PRINCIPES ESSENTIELS POUR LA CONDUITE DE LA GUERRE
E. Coralys
Clausewitz interprété par le Général Dragomiroff
I – PRINCIPES CONCERNANT LA GUERRE
EN GéNérAL
1. La théorie s’occupe principalement de rechercher la manière de s’assurer la prépondérance des forces et des moyens matériels sur les points décisifs. Mais comme cela n’est pas toujours possible, la théorie enseigne aussi à faire entrer en ligne de compte les données morales : fautes probables de l’adversaire, impression produite par une entreprise hardie, etc. – au besoin même le désespoir1.
Rien de tout ceci n’est en dehors du domaine de l’art de la guerre et de sa théorie ; car cette dernière n’est autre chose que le produit d’une saine méditation de toutes les situations possibles que l’on peut rencontrer à la guerre. Or ce sont bien évidemment les situations les plus dangereuses sur lesquelles il faut arrêter le plus souvent sa pensée, pour se familiariser, s’identifier davantage avec elles. C’est ainsi qu’on s’élève aux résolutions héroïques basées sur la raison2.
Il n’y a qu’un pédant qui puisse présenter les choses autrement, et l’on n’aurait qu’à perdre à écouter ses avis. Dans les moments décisifs de la vie, dans le tumulte et le désarroi du combat, vous sentirez un jour clairement que cette idée seule3 peut vous être une aide, alors que vous aurez le plus besoin d’aide, et que les sèches pédanteries de chiffres vous laisseront dans l’embarras.
2. Que l’on compte sur les avantages physiques ou moraux, il est naturel à la guerre de chercher toujours à mettre les probabilités de son côté. Mais cela n’est pas toujours possible. L’on est souvent obligé d’entreprendre une opération contre toute probabilité de succès, notamment lorsqu’il est impossible de rien faire de mieux 4. S’abandonner au désespoir en pareil cas, ce serait renoncer à l’emploi de son discernement et de sa raison au moment même où ces facultés nous sont le plus nécessaires et alors que tout semble conspirer contre nous.
Eût-on contre soi toutes les probabilités, ce n’est pas toujours une raison pour considérer l’entreprise comme impossible, ni même comme déraisonnable5. Elle est toujours raisonnable du moment que nous ne savons rien faire de mieux, et que nous tirons le meilleur parti possible des moyens restreints dont nous disposons6.
C’est surtout en pareil cas qu’il importe de ne point manquer de calme et de fermeté, ces qualités maîtresses de l’âme si difficiles à conserver à la guerre, surtout dans les moments critiques, et sans lesquelles les plus brillantes facultés de l’esprit n’y servent de rien. Voilà pourquoi il est nécessaire de se familiariser d’avance avec la pensée de périr avec honneur. Il faut se nourrir constamment de cette idée, et l’incarner en soi. Car, soyez-en bien convaincu, sans cette inébranlable résolution, rien de grand ne se fait, même dans une guerre heureuse, à plus forte raison quand on est malheureux.
Assurément cette pensée a fréquemment occupé Frédéric II, pendant ses premières guerres de Silésie. C’est seulement parce qu’elle lui était devenue familière qu’il se décida dans la mémorable journée du 5 décembre 1757 à entreprendre l’attaque de Leuthen, et nullement parce qu’il avait compté sur une forte probabilité de battre les Autrichiens grâce à son ordre oblique.
3. Il y a dans chaque cas déterminé plusieurs opérations à entreprendre, plusieurs mesures entre lesquelles on peut choisir. Mais, en fin de compte, l’on est toujours ramené à opter entre une décision plus hardie et une décision plus prudente. Bien des gens s’imaginent que cette dernière est toujours la plus conforme à la théorie. Cela est faux7. Si la théorie avait à donner un conseil, ce ne pourrait être que d’accord avec la nature même de la guerre, et par conséquent elle se prononcerait toujours pour la solution la plus hardie et la plus décisive. Mais la théorie laisse à chaque capitaine la liberté de choisir dans la mesure de son courage personnel, de son esprit d’entreprise et de sa confiance en lui-même. Choisissez donc vous-même suivant ces forces intimes8. Mais n’oubliez pas que sans audace il n’y a pas de grand capitaine.
II – TACTIQUE OU THÉORIE DU COMBAT
La guerre est une combinaison de plusieurs combats différents. Cette combinaison peut être raisonnable ou non, et exerce une influence sérieuse sur le résultat. Mais le combat lui-même a une importance plus grande et plus immédiate, car la combinaison de combats heureux peut seule donner de bons résultats. La chose capitale à la guerre est donc en définitive l’art de vaincre l’adversaire dans le combat. Vous ne sauriez trop porter votre attention et vos méditations sur ce point.
Voici maintenant les principes que je considère comme essentiels.
1 – Principes généraux
A) Pour la défensive
1. Sur la défensive, conserver ses troupes cachées le plus longtemps possible. Comme on peut toujours être attaqué, sauf au moment où l’on attaque soi-même, il faut chaque instant être prêt à la défensive, et, par conséquent, disposer toujours ses forces aussi à l’abri que possible.
2. Ne pas engager toutes ses troupes à la fois. Si l’on commet cette faute, on ne peut plus imprimer à la lutte une direction raisonnée. Ce n’est qu’avec des forces disponibles qu’on peut donner au combat une tournure nouvelle.
3. Se préoccuper peu et même pas du tout de la longueur de son front. Cette longueur est en elle-même indifférente, tandis que la profondeur de l’ordre de combat (c’est-à-dire le nombre d’unités disposées l’une derrière l’autre) est diminuée par l’extension donnée au front. Or les troupes placées en arrière restent disponibles ; elles peuvent servir aussi bien à renouveler le combat sur les points où l’on est engagé (soutiens), qu’à transporter la lutte sur des points adjacents (prolongement du front). C’est un corollaire du paragraphe précédent.
4. Comme l’ennemi cherche ordinairement à nous déborder et à nous envelopper, en même temps qu’il attaque une partie de notre front, les troupes placées en arrière sont précisément appelées à déjouer cette tentative et à suppléer au défaut d’appui de nos flancs sur les obstacles du terrain. Ces troupes sont dans de bien meilleures conditions pour remplir cette mission, que si elles étaient déjà en ligne et ne servaient qu’à allonger le front ; car, dans ce cas, l’ennemi les tournerait elles-mêmes sans peine. Ce paragraphe est aussi un développement des précédents.
5. Quand il y a beaucoup de troupes en arrière du front, il convient de n’en conserver qu’une partie immédiatement derrière le front, et de disposer le reste en arrière et sur les flancs.
Ainsi placées, celles-ci peuvent prendre elles-mêmes en flanc les colonnes ennemies qui chercheraient à nous tourner.
6. Principe fondamental : ne jamais rester absolument passif, mais se jeter soi-même sur le front et le flanc de l’ennemi, au moment de son attaque. L’on n’adopte la défensive sur une certaine ligne qu’afin d’obliger l’ennemi à déployer ses forces pour attaquer cette ligne ; et alors on prend soi-même l’offensive avec d’autres troupes tenues jusqu’alors en arrière. L’art des retranchements n’est point fait, comme quelqu’un l’a excellemment remarqué, pour se mettre plus en sûreté derrière un rempart, mais pour servir à attaquer l’ennemi avec plus de succès. Ceci est applicable à toute défense passive : elle n’est et ne doit être qu’un moyen de favoriser l’offensive sur un terrain choisi d’avance, où l’on a disposé ses troupes, et que l’on a organisé à son avantage.
7. Cette offensive qui fait partie de toute défensive peut avoir lieu au moment même où l’ennemi nous attaque effectivement, ou alors qu’il est seulement engagé dans sa marche contre nous. L’on peut encore, à l’instant où l’adversaire se prépare à attaquer, retirer ses troupes en arrière, l’attirer sur un terrain qui lui est inconnu et alors l’assaillir de tous côtés9. L’ordre de combat profond, – c’est-à-dire celui dans lequel les deux tiers ou la moitié au plus de l’armée sont déployés sur le front, tandis que le reste est maintenu en arrière et en échelons, le plus à l’abri des vues possible, – convient parfaitement à ces différentes combinaisons. Cet ordre a donc une valeur infinie.
8. Si j’avais deux divisions, je préférerais en garder une en arrière ; si j’en avais trois, j’en conserverais en arrière une au moins, et sur quatre, probablement deux ; sur cinq, j’en mettrais en réserve au moins deux et quelquefois trois, et ainsi de suite.
9. Sur les points où l’on prévoit que l’on restera passif, l’on a recours à la fortification de campagne. Il ne faut employer que les retranchements séparés, fermés et d’un fort profil10.
10. Dans le plan que l’on projette en vue d’un engagement, il faut toujours se proposer un but considérable, tel par exemple que l’attaque d’une grande colonne ennemie et sa complète destruction. Si l’on se borne à un but médiocre, alors que l’ennemi en poursuit un grand, on tombe évidemment trop court. On joue de l’or contre des sous.
11. Encore faut-il, après avoir adopté un but considérable pour son plan de défensive, le poursuivre avec la plus grande somme d’énergie et la plus grande tension de forces possibles. L’ennemi a aussi son but qu’il poursuit le plus généralement sur un autre point. Tandis que nous nous ruons sur son aile droite, par exemple, il court après un avantage décisif avec sa gauche. Par conséquent, si nous cédons avant l’adversaire, si nous poursuivons notre but avec moins d’énergie que lui, il atteindra complètement le sien, tandis que nous ne réaliserons le nôtre qu’à moitié. Il gagnera ainsi la prépondérance et fixera la victoire, tandis que nous devrons lâcher les avantages que nous avions déjà à moitié cueillis. Lisez attentivement les batailles de Ratisbonne et de Wagram, et tout ceci vous paraîtra aussi vrai qu’important.
Dans ces deux batailles, Napoléon attaque avec son aile droite et cherche à contenir l’adversaire avec sa gauche. L’archiduc Charles fait de même. Mais Napoléon agit avec une entière résolution et une pleine énergie, tandis que l’archiduc est indécis et reste chaque fois à mi-chemin. Voilà pourquoi il n’obtient avec la moitié victorieuse de son armée que des avantages sans conséquence, tandis que l’Empereur remporte à l’aile opposée le succès décisif.
12. Je reviens en deux mots sur les deux derniers principes. Leur combinaison donne naissance à un conseil, auquel on peut décerner la première place parmi toutes les causes de victoire dans l’état actuel de l’art militaire, à savoir : Poursuivre un but considérable, décisif, avec énergie et opiniâtreté.
13. Le danger, en cas de non-réussite, grandit par là même : c’est parfaitement vrai. Mais augmenter la prévoyance aux dépens du but, ce n’est pas de l’art : c’est une fausse prévoyance, qui, je l’ai déjà dit, est en opposition avec la nature même de la guerre.
Pour un grand but, il faut risquer gros 11. La véritable prévoyance consiste, lorsqu’on s’expose à un risque à la guerre, à choisir et à mettre en œuvre soigneusement les moyens les plus propres à atteindre le but et à ne rien négliger par nonchalance, ou légèreté12. Telle était la prévoyance de Napoléon, qui n’a jamais poursuivi un grand but timidement, ou à moitié, par excès de circonspection.
Si vous réfléchissez aux quelques batailles défensives gagnées que relate l’histoire, vous trouverez que les plus belles parmi elles ont été dirigées suivant l’esprit des principes exposés plus haut ; car c’est l’histoire même de la guerre qui a fourni ces principes.
À Minden, le duc Ferdinand apparaît subitement sur un champ de bataille où l’ennemi ne l’attendait pas, et y prend l’offensive, en même temps qu’il se défend derrière ses retranchements de Tannhausen.
À Rossbach, Frédéric attaque l’ennemi sur un point et à un moment où il n’était pas attendu.
À Liegnitz, les Autrichiens rencontrent le roi de Prusse pendant la nuit dans une position toute différente de celle qu’il avait la veille. Celui-ci fond avec toute son armée sur une de leurs colonnes et la bat avant que les autres puissent arriver au combat.
À Hohenlinden, Moreau avait cinq divisions sur son front et quatre en arrière et sur ses flancs. Il tourne l’ennemi et tombe sur la colonne de son aile droite avant qu’elle ait commencé l’attaque.
À Ratisbonne, le maréchal Davout reste sur la défense passive, tandis que Napoléon, avec l’aile droite, attaque les 5e et 6e corps et les défait totalement.
À Wagram, les Autrichiens étaient à proprement parler sur la défensive. Cependant le second jour ils attaquent l’Empereur avec la plus grande partie de leurs forces, et celui-ci peut être à son tour considéré comme le défenseur. Avec son aile droite, il attaque la gauche des Autrichiens, la tourne et la bat, sans s’inquiéter de sa propre aile gauche très faible appuyée au Danube (elle se composait d’une seule division). Grâce à de fortes réserves (ordre de combat profond), il empêche que l’avantage de l’aile droite autrichienne n’ait de l’influence sur la victoire qu’il remporte à Russbach. C’est avec ces réserves qu’il reprend Aderklaa.
Tous les principes exposés plus haut ne ressortent pas à la fois de chacune des batailles citées ; mais en revanche toutes présentent un exemple de défense active.
La mobilité de l’armée prussienne sous Frédéric II était pour ce grand capitaine un moyen de victoire, sur lequel nous ne pouvons plus compter depuis que les autres armées sont devenues aussi mobiles que la nôtre. D’autre part, les mouvements tournants étaient à son époque d’un usage moins général, et par suite la profondeur de l’ordre de combat était moins nécessaire13.
B) Pour l’offensive
1. L’on cherche à attaquer un point de la position ennemie, c’est-à-dire une partie de ses troupes (une division, un corps), avec une grande supériorité, tandis qu’on maintient le reste dans l’incertitude, en les occupant, en détournant leur attention. C’est la seule manière, à force égale ou inférieure, de combattre avec un avantage relatif et par suite avec chances de succès. Plus on est faible, moins on doit employer de troupes pour occuper l’ennemi sur d’autres points, afin d’être aussi fort que possible sur le point décisif. Incontestablement Frédéric II n’a gagné la bataille de Leuthen que parce qu’il avait massé sa petite armée sur un seul point, et qu’il était très concentré par rapport à l’ennemi14.
2. L’on dirige le choc principal contre une aile de l’ennemi, en attaquant cette aile à la fois de front et de flanc, ou en la tournant tout à fait pour l’attaquer par derrière. Ce n’est qu’en délogeant l’ennemi de sa ligne de retraite que l’on obtient dans la victoire de grands résultats.
3. Même avec des forces supérieures, l’on ne choisit généralement qu’un seul point pour y diriger le choc principal, et on donne à celui-ci par suite d’autant plus de puissance. Il est bien rarement possible d’entourer complètement une armée, car cela préjuge une supériorité physique ou morale extraordinaire. Mais on peut écarter l’ennemi de sa ligne de retraite rien qu’en agissant sur un de ses flancs, et cela procure déjà la plupart du temps de grands résultats.
4. Avant tout, la certitude (la haute probabilité) de la victoire, c’est-à-dire de déloger l’ennemi du champ de bataille, est la chose principale. C’est à cela que doit viser le plan de bataille, car il est facile de rendre décisive par l’énergie de la poursuite une victoire non décisive.
5. Il faut attaquer concentriquement l’aile de l’ennemi sur laquelle on dirige le choc principal, de façon que ses troupes se voient assaillies de tous les côtés. Supposé même que l’ennemi ait sur ce point assez de troupes pour faire front dans tous les sens, néanmoins dans une situation semblable elles perdront plus facilement courage, éprouveront plus de pertes, se mettront en désordre, etc. Bref, on est en droit d’espérer qu’elles céderont plus tôt.
6. Pour déborder ainsi l’ennemi, il faut déployer plus de forces sur son front que lui.
Si les corps a, b, c veulent attaquer concentriquement la partie e de l’armée ennemie, il faut naturellement qu’ils se trouvent à côté l’un de l’autre. Mais ce développement de forces sur le front ne doit jamais être assez grand pour empêcher de conserver des réserves notables.
Autrement l’on commettrait une faute énorme, qui conduirait à un désastre pour peu que l’adversaire eût pris ses précautions contre un mouvement tournant.
Si a, b, c sont les corps qui attaquent e, il devra y avoir des corps f et g en réserve. Avec cet ordre de combat profond, nous serons en état de renouveler sans interruption l’attaque sur le même point, et si nos troupes se font battre à l’aile opposée, nous ne serons pas obligés immédiatement de lâcher prise sur celle-ci, puisque nous aurons encore sous la main des troupes disponibles à opposer à l’ennemi. Ainsi firent les Français à la bataille de Wagram. Leur aile gauche appuyée au Danube était extrêmement faible et subit une défaite complète. Leur centre même à Aderklaa n’était pas très fort et fut obligé de ployer devant les Autrichiens le premier jour de la bataille. Mais cela ne fit rien, parce qu’à l’aile droite, où Napoléon attaqua la gauche autrichienne de front et de flanc, l’empereur avait une telle profondeur qu’il put reprendre l’offensive avec une puissante colonne de cavalerie et d’artillerie à cheval contre les Autrichiens d’Aderklaa et les y contenir.
7. Comme dans la défensive, l’on doit aussi dans l’offensive choisir pour objectif de ses coups la partie de l’armée ennemie dont la défaite promet des avantages décisifs.
8. L’on ne doit, comme dans la défensive, jamais lâcher prise tant que le but n’est pas atteint, et qu’il reste encore un seul moyen d’y parvenir. Si le défenseur lui aussi est actif et nous attaque sur d’autres points, nous ne pouvons lui arracher la victoire qu’en le surpassant en énergie et en hardiesse.
