Préface

Par Martin Motte

Publié à Constantinople en 1732 puis traduit en français en 1769, le Traité de la tactique d’Ibrahim Müteferrika est à la fois un ouvrage emblématique de l’« ère des tulipes »[1], une butte-témoin du reflux ottoman et un document de premier intérêt sur les rapports entre l’Islam et la civilisation européenne au xviiie siècle. Nulle surprise donc à ce qu’Hervé Coutau-Bégarie ait tant souhaité sa réédition. C’est chose faite et bien faite grâce à Ferenc Tóth, dont les savants commentaires éclairent une période et des personnages fascinants – Ibrahim Müteferrika bien sûr, mais aussi son traducteur Charles Émeric de Reviczky et quelques autres encore, au carrefour d’intrigues ottomanes, magyares, autri­chiennes, françaises, russes et polonaises.

Pour tirer la substantifique moëlle du Traité, il faut, nous semble-t-il, le confronter aux Mémoires de Montecuccoli, dont Ferenc Tóth a récemment donné une excellente édition.[2] On voit alors se dessiner deux cultures stratégiques différentes.[3] Sur ce chapitre, Ibrahim Müteferrika n’hésite pas à égratigner ses coreligionnaires, car selon lui, leurs revers tiennent largement à leur sclérose intellectuelle. Plus surpre­nant, il incrimine aussi leurs  œillères esthétiques. Toutefois, les solu­tions qu’il propose ne sont pas à la hauteur de son diagnostic…

Deux acteurs des guerres austro-turques

Les Mémoires de Montecuccoli et le Traité d’Ibrahim Müteferrika ont pour toile de fond les guerres austro-turques, mais leurs perspectives, à première vue du moins, sont différentes : alors que le général italien traite presque exclusivement de questions militaires, le diplomate d’origine transylvaine se place dans le cadre beaucoup plus vaste de la science politique et de ce qu’on n’appelait pas encore la géopolitique.[4] Le véritable titre de son livre, modifié par le traducteur du xviiie siècle pour des raisons éditoriales qu’explique Ferenc Tóth, était d’ailleurs Pensées sages sur le système des peuples.

Le contexte, d’autre part, a changé dans les six ou sept décennies qui séparent la rédaction des deux œuvres, car si l’empire ottoman en imposait encore lorsque Montecuccoli prit la plume, son étoile avait nettement pâli à l’époque d’Ibrahim Müteferrika. D’où la perspective inversée des auteurs : le chrétien préconise l’adaptation des armées européennes au défi ottoman, le musulman celle des forces ottomanes au défi européen.

À cet égard toutefois, l’un et l’autre illustrent ce que le général Poirier appelait le complexe de Polybe, c’est-à-dire la propension du vaincu à se mettre à l’école du vainqueur.[5] Cette tendance découle du caractère dialectique de la guerre, où « chacun des adversaires fait la loi de l’autre », comme l’écrivait Clausewitz[6], et plus profondément peut-être de la rivalité mimétique en laquelle René Girard voyait la matrice de toute violence.[7]

L’Italien et le renégat transylvain sont donc plus proches qu’il n’y paraît, non seulement parce qu’ils affrontent le même problème, mais encore parce qu’ils y apportent une réponse similaire : ils ont parfai­tement compris que le succès ou l’échec sur le champ de bataille sanctionnent les caractéristiques politiques, sociales, économiques, culturelles et spirituelles des entités en lutte. Dès lors, une puissance qui veut conjurer la défaite ne peut se dispenser de réformes profondes. Montecuccoli ne détaille pas ces réformes, contrairement à Ibrahim Müteferrika, mais son plaidoyer en faveur des armées permanentes suppose de toute évidence le passage de la bigarrure féodale à l’ordre absolutiste.

Le choc des cultures stratégiques

Tout en admirant l’armée permanente de l’empire ottoman, Montecuccoli se montre réservé sur ses soldats. Il leur reconnaît certes une impétuosité qu’il corrèle explicitement à la doctrine du jihad et que démultiplie leur masse ; mais ces atouts ne les rendent pas invincibles, pense-t-il, car si « les peuples barbares mettent leur principal avantage dans le grand nombre et dans la fureur », des « milices bien disci­plinées » peuvent les battre par leur « valeur » et leur « bon ordre ».[8]

Masse orientale contre discipline occidentale : on reconnaît un stéréotype remontant aux guerres médiques et que Montecuccoli, fin lettré, a dû capter à la source, c’est-à-dire chez Hérodote. Mais en l’occurrence, son analyse est corroborée par Ibrahim Müteferrika, qui attribue la supériorité militaire des chrétiens à « une disposition régu­lière et bien entendue de leurs troupes, un arrangement admirable de leur ordre de bataille et un resserrement ferme et impénétrable de leurs rangs ».[9] Ce dispositif rigoureux a rendu inopérante la tactique otto­mane du hugium, ou choc à l’arme blanche, dans le même temps qu’il maximisait les performances des fusils occidentaux. Ibrahim Müteferrika suggère en somme que les Ottomans n’ont pas su s’adapter à la révolution des armes à feu portatives.

