sorte « d’autorité d’études pour la guerre sur mer », élaborant des plans d’opérations qui n’engageaient que lui-même. Les tentatives effectuées par ses différents chefs pour acquérir une véritable influence restèrent sans effets123.

Tirpitz ne considérait pas l’organisation éclatée de la marine124 comme une fin en soi, même si elle l’arrangeait provisoirement, il comptait en temps de guerre sur la création d’un commandement supérieur de la guerre, Oberste Seekriegsleitung, qui aurait disposé des mêmes prérogatives que le Generalstab 125. Il oubliait simplement qu’il avait lui-même convaincu l’empereur, pour les besoins de la cause en 1899, que l’Admiralstab était un échelon inutile entre la marine et l’Oberste Kriegsherr, comme l’empereur se qualifiait lui-même.

Le Kaiser refusa de modifier l’organisation et la marine entra dans la guerre avec sa structure éclatée. Comme l’empereur n’était pas à même d’exercer l’ensemble de ses prérogatives, l’Admiralstab y gagna la signification d’un conseiller responsable pour l’ensemble de la conduite de la guerre sur mer, rôle auquel il n’était pas préparé par sa structure et pour lequel son chef, l’amiral Pohl, ne disposait pas de l’autorité nécessaire.

Le chef du cabinet marine, l’amiral G. von Müller, éloigné de par ses fonctions depuis longtemps de die Front, y gagna sur la conduite de la guerre sur mer une influence sans rapport avec ses fonctions.

Tirpitz, en qui K. Assmann voit la seule personnalité jouissant du prestige suffisant pour la fonction de chef de l’Oberste Seekriegsleitung 126, n’avait pour sa part rigoureusement aucune responsabilité de caractère opérationnel. Il obtint seulement de devoir être consulté par le chef de l’Admiralstab. Il n’exercera en fait (et contrairement à une opinion encore couramment répandue) aucune influence réelle sur la conduite de la guerre.

Ce n’est qu’en août 1918 que sera créée et placée sous la direction de l’amiral Scheer une Seekriegsleitung digne de ce nom. Et K. Assmann de faire remarquer que la leçon ne sera pas perdue pour la Kriegsmarine.

2.      II – La Première Guerre mondiale

1.      Le problème de la bataille

Le Dienstschrift IX avait mis l’accent sur la nécessité de la bataille décisive, die Entscheidungschlacht, et l’avait ainsi placée au centre de toutes les réflexions, contribuant ainsi à faire oublier que, comme l’écrira le vice-amiral Wegener, « la bataille n’est qu’un moyen au service de la stratégie » et qu’il ne faut donc pas la considérer comme « l’objectif final de la stratégie » 127.

Mais les flottes modernes étant composées de bâtiments coûteux, difficilement remplaçables, il en résulte que la bataille ne peut être acceptée qu’en situation de supériorité absolue. Pour qu’il y ait bataille, il faut donc une volonté réciproque, de la rechercher ou pour le moins de l’accepter, étant entendu que celui qui s’y dérobe accepte le risque de laisser à l’adversaire le contrôle des routes maritimes.

Pour K. Assmann, il convient donc, avant toute analyse de déterminer quelle était de chaque côté, die Einsatzbereitschaft zur Schlacht, « la disposition à la bataille ».

2.      La disposition allemande à la bataille

La flotte allemande n’avait pas d’autre alternative pour combattre que celle d’aller rechercher l’adversaire jusqu’à la limite de son rayon d’action :

Il fallait en conséquence être bien conscient que chaque action offensive dans ce but pouvait conduire à un combat pour l’existence, Existenzkampf, contre des forces d’une supériorité considérable 128.

La flotte, pourtant impatiente de combattre, reçut une directive de recherche préalable « d’équilibre des forces », uniquement tempérée par l’obligation d’accepter la bataille « dans des conditions favorables »129 :

Nous avions compté sur le fait que les Anglais nous attaqueraient ; au lieu de cela la flotte anglaise, en possession de nos portes d’accès aux mers du monde, s’installa dans la défensive stratégique 130.

Le problème de la direction suprême de la guerre était de gagner la guerre, pas d’engager une flotte qui, en couvrant le front Nord et la Baltique, accomplissait la tâche qui lui avait été impartie. Il n’existait donc aucune raison valable de risquer la bataille décisive. K. Assmann note que même Tirpitz, présenté comme le plus chaud partisan de l’engagement de la flotte, n’était pas aussi inconditionnel qu’on l’a présenté (ou qu’il s’est présenté lui-même) :

Dans les temps prochains, il faut toutefois attendre encore pour la bataille, jusqu’à ce que…la décision principale ait été obtenue à l’Ouest 131.