En revanche s’il est passif, alors il n’est guère à craindre.
9. Il faut absolument éviter les longues lignes continues ; elles ne conduisent qu’à des attaques parallèles qui ne valent plus rien maintenant. Les différentes divisions font leur attaque chacune pour elle-même, mais suivant les directions données d’en haut, et par suite en concordance les unes avec les autres. Or, comme une division (8 000 à 10 000 hommes) ne se forme jamais sur une seule ligne, mais sur deux, trois et même quatre, il résulte déjà de ce fait qu’il ne peut plus y avoir de longues lignes continues.
10. La concordance des attaques des divisions et des corps d’armée ne s’obtient pas en cherchant à les diriger d’un même point, de façon que ces unités conservent une liaison constante, malgré la distance qui les sépare et quelquefois même la présence de l’ennemi entre elles, en un mot qu’elles se règlent exactement l’une sur l’autre, etc. Ce serait un procédé mauvais et défectueux pour obtenir la simultanéité d’action, subordonné à mille éventualités, incapable de conduire à de grands résultats et, qui plus est, propre à nous faire étriller par un adversaire vigoureux.
La vraie méthode consiste à donner à chaque commandant de corps d’armée, ou de division, la direction principale de sa marche et à lui indiquer l’ennemi comme objectif et la victoire pour but.
Chaque commandant de colonne reçoit donc l’ordre d’attaquer l’ennemi partout où il le trouve et cela avec toutes ses forces. Mais l’on se garde bien de faire retomber sur lui la responsabilité du résultat, pour ne pas engendrer d’indécision. Chacun en particulier n’est responsable que d’une chose : c’est que le corps qu’il commande prenne part à l’action avec toutes ses forces et sans reculer devant aucun sacrifice.
11. Un corps indépendant bien organisé peut résister un certain temps (plusieurs heures) à l’attaque de forces très supérieures, et, par conséquent, ne sera pas anéanti en un instant. Donc, à supposer qu’il s’engage prématurément avec l’ennemi, le combat qu’il livrera, fût-il même malheureux, ne sera pas complètement inutile au point de vue de l’ensemble. L’adversaire en effet sera obligé de déployer ses forces et de les user plus ou moins contre le corps en question, ce qui donnera aux autres l’occasion de l’attaquer dans des conditions avantageuses. L’on verra plus loin comment un corps doit être organisé dans ce but.
Ainsi donc, pour obtenir la communauté d’action des forces, il faut que tous les corps jouissent d’une certaine indépendance, mais que chacun cherche l’ennemi et l’attaque au prix de tous les sacrifices possibles.
12. L’un des éléments les plus importants de la guerre offensive est la surprise. Plus une attaque est imprévue, plus elle a des chances de réussir. Les surprises que le défenseur peut nous préparer en cachant ses mesures et en dissimulant ses troupes ne peuvent être contrebalancées que par des marches inattendues du côté de l’offensive.
Mais ce moyen réussit très rarement dans les guerres d’aujourd’hui, en partie à cause de la meilleure organisation du service de sûreté, en partie aussi à cause de l’allure rapide des campagnes actuelles : on ne voit plus à l’heure qu’il est ces longues périodes de suspension des hostilités qui endormaient souvent la vigilance de l’un des deux adversaires et donnaient à l’autre l’occasion de l’attaquer à l’improviste15.
Dans ces conditions, – en réservant toutefois les attaques de nuit (Hochkirch) qui sont toujours faisables, – on ne peut surprendre l’ennemi qu’en faisant une marche de flanc, ou rétrograde16, et en se portant de nouveau à l’improviste sur l’ennemi. Un autre procédé, qui trouve son application lorsqu’on est une distance notable de l’adversaire, consiste à arriver sur lui beaucoup plus tôt qu’il ne s’y attendait par un déploiement d’énergie et d’activité tout à fait inusité.
13. La surprise proprement dite (de nuit comme à Hochkirch) est la meilleure pour tirer quelque parti d’une toute petite armée ; mais elle est, pour l’assaillant qui connaît le terrain moins bien que le défenseur, sujette à plus d’éventualités. Moins bien l’on connaît le terrain et les dispositions de l’ennemi, et plus grande devient la part de ces éventualités ; c’est pourquoi les opérations de cette nature ne doivent être considérées dans maintes situations que comme un moyen désespéré17.
14. Ce genre d’attaques exige que l’on adopte des dispositions plus simples et que l’on conserve ses troupes encore plus concentrées que le jour.
2 – Principes relatifs à l’emploi des troupes
1. L’emploi des armes à feu étant inévitable (et pourquoi en aurait-on, si on pouvait s’en passer ?), c’est avec elles qu’il faut entamer le combat18. La cavalerie ne doit pas être employée avant que l’infanterie et l’artillerie n’aient causé beaucoup de mal à l’ennemi. il en résulte :
1) Que la place de la cavalerie est en arrière de l’infanterie ;
2) Qu’il ne faut pas sans bonnes raisons se laisser aller à l’employer vers le début du combat. Ce n’est que dans le cas ou des dispositions défectueuses de l’ennemi, et mieux encore une retraite de sa part, pourraient offrir une chance favorable, qu’on devrait se décider à lancer audacieusement sa cavalerie sur lui.
2. Le feu de l’artillerie a beaucoup plus d’efficacité que celui de l’infanterie. Une batterie de huit pièces de 6 n’occupe même pas le tiers du front d’un bataillon ; son effectif n’est même pas le huitième de celui d’un bataillon, et pourtant l’action de son feu est deux ou trois fois plus considérable19. En revanche l’artillerie n’est pas aussi mobile que l’infanterie. Cela s’applique même à l’artillerie à cheval en ce sens qu’elle ne peut être utilisée comme l’infanterie sur toute espèce de terrain. Il faut donc, dès le début même de l’action, grouper l’artillerie sur les points les plus importants, parce qu’elle ne peut, comme l’infanterie, se concentrer sur ces points pendant le courant du combat20. Une grande batterie de 20 à 30 pièces décide ordinairement le sort de la lutte sur le point où elle est en action.
3. Des propriétés qui viennent d’être énoncées et d’autres qui sont évidentes, découlent les règles suivantes pour l’emploi des différentes armes :
1) L’on engage le combat avec la plus grande partie de l’artillerie dont on dispose. Il n’y a que les grandes masses de troupes qui conservent de l’artillerie à cheval et de l’artillerie montée en réserve. L’artillerie s’emploie en grandes batteries massées sur un même point. Vingt à trente pièces réunies en une seule batterie défendent le point principal, ou bien tirent sur le secteur de la position ennemie que l’on se propose d’attaquer.
2) Puis l’on engage de l’infanterie légère (tirailleurs, chasseurs, fusiliers…), en ayant soin surtout de ne pas mettre trop de forces en jeu pour commencer ; il faut d’abord tâter ce que l’on a devant soi (car il est rarement possible de le reconnaître convenablement d’avance) ; il faut voir comment le combat prend tournure, etc.21
Si cette ligne de feu est suffisante pour faire équilibre à l’ennemi, et s’il n’y a rien qui presse, l’on aurait tort de se hâter d’engager d’autres forces ; il faut autant que l’on peut fatiguer l’ennemi avec ce combat préparatoire.
3) Mais si l’ennemi introduit dans le combat des forces telles que notre ligne de feux soit obligée de céder du terrain, ou si nous avons des raisons de ne pas différer, alors nous portons en avant une ligne dense d’infanterie qui se déploie à 100-200 pas de` l’adversaire et qui fait feu ou charge à la baïonnette suivant les circonstances22.
4) Tel est le rôle principal de l’infanterie. Mais si, avec cela, l’ordre de combat est assez profond pour que l’on puisse disposer encore d’une ligne de colonnes de réserve, alors on est suffisamment maître des événements sur ce point. Cette deuxième ligne d’infanterie, formée autant que possible en colonnes, servira à porter le coup décisif.
5) La cavalerie se tient pendant le combat en arrière des troupes engagées, et aussi près que cela est faisable sans qu’elle éprouve des pertes sensibles, c’est-à-dire en dehors de la portée de la mitraille et du fusil. Mais elle doit être sous la main, afin que chaque occasion favorable qui se présente pendant le combat, puisse être mise rapidement à profit.
4. En suivant ces règles plus ou moins fidèlement, il ne faut jamais perdre de vue le principe suivant, sur lequel j’insiste avec force et dont je ne saurais trop affirmer l’importance :
Ne jamais engager dans l’affaire toutes ses forces d’un coup à l’aventure, ce qui serait se priver de tout moyen de la diriger ; fatiguer l’ennemi partout où on le peut avec de faibles forces, et se conserver une masse décisive pour le dernier moment décisif. Mais une fois cette réserve décisive engagée, elle doit être employée avec la dernière audace.
5. Il faut introduire un ordre de bataille, c’est-à-dire un mode de formation des troupes avant et pendant le combat, pour toute la campagne ou pour toute la guerre. Cet ordre de bataille sert dans tous les cas où le temps manque absolument pour prendre une disposition spéciale. Il doit donc être calculé plutôt pour la défensive. Cet ordre de bataille introduira une certaine méthode dans le mode de combattre de l’armée, ce qui est à la fois indispensable et salutaire, parce qu’une grande partie des généraux subordonnés et des autres officiers qui se trouvent à la tête des subdivisions de troupes sont dépourvus de connaissances spéciales en tactique, et surtout n’ont pas une aptitude particulière pour la guerre23.
Ceci engendrera un certain méthodisme qui suppléera à l’art, là où celui-ci fera défaut. Je suis convaincu que cela existait à un haut degré dans les armées de Napoléon24.
6. D’après ce que j’ai dit plus haut de l’emploi des armes, cet ordre de combat pour une brigade serait à peu près le suivant :
Une ligne d’infanterie légère (tirailleurs, chasseurs, etc.) qui entame le combat et sert en quelque sorte d’avant-garde dans un terrain coupé ; en seconde ligne, l’artillerie prête à se déployer sur les points avantageux (cette arme reste en arrière de la première ligne d’infanterie tant qu’elle n’est pas en position). Puis vient la première ligne d’infanterie destinée à se déployer et à ouvrir le feu, qui est ici de 4 bataillons ; plus en arrière, deux régiments de cavalerie. Enfin une deuxième ligne d’infanterie constituant la réserve destinée à la décision du combat, et derrière elle sa cavalerie avec l’artillerie à cheval.
Un corps de troupes plus considérable se forme d’après les mêmes principes et d’une façon analogue. Du reste, il importe peu que l’ordre de combat soit exactement pareil au précédent ou un peu différent. L’essentiel, c’est qu’il ne soit pas en contradiction avec les principes exposés précédemment 25. Ainsi, par exemple, la cavalerie de la première ligne d’infanterie peut être, dans la formation habituelle, maintenue à la même hauteur que la cavalerie de la deuxième ligne, à la condition de la pousser plus avant lorsqu’elle se trouverait trop en arrière dans cette position.
7. Une armée se compose de plusieurs corps indépendants semblables qui ont chacun leur chef et leur état-major. Ces corps seront disposés, soit les uns à côté des autres, soit les uns derrière les autres comme on l’a exposé dans les principes généraux relatifs au combat. Il y a une remarque à ajouter ici : c’est que lorsqu’on n’est pas très faible en cavalerie, il convient de se constituer une réserve particulière de cette arme, maintenue naturellement en arrière, et qui aura le rôle suivant :
1) Se ruer sur l’ennemi quand il se retirera du champ de bataille, et bousculer la cavalerie qu’il emploierait à couvrir sa retraite. Si l’on bat dans ce moment cette cavalerie, l’on peut espérer de grands résultats, à moins que l’infanterie ennemie n’accomplisse des prodiges d’héroïsme. De petits paquets de cavalerie n’atteindraient pas ici le but ;
2) Poursuivre rapidement l’adversaire s’il exécute une marche rétrograde, même sans avoir été battu, ou s’il continue à battre en retraite le lendemain d’une bataille perdue. La cavalerie va plus vite que l’infanterie, et cause une impression démoralisante à des troupes qui battent en retraite. Ce qu’il y a de plus important à la guerre après la victoire, c’est la poursuite ;
3) Exécuter un grand mouvement tournant (stratégique), lorsqu’on a besoin, en raison du parcours, d’employer une arme qui aille vite.
Pour que ce corps jouisse d’une plus grande indépendance, il faut lui adjoindre de l’artillerie à cheval ; car la combinaison de plusieurs armes différentes donne une plus grande force.
8. L’ordre de combat des troupes ne se rapporte qu’au combat ; c’est leur formation en vue du combat.
Mais leur ordre de marche est en essence le suivant :
1) Chaque corps indépendant (brigade, ou division) a son avant-garde, son arrière-garde et constitue une colonne spéciale. Cela n’empêche pas de faire marcher deux ou trois unités semblables l’une derrière l’autre, sur le même chemin, et de constituer ainsi en somme et dans une certaine mesure une seule grande colonne26 ;
2) Ces corps marchent d’après leur ordre de succession dans l’ordre général de combat, en un mot se meuvent comme ils auraient à se placer l’un à côté de l’autre, ou l’un derrière l’autre ;
3) Dans chacun d’eux l’on conserve invariablement l’ordre suivant : l’infanterie légère forme l’avant-garde (ou l’arrière-garde) ; on lui adjoint de la cavalerie. Puis vient l’infanterie, ensuite l’artillerie et enfin le reste de la cavalerie27.
Cet ordre est observé, aussi bien lorsqu’on s’avance sur l’ennemi, – auquel cas il est à proprement parler l’ordre naturel, – que lorsque l’on exécute une marche parallèle. Dans cette dernière hypothèse, les troupes qui dans le déploiement sont destinées à se trouver à côté l’une de l’autre, devraient marcher l’une à côté de l’autre. Mais si l’on en vient à se déployer, l’on aura toujours assez de temps pour faire déboîter la cavalerie et la seconde ligne d’infanterie à droite ou à gauche.
3. Principes relatifs à l’utilisation du terrain
1. Le terrain (configuration du sol, caractère topographique de la contrée) offre deux avantages pour la guerre :
Le premier, c’est qu’il présente des obstacles au mouvement et à l’accès, qui empêchent complètement l’ennemi de pénétrer par un point donné, ou du moins l’obligent à marcher plus lentement, à rester en colonne, etc. ;
Le second, c’est qu’il fournit le moyen de disposer les troupes à l’abri des vues.
Ces deux avantages sont très importants ; mais le second me semble avoir le plus de valeur. Il est certain du moins qu’on l’utilise plus fréquemment. Car le terrain le plus plat permet encore dans la pluralité des cas de se former plus ou moins à couvert.
Autrefois l’on ne reconnaissait que le premier de ces avantages, et l’on ne profitait guère du second28. Mais à présent la mobilité plus grande des armées a rendu le premier d’un emploi moins fréquent. Il convient donc de recourir plus souvent au second. Le premier n’est favorable qu’à la défensive ; le second l’est à la fois à l’offensive et à la défensive.
2. Le terrain envisagé comme obstacle à l’accès est utilisable principalement sous deux rapports : soit comme appui pour les flancs, soit comme moyen de renforcer le front.
3. Un obstacle destiné à appuyer un flanc doit être absolument infranchissable, comme par exemple : une grande rivière29, un lac, un marais… Mais de pareils obstacles ne se rencontrent pas souvent, et par suite un appui complètement sûr pour les flancs est extrêmement rare. C’est encore plus rare aujourd’hui qu’autrefois, parce qu’on se déplace davantage, qu’on ne reste pas aussi longtemps dans une position, et par conséquent qu’il faut occuper plus de positions différentes sur le même théâtre.
Un obstacle qui n’est pas absolument infranchissable n’est plus, à proprement parler, un appui pour un flanc, mais simplement un renforcement du flanc. Il faut donc disposer des troupes derrière cet obstacle, et il devient dès lors une gêne pour les mouvements de celles-ci.
Néanmoins, il est toujours avantageux de renforcer son flanc par un obstacle de cette nature parce que cela permet de diminuer les troupes sur ce point. Mais il faut bien se garder de deux choses : d’abord – de s’exagérer la sécurité d’un flanc ainsi protégé, au point de ne pas se conserver une forte réserve ; ensuite – de s’entourer d’obstacles semblables sur ses deux flancs. Car du moment où ils ne présentent pas une sécurité complète, ils ne rendent pas le combat impossible sur les flancs. Dès lors, l’affaire peut prendre facilement la tournure d’une défensive excessivement désavantageuse, puisque les obstacles auxquels nous nous appuyons peuvent nous empêcher de passer à une défense active sur une aile : nous nous trouverons donc réduits à la forme de défensive la plus désavantageuse, celle où l’on a les deux flancs repliés en arrière.
4. Les considérations qui précèdent fournissent de nouveaux arguments en faveur de l’ordre profond. Moins nos flancs offrent de sécurité, et plus il est indispensable de les soutenir au moyen de corps maintenus en arrière et qui puissent tourner l’ennemi qui voudrait nous tourner.
5. Toutes les espèces de terrain que l’on ne peut passer de front, toutes les localités, toutes les coupures, haies, fossés, etc. toutes les prairies marécageuses, enfin toutes les hauteurs qui ne peuvent être gravies qu’avec une certaine fatigue, constituent des obstacles de terrain de la classe en question : l’on peut les franchir, mais avec effort et avec lenteur, et par conséquent ils augmentent la force de résistance des troupes placées derrière. Il ne convient d’y comprendre les bois que lorsqu’ils sont très touffus et marécageux. Un bois ordinaire de haute futaie n’est guère plus gênant à traverser que la plaine ; mais, à propos des bois, il y a une chose qu’il ne faut jamais oublier : c’est qu’ils cachent l’ennemi. Si l’on se place dedans, le désavantage est le même de part et d’autre ; mais il serait fort dangereux, et ce serait une grosse faute de laisser des bois inoccupés devant son front ou sur ses flancs. Ceci ne serait admissible au pis aller que si ces bois étaient traversables seulement par un très petit nombre de chemins. Les abattis qu’on organise pour servir d’obstacles à la marche ne sont pas d’un grand secours, parce qu’il est trop facile de les déblayer.