Tout aussi éclairante est la façon dont nos deux penseurs articu­lent leur réflexion militaire et leurs convictions religieuses. « Après avoir employé tout son courage, suivi en tout les règles de l’art, et s’être convaincu soi-même qu’on n’a rien oublié de ce qui pouvait contribuer à l’heureux succès d’une entreprise, il en faut recommander l’issue à la Providence : car ce serait la tenter que de s’y fier en sorte qu’on négligeât les règles de la prudence humaine, qui n’est autre qu’un rayon de cette Providence », écrit Montecuccoli.[10] « Quoiqu’en toute occasion […] les succès et les victoires dépendent absolument de la volonté de l’Être suprême », professe pour sa part Ibrahim Müteferrika, « la Divine Providence opère en conséquence des moyens et mesures employés par les hommes dans leurs affaires ; il est consé­quemment dans l’ordre même des choses qu’une armée dirigeant ses opérations suivant les principes de l’art […] ait les succès et les victoires de son côté ».[11]

L’un et l’autre auteur s’accordent donc à condamner ce que l’on pourrait nommer le « quiétisme militaire », ou tentation d’abandonner le sort des armes à la seule volonté divine. Mais cette parenté intellectuelle laisse subsister entre eux une différence culturelle : le chrétien mention­ne en premier ce qui dépend des hommes, puis rappelle la raison à ses devoirs envers Dieu ; le musulman part au contraire de l’omnipotence divine, puis recommande à ses coreligionnaires de ne pas céder à leurs penchants fatalistes. S’il s’agit dans les deux cas de concilier la foi et la raison, l’humanisme chrétien de Montecuccoli semble nettement plus adapté à cette entreprise que le système théocratique auquel se réfère Ibrahim Müteferrika.

Le déclin de l’empire ottoman

L’influence du facteur religieux sur les questions stratégiques est confirmée par l’analyse qu’Ibrahim Müteferrika donne des défaites ottomanes. Il les impute à « l’extrême indolence des musulmans », que leur aversion pour le christianisme a porté à mépriser les sciences et les techniques européennes.[12] Le résultat d’une telle attitude était prévisi­ble : l’empire ottoman importe d’Europe ses horloges et ses montres ; son système bancaire est contrôlé par des Juifs venus d’Anvers ou de Venise ; sa monnaie inspire si peu confiance qu’il recourt à des pièces d’or européennes pour les transactions de quelque importance.[13] Autant de handicaps dont on saisit immédiatement les conséquences mili­taires…

Plus déterminant encore est le retard de l’empire dans le domaine de l’imprimerie. En ce début du xviiie siècle, le seul imprimeur ottoman stricto sensu n’est autre qu’Ibrahim Müteferrika, et encore est-il en butte à l’hostilité des autorités islamiques. Or, l’imprimerie a puissam­ment contribué à l’avance militaire prise par les nations chrétiennes : en effet, elle a facilité la redécouverte des stratégistes antiques, nourri les débats entre tacticiens et permis la diffusion de manuels d’instruction présentant de façon très pédagogique le nouvel art de la guerre.[14] Elle a aussi joué un rôle capital dans les progrès de la géographie, discipline dont le renégat transylvain rappelle qu’elle est indispensable aux chefs d’État comme aux chefs d’armées. Corrélativement, la circulation des livres et des cartes a facilité les grandes explorations maritimes, qui ont permis aux Occidentaux de découvrir le Nouveau Monde et de jeter leurs filets autour de l’Ancien.