Le danger que faisait courir le blocus anglais avait été reconnu, mais personne ne croyait à une guerre de longue durée, qui faisait de ce risque un risque mortel qui aurait justifié la bataille.

Rechercher « l’équilibre des forces », sans assumer les risques qui y étaient forcément liés représentait une autre gageure. On peut reprocher au commandement de la flotte, jusqu’à Scheer, une certaine passivité, mais il faut tenir compte du fait que la flotte allemande souffrait d’un double désavantage, quantitatif (le nombre des bâtiments) et qualitatif (le calibre inférieur de l’artillerie principale). Il faudra attendre la bataille du Jutland pour que soit vérifié l’axiome de Tirpitz selon lequel la protection des bâtiments et la qualité des projectiles compensaient ces désavantages.

K. Assmann conteste toutefois que l’attitude de réserve ait eu également un motif politique : le désir de conserver la flotte comme facteur de force pour les négociations de paix132.

Il note enfin la difficulté de déterminer dans la guerre sur mer dans quelle mesure la décision d’engagement est le fait de la direction suprême de la guerre ou du commandant en chef de la flotte. La situation peut changer rapidement lorsqu’une flotte est à la mer, son chef dispose d’une réelle liberté d’action, il peut décider de livrer bataille, même lorsqu’elle n’a pas été préalablement souhaitée. Cela risque de dépendre, en définitive, de la capacité d’éclairage de ses forces. L’augmentation actuelle de ces capacités facilite la décision.

3.      La disposition anglaise à la bataille

Le 2 août 1914, Churchill remplaçait au commandement de la Grand Fleet l’amiral Callaghan, partisan avéré de l’offensive stratégique, par l’amiral Jellicoe.

L’ordre d’opérations anglais assignait à la Royal Navy trois missions :

* couper les liaisons maritimes allemandes par l’établissement d’un blocus éloigné ;
* protéger les Îles britanniques contre toute invasion ;
* assurer la protection des voies de communications impériales.

On notera qu’aucune allusion n’était faite à la bataille pour la maîtrise de la mer que l’ordre d’opérations allemand citait, avec les réserves que nous connaissons, comme objectif final.

Les premières pertes causées par mines et sous-marins et les premiers bombardements des côtes anglaises allaient quelque peu ébranler la confiance placée dans le blocus éloigné.

Le plan d’attaque contre Borkum destiné à forcer l’entrée en Baltique de même que le projet de débarquement en Poméranie avaient été abandonnés, car ils impliquaient un affrontement avec la Hochseeflotte dans des conditions estimées défavorables.

Dans quelles conditions la Grand Fleet aurait-elle accepté la bataille ? Certainement dans le cas d’une avancée de la flotte allemande en direction de la Manche. La flotte s’est trouvée ainsi prête au combat au milieu de la mer du Nord chaque fois que s’est posé le problème de transports de troupes importants133.

Le 30 octobre 1914, Jellicoe faisait accepter par l’Amirauté un mémorandum où il manifestait sans équivoque son intention de n’accepter la bataille que dans la partie nord de la mer du Nord. Il s’y déclarait prêt à assumer personnellement l’Odium que cette attitude réservée pouvait provoquer.

Son mémorandum montrait bien que la bataille n’était pas considérée comme une nécessité stratégique.

Et K. Assmann résume ainsi le paradoxe qui explique que l’on n’ait pas, des deux côtés, vraiment recherché la bataille décisive, ce qui a abouti au fait qu’elle n’a jamais eu vraiment lieu :

* la Hochseeflotte avait besoin de cette bataille décisive pour gagner, mais elle outrepassait ses capacités et la situation sur le front terrestre incitait à ne pas courir le risque d’une défaite sur mer ;
* la Grand Fleet n’avait aucun besoin d’une bataille décisive pour fournir la contribution attendue d’elle à la victoire finale134.

1.      L’Ordre d’opérations allemand et le mise en œuvre de la flotte

K. Assmann s’élève d’abord contre l’habitude de voir dans l’Ordre d’opérations initial du Kaiser la source de tous les maux futurs : pour lui-même un bon ordre d’opérations ne peut venir à bout d’une situation difficile.

Des appréciations qu’il porte sur la mise en œuvre de la flotte, nous n’évoquerons ici que celles qui nous ont paru lui être propres ou se différencier des jugements portés par O. Groos.

Le premier commandant en chef de la Hochseeflotte, l’amiral von Ingenohl, n’était pas, à son point de vue, le moins offensif des amiraux, Scheer compris135, il commit cependant deux lourdes erreurs dans la conduite des opérations qui entraîneront son remplacement :

Le 16 décembre 1914, lors de l’opération sur Hartlepool, il fera rebrousser chemin trop tôt au « Gros » placé en position de recueil des croiseurs de bataille, le 25 janvier 1915, lors de l’opération sur le Dogger Bank, il le conservera au port. A chaque fois il sera ainsi passé à côté d’un succès partiel.

