Préface de l’auteur. Au nom de Dieu, Clément, Miséricordieux, etc.

Louanges, grâces, et bénédictions infinies à ce maître souverain des Empires et Royaumes du monde et des cieux, maître de la gloire et de la toute-puissance, Dieu très saint, qui est le principe et la source de tout ordre, et de toute symétrie de l’univers, dont la volonté suprême règle les affaires des fils d’Adam, et dont les décrets éternels dirigent toutes les actions du genre humain.[1]

Salut et paix à ce Prophète du dernier temps l’asile de la félicité du peuple des vrais croyants, qui par la manifestation des canons sacrés de la loi a procuré un ferme appui à la constitution de l’état, et qui moyennant la tradition des articles de la foi révélée, a apporté un remède salutaire à la religion de la nation.

Honneur et vénération soit aussi à la famille de ses descendants, l’exemple de la vertu, et de l’équité, dont l’institut plein de zèle et de ferveur pour la justice sera à jamais le modèle du gouvernement de l’Empire, et dont les dogmes dirigeant au bonheur, seront la règle constante de l’admiration des affaires publiques.

Et moi pauvre et vil sujet, privé d’éloquence, et de génie, et n’ayant pour tout bien que le besoin de la miséricorde du Seigneur ; d’ailleurs dépourvu de tout fond d’érudition et de connaissances pour me faire valoir dans le public, et trop destitué de talents et de lumières pour oser présenter quelque ouvrage à la considération des gens de mérite et de savoir[2] ; me glorifiant seulement comme du comble de mes vœux, et de l’objet principal de mes désirs, de la puissante grandeur du Roi des Rois, l’ornement des climats du monde, et du bruit de la renommée des grâces et bienfaits de sa Majesté Impériale ; me réfugiant ainsi sous l’ombre des ailes de sa puissante protection, et jouissant d’une pleine sûreté dans cet abri auguste, et ce rempart assûré contre les vexations et les injustices des méchants et perfides, et contre la tyrannie des oppresseurs et usurpateurs ; dans cet état de tranquillité ma seule occupation était un attachement inviolable aux devoirs de la reconnais­sance pour ses bienfaits royaux, et mes jours et nuits se passaient à faire des vœux ardents et des prières assidues pour la conservation de sa vie, et de son Empire, et pour l’accroissement de sa gloire et de sa grandeur. C’est donc ainsi que retiré dans un coin de ma retraite, et dans l’obscu­rité de ma solitude, m’abandonnant à ces réflexions et méditations, je goûtai en paix la tranquillité d’âme, et la douceur d’une vie privée, jusqu’à l’an de l’Hégire 1143,[3] et celui du lever du soleil de l’auguste maison ottomane. Lorsque tout à coup je sentis mon esprit agité, et comme assailli d’une foule impétueuse de pensées, et mon cœur en proie à la plus vive douleur, à la vue de tant de désastres,[4] et d’adver­sités survenus consécutivement dans le cours de la dite année, époque déplorable des calamités publiques, et de tant de malheurs qui acca­blèrent tout de suite l’Empire Ottoman.

Dans ces troubles mon attention se tournant sur la considération des causes de cette révolution subite, et m’appliquant à la recherche de la vraie origine de tous ces maux, dans l’effort que je faisais pour appro­fondir ce mystère, mon faible esprit enveloppé des ténèbres de l’étonne­ment, se perdit entièrement dans l’abyme de ces spéculations.

Toutefois dans la première affliction de mon cœur, je n’ai pas manqué d’attribuer ces funestes effets à la défectueuse exécution des lois et des constitutions de l’état ; à l’extrême indolences des ministres, et des grands officiers de la Cour, dans le maniement des affaires de l’Empire, à la négligence et au peu d’attachement des mêmes à leurs devoirs dans les fonctions les plus importantes du Gouvernement, enfin à une coupable nonchalance et inaction dans des choses et des circons­tances qui demandaient la plus grande vigilance.