Ibrahim Müteferrika n’est pas le premier lettré ottoman à s’in­quiéter de ces percées occidentales. Dès 1655, Kâtip Çelebi avait écrit un Guide de l’histoire des Grecs, des Romains et des chrétiens pour les gens perplexes dans lequel il notait les progrès des puissances chré­tiennes et exhortait les musulmans à étudier l’histoire et la géographie, seule façon selon lui de relever le défi.[15] Mais il avait prêché dans le désert. Ibrahim Müteferrika ne semble pas avoir eu plus de succès : en 1800 encore, le grand vizir ignorait que la mer Rouge débouche dans l’océan Indien… [16]

Beaux-arts et stratégie

Pareil oubli de la géographie est stupéfiant pour qui se remémore les fastes de cette science dans l’Islam médiéval. Pourquoi les géogra­phes chrétiens des temps modernes ont-ils pris l’ascendant sur leurs homologues musulmans ? La question appelle toute une série de répon­ses d’ordre à la fois technologique, économique, sociologique, politique et culturel.[17] Celle d’Ibrahim Müteferrika est fort originale : « On ne peut pas contester aux nations chrétiennes le mérite d’avoir beaucoup contribué à la perfection de la géographie par leur adresse et habileté en fait de dessin et de peinture », écrit-il.[18] Reviczky, le traducteur du Traité, rappelle à ce propos que « les mahométans […] ne sauraient cultiver la peinture et la sculpture, à cause que [leur] loi leur défend […] toute sorte de représentation ».[19]

Il est vrai que l’interdit en question porte sur les représentations du vivant, non sur la cartographie ; mais il existe un rapport de celles-ci à celle-là. Dès lors en effet que les artistes occidentaux recherchaient la représentation la plus fidèle possible de l’homme, ils devaient l’insérer dans un paysage crédible, ce qui leur fit adopter les ressources de la perspective. Cette discipline n’était certes pas inconnue du monde musulman, puisque Ibn al-Haitham, dit Alhazen, l’avait considérable­ment développés aux xe-xie siècles. Mais la culture aniconique de l’islam fit que la perspective y resta une théorie de la vision, pas une pratique picturale.[20]

On comprend sans peine l’avance qu’une telle pratique donna aux cartographes et par conséquent aux stratèges occidentaux ; Carl Schmitt a proposé le concept de « révolution spatiale » pour rendre compte de cette interdépendance entre l’esthétique, les sciences, la stratégie et la géopolitique.[21] Rappelons d’autre part que nombre d’artistes de la Renaissance furent aussi des ingénieurs militaires : il y a évidemment plus qu’un hasard dans le fait que Brunelleschi ait été à la fois l’un des pères de la perspective picturale et le premier architecte connu à avoir réalisé le plan en relief d’une citadelle.[22] Enfin, le dessin perspectif devint un outil de renseignement et de planification enseigné dans les académies militaires ; même l’apparition de la photographie ne lui fit pas immédiatement perdre ce statut, comme en témoignent les talen­tueux croquis tactiques réalisés par Rommel au cours des deux guerres mondiales.

En tant qu’école de perception et de maîtrise de l’espace, les arts figuratifs ont donc eu partie liée avec l’art de la guerre. Ils ont constitué un atout de l’Occident face à l’Islam, point que n’a pas relevé Victor Davis Hanson dans ses célèbres analyses du modèle militaire occi­dental.[23] Ce n’est pas le moindre mérite d’Ibrahim Müteferrika que de l’avoir mis à jour.

De la lucidité à l’aveuglement

Très perspicace lorsqu’il analyse les facteurs du déclin ottoman, Ibrahim Müteferrika l’est beaucoup moins quand il cherche les moyens de l’enrayer. Il formule bien quelques idées intéressantes, dont celle de combiner la tactique européenne des feux de salve et la tactique otto­mane du choc à l’arme blanche : de fait, c’est une combinaison de ce type qui, théorisée par Guibert dans les années 1770, assurera la supé­riorité tactique des armées napoléoniennes. Plus près de nous, on peut se demander si la « guerre hybride » des jihadistes ne procède pas d’une intuition analogue.[24]

Reste que sur le fond, le diplomate ottoman ne voit de salut qu’en l’islam : pour faire jeu égal avec les troupes chrétiennes, soupire-t-il par trois fois, il faudrait que les musulmans se présentent au combat comme ils le font à la mosquée, c’est-à-dire « en bel ordre et en bonne contenance, […] suivant les règles de la géométrie ».[25] Mais pourquoi n’est-ce pas le cas ? À cette question, Ibrahim Müteferrika apporte des réponses bien vagues : il incrimine les défaillances de l’administration, les fautes du commandement, les désobéissances des soldats, etc.