Son successeur l’amiral von Pohl n’outrepassera jamais la limite des 100 nautiques, restant ainsi dans la zone où l’adversaire ne prendrait pas le risque de l’affronter.

Scheer enfin reviendra aux pratiques offensives d’Ingenohl, ce qui conduira à la bataille du Jutland (Skagerrak), mais il n’en tirera pas moins la leçon que le succès final ne pourra être acquis que par la guerre sous-marine à outrance.

Et K. Assmann fait sienne l’appréciation portée par le commander Frost :

 

Une disposition à combattre aurait peut-être permis en 1914 des succès tactiques sur une flotte anglaise supérieure. Cela n’aurait cependant pas eu d’influence véritable sur la situation stratégique. En 1916, le moment de la bataille décisive était passé 136.

En ce qui concerne la mer Baltique, le vice-amiral Lans avait préconisé des opérations destinées à soutenir le flanc gauche d’Hindenburg.

Pour éviter une intrusion anglaise, le gouvernement danois avait obtenu un minage en commun des Belts, ce qui apportait des limites à la liberté d’action de la flotte allemande137.

Durant l’hiver 1914-1915, un débarquement en Courlande eût été très efficace, mais aussi bien Tirpitz que l’Admiralstab étaient opposés au déplacement en Baltique du centre de gravité de la mise en œuvre de la flotte.

Il faut noter cependant que la flotte allemande n’en assura pas moins en Baltique, durant toute la guerre, la sûreté du transport du minerai de fer suédois, vital pour l’économie de guerre et qu’elle contribua à paralyser la capacité combative de l’armée russe en coupant son ravitaillement.

Cette conduite de la guerre économique contribuera, mais trop tard, à tirer l’Allemagne de la « guerre sur deux fronts ».

  1. Assmann n’en tire pas moins la conclusion globale que :

 

Le problème de la bataille en mer du Nord jetait aussi un voile sur la conduite de la guerre en mer Baltique 138.
    1. III – La guerre économique
      1. La guerre au commerce outre-mer

La guerre économique constitue une toute autre forme de la guerre sur mer qu’une conduite de la guerre purement militaire… Lorsqu’en février 1915 la direction suprême allemande de la guerre décida d’intensifier la guerre économique contre l’Angleterre, elle mit en branle un changement fondamental de la stratégie maritime qu’elle avait suivie jusque là 139.

Pour K. Assmann, le sous-marin constitue le vecteur principal de la guerre économique140 mais, lors de la Première Guerre mondiale, celle-ci n’a pas commencé qu’en février 1915 avec la déclaration de zone de guerre.

Après avoir rappelé le rôle remarquable joué dans le passé par la « guerre de croiseurs », il déplore le manque point d’appui dont ont souffert durant la Première Guerre mondiale les croiseurs stationnés outre-mer pour accomplir leur mission principale d’interruption du commerce ennemi :

Nos colonies étaient considérées en temps de paix uniquement comme des entités économiques, elles ne constituaient en conséquence aucune base stratégique pour la conduite de la guerre outre-mer 141.

Seule exception, Tsing-Tao, mais la direction du Reich n’est pas parvenue à maintenir le Japon en dehors de la guerre.

  1. Assmann met lui aussi en exergue l’interdépendance qui doit exister entre la conduite de la guerre dans les eaux métropolitaines et celle outre-mer :

La guerre outre-mer et celle dans les eaux métropolitaines se complètent mutuellement. Elles constituent un théâtre de guerre unique, sur lequel toutes les opérations exercent une action réciproque permanente 142.

Des opérations proprement dites, il tire donc les mêmes enseignements qu’E. Raeder et O. Groos. Plus original est le retour sur le passé de la Flottenbau qu’il effectue dans le droit fil de ses toutes premières réflexions.

Il rappelle ainsi qu’à ceux qui critiquaient la construction d’une flotte de combat métropolitaine au détriment de la protection des communications maritimes, Tirpitz rétorquait :

D’abord la flotte de combat métropolitaine, ensuite la constitution d’une capacité d’action outre-mer.

Ce point de vue était, à son avis, justifié mais il a privé l’Allemagne d’un succès dans la guerre économique, et il s’agit là dans son esprit de celle que se livrent les grandes puissances dès le temps de paix. Et il émet une idée originale :

Peut-être une dislocation des forces maritimes sur toute la surface du globe, identique à celle de l’empire mondial britannique, aurait-elle diminué le fardeau politique, qui était lié pour le Reich à la construction de la flotte. Car c’était justement la concentration de la puissance maritime allemande devant sa propre porte, que le peuple britannique, qui vivait dans la crainte permanente d’une invasion, ressentait comme une menace insupportable 143.