Tantôt il m’a paru que de pareils accidents étaient purement l’effet des décrets impénétrables de la providence, provenant de l’essen­ce même de la nature variable de ce monde, et conformes en tout à l’inconstance des affaires humaines. Qu’ainsi les changements et les catastrophes étant dans l’ordre des choses créées, et les révolutions et vicissitudes étant indissolublement attachées à la condition humaine, il était convenable de croire que ces marques d’infirmité dans la consti­tution du corps de l’Empire, et ces symptômes de l’affaiblissement de ses forces et de sa vigueur n’étoit qu’un simple pronostic de son déclin et de sa décadence. Ces tristes et chagrinantes pensées me firent donc plaindre le sort commun de l’instabilité des choses humaines, et le penchant général à la dépravation située dans le cœur des mortels.

Tantôt jetant mes yeux sur les histoires, et les anciennes relations, et réfléchissant sur les revers et disgrâces de rois et souverains des temps passés, j’ai crû remarquer, que tous les changements, révolutions, vicissitudes, arrivés par les arrêts du Tout-puissant dans les cours et dans les états des Princes musulmans, ont produit pour la plupart d’heu­reuses conséquences, comme causes principales du rétablissement des lois de la religion et de l’Empire, de l’affermissement de la puissance de la monarchie, de la restauration des droits et canons de la justice, de la pacification des affaires des sujets, de la perfection des ordonnances et statuts du royaume, et de la réforme de la pureté de la foi, et des articles de la sainte religion. Ces flatteuses et satisfaisantes pensées, faisant triompher mon esprit je sentis aussitôt renaître la paix et la tranquillité dans mon cœur désolé.

Mais enfin le plus puissant sujet de ma consolation, et le plus ferme appui de mes espérances, et de la pacification publique c’est le glorieux avènement au trône du plus grand potentat de la terre, l’asile des peuples de la vraie foi, le très puissant et très gracieux empereur des Ottomans, le sultan, le fils du sultan, Mahmud Chan, fils du sultan Mustapha Chan, fils du sultan Muhammed Chan, notre généreux bien­faiteur, et notre clément, et gracieux souverain ; Dieu veuille éterniser son règne, augmenter sa gloire, multiplier ses victoires, et confondre ses ennemis. Attendu que sa Majesté élevée à la dignité impériale, par la grâce et miséricorde infinie de Dieu, seul distributeur de tout bien, a signalé le commencement de son règne à jamais heureux et permanent, et pour ainsi dire le premier moment de son inauguration par la destruc­tion, et la subversion totale de la machine des factions et de la rébellion, et par l’extinction entière du feu de la sédition et des combustions ; ce qui nous fait espérer avec raison, que la même magnanimité accompa­gnant toutes ses actions, et que la même sagesse conduisant ses opéra­tions, qu’enfin la bénédiction du ciel secondant toutes ses salutaires intentions, l’empire et la religion recouvreront bientôt leur premier lustre, et que la puissance impériale éclatera avec plus de force, et de vigueur. Dans ce point de vue mon esprit dissipé se rallia, et moyennant une foule d’exemples des révolutions des anciens états et nations rapportés dans l’histoire du monde, et des témoignages tirés d’un nom­bre de relations, je conçus le dessein de remarquer, autant qu’il me serait possible, les causes principales des troubles, et des désordres apparents ou cachés, arrivés successivement dans les états des princes et monarques précédents, de développer les germes des changements et des vicissitudes continuelles dans les affaires des peuples, et d’indiquer en conséquence les moyens les plus efficaces pour se garantir d’aussi pernicieux accidents, et les expédients les plus convenables pour préve­nir ces suites funestes, et pour couper la racine du mal ; aussi bien que pour le rétablissement de l’ordre, et de l’harmonie dans le système du gouvernement, et pour l’affermissement de la constitution de l’empire sur des fondements inébranlables.