6. Il résulte de tout ceci qu’il convient de chercher à utiliser les obstacles de terrain sur un flanc, afin d’y obtenir, avec des forces relativement faibles une résistance assez forte, en même temps que l’on exécute sur l’autre flanc le mouvement offensif que l’on a en vue. Il est très avantageux d’ajouter aux obstacles naturels l’emploi des retranchements, car si l’ennemi réussit à franchir l’obstacle, les feux des retranchements peuvent intervenir à propos pour protéger de faibles troupes contre une attaque supérieure et une bousculade trop instantanée.
7. Sur le front, dans tous les points où l’on se borne à une action défensive, le moindre obstacle a une grande valeur.
Toutes les hauteurs sur lesquelles on se place, ne sont occupées que pour cette raison. Car une position élevée n’a souvent aucune – et dans la pluralité des cas qu’une fort petite – influence sur l’efficacité des armes. Mais quand nous sommes sur une hauteur, comme l’ennemi pour se rapprocher de nous doit monter péniblement, il ne progresse que lentement, arrive en désordre, nous aborde avec des forces épuisées. Il est bien clair qu’à égalité de bravoure et de force un pareil avantage est décisif. Une chose à bien prendre en considération, c’est l’effet moral d’un assaut rapide enlevé à toute vitesse. Le soldat qui charge à la course se cuirasse par là même contre la sensation du danger ; mais celui qui reste immobile perd plus facilement sa présence d’esprit. Disposer sur une hauteur sa ligne avancée d’infanterie et d’artillerie est donc toujours très avantageux.
Si les pentes de la hauteur sont trop escarpées, ou ses abords trop ondulés et trop ravinés pour qu’on puisse les battre efficacement, – cas qui est fort fréquent, – alors l’on ne place pas sa première ligne sur la berge même de cette hauteur ; l’on occupe seulement cette berge avec des tirailleurs, et on place sa ligne pleine de façon que l’ennemi tombe sons son feu le plus efficace au moment même où il débouche sur la hauteur et se rassemble.
Tous les autres obstacles, tels que petits cours d’eau, ruisseaux, chemins creux, etc., servent à rompre le front de l’ennemi. Ce dernier est mis par eux dans l’obligation de se reformer sur l’autre bord et cela l’arrête un instant. C’est pourquoi il faut les battre de son feu le plus efficace à mitraille (400 à 600 pas) si l’on a beaucoup d’artillerie ou de mousqueterie, (150 à 200 pas) si l’on dispose de peu d’artillerie sur ce point30.
8. D’où découle cette loi générale : prendre sous notre feu le plus efficace tout obstacle à l’accès, qui doit renforcer notre front. Mais un point capital à retenir, c’est qu’il ne faut pas borner toute sa résistance simplement au feu, mais qu’il est toujours indispensable de conserver une fraction notable de ses troupes (1/3 à 1/4) prête à charger à la baïonnette. Si donc l’on est très faible, il faut se contenter de disposer une ligne de feux, composée de tirailleurs et de canons, à la distance convenable pour battre l’obstacle et de conserver tout le reste de ses troupes en colonnes, autant que possible à couvert et à 600-800 pas plus en arrière.
9. Une autre manière d’utiliser les obstacles à l’accès devant le front, c’est de les laisser plus loin encore en avant du front, à bonne portée de l’artillerie (1 000-2 000 pas) et d’attaquer l’ennemi de tous côtés à la fois au moment même où ses colonnes débouchent de l’obstacle. (À Minden, le duc Ferdinand fit quelque chose d’analogue). De cette façon l’obstacle de terrain contribue à la défense active et cette défense active, dont nous avons déjà parlé précédemment, a lieu alors sur le front.
10. Dans tout ce qui précède, les obstacles du sol et du terrain ont été surtout envisagés comme des lignes continues pour de longues positions. Mais il y a encore quelque chose à ajouter pour les points isolés :
1) Hauteurs escarpées isolées
Ici les retranchements sont de saison en toute circonstance, parce que l’ennemi peut toujours s’avancer contre le défenseur avec un front plus ou moins grand, et ce dernier finira par être pris à revers ; car l’on n’est presque jamais assez fort pour faire front de tous les côtés.
2) Défilés
On comprend sous cette expression tout passage étroit par lequel l’ennemi ne peut s’avancer que contre un point : ponts, digues, gorges étroites dans les rochers, etc.
Il convient de remarquer par rapport aux défilés qu’ils se répartissent tous en deux catégories : ou bien l’assaillant ne peut aucunement les tourner, comme par exemple un pont sur un grand fleuve, et alors le défenseur est libre d’employer tout son monde pour battre aussi efficacement que possible le point de passage ; ou bien l’on n’est pas absolument assuré contre un mouvement tournant, comme dans le cas de ponts sur un petit cours d’eau, et de la plupart des défilés de montagne, et dès lors il est obligatoire de réserver une fraction notable (1/3-1/4) de ses troupes pour agir en masse.
3) Localités, villages, petites villes, etc.
Avec des troupes très braves, et qui font la guerre avec enthousiasme, on peut se défendre dans les maisons à nombre très inférieur, comme nulle part ailleurs. Mais si l’on ne peut compter sur chacun de ses hommes individuellement, il est préférable d’occuper seulement les maisons et les jardins avec des tirailleurs, et les issues avec des canons. Quant au gros des troupes (1/2-3/4), on le maintient en colonnes compactes cachées dans la localité ou en arrière, pour tomber sur l’ennemi au moment de son irruption.
11. Ces occupations de points isolés servent dans les grandes opérations : tantôt comme avant-postes, dans lesquels il suffit la plupart du temps de contenir simplement l’ennemi, sans aller jusqu’à une défensive absolue ; tantôt dans des endroits qui acquièrent une importance particulière, en raison des combinaisons projetées pour l’armée. Il est en outre nécessaire souvent de se maintenir fortement sur un point détaché, afin d’avoir le temps de développer le système de défense active qu’on s’est proposé ; un point détaché est, par sa dénomination même, un point isolé.
12. Encore deux remarques relativement aux points isolés. La première, c’est qu’on doit avoir en arrière de ces points des troupes prêtes à recueillir les détachements qui en sont rejetés. La seconde, c’est que, tout en adoptant ce moyen dans la série de ses combinaisons défensives, il ne faut pas trop y compter, quelle que soit la force du terrain. Au contraire, celui auquel la défense d’un pareil point est confiée doit, dans les circonstances même les plus avantageuses, ne songer qu’à atteindre le but. Il faut ici un esprit de résolution et de sacrifice qui ne trouve sa source que dans l’amour de la gloire et dans l’enthousiasme. Une mission semblable ne convient donc qu’à des hommes auxquels ces nobles aspirations de l’âme ne font pas défaut.
13. L’utilisation du terrain pour dissimuler les dispositions ou les mouvements des troupes, n’exige pas de longues explications.
L’on prend position, non sur la crête de la hauteur que l’on veut défendre (comme cela a eu lieu si souvent jusqu’à ce jour), mais derrière cette crête. L’on ne se place pas devant les bois, mais dedans ou derrière, cette dernière disposition bien entendu à la condition qu’ils puissent être en même temps surveillés. On maintient ses troupes en colonnes ; afin de trouver plus facilement des couverts. L’on utilise les villages, les rideaux d’arbres, les moindres plis de terrain pour cacher son monde. L’on choisit de préférence pour cheminer contre l’adversaire le terrain où l’on rencontre le plus de coupures31.
Il n’y a presque pas d’endroits, dans un pays très habité et cultivé, où les reconnaissances puissent se faire assez facilement pour qu’une grande partie des troupes du défenseur, s’il a su habilement profiter du terrain, n’échappent à toute investigation. Mais l’assaillant a beaucoup plus de peine pour dissimuler sa marche, parce qu’il doit suivre les chemins.
Il va de soi que, tout en cherchant à utiliser le terrain pour cacher ses troupes, il ne faut jamais perdre de vue le but et les combinaisons qu’on s’est proposés. Ainsi, notamment, il ne convient pas de rompre complètement l’ordre de combat, tout en se permettant certaines infractions32.
14. En groupant tout ce qui a été dit jusqu’ici au sujet du terrain, il en résulte que pour le défenseur, c’est-à-dire pour le choix d’une position, les objets suivants sont les plus importants :
l) Points d’appui pour les flancs (ou un flanc) ;
2) Champ de vue libre sur le front et les flancs ;
3) Obstacles à l’accès sur le front ;
4) Abris pour dissimuler les troupes ;
5) Enfin, nature coupée du terrain en arrière de la position pour retarder la poursuite en cas de malheur ; mais pas de défilé trop rapproché (comme à Friedland), car c’est une cause d’arrêt et de désordre.
15. Il serait pédant de s’imaginer que toutes ces conditions se rencontrent à la fois sur toutes les positions auxquelles on a affaire à la guerre. D’abord toutes les positions n’offrent pas un égal intérêt. Les plus importantes sont celles où l’on a le plus de chances d’être attaché, et ce sont aussi les seules où l’on s’efforce de réunir à la fois le plus possible de ces avantages. Les autres y satisfont plus ou moins.
16. Quant à l’assaillant, l’utilisation du terrain l’intéresse surtout sous les deux points de vue suivants :
Premièrement, trouver pour le point d’attaque un terrain qui ne soit pas trop difficile ;
Deuxièmement, pouvoir cheminer autant que possible à travers un terrain où l’adversaire ait de la peine à reconnaître sa force33.
17. Je termine ces remarques sur l’emploi du terrain par un principe extrêmement important au point de vue de la défense et qui constitue en quelque sorte la pierre angulaire de toute la théorie de la défensive, savoir :
Ne jamais tout attendre de la force du terrain. Donc ne jamais se laisser entraîner par un terrain très fort à une défense passive.
En réalité, si le terrain est tellement fort que l’assaillant ne puisse nous en déloger, il se décidera à nous tourner, ce qui est toujours possible, et rend la plus forte position inutile. Nous serons contraints alors de livrer bataille dans des conditions toutes différentes et sur un terrain tout autre, et cela reviendra par conséquent au même que si nous n’avions pas fait entrer du tout la première position dans nos combinaisons. À supposer au contraire que le terrain n’ait pas une force aussi grande, et que l’adversaire puisse nous y attaquer, alors les avantages que ce terrain nous procure ne compenseront jamais les inconvénients de la défense passive34. Par conséquent, tous les obstacles du terrain n’ont une valeur réelle que pour une défense partielle, pour permettre de fournir une résistance relativement grande avec peu de troupes et gagner du temps au profit de l’offensive, au moyen de laquelle on cherche à remporter sur d’autres points la véritable victoire.
III – Stratégie
La stratégie est la combinaison des combats isolés dont se compose la guerre, en vue d’atteindre le but de la campagne et de toute la guerre.
Si l’on sait se battre, si l’on sait vaincre, il reste peu de chose à savoir. Car combiner ensemble des résultats heureux est chose facile ; c’est en somme tout simplement l’affaire d’un jugement exercé35, et cela n’exige plus, comme la direction du combat, un savoir spécial.
Les principes peu nombreux qui se rapportent à la stratégie et qui reposent surtout sur la constitution des États et des armées sont résumés ici très brièvement dans leur essence.
1 – Principes généraux
1. Il y a dans la conduite de la guerre trois buts principaux :
1) Vaincre et détruire les forces armées de l’ennemi ;
2) S’emparer de ses moyens de lutte matériels et des autres sources de résistance qu’il possède ;
3) Gagner l’opinion publique.
2. Pour atteindre le premier but, l’on dirige toujours l’opération principale contre la principale armée de l’adversaire, ou au moins contre une partie très importante des forces de l’ennemi, car ce n’est qu’après les avoir battues qu’on peut poursuivre les deux autres buts avec succès.
3. Pour s’emparer des moyens matériels de lutte de l’ennemi, l’on dirige ses opérations contre les points où ces moyens sont généralement concentrés : capitales, dépôts, grandes places fortes. C’est sur le chemin qui y conduit que l’on trouvera la principale armée ennemie ou du moins une partie notable de cette armée.
4. L’opinion publique enfin se gagne au moyen d’une grande victoire ou de la prise de la capitale.
5. Le premier et grand principe à observer pour atteindre ces buts, c’est de mettre en œuvre toutes les forces dont on peut disposer, jusqu’à leur limite extrême de tension. Toute pondération d’efforts peut faire rester en deçà du point visé. Lors même qu’il y aurait des chances de succès satisfaisantes, ce serait cependant le comble de la déraison de ne pas faire un effort suprême pour rendre le résultat tout à fait certain ; car cet effort en tout cas ne peut jamais avoir de conséquences fâcheuses. À supposer que le pays ait par là à supporter une charge plus pénible, cela ne constitue pas à tout prendre un désavantage, puisque cette charge cesse d’autant plus vite de peser sur lui.
Il faut attacher une valeur infinie à l’effet moral qui résulte d’une puissante préparation militaire. Elle inspire à tout le monde une ferme confiance dans le succès. C’est le meilleur moyen d’exalter l’esprit de la nation.
6. Deuxième principe : concentrer autant que possible ses moyens d’action sur le point où doit avoir lieu le choc décisif ; s’exposer même à des insuccès sur les autres points, pour augmenter ses chances sur le point principal. Le succès que l’on y remporte efface tous les autres insuccès.
7. Troisième principe : ne jamais perdre de temps36. Toutes les fois qu’il n’y a pas un avantage capital à temporiser, il importe d’aller aussi vite que possible en besogne. La rapidité étouffe dans leur germe une foule de mesures que l’ennemi aurait prises, et gagne l’opinion publique.
La surprise due à la promptitude d’action joue dans la stratégie un rôle beaucoup plus considérable que dans la tactique. Elle est le principe de victoire le plus efficace : Napoléon, Frédéric II, Gustave-Adolphe, César, Hannibal, Alexandre37 ont dû à la rapidité les plus brillants rayons de leur gloire.
8. Enfin, il y a un quatrième principe : c’est de profiter du succès remporté avec la plus grande énergie. C’est la poursuite de l’ennemi battu qui seule cueille les fruits de la victoire.
9. Le premier de ces principes sert de fondement aux trois autres. L’on peut s’exposer aux plus grands risques pour leur être fidèle, sans jouer tout son enjeu, pourvu que l’on ait observé le premier principe. Car il donne le moyen de reformer constamment de nouvelles forces en arrière, et avec de nouvelles forces l’on peut réparer tous les accidents.
C’est en cela que consiste la seule prévoyance, qui mérite le nom de sage, et non à ne faire chaque pas en avant qu’avec timidité38.
10. À l’heure actuelle les petits États ne peuvent point faire de guerres de conquêtes, mais pour une guerre défensive leurs moyens sont encore très grands. Celui qui ne recule devant aucun effort pour mettre en campagne des masses toujours renouvelées, qui ne néglige aucun moyen de préparation imaginable, qui tient des forces concentrées sur le point principal, qui joint à ces préparatifs la décision et l’énergie dans la poursuite d’un grand but, – celui-là a fait, j’en ai la ferme conviction, tout ce qui est possible en grand pour la direction stratégique de la guerre. Si avec cela il n’est pas absolument malheureux sur le champ de bataille, il sera infailliblement victorieux dans la même mesure que son adversaire se montrera inférieur à lui en sacrifices, en efforts et en énergie.
11. Ces principes observés, la forme dans laquelle les opérations sont conduites, importe peu en définitive. Toutefois je vais essayer de dire là-dessus clairement et en peu de mots ce qu’il y a de plus important.
En tactique l’on cherche toujours à envelopper l’ennemi, notamment la portion de ses forces contre laquelle est dirigée l’attaque principale. L’on opère de la sorte en partie parce que l’action des forces combattantes s’exerce plus efficacement concentriquement que parallèlement, et en partie aussi parce que c’est la seule manière de rejeter l’ennemi en dehors de sa ligne de retraite.
Mais si nous appliquons au théâtre de la guerre tout entier (et par conséquent aux lignes de communication de l’adversaire), ce que nous venons de dire de l’ennemi et de sa position, alors les colonnes ou les armées séparées qui seront chargées de tourner l’ennemi seront la plupart du temps trop éloignées l’une de l’autre pour pouvoir prendre part à un seul et même combat. L’adversaire qui se trouvera entre elles aura donc la faculté de se tourner contre chacune d’elles séparément et de la battre avec son armée réunie. Les campagnes de Frédéric II, en particulier celles de 1757 et 1758, fourmillent d’exemples de cette nature.
Or le combat est l’affaire principale, la chose décisive. Par conséquent, celui qui manœuvre concentriquement, à moins d’avoir une supériorité absolument décisive, perd dans les batailles tous les avantages qu’il espérait tirer de ses marches enveloppantes ; car une action sur les communications ne produit son effet qu’assez lentement, tandis que la victoire sur le champ de bataille porte des fruits immédiats.
Ainsi, en stratégie, celui qui se trouve entouré est dans une meilleure situation que celui qui entoure son adversaire, surtout si les forces sont égales, et même fût-il le plus faible.