Et il rappelle que les négociations anglo-allemandes sur la dévolution des colonies portugaises constituent bien la preuve que l’Angleterre était loin d’être opposée à un agrandissement colonial du Reich allemand144.

      1. Flotte de haute mer et guerre sous-marine
  1. Assmann commence par faire remarquer que l’appellation « guerre sous-marine au commerce » est impropre car trop exclusive, elle ne tient aucun compte du rôle tenu par les bâtiments de surface eux-mêmes dans cette forme de guerre : sans la maîtrise de la baie allemande exercée par la Hochseeflotte, qui a permis le combat victorieux contre le blocus par mine, cette guerre aurait été étouffée dans l’œuf145.

L’activité de la Hochseeflotte contraignit la Grand Fleet à conserver pour sa protection des forces légères qui auraient pu soutenir la guerre anti-sous-marine. Les actions offensives menées visaient non à détruire mais à lier les forces adverses. Elles pouvaient être couronnées de succès, comme fin 1917 aux Shetlands, lorsque les forces qui les menaient disposaient d’un rayon d’action suffisant146 :

Dans ce combat mené contre l’économie de guerre anglaise, l’arme sous-marine et la Hochseeflotte se présentaient à nous comme un tout inséparable, et si l’on sous-estime la part de la Hochseeflotte aux résultats obtenus par la guerre sous-marine au commerce, cela risque de mener à des conclusions fausses. Il faut dire que du point de vue stratégique, ce n’est que grâce à la liaison avec la guerre sous-marine que la conduite de la guerre des forces de haute mer a reçu sens et teneur 147.

De son côté, le sous-marin n’a pas seulement perturbé le commerce ennemi. Il a été un auxiliaire de la flotte extrêmement important pour la conduite de la guerre en haute mer, qu’il s’agisse de son rôle d’éclaireur ou de sa capacité d’infliger des pertes à l’adversaire au cours de ses transits aller ou retour. Ce n’est pas le fait du hasard si la Hochseeflotte s’est montrée particulièrement entreprenante durant le printemps-été 1916, alors que la guerre sous-marine au commerce était pratiquement suspendue148.

      1. La guerre sous-marine au commerce limitée

Avec ce type de guerre, c’était une « terre inconnue » qui était abordée, car le sous-marin n’avait jamais été testé dans le rôle de destructeur du commerce, Handelszerstôrer, et il n’existait aucune norme conforme au droit international :

Dans aucune autre mesure du temps de guerre la politique et la conduite de la guerre n’étaient aussi étroitement en contact – et dans aucune autre les contradictions entre les deux ne se heurtaient de façon aussi aiguë 149.

Une déclaration pure et simple de blocus limité à l’embouchure de la Tamise, comme l’avait préconisé Tirpitz lui-même pour des raisons politiques et en raison du petit nombre de sous-marins disponibles, n’aurait posé aucun problème de droit international dans la mesure où tout bâtiment ennemi ou neutre qui l’enfreignait considéré comme « briseur de blocus » s’exposait à la destruction.

Il en allait tout autrement avec la déclaration de zone de guerre. Les bâtiments neutres ne pouvaient pas être traités sans ménagement.

L’Admiralstab pensait pour sa part en terme de guerre illimitée. Tout bâtiment ennemi ou neutre participant au ravitaillement de l’Angleterre était justiciable d’un torpillage sans avertissement. Sur cette question capitale non seulement son avis divergeait de celui de la direction politique, mais une incompréhension lourde de conséquences pour l’avenir régnait entre les deux instances sur la façon dont les choses se passeraient dans la réalité :

Tandis que l’Admiralstab a cru que la consigne d’épargner les neutres qui lui avait été imposée de façon formelle ne s’appliquerait dans la pratique que dans des cas exceptionnels, la direction politique était, en contradiction avec cela, de l’avis que l’avertissement émis du risque de voir un bâtiment neutre être coulé par suite de méprise avec un bâtiment ennemi, ne correspondrait qu’exceptionnellement à la réalité 150.

La direction politique n’avait pas vraiment compris comment l’Admiralstab comptait vraiment conduire la guerre et elle avait pris pour argent comptant l’assurance donnée par son chef, l’amiral Pohl, qui allait être remplacé par l’amiral Bachmann, que les bâtiments neutres éviteraient la zone de guerre et qu’en cas d’incident les neutres se contenteraient de protestations de pure forme. Elle fondait son appréciation sur le précédent créé par la déclaration britannique analogue, négligeant le fait que cette dernière n’avait été perçue que comme une menace indirecte à la liberté de navigation, alors qu’en n’excluant pas la destruction de bâtiments neutres en cas de méprise, la déclaration allemande du 4 février allait être aussitôt perçue comme une menace directe, susceptible de mener à des incidents sanglants.