Ce qui m’a le plus déterminé à cette entreprise, quoique infini­ment au-dessus de ma capacité, et trop téméraire pour un esprit aussi borné que le mien, c’est ce vil et méprisable peuple des Chrétiens, lequel comparé au peuple des Islams, n’était d’abord que très inférieur en nombre, et par rapport aux qualités du corps, et du cœur, une faible et misérable race, mais qui cependant depuis un certain nombre d’années, s’étant répandu dans toutes les parties du monde est non seulement venu à bout d’asservir plusieurs provinces, mais aussi malgré sa naturelle imbécillité a été aperçu plus d’une fois victorieux et triomphant de l’invincible armée ottomane.

Des événements aussi étonnants, et si peu attendus, ont d’abord attiré toute mon attention, et m’ont de plus en plus confirmé dans l’exé­cution de mon plan, et dans la recherche des vraies causes et instru­ments de ces surprenants effets. Pour approfondir donc, et pour mieux pénétrer ce mystère étrange, je me suis armé de tout mon zèle, et de tout mon courage pour sortir de l’état de trouble et de confusion, où mon premier étonnement m’avait jeté, et enfin la vivacité de ma passion m’ayant fait entrevoir l’espérance de quelque succès, j’ai donné un cours libre à mes réflexions.

La langue latine que je me suis rendu familière, m’a été d’un grand secours pour cet effet ; car c’est par ce moyen que j’ai puisé bien des connaissances dans les livres contenant l’histoire de tous ces peu­ples, et que j’ai consulté différents écrits sur l’art de la guerre, et un nombre de mémoires concernant leur tactique, leurs constitutions mili­taires, la forme de leur ordre de bataille et semblables autres affaires, très importantes à savoir.

Non content de la seule lecture, j’ai cherché des éclaircissements dans l’entretien, et les fréquentes conférences avec des gens d’esprit et de pénétration, versés dans cette sorte de connaissances, et consommés dans l’expérience des affaires militaires ; en quoi le même secours de la langue latine me facilitant les moyens, j’eus l’occasion de consulter là-dessus les experts de toute sorte de nations, et de questionner les offi­ciers de différentes armées. J’eus surtout soin d’amener ces conver­sations avec beaucoup de douceur, et de dissimulation, pour m’insinuer de plus en plus par cet artifice dans leur confiance. Les ayant donc ainsi comme amorcé, j’ose dire que rien ne m’a été caché, & que j’eus toute la facilité du monde pour pénétrer jusqu’au fond de leur secret. Au moyen quoi, persuadé que les perles et les pierres précieuses devaient être ramassées, dans quelque endroit qu’on les trouve, j’ai rassemblé soigneusement tous les principes, et les maximes développées succes­sivement dans nos conférences réitérées.

Enfin, poussé par l’ardeur de mon zèle, je résolus de communi­quer au public les fruits de mes réflexions, et le résultat de toutes ces consultations. Pour cet effet j’entrepris de donner une certaine forme à cet amas de matières, tirées de la substance des avis et sentiments des personnes éclairées, des méthodes par eux suggérées, et des préceptes et règles généralement approuvés. Tout cela après avoir été dûment assorti, et ce qui m’a paru superflu retranché, a été distribué dans un nombre d’articles relatifs au bon ordre du gouvernement, à un arrange­ment propre des affaires de l’administration, et à l’affermissement de la constitution fondamentale de l’état ; conformes en tout aux témoi­gnages, et aux aveux unanimes des gens sensés et judicieux, et appuyés sur l’expérience et la certitude des personnes dignes de foi. Ces articles ainsi rassemblés formant la grosseur d’un juste volume, ont été enfin rédigés en un seul livre subdivisé en chapitres, et sections, lequel étant le premier du grand nombre d’ouvrages, et écrits utiles, qu’on s’attend à voir éclore dans ce règne heureux, a été sous de bons auspices intitulé : Méthode de l’art pour l’ordonnance des troupes.[5]