Pour couper l’ennemi de sa ligne de retraite, un mouvement tournant, ou enveloppant stratégique, est du reste très efficace ; mais, en somme, l’on peut atteindre le même but par un mouvement tournant tactique. Donc un mouvement tournant stratégique n’est à recommander que dans le cas où l’on possède une supériorité (physique et morale) assez grande pour rester suffisamment fort sur le point principal, sans compter sur ses corps détachés.
Napoléon n’a jamais abusé des mouvements tournants stratégiques, bien qu’il ait été souvent et même presque toujours supérieur à ses adversaires39.
Frédéric II n’y eut recours qu’une fois, dans son invasion de la Bohême en 1757. Il en résulta que les Autrichiens ne purent lui livrer bataille qu’à Prague. Mais quel avantage eut la conquête de la Bohême jusqu’à Prague, sans victoire décisive ? Après avoir été battu à Kollin, le roi fut obligé d’abandonner tout le territoire, preuve qu’une bataille décide tout ; sans compter qu’à Prague il courait évidemment le risque d’être attaqué par toute l’armée autrichienne avant l’arrivée de Schwérin. Il ne se serait pas exposé à ce danger, s’il eût passé par la Saxe avec toute son armée. Alors la première bataille aurait probablement été livrée à Budin sur l’Eger, et elle aurait été tout aussi décisive qu’à Prague. La dislocation de l’armée prussienne pendant l’hiver en Saxe et en Silésie avait assurément été la raison de cette manœuvre concentrique, et il importe de remarquer que les motifs de détermination de cette nature sont bien plus pressants que les considérations basées sur les avantages de la forme de l’attaque ; car la facilité des opérations est le gage de leur rapidité, et le frottement de l’immense machine est si grand par lui-même qu’il ne faut pas l’augmenter encore sans nécessité absolue.
12. Du reste, le principe même de la concentration des forces sur le point principal suffit à écarter la tentation d’un mouvement tournant stratégique, et le déploiement général de l’armée en découle naturellement. C’est ce qui m’a permis de dire que la forme de ce déploiement avait eu elle-même peu de valeur. Il y a cependant un cas où une action stratégique dans le flanc de l’ennemi peut conduire à des résultats aussi décisifs qu’une bataille : c’est lorsque, dans une contrée pauvre, l’ennemi a accumulé à grand’peine des magasins, de la préservation desquels dépendent absolument ses opérations. Dans ce cas, il peut être avisé de ne pas opposer son armée principale à celle de l’ennemi, mais de faire une pointe sur sa base. Il y a toutefois ici deux conditions nécessaires :
1) L’ennemi doit être assez loin de cette base pour que notre menace l’oblige à une retraite considérable ;
2) Nous devons être en état, dans la direction suivie par son armée principale, d’entraver sa marche en avant avec peu de troupes, grâce aux obstacles naturels et artificiels, afin qu’il ne puisse faire là des conquêtes qui compenseraient la perte de sa base.
3) Les troupes ont besoin de vivre : c’est une condition forcée de la conduite de la guerre, et qui a, par suite, une grande influence sur les opérations, surtout parce qu’elle ne permet de concentrer des masses que jusqu’à un certain degré, et qu’elle contribue à la détermination du théâtre de la guerre, lorsqu’il s’agit de fixer le choix de la ligne d’opérations.
14. L’approvisionnement des troupes se fait, toutes les fois que la région le permet, aux dépens de cette région, au moyen de réquisitions.
Avec la manière actuelle de faire la guerre, les armées occupent un espace beaucoup plus grand qu’autrefois. La formation de corps distincts indépendants40 a rendu cela possible, sans que l’on se mette dans une situation désavantageuse par rapport à un adversaire qui se tient concentré sur un seul point, à l’ancienne manière (avec 70 000 à 100 000 hommes). Car un corps séparé, organisé comme c’est maintenant le cas, peut contenir un certain temps un ennemi deux ou trois fois supérieur ; les autres ont ainsi le temps d’arriver, et si même le premier corps a été déjà réellement battu, il n’a pas néanmoins lutté pour rien comme nous avons déjà eu l’occasion de le faire remarquer.
Ainsi donc aujourd’hui les divisions et les corps se meuvent indépendamment les uns des autres soit à la même hauteur, soit les uns derrière les autres. La seule liaison qui subsiste entre eux, c’est qu’ils puissent prendre part à la même bataille s’ils appartiennent à la même armée.
Cela permet de vivre au jour le jour sans magasins. L’organisation même de ces grandes unités qui possèdent leurs états-majors et leurs intendances facilite ce mode d’approvisionnement.
15. À défaut de motifs déterminants d’une grande importance (comme par exemple la situation du gros de l’ennemi), on choisit comme théâtre d’opérations les régions les plus fertiles, car la facilité d’approvisionnement contribue à la rapidité d’action. Seuls, l’emplacement de l’armée ennemie que nous cherchons, la situation de la capitale ou de la place d’armes dont nous voulons nous emparer, passent en première ligne avant la question d’approvisionnement. Toutes les autres considérations, telles par exemple que la forme la plus avantageuse du déploiement stratégique de l’armée, dont nous avons déjà parlé, ont en général une bien moindre importance.
16. Malgré le nouveau mode d’approvisionnement en usage, il est tout à fait impossible de se passer de magasins. Un capitaine avisé ne manquera donc pas, même lorsque les ressources du pays seront tout à fait suffisantes, d’établir sur ses derrières des magasins pour les cas imprévus, et afin de pouvoir rester plus concentré sur un même point. Cette mesure de prévoyance est de celles qui ne peuvent pas nuire au but que l’on s’est proposé.
2. Défensive
1. Politiquement, l’on appelle guerre défensive celle que l’on soutient pour l’indépendance. Stratégiquement, l’on donne cette dénomination aux campagnes dans lesquelles l’un des belligérants se borne à lutter sur un théâtre de guerre qu’il a préparé d’avance. Que les batailles qu’il livre sur ce théâtre soient offensives ou défensives, cela ne change rien à l’affaire.
2. L’on adopte la défensive stratégique en général lorsque l’ennemi est plus fort. Assurément, les places fortes et camps retranchés qui constituent le principal élément de la préparation d’un théâtre de guerre, procurent de grands avantages auxquels viennent s’ajouter encore la connaissance du terrain et la possession de bonnes cartes. Avec de pareils avantages, une armée inférieure en nombre ou une armée qui est basée sur un petit État et des ressources médiocres, sera plutôt en état de résister à l’adversaire que sans le secours de ce moyen.
Outre cela, il y a encore les deux motifs suivants qui militent en faveur du choix d’une guerre défensive.
D’abord lorsque les régions adjacentes à notre théâtre de guerre rendent les opérations difficiles faute d’approvisionnements. Dans ce cas on évite soi-même un désavantage que l’ennemi est obligé de subir. C’est notamment le cas de l’armée russe en 1812.
Ensuite, lorsque l’ennemi nous est très supérieur en habileté pour la conduite de la guerre. Sur un théâtre de guerre préparé, que nous connaissons, où toutes les circonstances accessoires sont à notre avantage, la guerre est plus facile à conduire : l’on commet moins de fautes. Dans ce dernier cas, c’est-à-dire lorsque nos généraux et nos troupes ne nous inspirent pas assez de confiance, et que cela nous décide à préférer une guerre défensive, l’on combine volontiers la défensive tactique avec la défensive stratégique, c’est-à-dire qu’on livre les batailles dans des positions préparées d’avance. L’on espère encore ainsi commettre moins de fautes.
3. Il faut dans la guerre défensive tout comme dans la guerre offensive poursuivre un grand but. Celui-ci ne peut être que de détruire l’armée ennemie, soit par une bataille, soit en rendant sa subsistance extrêmement difficile, afin de la désorganiser et de la contraindre à une retraite pendant laquelle elle subira nécessairement de grandes pertes. La campagne de Wellington en 1810-11 en fournit un exemple.
La guerre défensive ne consiste donc pas à attendre oisivement les événements ; l’on ne doit attendre que si l’on en tire un profit visible et décisif. C’est un moment bien dangereux pour le défenseur que cette accalmie qui précède les grands coups pour lesquels l’adversaire réunit de nouvelles forces.
Si les Autrichiens, après la bataille d’Aspern, s’étaient renforcés du triple, comme le fit l’empereur des Français et comme ils étaient maîtres de le faire d’ailleurs, alors le temps de repos qui se produisit jusqu’à la bataille de Wagram leur aurait profité, mais à cette condition seulement. En réalité, ils n’en firent rien et par conséquent ce temps fut perdu pour eux. Ils auraient donc agi plus sagement en profitant immédiatement de la situation désavantageuse de Napoléon, pour récolter les fruits de la bataille d’Aspern.
4. Les places fortes sont destinées à détourner une notable portion de l’armée ennemie pour en faire le siège. L’on doit donc profiter de cette occasion pour battre le reste de cette armée. Par suite, il convient de livrer ses batailles en arrière de ses places fortes et non en avant d’elles. Mais aussi il faut bien se garder de rester les bras croisés à les regarder prendre, comme Bennigsen pendant que Dantzig était assiégé41.
5. Les grands cours d’eau, c’est-à-dire ceux sur lesquels il est très compliqué de jeter un pont, comme le Danube au-dessous de Vienne et le Rhin inférieur, constituent une ligne de défense naturelle ; mais à la condition que l’on ne divise pas ses forces également le long du fleuve, pour empêcher absolument le passage. Ce serait fort dangereux. Il faut au contraire se contenter d’observer le fleuve, et si l’ennemi réussit à passer, fondre sur lui de tous les côtés à la fois avant qu’il ait pu attirer à lui toutes ses forces, et tandis qu’il est encore resserré contre le fleuve dans un étroit espace. La bataille d’Aspern en fournit un exemple. À Wagram, les Autrichiens avaient cédé aux Français beaucoup trop de terrain absolument sans nécessité, en sorte que les désavantages inhérents au passage des fleuves avaient disparu.
6. Les montagnes forment une deuxième espèce d’obstacles naturels et peuvent servir de bonne ligne de défense. Il y a deux manières d’en tirer parti : la première consiste à les laisser en avant de son front et à ne les occuper qu’avec des troupes légères, de façon à permettre à l’ennemi d’en forcer les passes, pour fondre ensuite sur lui avec toutes les forces réunies, aussitôt que ses colonnes séparées déboucheront des défilés ; c’est le même procédé que pour défendre un cours d’eau. La seconde c’est d’occuper les montagnes elles-mêmes. Dans ce dernier cas, il convient de ne défendre les différents défilés qu’avec de faibles détachements, afin de pouvoir conserver en réserve une fraction notable de l’armée (1/3 à l/2), avec laquelle on attaque en forces supérieures la colonne ennemie qui réussit à forcer le passage. Il faut bien se garder de scinder cette réserve pour empêcher absolument l’intrusion de toute colonne ennemie, mais au contraire choisir d’avance comme objectif une colonne ennemie en particulier, celle que l’on croit la plus forte, et chercher à l’écraser avec ses forces réunies. Si l’on réussit par ce procédé à battre une fraction notable de l’armée de l’adversaire, les autres colonnes qui auraient réussi à déboucher se retireront d’elles-mêmes.
D’après la formation de la plupart des montagnes, on trouve au centre des plateaux plus ou moins élevés, tandis que les pentes pour aboutir à ces plateaux sont coupées par des vallées à pic qui en constituent les voies d’accès. Le défenseur trouve par conséquent, au milieu des montagnes, une région dans laquelle il peut se mouvoir rapidement à droite ou à gauche. Les colonnes de l’attaque, au contraire, sont obligées de s’engager dans des vallées étroites et séparées par des contreforts inaccessibles. Les montagnes formées sur ce type sont les seules qui permettent une bonne défense immédiate. Au contraire, lorsqu’elles sont sauvages et inaccessibles dans toute leur profondeur, le défenseur est obligé, lui aussi, de se disséminer et par conséquent il y a danger à les occuper avec le gros de ses forces. Dans ces conditions, tous les avantages passent du côté de l’attaque qui peut assaillir certains points avec des forces très supérieures ; car il n’y a pas de défilé, de point de passage isolé qui soit assez fort par lui-même pour ne pas être enlevé en peu de temps par des forces supérieures.
7. C’est une remarque capitale que dans la guerre de montagne tout dépend de l’habileté des chefs subordonnés, des officiers, mais encore davantage et surtout de l’esprit qui anime les soldats. Il ne s’agit pas ici d’être habile manœuvrier, mais d’être animé d’un esprit guerrier et d’appartenir de tout cœur à son affaire ; car chacun y est plus ou moins abandonné à lui-même. De là vient que les milices nationales sont surtout remarquables dans la guerre de montagne ; car si elles sont mauvaises manœuvrières, elles possèdent en revanche au plus haut degré les autres qualités42.
8. Pour terminer ce qu’il y a à dire de la défensive stratégique, je ferai remarquer qu’elle a beau être en elle-même plus forte que l’offensive, elle ne doit néanmoins servir qu’à remporter les premiers grands succès. Mais une fois ce but atteint, si la paix n’en résulte pas immédiatement, il n’y a plus que l’offensive qui promette de nouveaux avantages. Rester toujours sur la défensive, c’est se mettre dans la situation fâcheuse de faire toujours la guerre à ses frais. Il n’y a pas un État qui puisse supporter cette charge indéfiniment, et à force de servir de plastron aux coups de l’ennemi, en se contentant de les parer sans jamais riposter, l’on court le plus grand risque de s’épuiser et de finir par succomber. Il faut donc commencer par la défensive dans le but de terminer, avec de meilleures chances, par l’offensive.
3 – Offensive
1. L’offensive stratégique poursuit directement le but de la guerre, car elle vise directement la destruction des forces combattantes de l’ennemi, tandis que la défensive stratégique ne cherche à atteindre ce but qu’avec des moyens en partie indirects. Il s’ensuit que les principes de l’offensive sont déjà renfermés dans les principes généraux de la stratégie. Deux points seulement ont besoin d’être mis particulièrement en relief.
2. Le premier est le remplacement continuel des troupes et des armes. Cette opération ne présente pas d’aussi grandes difficultés pour le défenseur, puisque ses sources de ravitaillement sont à proximité. Mais l’assaillant, tout en ayant l’avantage, dans la plupart des cas, de disposer d’un État plus puissant, doit tirer ses forces quelquefois de très loin et par conséquent au prix de grandes difficultés. Afin de ne pas se trouver à court, il doit donc organiser la levée de ses recrues et le transport des munitions et armes longtemps avant que le besoin s’en fasse sentir. Les routes de ses lignes de communication doivent être couvertes sans interruption de détachements de marche et de trains amenant les objets nécessaires. Sur ces routes doivent être établies des stations militaires pour accélérer tout ce mouvement de transport.
3. Même dans les circonstances les plus favorables et avec une très grande supériorité physique et morale, l’agresseur doit prévoir la possibilité d’un grand malheur. Il doit, pour cette raison, organiser sur ses lignes d’opération des points sur lesquels il puisse se replier avec une armée battue. Ce sont des places fortes avec camps retranchés, ou simplement des camps retranchés.
Les grands cours d’eau sont le meilleur obstacle pour arrêter quelque temps la poursuite d’un adversaire. L’on doit donc s’assurer de leurs points de passage en y créant des têtes de ponts qui seront entourées d’une ceinture de fortes redoutes.
Pour occuper ces points ainsi que les villes les plus importantes et les places fortes, on laissera en arrière plus ou moins de troupes, selon que l’on aura plus ou moins à redouter les tentatives de l’ennemi et les dispositions des habitants. Ces troupes constitueront avec les renforts venant du pays de nouveaux corps qui, en cas de réussite, s’avanceront à la suite de l’armée, et, en cas de malheur, occuperont les points fortifiés pour assurer la retraite.
Napoléon s’est toujours montré d’une prévoyance admirable dans les mesures relatives à l’organisation des derrières de son armée. C’est pourquoi, dans ses opérations les plus audacieuses, il risquait moins en réalité qu’en apparence.
IV – APPLICATION DES PRINCIPES PRÉCÉDENTS PENDANT LA GUERRE
Les principes de l’art militaire sont en eux-mêmes d’une simplicité extrême et à la portée de toute intelligence saine. S’ils reposent en tactique un peu plus qu’en stratégie sur un savoir spécial, cependant ce savoir est trop restreint pour pouvoir supporter la comparaison avec une science quelconque, soit par l’étendue, soit par la diversité des matières. L’érudition et une profonde science ne sont donc ici nullement requises, pas plus que des facultés extraordinaires de l’intelligence. Si, en dehors d’un jugement exercé, une qualité spéciale de l’esprit était à rechercher pour la guerre, ce serait, tout le démontre, une propension à la finesse et à la ruse. Le contraire a été longtemps affirmé, mais seulement par suite d’un respect mal placé pour notre affaire et de la vanité des auteurs qui ont écrit sur elle. En y réfléchissant sans préjugés, l’on arrive forcément à s’en convaincre, et l’expérience même n’a fait que nous confirmer dans cette conviction. Il suffit d’invoquer les guerres récentes de la Révolution pour y trouver beaucoup d’hommes qui se sont montrés d’habiles capitaines et même des capitaines de premier ordre, sans avoir jamais reçu aucune instruction militaire. Pour Condé, Wallenstein, Souvoroff43 et une foule d’autres, la chose également est au moins douteuse.
La conduite de la guerre est en elle-même une affaire extrêmement difficile, cela n’est pas douteux. Mais la difficulté ne tient nullement à ce qu’il faille une érudition particulière ou un grand génie pour s’assimiler les vrais principes de l’art de la guerre. Cela est absolument à la portée de toute tête bien organisée et exempte de préjugés, pourvu qu’elle soit tant soit peu familiarisée avec la chose. L’application de ces principes sur la carte et sur le papier ne présente non plus aucune difficulté, et un bon plan d’opérations n’est pas, à tout prendre, un grand chef-d’œuvre. La grande difficulté la voici : c’est de rester fidèle dans l’exécution aux principes qu’on s’est tracés.