L’émotion qu’elle suscitera immédiatement, la détérioration de la situation politique de l’Allemagne qui en résultera, feront que les premiers ordres donnés aux commandants de sous-marins, qui s’apparentaient à des ordres de guerre illimitée, furent aussitôt rapportés et qu’ils reçurent pour instruction d’épargner les bâtiments neutres151.

Il y eut plus grave. Alors qu’on pouvait s’attendre à une concentration des efforts sur ce nouveau type de guerre, des sous-marins continuèrent à être employés à des besognes secondaires et les chantiers de construction navale ne furent pas employés au maximum de leurs capacités152 :

La guerre sous-marine ne fut pas encore jugée et reconnue comme le facteur décisif, comme en 1917 où elle imposera son sceau à la guerre 153.

Les protestations américaines provoquées par les incidents du Lusitania (7 mai 1915) et de l’Arabic (9 août) inciteront le nouveau chef de l’Admiralstab, l’amiral von Holtzendorff, à ordonner l’arrêt de la guerre sous-marine le long de la côte occidentale anglaise et dans la Manche :

Il était ainsi mis fin à la guerre sous-marine en raison de l’exigence de la direction politique dans les seules zones maritimes où une efficacité décisive pouvait en être attendue 154.

Cette guerre, même menée en respectant autant que faire se pouvait l’ »ordre de prise », nach Art der Prisenordnung, avaient pourtant obtenu des résultats tout à fait satisfaisants. Il est vrai que c’était encore l’époque où les bâtiments de commerce étant dépourvus d’escorte et non armés, les sous-marins pouvaient opérer en surface et utiliser leurs canons.

      1. La guerre sous-marine illimitée

La menace d’une entrée en guerre des Etats-Unis avait pesé d’autant plus lourd dans la décision d’arrêt que le général von Falkenhayn, chef d’état-major de l’armée, estimait que ce risque ne pouvait être encouru.

A la fin de 1915, après la défaite de la Serbie et l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des puissances centrales, il changea d’avis et posa la question qui allait maintenant dominer le débat politique, à savoir si :

 

Du point de vue de la marine, une guerre sous-marine menée à outrance, mit voller Wucht, constituait un moyen de guerre si efficace que l’on pouvait s’accommoder des inconvénients qu’amèneraient une rupture avec l’Amérique, et si on pouvait attendre d’une guerre sous-marine illimitée, que par les dommages économiques qu’elle infligerait, elle puisse inciter l’Angleterre à la paix avant environ la fin de 1916 155.

Tirpitz et Holtzendorff répondirent par l’affirmative, tandis que Bethmann-Hollweg trouvait pour s’y opposer le soutien des secrétaires d’Etat à l’Intérieur et aux Affaires étrangères.

Le Kaiser arbitra en repoussant la décision à avril 1916. Cette décision ne mit pas fin aux tensions internes, qui se traduisirent notamment par la démission de Tirpitz, irrité d’être tenu à l’écart.

L’interception d’une note de l’Amirauté anglaise ordonnant aux bâtiments de commerce armés de se comporter de façon offensive à l’égard des sous-marins donna à l’Admiralstab le prétexte cherché pour obtenir du Kaiser, en février 1916, l’autorisation de reprendre une guerre limitée à l’attaque des bâtiments armés et en mars l’extension de cette autorisation aux bâtiments non armés, à l’exception des paquebots.

La menace américaine consécutive à l’incident du Sussex (24 mars 1916) d’une rupture des relations diplomatiques allait entraîner l’ordre de conduite de la guerre sous-marine nach Art des Prisenordnung, ce qui impliquait notamment l’interdiction de torpiller sans sommations.

C’est cet ordre qui provoquait la décision des commandants opérationnels, à savoir le commandant en chef de la Hochseeflotte et celui du Marinekorps des Flandres156, d’arrêter la guerre sous-marine autour de l’Angleterre, à l’exception du mouillage de mines. Ils manifestaient ainsi l’opinion que la guerre sous-marine illimitée était le seul mode d’emploi convenable de cette arme et pensaient forcer ainsi la main aux politiques. L’arme était cependant à deux tranchants :

 

Pour la suite de la guerre l’arrêt durant six mois de la guerre sous-marine autour de l’Angleterre a eu probablement de lourdes conséquences. Le tonnage de fret qui n’a pas été alors coulé, que l’on peut au bas mot estimer à environ 1 million de tonnes, s’il avait manqué en 1917-1918 aux Alliés, aurait peut-être provoqué le changement décisif de la guerre sous-marine, dont nous savons combien elle fut près du succès final 157.

Tandis que Falkenhayn insistait vivement pour qu’il fut répondu à la menace américaine par une proclamation immédiate de la guerre sous-marine illimitée, Holtzendorf, s’écartant de la position qu’il avait eue jusque-là, conseillait de céder.