Or, il existe une autre explication. Pour la saisir, écoutons notre réformateur épingler ce qui, à l’en croire, constitue l’infériorité rédhibi­toire de l’Occident : « Les nations chrétiennes, n’ayant guère de lois divines touchant la direction de leurs affaires, […] s’en rapportent uniquement à des lois et constitutions humaines et arbitraires, faites à plaisir, et accommodées à la simple lumière de la raison ». En islam au contraire, « toutes les actions et toutes les démarches de l’adminis­tration sont déterminées par les lois infaillibles de la religion », qui fournissent « les décisions convenables et suffisantes [pour régler] tous les cas et occurrences possibles ».[26]

On a bien lu : la supériorité de l’islam, tel du moins que le conçoit Ibrahim Müteferrika, tiendrait à ce que la loi divine y a réponse à tout – y compris, par hypothèse, à des questions tactiques qui ne se posaient pas à l’époque de Mahomet ; et la tare du christianisme serait d’envi­sager quantité de problèmes temporels « à la simple lumière de la raison ». Il suffit d’inverser ces propositions pour comprendre quels furent, sur les champs de bataille du xviiie siècle, le principal handicap des armées ottomanes et le principal atout des armées chrétiennes.

[1]       Cette période réformatrice de l’histoire ottomane court de 1718 à 1730 et s’achève donc peu avant la parution du Traité, mais c’est bien dans sa perspective qu’il s’inscrit.

[2]       Raimondo Montecuccoli, Mémoires ou Principes de l’art militaire, Paris, Centre de recherches en sciences humaines de l’Académie hongroise des sciences – Institut de stratégie comparée, 2017.

[3]       Pour une première approche de cette notion, voir Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 7e édition, Paris, Institut de stratégie comparée-Economica, 2011, chap. VI, et Martin Motte (dir.), La Mesure de la force, Paris, Tallandier, 2018, chap. VIII.

[4]       Le mot était apparu une première fois en 1676 sous la plume de Leibniz, mais il resta inusité jusqu’au début du xxe siècle. Sur l’histoire de la géopolitique, voir Hervé Coutau-Bégarie et Martin Motte (dir.), Approches de la géopolitique, de l’Antiquité au xxie siècle, 2e éd. augmentée, Paris, Economica, 2015.

[5]       Lucien Poirier, Les Voix de la stratégie, Paris, Fayard, 1985.

[6]       Carl von Clausewitz, Vom Kriege [1832], trad. fr. De la Guerre, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 53.

[7]       René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007.

[8]       Montecuccoli, op. cit., p. 167.

[9]       Voir ci-après, chap. III.

[10]     Montecuccoli, op. cit., p. 103.

[11]     Voir ci-après, chap. III.

[12]     Voir ci-après, chap. I.

[13]     Alessandro Barbero, Il divano di Istanbul [2011], trad. fr. Le divan d’Istanbul – Brève histoire de l’Empire ottoman, Paris, Payot, 2014, p. 197-199.

[14]     Bruno Colson, L’Art de la guerre de Machiavel à Clausewitz, dans les collections de la bibliothèque universitaire Moretus Plantin, Presses universitaires de Namur, 1999 ; Bruno Colson et Hervé Coutau-Bégarie, Pensée stratégique et humanisme – De la tactique des Anciens à l’éthique de la stratégie, Paris, Institut de stratégie comparée-Economica, 2000.

[15]     Bernard Lewis, The Muslim Discovery of Europe [1982], trad. fr. Comment l’islam a découvert l’Europe, [1984], Paris, Gallimard, 1990, p. 131-132.

[16]     Ibid., p. 152.

[17]     Paul Claval, Histoire de la géographie (3e éd.), Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 22-29.

[18]     Voir ci-après, chap. II.

[19]     Voir ci-après, Préface du traducteur.

[20]     Hans Belting, La Double perspective – La science arabe et l’art de la Renais­sance, Dijon, Les presses du réel, 2010.

[21]     Carl Schmitt, Land und Meer – Eine weltgeschichtliche Betrachtung [1942], trad.fr. Terre et Mer – Un point de vue sur l’histoire mondiale [1985], Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2017 (avec une introduction passionnante d’Alain de Benoist). Pour une appréciation critique du concept de « révolution spatiale », nous nous permettons de renvoyer à notre article « Genèse et significations de la géopoli­tique », dans H. Coutau-Bégarie et M. Motte (dir.), Appro­ches de la géopolitique, op. cit., p. 35-41.

[22]     Ce plan, aujourd’hui disparu, fut construit en 1435. Voir Giovanni Ranieri Fascetti, Le Fortificazioni di Vico Pisano, Pisa, Edizioni ETS, 1998.

[23]     Victor Davis Hanson, The Western Way of War [1989], trad. fr. Le Modèle occi­dental de la guerre, Paris, Les Belles-Lettres, 1990 ; Carnage and culture [2001], trad. fr. Carnage et culture, Paris, Flammarion, 2002 et 2010.

[24]     Sur le concept d’hybridité, voir Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerres hybrides : le pire des deux mondes, Paris, Nuvis, 2014.

[25]     Voir ci-après, chap. III.

[26]     Ibid.

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