C’est sur cette difficulté même que ce chapitre de conclusion a pour but d’appeler l’attention. En donner une idée claire, est le résultat principal auquel tend tout ce mémoire.
La conduite de la guerre, dans son ensemble, ressemble au fonctionnement d’une machine compliquée où le frottement est extraordinaire. Voilà pourquoi les combinaisons qu’il est si facile de projeter sur le papier ne peuvent être mises à exécution qu’au prix des plus grands efforts.
À tout moment la volonté libre, la pensée du chef se trouve entravée dans son essor, et il faut une force d’âme et d’intelligence particulière pour surmonter cette résistance. Plus d’une heureuse inspiration est annihilée par ce frottement et il faut reprendre sous une forme plus simple et plus modeste, un projet qui, sous une forme plus complexe, promettait des résultats plus brillants.
Il serait peut-être impossible d’énumérer toutes les causes qui créent ce frottement, mais les principales sont les suivantes :
1. L’on connaît généralement la situation et les mesures de l’ennemi beaucoup moins bien qu’on ne le présuppose en établissant un projet44. Des doutes innombrables surgissent alors au moment de procéder à l’exécution, inspirés par les dangers auxquels on va se trouver exposé, si l’on s’est sérieusement trompé dans l’hypothèse que l’on a faite. Un sentiment d’inquiétude, qui se manifeste facilement chez l’homme au moment d’exécuter une grande chose, s’empare alors de nous, et de cette inquiétude à l’irrésolution, de celle-ci aux demi-mesures, il n’y a qu’un pas à peine sensible.
2. Non seulement l’on est dans l’incertitude sur la force de l’ennemi, mais encore la renommée exagère le chiffre de ses troupes (toutes les nouvelles qui, par nos avant-postes, nos espions ou accidentellement, nous arrivent sur son compte). La grande masse des hommes est craintive par nature, et c’est de là que provient leur exagération constante du danger. Tout ce qui peut agir sur le chef se ligue donc pour lui inspirer une fausse idée de la force de l’adversaire qu’il a en face, et il en résulte une nouvelle source d’irrésolution.
L’on ne saurait trop tenir compte de cette incertitude ; il est donc important de s’y préparer d’avance.
Du moment où l’on a tout pesé posément a l’avance, cherché et trouvé le cas le plus probable sans parti pris, il ne faut pas être disposé à abandonner immédiatement sa première manière de voir, mais au contraire soumettre les nouvelles qui arrivent à une critique attentive, les contrôler l’une par l’autre, en envoyer chercher de plus fraîches ou d’une autre source, etc. Il arrive fréquemment de la sorte que la fausseté de certaines nouvelles ressort immédiatement de leur contradiction même, souvent aussi que les premières se confirment : dans les deux cas, l’on acquiert ainsi plus de certitude et l’on peut prendre sa résolution. Mais si l’on reste néanmoins dans l’incertitude, il faut alors se dire qu’à la guerre l’on ne peut rien exécuter sans risque, qu’il est de la nature même de la guerre que l’on ne puisse voir toujours où l’on va45 ; que, cependant, ce qui est probable reste toujours probable, bien qu’il y ait des instants de mirage ; enfin que si l’on a pris des mesures en elles-mêmes raisonnables, l’on ne consommera pas sa perte d’un coup pour s’être trompé une fois.
3. L’incertitude relative à la situation des choses à un instant donné ne concerne pas seulement l’ennemi, mais encore notre propre armée. Il est rare en effet qu’elle se trouve assez concentrée pour qu’on puisse, à chaque minute, se rendre un compte bien net de l’état de toutes ses parties. Pour peu que l’on soit enclin à l’inquiétude, c’est une nouvelle source de doutes. L’on se décide à attendre, et la conséquence inévitable est un arrêt dans l’action de l’ensemble.
Il faut donc avoir la ferme confiance que les mesures générales que l’on a adoptées produiront les résultats qu’on en attend. Ici se rapporte notamment la confiance qu’on doit avoir dans ses lieutenants : il importe par suite de choisir expressément pour cet emploi des gens sur lesquels l’on puisse compter, et passer pour cela par-dessus les autres considérations. Si l’on a pris des mesures bien conformes au but, si l’on a eu l’égard aux éventualités malheureuses possibles, et que l’on se soit arrangé pour ne pas tout perdre d’un coup, au cas où elles se présenteraient pendant l’exécution, il ne faut pas hésiter à s’avancer hardiment au travers des ténèbres de l’incertitude.
4. Toutes les fois que l’on veut conduire la guerre avec énergie, avec une grande tension de forces, il faut s’attendre à ce que les subordonnés et aussi les troupes (surtout si elles n’ont pas l’habitude de la guerre) trouvent à chaque instant des difficultés qu’ils déclarent insurmontables. Ils trouvent la marche trop longue, l’effort trop grand, les approvisionnements impossibles. Si l’on prêtait l’oreille à tous ces difficultueux, comme Frédéric II les nommait, l’on serait bientôt débordé et réduit à l’impuissance, à la faiblesse et à l’inaction, au lieu d’agir avec force et énergie.
Pour tenir bon envers et contre tout, il est indispensable d’avoir foi dans sa propre intuition et dans sa conviction. Cela peut avoir l’air souvent, au moment même, d’un entêtement, mais en réalité c’est cette force d’esprit et de caractère que nous appelons la fermeté.
5. Les résultats sur lesquels on compte à la guerre ne s’y produisent jamais avec autant de précision que se l’imagine celui qui n’a pas fait de la guerre un sujet de profondes observations, ou qui n’en a pas l’expérience.
L’on se trompe quelquefois de plusieurs heures dans la marche d’une colonne, sans que l’on puisse dire ce qui a causé ce retard. L’on rencontre souvent des obstacles qu’il était impossible de prévoir d’avance. L’on compte souvent atteindre un point avec l’armée, et l’on est obligé de faire halte plusieurs lieues avant. Un poste ne répond pas toujours à ce qu’on s’en était promis en l’installant, tandis qu’un poste de l’ennemi fait plus que l’on ne s’y attendait. Souvent les ressources d’une région sont inférieures à ce que l’on croyait, etc.
L’on ne triomphe de pareilles déconvenues qu’au prix de sublimes efforts, et, pour les obtenir, le chef doit déployer une rigueur qui frise souvent la cruauté. C’est par là seulement qu’ayant la certitude d’obtenir tout le possible, il peut être sûr que ces petites difficultés n’usurperont pas une grande influence sur les opérations et qu’il ne reste pas trop en deçà du but qu’il aurait pu atteindre.
6. L’on doit être bien certain que jamais une armée ne se trouve en réalité dans la situation qu’imagine celui qui suit les opérations de sa chambre. S’il a des sympathies pour cette armée, il se la figure du tiers ou de la moitié plus forte et meilleure qu’elle ne l’est réellement. Il est assez naturel que le Chef se trouve dans le même cas au moment où il esquisse son premier projet d’opérations, et qu’ensuite il voie son armée se fondre, comme il était loin de se l’imaginer, sa cavalerie et son artillerie devenir hors de service, etc. Ce qui paraît donc à l’observateur et au Chef possible et facile à l’ouverture de la campagne, devient souvent au moment de l’exécution difficile et même impossible. Si le Chef est un homme qui, joignant à l’audace et à une forte volonté l’ardeur d’une noble ambition, poursuit néanmoins son but, il l’atteindra alors qu’un homme ordinaire aurait cru trouver dans l’état de son armée une excuse suffisante pour abandonner la partie.
Masséna a montré à Gênes et en Portugal quelle influence la forte volonté du chef peut avoir sur ses troupes. À Gênes, les efforts inouïs que la force de son caractère, pour ne pas dire sa dureté, avait obtenus des troupes, furent couronnés par le succès. En Portugal, il tint bon plus longtemps que personne ne l’aurait fait.
La plupart du temps l’armée ennemie se trouve dans un état analogue. Rappelez-vous Wallenstein et Gustave-Adolphe à Nuremberg, Napoléon et Bennigsen après la bataille d’Eylau. Mais l’on ne voit pas la situation de l’ennemi, tandis que l’on a la sienne sous les yeux.
Aussi les hommes ordinaires se laissent-ils plus fortement impressionner par la seconde que par la première. Car c’est le propre des hommes ordinaires d’obéir à l’impression de leurs sensations plutôt qu’au langage de la raison46.
7. L’approvisionnement des troupes présente toujours, de quelque manière qu’il se fasse (magasins ou réquisitions), de telles difficultés que cette question a voix très décisive au chapitre dans le choix des mesures que l’on adopte. Elle s’oppose souvent à la combinaison la plus efficace et oblige de chercher à manger alors qu’on ne voudrait chercher que la victoire et de brillants succès. C’est elle qui est la principale cause de la lourdeur de toute la machine, qui fait que son rendement reste bien loin au-dessous de l’essor des grands projets.
Un général qui impose à ses troupes des efforts suprêmes et des privations extrêmes avec une exigence tyrannique, une armée qui, pendant le cours de longues guerres, s’est habituée à ces sacrifices, auront un avantage incalculable sur leurs adversaires et une rapidité infiniment plus grande dans la poursuite de leur but, malgré tous les obstacles ! Avec des plans également bons, quelle différence dans les résultats !
8. En général et dans toutes les circonstances analogues, l’on ne saurait trop se pénétrer de la vérité suivante :
Les idées qui proviennent des impressions des sens au moment de l’exécution sont plus vives que celles qu’on a adoptées auparavant à la suite d’un examen réfléchi. Mais elles ne sont que la première apparence des objets et diffèrent souvent, comme nous le savons, de la réalité. L’on est donc exposé à sacrifier une opinion mûrement réfléchie à la première apparence venue.
Quant à la raison qui fait que cette première apparence agit toujours dans le sens de la crainte et d’une prudence exagérée, elle gît dans la timidité naturelle de l’homme qui n’envisage tout que par un seul côté47.
C’est contre cette faiblesse qu’il faut s’armer et en même temps avoir une ferme confiance dans les résultats de ses propres réflexions antérieures, afin de se fortifier contre les impressions démoralisantes du moment.
Ainsi donc ces difficultés de l’exécution exigent la confiance et la fermeté des convictions chez celui qui dirige l’exécution. C’est pourquoi il est si important d’étudier l’histoire de la guerre qui apprend à connaître les choses en elles-mêmes et la manière dont elles fonctionnent. Les principes que l’on peut acquérir par un enseignement théorique ne sont propres qu’à faciliter cette étude et à appeler l’attention sur les points importants de l’histoire.
Il faut donc s’assimiler ces principes dans l’intention de les contrôler par la lecture de l’histoire de la guerre, de voir s’ils sont d’accord avec la marche des choses, et de relever les cas où ils sont confirmés par les faits, ou même en opposition avec eux.
L’étude de l’histoire de la guerre est seule capable de suppléer à l’expérience personnelle pour donner une idée suffisamment saisissante de ce que j’ai appelé le frottement de la grande machine.
Du reste, il ne faut pas s’en tenir aux résultats généraux et encore moins aux raisonnements des auteurs. Il est indispensable de pénétrer aussi à fond que possible dans le détail. Car les historiens ont rarement pour but de présenter la vraie vérité. Ordinairement ils veulent embellir les hauts faits de leur armée, ou bien démontrer la concordance des événements avec de prétendues règles. Ils font l’histoire au lieu de l’écrire. Il n’est pas indispensable d’étudier beaucoup d’histoires pour le but que nous nous proposons. L’examen détaillé et la méditation approfondie de quelques batailles est plus utile qu’une étude d’ensemble de plusieurs campagnes. Il est par suite plus utile de compulser les relations très détaillées et les journaux d’opérations que les livres d’histoire proprement dits. Un modèle incomparable de relation dans ce genre, c’est la description de la défense de Menin, en 1794, dans les mémoires du général de Sharnhorst. Ce récit, et spécialement la partie qui concerne la sortie désespérée et le passage de la garnison au travers de l’ennemi, est le meilleur spécimen que vous puissiez trouver sur la manière d’écrire l’histoire de la guerre.
Il n’y a pas un combat au monde qui m’ait inspiré à un si haut degré la conviction qu’à la guerre il ne faut pas désespérer du succès jusqu’au dernier moment, et que l’efficacité des bons principes, qui d’ailleurs ne se manifeste jamais aussi régulièrement qu’on se l’imagine, peut cependant, même dans les circonstances les plus malheureuses, reparaître au moment le plus inattendu, lorsqu’on croyait déjà leur influence absolument perdue.
Il faut qu’un sentiment puissant48 vivifie les hautes qualités du Chef, que ce soit l’ambition comme chez César, la haine de l’ennemi comme chez Annibal, ou une fière résolution de périr avec gloire comme chez Frédéric II.
Ouvrez votre cœur à un pareil sentiment. Soyez audacieux et impénétrable dans vos projets, ferme et persévérant dans leur exécution, résolu à trouver une fin glorieuse, et le destin couronnera votre tête d’une auréole resplendissante dont l’éclat vous rendra immortel pour la postérité la plus reculée. THÉORIES du GÉNÉRAL DRAGOMIROFF
par E. CORALYS
Extrait de la Revue d’Infanterie
Paris, 17, place Saint-André-des-Arts, Limoges, Nouvelle route d’Aixe, 46
Henri Charles-Lavauzelle
Imprimeur militaire
Le général Dragomiroff, commandant de l’académie impériale d’état-major à Saint-Pétersbourg, connu par le rôle brillant qu’il a joué comme chef de la 14e division au passage du Danube pendant la dernière campagne des Balkans, est un des auteurs les plus remarquables de notre époque. Pour toutes les questions qui concernent l’éducation du soldat et l’instruction d’une troupe, il est le représentant le plus autorisé de la grande école des maréchaux de Saxe et d’Isly. Le maréchal de Saxe écrivit ses Rêveries pendant treize nuits de fièvre et d’insomnie, c’est-à-dire d’un seul jet. C’est le propre du génie de concevoir des rêves d’une longue gestation et de les enfanter sans effort : la pensée jaillit tout armée.
Le maréchal d’Isly était aussi un rêveur ; dès que son rêve avait pris une forme nette et bien dessinée, sa plume d’aigle courait sans arrêt sur le papier.
Le général Dragomiroff écrit de même ; son esprit primesautier et plein de hardiesse se plaît aux divisions et aime à revenir sur le même sujet : clou martelé s’enfonce plus avant.
Son Manuel pour la préparation des troupes au combat comprend trois parties : la préparation de la compagnie, celle du bataillon et celle des trois armes à la camaraderie de combat.
Les théories émises par l’illustre général, à ne considérer que les lignes générales, se résument à ceci :
La force morale est toujours supérieure à la force physique ;
La guerre est une chose d’appréciation, de discernement et de bons sens ;
Le règlement doit être simple, ne contenir que les formations et les méthodes applicables sur le champ de bataille ; tout ce qui est machinal, automatique, de parade doit être exclu. C’est une forme, un vêtement dans lequel la vie, c’est-à-dire l’esprit, qui est le point essentiel, doit se mouvoir aisément. La lettre tue, l’esprit vivifie.
Dans le règlement, dit Pierre le Grand, les us et coutumes sont écrits, mais on n’y trouve ni temps, ni hasards.
La manière de combattre est variable : la meilleure consiste à rendre inutiles les avantages de l’ennemi, car la guerre est un métier pour les ignorants et une science pour les habiles gens, ainsi que l’a si bien dit de Follard.
ÉDUCATION
À Vaux-le-Villars, Maurice de Saxe suivait sur des plans les batailles que Villars avait données et dont le maréchal lui faisait la relation. À un moment donné, ce dernier se renversa sur sa berceuse et dit à de Saxe :
À la bataille de Fridelinghen, l’infanterie française avait poussé celle des Impériaux avec une valeur incomparable, après l’avoir enfoncée plusieurs fois, et l’avait poursuivie au travers d’un bois jusque dans une plaine qui était au-delà, lorsque quelqu’un s’avisa de dire que l’on était coupé à la vue de deux escadrons (français peut-être) qui apparaissaient sur les derrières de la troupe victorieuse. Aussitôt, toute cette infanterie s’enfuit dans un désordre affreux, sans que personne l’attaquât, ni la suivit, repassa le bois et ne s’arrêta que par delà le champ de bataille.
Je fis, aidé des généraux, de vains efforts pour la ramener. La bataille était cependant gagnée, et la cavalerie française avait dispersé la cavalerie impériale ; ainsi, l’on ne voyait plus d’ennemis.
C’étaient pourtant les mêmes soldats qui venaient de défaire cette infanterie impériale et auxquels une terreur panique avait tellement troublé les sens qu’ils avaient perdu contenance au point de ne la pouvoir reprendre.
Cet exemple prouve assez la variété du cœur humain et le cas qu’on en doit faire. Il est plus aisé de prendre les gens comme ils sont que de les former comme ils doivent être : “On ne dispose pas des opinions, des préjugés, ni des volontés”, ajoute de Saxe.
Le maréchal d’Isly, dans sa conférence aux officiers du 56e régiment d’infanterie sur les principes physiques et moraux du combat de l’infanterie, s’exprime ainsi :
L’art d’engager les troupes a une puissante influence sur le sort des combats ; c’est lui qui couronne du succès les bonnes dispositions générales. Il répare fort souvent ce qu’elles ont de vicieux. Il y a entre les troupes d’un moral très élevé, vigoureusement conduites, pénétrées des bons principes du combat et les troupes constituées et instruites comme le sont la plupart de celles de l’Europe, la différence qui existe entre des adultes et des enfants.