La guerre sous-marine, nach Art der Prisenordnung, devait commencer à reprendre dans la Manche, à l’initiative du commandant de la flottille de sous-marins, qui estimait ne plus pouvoir renoncer à ce type d’activité fructueux. Devant les bons résultats obtenus, Holtzendorf obtenait l’autorisation d’une reprise générale de la guerre respectant l’ordre de prise.

D’octobre 1916 à janvier 1917, 300 000 tonnes par mois furent envoyés par le fond, ce qui contribuera à la prise de conscience par l’Angleterre de la réalité de la menace :

 

Il est dans la nature de l’Anglais, de ne se préoccuper sérieusement d’un danger que lorsqu’il a “le couteau sur la gorge”, mais de se ressaisir alors avec l’énergie la plus obstinée et en déployant tous les moyens accessibles au prix d’héroïques efforts, afin de vaincre 158.

Ce sera en Angleterre, sous la direction de l’amiral Jellicoe nommé First Sea Lord, le début d’un gigantesque effort de développement des différents moyens de lutte contre les sous-marins. Il était grand temps car en Allemagne les derniers obstacles sur la voie d’une guerre sous-marine à outrance n’allaient pas tarder à tomber.

Le commandement supérieur de l’armée considérait maintenant la situation comme suffisamment consolidée pour pouvoir envisager le risque lié à une entrée en guerre des Etats-Unis, il n’en était pas moins convaincu, comme l’affirmera le général Ludendorff le 18 novembre 1916 devant une commission parlementaire, que :

 

La situation était telle que nous ne pouvions pas compter sur une victoire sur le seul théâtre d’opérations terrestre ;

La marine ne se déroba pas devant la question posée :

 

L’Admiralstab se porta par contre garant du fait que la guerre sous-marine atteindrait son objectif dans l’intervalle d’une demi-année ; durant cet intervalle, il n’y avait pas à compter sur un engagement des troupes américaines en France 159.

Le refus de l’offre allemande de paix, l’absence de pression du président Wilson sur l’Angleterre pour le respect de la liberté des mers, vont faire le reste.

La guerre sous-marine illimitée était décidée lors du conseil supérieur de guerre du 9 janvier 1917, la date de son ouverture fixée au 1er février 1917.

Le chancelier Bethmann-Hollweg qui y restait opposé plus que jamais se plia à la décision et ne donna pas pour autant sa démission, comme l’avait fait Tirpitz dans la conjoncture opposée. Et K. Assmann de regretter que l’état de disgrâce impériale dans lequel se trouvait ce dernier, n’ait pas permis de faire appel comme chancelier au seul homme susceptible, selon lui, de galvaniser suffisamment les énergies pour aboutir au succès :

 

L’Admiralstab et l’Oberste Heeresleitung exigèrent la guerre sous-marine illimitée, car ils voyaient en elle certes une arme à double tranchant, mais la plus aiguisée et la dernière dont nous disposions encore, et parce qu’ils croyaient au succès. La direction politique ne croyait pas au succès, mais elle était hors d’état de s’opposer avec des arguments crédibles à l’optimisme des autorités militaires 160.

Le caractère tragique de cette décision réside, selon K. Assmann, dans le fait que le président Wilson, alors convaincu que les Anglais poursuivaient eux aussi des buts de guerre impérialistes, tenait réellement à son idée de peace without victory et que l’initiative allemande frustrait son espérance d’en être l’arbitre.

La révolution russe allait créer, à peine deux mois plus tard, une situation nouvelle ; Ludendorff déclarera après la guerre qu’il eût été d’un tout autre avis sur l’opportunité de la guerre sous-marine si l’événement avait pu être prévu.

  1. Assmann n’en prend pas moins position dans la polémique concernant la question de savoir si les Etats-Unis seraient de toute façon entrés ou non dans la guerre :

 

L’opinion dominante s’appuie sur le fait que les intérêts généraux des Etats-Unis et des Alliés dans la guerre mondiale étaient si étroitement enchevêtrés, que les Etats-Unis nous auraient déclaré la guerre de toute façon et au moment qui leur aurait paru opportun, sans se soucier de savoir si, ou comment, nous menions la guerre sous-marine 161.

La seule réserve émise par lui est qu’au tournant des années 1916-1917, Wilson privilégiait la médiation, et que la décision allemande ne lui laissait plus le choix, car :

 

Une victoire allemande, Wilson n’en voulait à aucun prix 162.

Certains experts militaires sont néanmoins de l’avis que si les divisions américaines étaient intervenues six mois plus tard, la « grande bataille de France » eût été gagnée, et K. Assmann pense pour sa part que l’occupation alors possible des côtes française et belge aurait créé des conditions plus favorables pour la lutte qui aurait continué contre l’Angleterre.