Celui-ci étant enfin terminé il ne me reste plus qu’à supplier, qu’entraîné par ma présomption à me prosterner avec mon ouvrage au pied du trône de la sublime grandeur, et puissance Impériale, sa Majesté daigne jeter un regard favorable sur ce livre ; il arrivera ainsi qu’à l’exemple du Prince, les ministres du Divan, et les grands Officiers de la Cour du Sultan tourneront aussi leur vue du côté des avantages de mon plan, et trouvant le chemin déjà frayé, la grâce divine y coopérant enfin, les utilités de mon système se feront bientôt sentir dans le monde, et que le succès et la bénédiction couronnera mon entreprise.

AVERTISSEMENT

Le présent ouvrage est divisé en trois chapitres, dont le premier traite de la nécessité de l’ordre et de la discipline, et des grands avanta­ges qui leur sont attachés. Le second chapitre contient en abrégé les utilités principales, provenant de l’étude de la géographie. Ensuite la considération, et la connaissance des affaires, et opérations des infidèles réprouvés, ennemis de la Foi et de l’Empire, étant de l’aveu de tout ce qu’il y a d’hommes judicieux, et circonspects un objet digne de la plus grande attention, et de la dernière importance, comme absolument nécessaire pour la résistance et l’opposition, peut-être même condition principale de la victoire, le troisième chapitre comprend les différentes espèces de troupes dans les armées des chrétiens, les règles et la disci­pline observée parmi eux en campagne et en quartier, leurs ordonnances et statuts militaires, prescrits et exécutés dans leurs combats, et dans leur ordre de bataille. Ces trois chapitres suivant l’exigence des matières ont été encore subdivisés en plusieurs sections, en forme de prélimi­naires.

[1]       Il ne sera pas inutile de remarquer qu’il est de l’essence de toute préface des livres mahométans qu’elle contienne trois parties, savoir : le Bismilé, le Hamdelé, et le Salvelé. Le Bismilé, est la formule usitée de : au nom de Dieu, miséricordieux etc. Le Hamdelé est l’action de grâce à Dieu, qui commence d’ordinaire, par ces mots : hamd-ü-sena, c’est-à-dire, louanges et grâces à Dieu, etc. Le Salvelé enfin est le salut donné au Prophète. On y ajoute communément quelque bénédiction pour les successeurs et la postérité de Mahomet, ensuite de quoi vient l’éloge du prince régnant. Il faut savoir aussi que ces sortes de préfaces sont ce qu’il y a de plus pompeux et de plus travaillé dans tout l’ouvrage, et que ces éloges ont presque toujours quelque rapport au sujet du livre ; de même qu’ici la tactique étant le sujet de l’auteur, il loue Dieu comme principe de l’ordre et de l’harmonie du monde. La coutume de ces pieuses préfaces a tellement prévalu, que même dans les livres remplis d’impiétés, ou d’obscénités, on ne manque pas de louer Dieu, et de saluer le Prophète. Cette note, quoiqu’étrangère à la matière, servira à faire connaître la raison du commencement uniforme de toutes ces préfaces. N.T. (Note qui existe seulement dans l’édition parisienne. F.T.)

[2]       Le turc dit : des gens magnanimes et intelligents. N.T.

[3]       1730 selon le calendrier européen. F.T.

[4]       L’auteur entend ici la rébellion de l’année 1730, et la déposition du Sultan Achmet. N.T. (Autrement dit, la révolte de Patrona Halîl à Constantinople. F.T.)

[5]       Je n’ignore pas que les mots : nizam-iliimem peuvent se prendre dans un sens plus étendu, comme pour : la direction des peuples. Mais la signification que je leur donne, convient mieux au sujet de ce livre, et il semble que l’auteur même les a pris dans ce sens. N.T.

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