La force morale m’a toujours paru au-dessus de la force physique ; on prépare celle-là en élevant l’âme du soldat, en lui donnant l’amour de la gloire, l’esprit de corps, et surtout en rehaussant le patriotisme dont le germe est dans tous les cœurs.
Aux hommes ainsi préparés, il est aisé de faire faire de grandes choses quand on a su gagner leur confiance. Pour obtenir cette confiance, il faut remplir envers eux tous ses devoirs, s’en faire des amis, causer souvent avec eux sur la guerre et leur prouver qu’on est capable de les bien conduire. Au combat, il faut donner un brillant exemple de courage et de sang-froid. On doit être attentif à faire tout ce qui peut relever le moral des siens et affaiblir celui de ses adversaires.
La force morale naît de la confiance qu’on sait inspirer à ses subordonnés ; elle grandit par les actions de tact, d’intelligence et de courage. Vous vous attacherez en temps de paix à donner à vos soldats bonne opinion de vos qualités guerrières. Vous y parviendrez en ne vous bornant pas à passer des inspections, à faire faire un froid exercice, toutes choses fort utiles sans doute, mais qui ne forment pas le moral guerrier. Il faut raisonner avec vos soldats sur les guerres passées, leur citer les actions d’éclat de nos braves, exciter, chez eux, le désir de les imiter, et faire en un mot ce que votre intelligence pourra vous suggérer pour leur inculquer l’amour de la gloire.
La variété du cœur humain, qui attriste si fort les maréchaux de Villars et de Saxe a déjà un correctif : l’éducation morale des troupes.
Le maréchal Bugeaud pose des principes que le général Dragomiroff va développer avec toute la supériorité de son bon sens et toute la compétence que donne la pratique du commandement et l’habitude du soldat, – disons mieux, avec toute l’excellence de son cœur de père, car, pour le général, chacun de ses subordonnés est un enfant.
Quel beau spectacle qu’une revue passée par le général Dragomiroff ! II va saluer le drapeau, et, se plaçant face aux troupes, la main à la visière, il dit à haute voix, de manière à être entendu de tous : “Bonjour, mes enfants” et les soldats, immobiles sous les armes, ne remuant que les lèvres, lui répondent : “Tu es notre père, mon général, nous t’aimons”.
L’amour paternel du chef pour les soldats, l’amour filial des soldats pour le chef, l’affection réciproque de tous les hommes qui composent une armée, l’assistance mutuelle, telle est la base sur laquelle le général Dragomiroff établit le manuel de préparation des troupes au combat.
Le succès de l’instruction du soldat dépend du caractère de son éducation, c’est-à-dire du degré auquel il est pénétré de la conscience de ses devoirs.
S’il a été élevé de façon qu’il remplisse toutes les obligations que lui impose le service, sans s’en écarter d’une ligne – aussi bien quand on ne le voit pas que lorsqu’on le voit – l’instruction donnera rapidement de bons fruits.
C’est donc l’éducation qui prime tout.
Au combat, ce n’est pas tant en vertu du dressage qu’on lui a donné que ses jambes le portent avec plus ou moins d’intrépidité et que ses bras travaillent d’une façon plus ou moins sensée ; tout dépend de la manière dont le cœur bat et dont la tête raisonne.
C’est de la tête et du cœur qu’il faut tenir compte avant tout.
Par les jambes et par les bras, on peut bien arriver à faire entrer quelque chose jusque dans le cœur et la tête, mais ce quelque chose n’est pas suffisant pour l’homme appelé à donner sa vie pour son pays.
On peut être de première force sur l’escrime, le tir, la gymnastique, etc., et n’avoir aucune idée du devoir militaire.
Il faut donc chercher, avant tout, à enraciner dans le cœur le sentiment du devoir militaire, développer dans la tête les idées d’honneur et d’honnêteté, affermir et élever le cœur ; le reste viendra par surcroît. “Alors, objectera-t-on, pas n’est besoin d’enseigner ni l’escrime à la baïonnette, ni le tir, ni la marche ; inculquer le sentiment du devoir suffit.”
“Non, pas du tout, répond le général, mais tout bonnement : confirmez l’homme dans le sentiment du devoir, développez chez lui l’honnêteté et l’honneur, il vous sera ensuite plus facile de lui apprendre tout ce que vous venez de dire que s’il était privé – en partie ou tout à fait – de ces qualités morales.”
L’instruction se donne par parties séparées, mais il faut obtenir la fusion générale en un tout homogène de ces éléments divers, et cette combinaison intime qu’en nécessite l’application sur le champ de bataille, en tenant compte du temps, des lieux et des moyens de toute nature dont on peut disposer ; en un mot, fusionner les différentes connaissances professionnelles en un tout qui se rapproche le plus possible de la pratique de la guerre : tel est l’objectif à atteindre.
Dans ce but, décomposer la matière à enseigner de la façon la plus rationnelle, d’après la valeur intrinsèque de chacun de ses éléments constitutifs ; se rendre compte de l’importance relative de chacun d’eux, et répartir le temps entre eux proportionnellement à leur degré d’importance ; grouper ensuite ces éléments entre eux, une fois qu’ils ont été bien appris séparément en observant une progression suivie, sans sauter brusquement du simple au composé.
Ne suit-on pas – dit l’auteur – le même procédé dans l’éducation de l’enfant ? On décompose, pour lui apprendre la lecture, les mots en sons et en lettres ; pour lui enseigner l’écriture, les lettres elles-mêmes en jambages plus simples. Mais il ne sait pas lire le jour où il connaît les lettres ; il ne sait pas écrire le jour où il fait bien les jambages. Il faut lui apprendre encore à combiner les lettres en sons et en mots, les jambages en lettres, etc.
Qu’arrivera-t-il ensuite, si l’on se borne à lui donner une belle écriture, et si l’on continue à ne lui enseigner que la calligraphie ? Si, au lieu de se rendre compte qu’on ne lui a appris à écrire que pour lui permettre d’exprimer ses pensées, on considère l’écriture comme le but et non comme un moyen, on n’en fera qu’un écrivain public, qu’un copiste, qu’un automate d’autant plus incapable d’exprimer ses propres pensées à l’aide de l’écriture qu’il est plus habile à mouler des caractères d’écriture pendant que la pensée est absente.
Quoique ceux qui s’occupent des détails passent pour des gens bornés – dit Maurice de Saxe – il me paraît pourtant que cette partie est essentielle, parce qu’elle est le fondement du métier et qu’il est impossible de faire aucun édifice ni d’établir aucune méthode sans en savoir les principes.
Je me servirai ici d’une comparaison : Tel homme qui a du goût pour l’architecture et sait dessiner, qui fera très bien le plan et le dessin d’un palais, ne saura l’exécuter s’il ne connaît la coupe des pierres ; s’il ne sait asseoir les fondements, tout l’édifice s’écroulera bientôt.
Si le nombre des manœuvres de combats est circonscrit – dit le duc d’lsly – il n’en est pas moins d’une haute importance de les appliquer d’une manière judicieuse, selon les circonstances et d’après leur possibilité morale et physique.
Comme vient le vent, il faut mettre la voile ; oui, mais si on ne sait pas quelle est la voile, ou la forme de la voile qu’il convient pour tel ou tel vent, comment mettrez-vous la voile selon le vent ?
L’éducation comprend les règlements sur le service intérieur et le service des places.
Le caractère propre à l’accomplissement du service militaire consiste dans la ponctualité et la promptitude à exécuter les ordres, basées sur un dévouement sans bornes et soutenues par le fonctionnement le plus actif de l’intelligence. Toutes ces conditions sont indispensables pour la guerre, puisque le succès dépend du concours unanime de la pensée et de la volonté de tous dans l’exécution de la pensée et de la volonté d’un seul.
Il faut donc donner au soldat, aussi bien qu’à l’officier, la connaissance la mieux raisonnée et la plus approfondie de tout ce qui constitue leur spécialité.
L’esprit d’abnégation se fortifie par l’éducation ; le développement de l’intelligence dans le sens de la guerre s’acquiert surtout par l’instruction. Mais l’éducation et l’instruction, conduites rationnellement, se prêtent un mutuel appui.
L’emploi des punitions ne contribue ni à accélérer ni à perfectionner l’éducation du soldat. Le meilleur procédé d’éducation consiste à se montrer toujours égal, inflexible et invariable dans les exigences qu’on a manifestées dés le début.
Le service intérieur embrasse toute l’existence du soldat et détermine ses devoirs en même temps que ses droits. Le soldat doit connaître les uns et les autres d’une manière bien positive, pour voir que la loi, en lui imposant des obligations, le garantit en même temps contre l’injuste et l’arbitraire.
Les bases du service intérieur sont contenues dans les quatre préceptes suivants : Exécute tout ce que ton supérieur t’ordonne. Ne t’absente jamais sans permission. S’il t’arrive quelque chose, fais-en toujours le rapport à ton chef immédiat. Aie soin de ton corps et de tes vêtements.
Un soldat auquel on a bien inculqué l’esprit de ces prescriptions est un homme sur lequel on peut compter.
Le service de garde est le premier pas dans la voie qui permet d’arriver à la consécration du soldat pour le service du champ de bataille.
Une fois en faction, le soldat se trouve chargé de la sauvegarde d’objets et d’intérêts de la plus haute importance ; il est, par suite, investi du droit terrible de vie et de mort sur ses semblables tout en étant abandonné à son seul discernement pour juger des circonstances qui entraînent l’application de ce droit sans que personne puisse le guider ou lui indiquer la décision à prendre.
S’il ne tue pas quand il le faut, il passe en jugement ; s’il tue quand il ne le faut pas, il passe encore en jugement.
Le soldat en faction est tenu d’observer la consigne jusqu’à la mort.
Le service de garde exige, comme condition expresse, que le soldat ait du sens et du caractère ; mais, à son tour, il contribue à développer ces qualités : certes, il faut avoir la tête bien d’aplomb et le cœur haut et ferme pour sortir sans affront de situations où il y a lieu de prendre les décisions si opposées : tuer ou ne pas tuer, obéir ou ne pas obéir.
Le service des avant-postes n’est qu’une forme du service des places : mêmes sentinelles, mêmes postes, même inviolabilité de la consigne. Il n’y a de différence essentielle que dans l’objet qu’il faut garder et dans celui contre lequel il faut le garder. En temps de guerre, le soldat garde ce qu’il doit avoir de plus cher au monde, c’est-à-dire ses camarades, contre les entreprises de l’ennemi commun. La camaraderie en face du danger est la condition indispensable et suprême pour atteindre un but quelconque à la guerre.
“Oublie-toi et tes camarades se souviendront de toi.” Partout où cette maxime sera pratiquée, la masse se comportera comme un seul homme pour lequel il n’y aurait rien d’impossible.
Un homme sain ne balance pas à sacrifier un bras ou une jambe pour sauver le reste de son corps. De même aussi l’homme de guerre qui a reçu une saine éducation ne balance pas à se sacrifier pour le salut de la troupe, de l’armée dont il fait partie. Celui qui s’aime plus qu’il n’aime sa compagnie est indigne de sa compagnie ; celui qui aime plus sa compagnie que son bataillon est indigne de son bataillon et ainsi de suite. Chacun, sans doute, a bonne envie de vivre, mais ne vaut-il pas mieux aussi qu’un membre seul périsse plutôt que tout le corps ? Car, si le corps périt, est-ce que le membre ne périra pas en même temps ?
Ce n’est pas tout : si, pour battre l’ennemi, chaque soldat doit être animé individuellement du plus haut sentiment de camaraderie et prêt à se dévouer pour le salut des siens, il est encore bien plus nécessaire que chaque troupe soit dans les mêmes dispositions vis-à-vis des autres troupes, qu’elles appartiennent ou non à la même arme.
On n’est prêt à remplir toutes les obligations que comporte la camaraderie que lorsque, avant tout, on ne craint pas la mort et qu’ensuite on a foi dans ses camarades et qu’on les aime.
Pour ne pas craindre la mort, il faut s’y préparer en ne perdant jamais de vue le but de notre mission : tuer et mourir.
Pour avoir foi dans ses camarades, il faut commencer par les connaître ; on les aimera ensuite, s’ils le méritent. Quand on ne connaît pas les gens, comment leur accorder sa confiance, encore moins son affection ! Ainsi donc, le premier pas dans la voie de la confiance, c’est la connaissance intime et approfondie de ses camarades, celle qui ne se prend que sur le terrain ; il faut savoir ce que chacun peut faire pour le salut commun et comment il sait le faire. Ce n’est qu’en connaissant à fond les habitudes les uns des autres qu’on peut éviter un grand malheur : celui de se gêner mutuellement, au lieu de s’entr’aider, tout en ayant la conviction et le désir sincère de faire bien.
La connaissance inspire la confiance ; la confiance engendre l’affection, le sentiment de la camaraderie qui porte à ne se point ménager pour les autres.
Officiers, s’écrie le général Dragomiroff, vous devez avant et par-dessus tout, savoir tenir vos gens dans la main, les tenir plus par la force de votre volonté que par des mesures de contrainte physique – en temps de paix, elles ne sont bonnes que pour les vauriens, et sur le champ de bataille on ne peut guère compter sur elles ; – vous devez savoir tenir vos hommes de façon qu’ils ne connaissent pas d’autre voix que votre voix, d’autre volonté que votre volonté ; que, dans toutes les circonstances difficiles, leurs yeux et leurs pensées se tournent instinctivement sur vous pour que vous décidiez ce qu’il convient de faire ! Et, quand vous aurez obtenu ce résultat, alors vous ne formerez plus avec eux qu’un seul corps et qu’une seule âme.
Pour cela, il faut que les soldats aient foi en vous, comme en un guide sûr, comme en leur chef véritable et, alors aussi, ils vous aimeront, et rien ne sera impossible pour eux.
Vous y arriverez par la supériorité morale et intellectuelle sur les gens dont la vie vous est confiée sur le champ de bataille. Si, dans toutes les situations, ils voient en vous un mentor qui connaît l’affaire mieux qu’eux ; s’ils reconnaissent en vous un homme prêt à faire le premier ce qu’il exige d’eux, ils vous suivront sans condition et sans arrière-pensée partout où vous les conduirez ; et ils se feront plutôt tuer tous que de renoncer au succès de l’entreprise à laquelle vous les avez entraînés.
Considérez le soldat comme l’échelon inférieur de la grande camaraderie militaire, mais aussi comme une partie intégrante de cette camaraderie ; n’oubliez pas cette parole sacrée de Pierre le Grand : “Soldat est un nom général honorifique ; qu’on appelle soldat le premier général comme le dernier troupier”.
Au nom de la camaraderie, prenez soin du soldat, mais ne le gâtez pas ; soyez attentifs à ses moindres besoins – pas pour la pose, mais pour de bon – mais, avec le bras inflexible de la loi, châtiez les transgressions qui déshonorent la fraternité militaire, et ayez la main ferme. Apprenez à faire de la besogne et non à pérorer sur la besogne : ce n’est pas avec des phrases qu’on bat l’ennemi.
Servez de modèles au soldat en toutes choses et alors il deviendra, dans le service, la ponctualité incarnée, aussi bien loin des yeux de son chef qu’en sa présence. En vous montrant pénétré de votre devoir, vous l’élèverez aussi à hauteur du devoir ; et alors, aucune privation, aucun danger, aucune maladie ne le détourneront de son chemin.
Le sentiment du devoir se développe non pas de bas en haut, mais de haut en bas.
Partout, à chaque page de son livre, les devoirs des différents grades sont tracés avec cette élévation d’âme qui est la qualité dominante de l’auteur.
Le chef de compagnie est responsable de la bonne direction imprimée aux hommes et en même temps à tous les cadres de la compagnie ; comme conséquence, il a le devoir de s’assurer comment chacun d’eux connaît son affaire et de prendre des mesures pour faire disparaître toute insuffisance qu’il peut découvrir.
La camaraderie est si loin d’être incompatible avec les exigences du service, qu’elle en émane même directement. La familiarité est inadmissible dans le service parce qu’elle est contraire aux intérêts mêmes du service.
Le chef de compagnie doit se charger lui-même de confirmer les hommes de recrue dans l’éducation militaire, quoique pas complètement, car l’éducation présente deux faces bien différentes, savoir : les obligations proprement dites et le cérémonial usité dans l’exécution. Le chef d’unité n’est tenu personnellement d’inculquer que les obligations elles-mêmes.
L’apprentissage du cérémonial peut être confié à tout instructeur un peu intelligent, et le chef de compagnie se borne, pour cette partie de l’instruction comme pour les autres, à vérifier le travail de ses aides.
Préférer l’exemple par les yeux à l’explication verbale dans tous les cas où ce sera possible : telle est la méthode à suivre.
Dans l’enseignement oral, il ne faut jamais oublier qu’on s’adresse à des gens simples et qu’il est nécessaire :
1) de ne jamais leur livrer plus d’une idée ou deux à la fois et d’exiger immédiatement qu’ils répètent ce qu’on vient de leur dire ;
2) d’éviter les mots qui ne sont pas employés dans les livres ;
3) de ne rien enseigner qui ne soit absolument indispensable ;
4) de saisir toute occasion d’introduire la démonstration par les yeux, en réduisant les paroles au strict nécessaire ;
5) de faire primer les obligations sur le cérémonial par l’insistance avec laquelle on s’arrête sur les premières.