Avec des pertes de fret maritime qui atteignent 650 000 tonnes par mois, les six premiers mois de la guerre sous-marine illimitée n’atteignent pas le résultat escompté, mais les pertes causées n’en excèdent pas moins la capacité de remplacement alliée.

Ces succès initiaux et l’effondrement russe n’en auront pas moins le fâcheux effet de dissuader le gouvernement allemand de faire preuve de la modération qui eût été nécessaire pour faire aboutir la tentative de médiation du pape. La négociation fut également retardée par le remplacement en juillet 1917 comme chancelier de Bethmann-Hollweg par Michaelis. Le renversement de tendance dans la guerre sous-marine fit que ce fut alors l’Angleterre qui, sentant le danger passé, se montra opposée à une paix de compromis.

  1. Assmann résume ainsi les raisons de l’échec :

 

Les résultats actuels des recherches dans ce domaine amènent à considérer comme non injustifiée l’hypothèse selon laquelle, grâce à l’effet de la guerre sous-marine, certaines perspectives de paix existèrent à l’été 1917, qui restèrent cependant inutilisées, car il nous a manqué une direction de l’Etat forte et avisée, qui ait eu les commandes en main à l’intérieur comme à l’extérieur, en particulier dans la question des objectifs de guerre recherchés. Il n’existait certes aucune perspective pour ce que nous appelions alors une “paix victorieuse”, Siegfried, mais il en existait certainement pour une paix de conservation, qui dans notre situation, comme après la guerre de Sept Ans la paix d’Hubertusburg, aurait signifié une victoire allemande 163.

Et c’est sur ces mots que K. Assmann clôt la partie de son étude consacrée à la Première Guerre mondiale.

*
* *

Il était intéressant de mettre en parallèle l’analyse de deux historiens de renommée équivalente, que séparent une génération d’homme mais surtout une Seconde Guerre mondiale.

La relation qu’ils font des événements eux-mêmes est pratiquement identique, ce qui est la preuve que dans ce domaine, grâce aux remarquables études anglaises et allemandes qui ont suivi la guerre et que nous avons citées, la « part d’ombre » était des plus limitée.

Leurs ouvrages n’en diffèrent pas moins profondément dans leur esprit même et dans les priorités choisies, qui se reflètent dans les titres eux-mêmes.

L’ouvrage d’Otto Groos se veut didactique. Il s’agit pour lui de rappeler les grands principes de la stratégie maritime. Ce n’est pas par hasard ou par esprit œcuménique qu’il se réfère au dernier maître en la matière, J.S. Corbett, et de voir « à la lumière de la guerre mondiale » comment ils ont été appliqués et quel en fut le résultat. Son livre est de ce point de vue une réussite.

Mais il est aussi évident qu’il écrit à une époque où sévissent encore certains « tabous ». Le simple fait que le livre ait été préfacé, juste avant sa mort, par le grand amiral von Tirpitz est suffisant pour indiquer qu’il ne faut pas s’attendre à un examen et surtout pas à une remise en cause des principes qui avaient conduit à la construction de la flotte impériale allemande. Même s’il fait au demeurant preuve de modération, il n’est pas davantage question qu’il touche de trop près au mythe de la « victoire allemande » au Jutland-Skagerrak, ce qui l’entraîne à quelques appréciations tout à fait contestables, voire même non exemptes de contradiction, lorsqu’on compare les jugements portés sur la bataille dans les différents chapitres164.

En étudiant « La stratégie maritime allemande au cours de deux guerres mondiales », Kurt Assmann n’a pas les mêmes ambitions didactiques, mais trente ans plus tard et après un second désastre, il n’a plus à respecter les mêmes tabous et il pose les vraies questions.

Après avoir été adulé, Tirpitz avait fait l’objet de vives critiques, K. Assmann lui accorde pour sa part un véritable quitus en ce qui concerne le bien fondé de sa politique de construction de la flotte. Quand elle a été conçue, elle correspondait aux aspirations de politique mondiale, Weltpolitik, du Reich allemand. Le « concept du risque », Risikogedanke, avait un but essentiellement politique, qui aurait été atteint si la politique étrangère allemande avait été à la hauteur. Tirpitz ne peut être tenu responsable de son insuffisance. Aucune flotte ne pouvait être conçue pour tenir tête à la coalition rassemblée contre l’Allemagne.

Nous lui en donnons volontiers acte, à la réserve près qu’en stérilisant la réflexion stratégique allemande, qu’il avait pourtant contribué lui-même à porter à un haut niveau, Tirpitz ne peut être exempté de responsabilité dans l’incapacité de la marine allemande à s’adapter à la nouvelle donne stratégique165. Et il est permis de faire plus que de s’interroger sur l’aptitude qu’il lui prête à commander en chef la marine, et encore plus à assumer la direction suprême de la guerre.

Dans le chapitre consacré à la Première Guerre mondiale, s’agissant de la « bataille décisive », il montre qu’elle n’a pas eu lieu tout simplement parce que des deux côtés, pour des raisons différentes, elle n’était pas réellement recherchée. Ce point de vue affirmé lui évite, à propos du Jutland-Skagerrak, les contorsions intellectuelles de son prédécesseur.

En ce qui concerne la guerre sous-marine, il se distingue d’O. Groos en mettant davantage l’accent sur les aspects politique de ce type de guerre. Il montre comment et pourquoi la direction politique et les commandements militaires se sont révélés impuissants à surmonter leurs contradictions internes et à appliquer au moment opportun la stratégie dont ils avaient pourtant discerné les contours.

________

Notes:

 

1 J.S. Corbett, Naval Operations.

2 Der Krieg zur See, 1914-1918, la plus grande partie des 15 volumes que comporterait ce travail magistral était alors déjà parue.

3 Nous avons eu l’occasion dans la première publication de cette série de montrer quelle était la responsabilité propre de Tirpitz dans l’assèchement de la pensée stratégique allemande, cf. F.E. Brézet, “La pensée navale allemande des origines à 1914”, L’évolution de la pensée navale I, pp. 119 et ss. ; cf. également F.E. Brézet, le Plan Tirpitz (1897-1914), une flotte de combat contre l’Angleterre, en cours de publication, Librairie de l’Inde, Paris.

4 Fort heureusement traduit de l’anglais maintenant, cf. J.S. Corbett, Principes de Stratégie Maritime, Economica, 1993.

5 Rappelons toutefois que si l’état-major de l’armée de terre, le Generalstab, s’était à la déclaration de guerre érigé en Grand Quartier Général en charge de la conduite de la guerre, le Kaiser avait conservé dans sa main l’exercice du commandement de la marine et l’état-major de la marine, l’Admiralstab, avait conservé la simple fonction de préparation des opérations que l’organisation de la marine lui conférait.

6 L’opinion avait même été exprimée en son temps qu’il valait mieux laisser le corps britannique s’engager sur le continent pour l’y écraser. Notons que l’état-major français lui-même ne semble pas avoir davantage intégré dans sa stratégie initiale l’appui anglais.

7 Cf. F.E. Brézet, Le Plan Tirpitz.

8 Cf. F.E. Brézet, Le Plan Tirpitz.

9 Cf. O. Groos, op. cit., p. 35.

10 Cf. F. Ratzel, Das Meer als Quelle der Völkergrösse ; cf. également, Michel Korinman, “De Friedrich Ratzel à Karl Haushofer, la Politische Ozeanographie”, dans L’évolution de la pensée navale V, La pensée géopolitique navale, p. 191.

11 L’auteur a naturellement à l’esprit les violentes campagnes d’opinion contre la guerre sous-marine.

12 Cf. O. Groos, op. cit., p. 52.

13 Cette opération de minage, qui avait été effectuée en accord avec le Danemark, ne présentait pas que des inconvénients puisqu’elle interdisait pratiquement la Baltique à la flotte anglaise, alors que la marine allemande disposait du canal de Kiel.

14 Cf. W. Wegener, Die Seestrategie des Weltkrieges, p. 66. Sur les conceptions du vice-amiral Wegener et leur impact, on se rapportera utilement à W. Rahn, “La réflexion stratégique dans la marine allemande de 1914 à 1945”, in L’évolution de la pensée navale II, p. 142.

15 Cf. F.E. Brézet, L’évolution du concept stratégique et politique d’emploi des forces de haute mer allemandes et ses conséquences sur la conduite de la guerre en mer du Nord de 1914 à 1918, à paraître.

16 Cf. O. Groos, op. cit., p. 61.

17 Il s’agit des opérations sur Yarmouth (3 novembre 1914), Hartlepool, Whitby et Scarborough (16 décembre 1914) ; la rencontre du Doggerbank (25 janvier 1915) montrait que ce genre d’opérations n’était pas sans risques.

18 En février 1915, tout en restant globalement sous le commandement de Jellicoe, elle était articulée en “flotte de combat”, battlefleet, placée sous le commandement direct de Jellicoe et stationnée à Scapa Flow et en “flotte des croiseurs de bataille”, battlecruiserfleet, placée sous le commandement de Beatty et stationnée à Rosyth.

19 Cf. O. Groos, op. cit., p. 70.

20 Cf. F.E. Brézet, Le Jutland, Economica, 1993.

21 Pour les Anglais cette maîtrise passait par le contrôle du Danemark. Les projets de débarquement envisagés déjà par Fisher lors de son premier

 

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