Le commandant du bataillon, pendant les préparatifs du temps de paix, joue plutôt le rôle de contrôleur que celui d’ordonnateur. Il surveille l’exécution ponctuelle dans les compagnies des règlements, des instructions, des prescriptions du chef du régiment ; car il sait que le bataillon n’est pas une unité séparée, mais un élément de l’unité qu’on nomme régiment et que le bon fonctionnement et l’ensemble harmonique du corps doivent faire la fierté et constituer le but suprême de tout membre vraiment méritant de cette grande famille.
Il ne doit pas craindre de regarder souvent dans la marmite et de fourrer son nez dans les comptes de l’ordinaire : de tous les chefs élevés en grade, le commandant du bataillon est le plus près pour prendre à cœur et défendre les intérêts du soldat sous ce rapport.
Le chef de bataillon soutient l’insistance et la responsabilité des chefs de compagnie, à l’égard de la confirmation des officiers subalternes dans la connaissance du service. Il maintient les bonnes habitudes dans les exigences du service : fermeté et énergie sans rudesse, calme et sang-froid sans mollesse, enlèvement de l’exécution sans gesticulations d’une certaine nature.
Il doit connaître ses officiers à fond et savoir à quoi chacun d’eux peut être bon et dans quelles limites. Plus il saura leur inspirer de la confiance, plus volontiers ils s’adresseront à lui comme à leur conseiller et à leur guide naturel et mieux cela vaudra. En un mot, il doit être pour ses capitaines commandants un camarade plus ancien, bienveillant, quoique ferme et plein d’autorité, mais jamais un familier.
Le chef du régiment, lui, est un grand personnage. Il dirige le coche, mais il ne le traîne pas. Son action ne se fait sentir en toutes choses que par intermédiaire.
Il est à la tête du régiment, le chef de famille, le plus zélé soutien de la camaraderie, de l’amour du métier, du respect pour la profession des armes, noble profession s’il en fut, et dans laquelle l’homme est appelé à apporter à son pays le sacrifice suprême. Il pèse chacun au poids des services rendus. Sa parole est la loi du régiment. C’est pourquoi il ne se débarrasse jamais d’une responsabilité quelconque en la rejetant sur ses inférieurs ; toujours il la prend à son compte, en se rappelant que, dans tout le bien comme dans tout le mal, il est à la tête, le chef responsable du régiment.
Il prend un soin tout particulier de ménager la santé des hommes placés sous sa tutelle.
En toutes choses, il fixe le but nettement, surveille sans relâche les efforts faits pour l’atteindre et exige avec insistance sa réalisation.
La méthode de préférer l’exemple par les yeux à l’explication verbale appliquée au service de garde devient une espèce d’épreuve.
Supposons – dit l’auteur – qu’un homme de recrue quelconque sache déjà bien expliquer verbalement tout ce qu’il doit faire en faction : ne laisser prendre son fusil par personne ; n’obéir absolument qu’à celui qui l’a posé en sentinelle et au chef de poste ; ne rien accepter de plus en consigne, etc. Pouvons-nous avoir la conscience tranquille à son endroit ? Nous est-il prouvé qu’il possède son affaire à fond ?
Sans doute, nous avons constaté qu’il sait l’expliquer, mais nous ne serons sûrs de lui, en somme, qu’après l’avoir vu à l’œuvre. Mettons-le donc à l’épreuve, c’est-à-dire dans une situation embarrassante, où il puisse être tenté d’oublier quelqu’une de ces obligations qu’il énumère si bien en paroles, et voyons ce qu’il va faire. Approchez-vous de lui ; il vous rend les honneurs. “Hé l’ami ! Comment tiens-tu ton fusil ? plus à droite ! non ! plus à gauche : Mais non ! pas comme ça ! Tiens, comme ceci !” En même temps, vous lui prenez son fusil, en faisant mine de vouloir lui montrer la position. S’il tombe dans le piège : “Comment ! Quelle honte ! Une sentinelle qui laisse prendre son fusil !” Il deviendra très confus et vous pouvez compter qu’on ne l’y reprendra plus.
Si, au contraire, le soldat ne se laisse pas prendre au piège : “Toi, bien, mon brave ! Tiens, voilà pour boire à ma santé !”, et vous lui glissez dans la main une pièce de monnaie. S’il refuse le pourboire, parfait : c’est un homme complet, à hauteur. Mais s’il accepte : “Comment ! tu acceptes des cadeaux en faction ? C’est une honte !”
Supposons la sentinelle devant une poudrière. Avancez-vous avec un cigare à la bouche. Si l’homme ne vous crie pas d’arrêter, il est déjà en faute ; mais, si même il vous crie d’arrêter, continuez d’avancer comme si vous n’aviez pas entendu, pour le forcer à mettre plus d’assurance dans sa voix. Ou bien interpellez-le : “Comment ! moi, ton chef de compagnie ! tu me défends de passer ! – On ne passe pas ! – Allons donc ! on ne passe pas ! Et si je ne t’écoute pas !” En pareil cas, généralement, le soldat reste tout penaud et on a toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il doit envoyer une balle ou un coup de baïonnette à tout contrevenant : “Eh bien ! frappe-moi si je viole ta consigne ; n’oublie pas que lorsque tu es en faction, tu es un être surnaturel, tu domines le monde”.
Voulez-vous vous assurer si vos hommes se rappellent qu’ils ne doivent obéir qu’à leur caporal de pose ? Ordonnez tout haut à la fin de cette instruction de relever les sentinelles, après vous être arrangé, au préalable, pour que cette opération soit exécutée par un autre caporal.
Ainsi, l’éducation militaire se résume par trois mots : amour, assistance, intelligence. “La lettre tue, l’esprit vivifie et souffle où il veut”, paroles sublimes dont la vérité apparaît surtout dans la carrière des armes “où le dernier peut devenir le premier et le premier le dernier, suivant les temps et les hasards”, comme l’a dit Pierre le Grand.
INSTRUCTION
Il ne faut jamais combattre sans un but et sans un plan. Ce plan, au moment de l’exécution, doit être connu du plus grand nombre possible de ceux qui doivent l’exécuter. On se renferme trop souvent dans un silence mystérieux et intempestif au moment de combattre ; il faut, s’il est possible, faire connaître même aux soldats le but et le plan. Chacun alors, même le tirailleur, y concourt avec intelligence.
Ainsi dit le duc d’Isly.
L’instruction pratique du temps de paix, si variée et si étendue qu’elle soit, ne peut pas éviter quelques lacunes. Un moyen de les combler consiste à faire au soldat des entretiens instructifs sur son métier. Si vous aimez le soldat, dit l’auteur, si vous êtes dévoué à votre affaire, et si vous la connaissez bien, vous trouverez facilement de quoi causer. Souwaroff considérait ce genre de commentaires comme un complément indispensable de l’instruction, et il terminait et prescrivait de terminer par là chaque séance. La séance durait, en général, une heure, une heure et demie au plus et l’entretien se prolongeait quelquefois plus de deux heures. Certainement, il fallait être Souwaroff pour se faire écouter des soldats sous les armes deux heures de suite ; mais cinq ou dix minutes, surtout à des hommes qui ne sont pas sous les armes, mais libres de leur attitude, ne dépasseront jamais les bornes de l’attention. Et, en somme, dix minutes suffisent pour communiquer au soldat bien des notions utiles et accessibles à son esprit, surtout si toute la marche de l’instruction est réglée de façon à le préparer à l’intelligence des conseils qu’on lui donne pour la guerre. Un double avantage ressortira de ces entretiens : le soldat commencera à appartenir à son affaire, non pas seulement par les bras et par les jambes, mais encore par la tête et par le cœur ; de son côté, l’officier s’appropriera cette manière de parler, brève, énergique, claire, qui ne s’absorbe pas dans les détails, dont il a besoin pour donner ses ordres sur le champ de bataille et pendant les manœuvres. Messieurs les officiers, ne vous refusez pas à entrer avec les soldats dans ces explications sur votre besogne commune dans les combats. Les grandes actions et l’art de sortir des situations les plus difficiles ne sont possibles que pour celui qui connaît le soldat et que, de son côté, le soldat connaît et comprend.
Les Romains et les Grecs discutaient sur la place publique des affaires intéressant la République. Dès que, comme citoyens, ils avaient pris une décision, ils cherchaient, comme soldats, à la résoudre. De là ces harangues qui surprennent surtout dans Tite-Live. Il nous semble impossible, aujourd’hui, qu’un général ait pu discourir de manière à être entendu de tous pendant des heures entières. La chose, toutefois, n’est pas impossible si l’on observe la contenance en hommes des camps et leur forme circulaire. D’ailleurs, le général pouvait très bien répéter sa harangue dans les divers camps de son armée. Il pouvait, en outre, l’écrire et la faire lire partout où sa présence faisait défaut.
Aujourd’hui, les harangues des généraux d’armée sont remplacées par des ordres lus aux rassemblements des troupes. C’est une manière de communiquer avec les soldats plus simple, plus expéditive, mais donne-t-elle de meilleurs résultats ? Il est permis d’en douter. Les ordres demandent un certain temps pour parvenir aux unités ; c’est pourquoi ils sont imprimés et affichés sur des voitures, des canons, des murailles, des arbres, comme des affiches publiques dont on peut prendre connaissance à volonté.
Cette manière de faire a un inconvénient majeur. Le chef suprême est inconnu, deus ignotus ; bien souvent les gouvernements ont été obligés de lui prescrire des revues pour qu’il fût vu, sinon connu de ses troupes.
Une autre manière consiste à réunir autour du chef suprême les officiers généraux : ces derniers sont chargés de porter la harangue aux chefs de corps, ceux-ci à leurs officiers, ces derniers aux troupes. C’est la méthode recommandée par le général Dragomiroff.
Tous les exercices doivent être conduits de façon à inculquer au soldat et au chef la connaissance de tout ce qu’il y aura lieu d’exécuter sur le champ de bataille et, en même temps, à préparer le moral de tout le monde, de manière qu’aucune des péripéties du combat ne surprenne ni le soldat ni le chef et ne les prenne jamais au dépourvu, attendu, dit le général, que sur le champ de bataille la confiance en soi-même, le calme et la décision constituent une condition indispensable à tous les degrés de l’échelle hiérarchique, puisque, sans elles, la présence d’esprit et la faculté de prendre immédiatement ses mesures sont impossibles même chez l’homme qui connaît le mieux son métier ; il faut s’attacher, pendant l’instruction, à écarter soigneusement tout ce qui pourrait nuire au développement de ces qualités et, au contraire, rechercher tout ce qui est capable de les fortifier.
Rien n’est plus propre d’ébranler chez l’homme la confiance et la décision que l’abus des réprimandes acerbes. Il faut donc éviter, pendant les manœuvres et les instructions, de tomber dans ce défaut à moins que les fautes ne proviennent d’une indifférence manifeste pour le service. On remédie à un défaut de savoir par des explications et non par des reproches. Sur le champ de bataille, les mesures, mêmes défectueuses, peuvent transformer quelquefois en succès une affaire à moitié perdue à la condition expresse qu’elles soient exécutées avec énergie et opiniâtreté. Mais, peut-on trouver de l’énergie et de l’opiniâtreté chez celui qui a pris l’habitude de craindre toujours quelque sortie violente de la part de ses chefs ? Au moment de prendre une mesure quelconque et de l’exécuter, son esprit sera toujours plus préoccupé d’éviter une réprimande que de combiner et d’exécuter judicieusement sa besogne.
En tout cas, il faut bien se garder de faire une observation sur le ton de la réprimande à un chef quelconque, si petit qu’il soit, en présence de ses subordonnés.
Pour donner à la troupe des habitudes de calme, il convient d’éviter tout ce qui peut devenir une cause de trépidation, comme, par exemple, les changements de formation instantanés et continuels, le tir à volonté et autres pratiques semblables, pendant les instructions. La rapidité et l’adresse nécessaires à la guerre sont, avant tout, basées sur le calme du chef et du dernier soldat, et le calme ne se développe pas par des exercices d’agitation.
Officiers, dit l’auteur, pour que le soldat ait en vous foi et confiance, il est nécessaire : de connaître complètement et foncièrement, et d’accomplir scrupuleusement toutes les prescriptions du service intérieur et du service des places ; de posséder, non seulement toutes les branches de l’instruction individuelle et de manœuvres, mais d’être encore capable de les enseigner, en sachant donner les explications nécessaires, en peu de mots, et de manière à être bien compris. Pour cela, c’est peu de ne savoir que les règlements de manœuvres : il faut encore savoir à quel but, contre quel ennemi et sur quel terrain telle ou telle formation peut convenir. Cela présuppose, outre ce qui a été dit plus haut, la connaissance des propriétés de l’artillerie et de la cavalerie, des propriétés du terrain, au point de vue du combat, et, ce qui est pour ceci d’un grand secours, l’habitude de se servir des cartes.
Cette dernière affaire est entièrement simple, si on s’y prend avec un peu de persévérance et si on y revient de temps en temps ; et, en même temps, c’est un très grand avantage d’être ferré sur la lecture des cartes ; la différence entre les gens qui ne savent pas lire une carte et ceux qui savent s’en servir est la même qu’entre un myope et un homme dont la vue porterait à des dizaines et des centaines de kilomètres. À l’aide de la carte, on peut, d’avance, presqu’à coup sur, déterminer l’endroit où il sera plus facile de passer pour l’attaque, où il sera le plus avantageux de se placer pour la défense (et quelles dispositions il vaudra mieux adopter) ; où il faudra établir son bivouac, étendre son réseau d’avant-postes (et même approximativement combien d’hommes il absorbera). Que de temps gagné ! En une heure, une heure et demie, vous faites, grâce à la carte, ce que vous ne feriez pas même en plusieurs jours, s’il fallait parcourir tout le terrain.
D’ailleurs, même en parcourant le terrain, vous ne passeriez pas partout. De cette façon, celui qui sait lire la carte marche à coup sûr, là où un ignorant va à tâtons. Sans doute la lecture de la carte n’empêche pas toutes les fautes ; en tout et partout, il est inévitable de faillir, et il s’agit, non pas de ne point en faire du tout, mais d’en commettre le moins possible. Enfin, là où le terrain ne présente point de couverts naturels, l’officier de troupe doit être capable d’en créer rapidement et avec intelligence pour abriter son monde. Cette affaire n’exige que le recours au simple bon sens : sur l’emplacement de la chaîne, des trous ou des épaulements pour les tirailleurs ; pour l’artillerie, des trous ou des épaulements pour les servants ; si le temps le permet et qu’on dispose de beaucoup de travailleurs, un épaulement général pour la batterie elle-même.
On peut demander quelle sera la forme de ces abris. Sur le champ de bataille, elle ne peut être ni régulière ni très étudiée et elle dépend uniquement des deux principes suivants : mettre la ligne de feu perpendiculairement aux directions qu’on veut battre avec le plus d’efficacité ; éviter en même temps que l’ennemi ne puisse la prendre d’enfilade. Mais si on a recours à des travaux de ce genre, il convient de se limiter rigoureusement au strict nécessaire ; il ne faut jamais oublier que ces mouvements de terre constituent sur la position un obstacle gênant, au cas où nous voudrions reprendre l’offensive ; ensuite, que leur construction fatigue les hommes dont il faut ménager les forces pour le combat, et que, par suite, il est bon d’en faire, mais avec mesure. Partant de là, je ne suis pas tout à fait partisan de construire aussi des abris pour les réserves. La réserve est une partie mobile ; elle peut, pendant la durée du combat, changer de place plusieurs fois. Convient-il donc de dépenser les forces de son monde pour la mettre à l’abri seulement pendant quelques instants peut-être, surtout si l’on songe qu’un chef intelligent, quatre-vingt-quinze fois sur cent au moins, trouvera le moyen de mettre sa troupe à l’abri sur une position quelconque ?
Le savoir et la capacité donnent de la confiance en soi-même sur le champ de bataille ; la confiance donne la force de se décider rapidement et sans hésitation, d’exécuter impétueusement sans regarder en arrière.
INSTRUCTION INDIVIDUELLE
L’instruction pour l’emploi du fusil doit commencer, non pas par le maniement d’armes, mais par les exercices préparatoires de tir et le travail à la baïonnette. Afin de développer la force de résistance musculaire et l’adresse dans un sens vraiment pratique pour la guerre, il faut que l’enseignement de la gymnastique, dans l’infanterie, porte surtout sur les exercices suivants : sauts en largeur et en profondeur, sauts de barrière ; marche sur la poutre ; ascension et descente sur des échelles hautes et droites. Les troupes situées dans des casernes ou à proximité d’ouvrages de fortification peuvent compléter les exercices en faisant l’assaut de ces casernes et de ces ouvrages.
Comme complément indispensable, exécuter des marches fréquentes avec chargement complet en observant la progression la plus rigoureuse dans l’augmentation de la charge et de la durée de la marche.
Pour habituer les hommes à se servir de la baïonnette avec adresse sur le champ de bataille, il faut, dans les exercices contre un mannequin, accorder une attention toute spéciale plutôt à la force et à la justesse des coups qu’à la perfection des mouvements des jambes et des parades.
Dans l’escrime à deux, il faut avoir principalement en vue de développer, chez les deux adversaires, l’ardeur et l’animation de la lutte jusqu’à leur plus extrême limite.
Les fusils ne sont pas à tir rapide, mais à chargement rapide. Tirer rarement, mais tirer juste ; ménager ses cartouches, sont des principes toujours vrais dont il ne faut s’écarter que rarement. Ce sont les premiers coups qui produisent sur l’adversaire l’impression la plus profonde : c’est pourquoi il est nécessaire qu’ils soient justes ; car des coups sans justesse l’enhardissent en lui faisant croire que notre feu a peu de valeur.
INSTRUCTION DE LA COMPAGNIE
L’instruction de la compagnie est déterminée par la division du combat en deux périodes : celle des feux ou de la préparation et celle de la baïonnette ou de la décision ; celle-ci fait voir celui des deux adversaires qui est digne de la victoire.
Partant de ce principe, l’auteur partage l’instruction de la compagnie en trois branches :
1) Application au combat des marches et des formations en terrains variés, mais sans faire usage de l’arme ;
2) Exercices sur le même objet, mais en y ajoutant le tir avec cartouches de guerre ;
3) Préparation de la compagnie à la période de combat dite de la baïonnette.
Tous ces exercices doivent être conduits de façon à inculquer au soldat et au chef la connaissance de tout ce qu’il y aura lieu d’exécuter sur le champ de bataille et, en même temps, à préparer le moral de tout le monde, de manière qu’aucune des péripéties du combat ne surprenne ni le soldat ni le chef et ne les prennent jamais au dépourvu.
La base de l’instruction de manœuvres et d’exercices consiste à confirmer tous les hommes et tous les cadres dans l’exécution prompte et précise des mouvements et des évolutions.
Le développement de l’attention des hommes constitue une des conditions fondamentales pour le succès de cette branche de l’instruction.
Pour empêcher le soldat d’exécuter les mouvements par routine, comme un corps sans âme, et de s’endormir dans le rang, il est indispensable de développer son attention à un degré tel que, même dans une formation en masse, il soit constamment prêt à une exécution individuelle.
L’auteur recommande les procédés suivants :
Si la compagnie est en train d’exécuter le maniement d’armes, après le commandement de : “Portez armes”, commander tout d’un coup, par exemple : “Numéros pairs de la troisième section, l’arme sur l’épaule droite” ou bien : “Deuxième rang de la quatrième escouade de la quatrième section, présentez armes”, etc.
Si la compagnie est en marche directe en ligne ou en colonne, commander : “Numéros pairs, demi-tour à droite, marche” ou “Telle escouade de telle section, demi-tour à droite, marche”, ou “Telles files dans chaque section, pas gymnastique sur place, marche”, etc.
Si la colonne est en marche directe par le flanc, commander : “Telles files de tel rang, demi-tour à droite, marche”, etc.
Il est facile de rétablir l’ordre par de nouveaux procédés. Dans tous les exercices destinés à vérifier et à développer l’attention des hommes, il convient de s’en tenir rigoureusement aux commandements réglementaires, sans inventer soi-même de faux commandements en guise de pièges.
Dès que les formations et les exercices réglementaires sont connus à fond, il faut montrer leur application aux buts de la guerre, afin que les officiers et les soldats eux-mêmes se rendent bien compte de leur destination.
Dans le règlement appliqué, il ne faut jamais manquer d’indiquer, à haute voix et de façon à être entendu de toute la compagnie, la direction d’où peut venir l’ennemi et, autant que possible, s’efforcer de désigner cette direction au moyen d’un objet visible ; en parcourant toute la série des exercices, trouver chaque fois, pour soi-même, une réponse aux questions suivantes : Que ferai-je si l’ennemi apparaît tout à coup sur mon front ? sur mes flancs ? derrière moi ? ou dans une direction oblique quelconque ? Que ferai-je si cet ennemi est de l’infanterie ? de la cavalerie ? ou de l’artillerie ?
C’est un procédé pratique pour satisfaire au conseil de Napoléon : se prémunir autant que possible contre toutes les éventualités, afin de n’être jamais pris au dépourvu.
La règle générale qui se pose dans la résolution de toutes les questions, c’est de mettre, avant tout, sa troupe face à l’ennemi et de ne commencer qu’ensuite à prendre la formation et à agir.
Il ne faut point ériger en typos invariables, entraînant toujours une exécution identique. Les évolutions extra-réglementaires, car elles n’ont d’autre but que de développer l’habileté à adapter les types réglementaires des formations au terrain et aux circonstances.
Pour recevoir une attaque de la cavalerie, il faut préférer les formations qui permettent au plus grand nombre d’hommes de tirer sur elle et n’exposent immédiatement à ses coups que le plus petit nombre d’hommes possible.
Il ne faut exécuter d’attaque que sur des objets visibles, en observant rigoureusement les distances prescrites par le règlement pour croiser la baïonnette et se lancer en criant : Hourra ! et qu’après avoir indiqué à tout le monde, avant de commencer, l’objectif de l’attaque ; de plus, il ne faut jamais arrêter qu’après avoir traversé la ligne sur laquelle on suppose l’ennemi.
Toute marche à l’assaut doit se faire d’un pas nerveux, vif et rapide ; on s’aligne sur les plus avancés ; on n’admet pas de retardataires, et, à la distance du hourra ! on se lance à la course à toute vitesse ; et, quand tout est fini, il faut exiger, sans perdre une seconde, le rétablissement de l’ordre et de la formation.
Ce mode d’instruction, outre l’habitude de se trouver face à face avec l’imprévu, procure encore un autre résultat : c’est d’inculquer des notions pratiques de tactique aux officiers et même aux soldats. Car la partie essentielle de la tactique, appliquée à l’infanterie en particulier, consiste précisément à savoir où, quand et comment il faut employer la balle ou la baïonnette, et, conséquemment où, quand et comment il faut former sa troupe de préférence.
On le voit, le procédé d’instruction du général Dragomiroff est un cours pratique de tactique sur le terrain dans lequel tout s’explique par les faits eux-mêmes ; il démontre, en outre, la nécessité de faire varier à l’infini la forme extérieure (mais non l’essence qui consiste dans l’assistance mutuelle de tous les éléments) de l’ordre de combat.
Le règlement, en effet, n’est qu’un instrument entre les mains d’un homme qui n’en connaît point la destination tant qu’on ne fait pas entrer en jeu le coup d’œil, l’intelligence et la volonté de l’officier et même du soldat. Le coup d’œil permet seul de remarquer toutes les circonstances ; l’intelligence seule les apprécie et les met en balance ; la volonté seule décide de ce qu’il faut entreprendre. Ce n’est que lorsque la décision est prise que la mémoire entre en scène pour puiser dans le règlement ce qui est nécessaire pour la mettre à exécution ; encore la mémoire n’agit elle que sous la conduite de l’intelligence.
Les manœuvres avec un but tactique ont pour but de développer, chez les chefs et dans la troupe, l’art de prendre la formation la plus avantageuse relativement à l’adversaire et de surmonter les obstacles du terrain ou d’en utiliser les accidents pour se couvrir pendant les marches aussi bien que pendant le combat, manœuvres hors de la zone des feux ou manœuvres dans cette zone.
Pour toutes les manœuvres dans la zone des feux, le chef de compagnie doit diriger les exercices de façon que, par tous les ordres qu’elle reçoit et par tous les mouvements qu’elle exécute, la compagnie se sente elle-même en présence de l’ennemi.
Quand on a l’ennemi devant soi, il faut, avant tout et toujours, penser à se placer dans les meilleures conditions pour lui nuire. Ce n’est qu’après avoir réalisé cette condition qu’il est permis de se couvrir soi-même. En apprenant à la chaîne à cheminer vers l’ennemi, il faut lui montrer la manière de déborder la chaîne adverse, de la renfoncer tout entière ou une de ses parties seulement, de résister à une attaque de cavalerie et de faire l’assaut final. En toute circonstance, ce sont les éléments de la chaîne qui sont derrière qui se règlent sur ceux qui sont devant et jamais l’inverse, attendu que ceux qui sont devant, étant déjà aux prises avec l’ennemi, ne peuvent détourner leur pensée sur ce qui se passe derrière eux.
Quand on rallie les escouades en vue d’une attaque de la cavalerie adverse, il faut s’attacher tout particulièrement à apprendre aux hommes à ne pas masquer les feux que la réserve peut diriger sur elle. L’assaut final se fait toujours à la baïonnette ; il n’y a pas un ennemi qui tienne devant un soldat qui a le goût de la baïonnette et qui sait en jouer. Seulement, il ne faut pas cogner à la débandade, mais par masses ; frapper de tout cœur et dégager les camarades en danger.
La manière de conformer le cheminement de la réserve aux exigences du combat est la suivante : se tenir, quand on stationne, autant que possible à couvert, ou, dans la formation la moins vulnérable au feu, s’il faut s’arrêter absolument à découvert ou bien marcher, et, alors, par bonds de 300 à 400 pas à la fois, en choisissant de nouveau, pour s’arrêter, le terrain qui protège le mieux du feu.
Chaque fois qu’un manque de savoir ou l’indifférence du chef pour son métier sont la cause de la perte inutile d’un soldat, la conscience de ce chef assume une responsabilité aussi lourde que s’il avait tué le même soldat de ses propres mains.
En choisissant un couvert, le chef doit constamment songer à la possibilité pour lui de suivre des yeux ce qui se passe sur la chaîne et à la possibilité pour la compagnie de se porter sans difficulté dans la direction de la chaîne.
En outre, chaque soldat doit être complètement imbu de cette idée que l’infanterie peut essuyer avec succès une attaque de cavalerie dans n’importe quelle formation pourvu seulement qu’au moment de la mêlée les hommes restent face à la cavalerie.
Pour réussir dans une attaque réelle, le chef doit bien se mettre dans le cœur et dans la tête qu’il faut mener l’assaut jusqu’au bout, quoi qu’il arrive et sans regarder en arrière, savoir faire passer sa résolution dans l’âme de ses subordonnés ; indiquer le but de l’assaut à toute la troupe, afin qu’elle sache bien ce qu’elle a à faire et remplisse son devoir même et surtout si le chef vient à succomber ; et, certes, celui-ci n’a pas à se ménager s’il a soif du succès et s’il veut que les autres en aient soif comme lui ; reconnaître le terrain sur lequel l’assaut doit avoir lieu, si possible, saisir au vol le moment pour donner le choc, savoir instinctivement déterminer les distances, où il faut commencer à battre la charge, à croiser la baïonnette et à se lancer à la course en criant : Hourra ! Le dernier soldat doit avoir acquis par routine le sentiment de ces distances. Le choc doit être donné comme un seul homme et vivement, tout droit devant soi, en se réglant sur ceux qui vont le plus vite et sans tolérer le moindre retardataire. Le devoir des sous-officiers est de veiller à ce dernier point ; sur le champ de bataille, il n’y a rien à ménager pour y arriver. Il ne faut pas compter que l’ennemi tournera le dos avant l’abordage, mais s’attendre à ce que l’affaire aille jusqu’à la baïonnette et au sang, et même le désirer.
Les vides se comblent en se serrant les uns contre les autres, et il ne peut pas être question de quitter le rang sous prétexte d’emporter les blessés.
Les blessés d’une armée victorieuse ne sont jamais abandonnés, dit le duc d’Isly ; ceux des armées vaincues sont accablés de mille maux. S’occuper d’eux pendant le combat est donc une fausse pitié, qui, d’ordinaire, masque la lâcheté.
Dans la préparation de la compagnie aux surprises inattendues qui peuvent se produire pendant l’attaque, l’emploi de l’arme peut être différent, suivant les circonstances : Si notre apparition est imprévue pour l’ennemi et réciproquement ; si l’apparition de l’ennemi est inattendue pour nous, la baïonnette précédée d’une salve ou deux, si le temps le permet, si, au contraire, la contre-attaque est découverte à plus de 200 ou 300 pas, les tirailleurs peuvent tirer aussi longtemps que possible, et la réserve, après avoir fait une salve, se lance à l’arme blanche. Le feu ne sert qu’à préparer le choc : mais, comme en fait de moyens de préparation, le meilleur est encore la surprise, toutes les fois qu’il est possible de la ménager à l’ennemi, il serait fâcheux, en pareil cas, de perdre du temps pour tirer, car le mieux est de ne pas permettre à l’ennemi de se reconnaître.
Quand l’instant est venu, dit le duc d’Isly, marchez et joignez votre ennemi, avec cette énergie, ce sang-froid qui permettent de tout exécuter. Si, contre l’ordinaire, l’ennemi vous attend sans tirer, donnez-vous le premier feu. Arrivant sur l’ennemi avec les armes chargées, lorsqu’il a épuisé son feu, comment pourrait-il résister ? Son moral est glacé de terreur par la crainte d’une décharge qui ne peut manquer d’être terrible, faite de si près, et il tourne le dos. Ce fut la tactique de Dugay-Trouin, et ce genre de combat contribua plus que tous ses autres talents à faire sa brillante réputation. Il arrivait sur le vaisseau ennemi avec toutes ses armes chargées et son monde couché sur le pont. Au moment de toucher son adversaire, son monde se levait à la fois et balayait le pont ennemi par un feu supérieur qui rendait l’abordage facile.
La prépondérance morale, c’est-à-dire la plus importante de toutes, reste à la salve tant qu’elle n’est pas encore tirée.
La préparation à la période des feux est complétée par les instructions avec cartouches de guerre, la préparation à la période de la baïonnette par les attaques traversantes. L’attaque traversante se donne de la façon suivante : une section s’arrête et une autre est amenée à quatre cents pas, puis on les met face l’une à l’autre. La première est conduite à l’attaque de la deuxième : cheminement rapide jusqu’à deux cent cinquante à trois cents pas ; arrêt pour exécuter des salves, reprise de la marche en avant ; à cent pas, les tambours et les clairons commencent à battre la charge ; à cinquante pas, la section croise la baïonnette ; de vingt à trente pas, elle crie : Hourra ! et se lance au travers de la section opposée. Au moment du choc, les fusils sont redressés.
La section qui attend de pied ferme répond aux salves qu’elle continue même jusqu’à ce que l’adversaire arrive à cinquante pas environ ; à ce moment, elle croise la baïonnette et se lance également en criant : Hourra ! au travers de ses files.
Une fois que les sections se sont traversées l’une l’autre, il faut repasser au pas et rétablir l’ordre immédiatement sur les hommes les plus avancés.
Pour exécuter une attaque traversante de la cavalerie contre de l’infanterie, on place la compagnie en ordre déployé avec les files écartées à cinq pas d’intervalle, devant le front de l’escadron déployé à files également écartées. Après quoi, l’escadron passe au trot à travers la ligne d’infanterie, tandis que cette dernière exécute une salve quand la cavalerie arrive à deux cents pas et croise ensuite la baïonnette. La cavalerie, après avoir traversé l’infanterie, la dépasse d’une trentaine de pas, puis s’arrête et se remet face de son côté. Alors, l’infanterie fait demi-tour, pour se remettre aussi face à la cavalerie et marche sur elle à la baïonnette sans exécuter de salves. À vingt ou trente pas, l’infanterie se lance à la course à travers la cavalerie et se remet au pas après avoir dépassé cette dernière.
On peut aussi arrêter l’infanterie devant le nez des chevaux et lui faire exécuter le maniement d’armes ; car les chevaux en ont peur quand ils n’y ont pas été habitués. Puis on ordonne aux hommes de s’approcher des chevaux et de les caresser ; car, il y a, dans l’infanterie, un assez grand nombre d’hommes qui craignent les chevaux.
Pendant le maniement d’armes et les caresses aux chevaux, les tambours et les clairons passent à côté des chevaux en tapant et en soufflant de toutes leurs forces.
Quand les soldats sont familiarisés avec l’exercice précédent, on peut faire passer la cavalerie entre les files de l’infanterie au galop et au galop de charge, même en ne desserrant les files que de trois pas.
La manœuvre traversante, ou plutôt le combat à la baïonnette de section contre section était, lors du service de longue durée, la pierre de touche de l’instruction d’une compagnie.
INSTRUCTION DU BATAILLON
Les compagnies se fondent dans le bataillon comme une partie d’un tout organique ; elles sont comme les camarades de combat d’une même escouade : en toutes circonstances et dans toutes les situations, leur première pensée doit être de se venir mutuellement en aide. Le principe d’assistance mutuelle exige tantôt que le bataillon constitue un tout unique, c’est-à-dire que la compagnie s’efface dans l’ensemble du bataillon (colonne de route, masse, colonne double), tantôt qu’il soit démembré en ses éléments organiques constitutionnels, c’est-à-dire que chaque compagnie possède une somme d’indépendance convenable (formation préparatoire de combat).
La compagnie est dans le bataillon ce qu’un tirailleur est dans l’escouade. En ordre serré, l’indépendance du tirailleur, celle de l’escouade elle-même disparaissent. Il en est de même de l’indépendance de la compagnie. Dans une formation d’ensemble du bataillon, le chef d’une compagnie ne doit pas avoir d’autre volonté que celle du chef de bataillon, d’autre voix que la sienne ; il devient l’instrument aveugle du chef de bataillon et c’est sous sa responsabilité que la compagnie agit en toutes choses comme un seul homme avec ses camarades.
Les formations par compagnie sont, pour les compagnies, ce qu’est l’ordre dispersé pour les camarades de combat qui constituent une escouade. Dans cette unité, l’un est couché, l’autre à genou, un autre debout, un quatrième assis ; ils ne se tiennent pas accolés, et même celui qui n’a pas de but à viser ne tire pas du tout, quand bien même le feu serait général ; mais, en même temps, ils doivent concourir tous invariablement au but commun indiqué à la chaîne et ne jamais oublier qu’ils ont l’obligation sacrée d’assister leurs camarades d’escouade, aussi bien que les escouades voisines, avec la balle ou la baïonnette suivant le cas.
Il en est de même dans les formations par compagnie. Ce qui constitue la position d’un tirailleur devient, pour la compagnie, la formation dans laquelle elle se tient, et c’est pourquoi le choix de cette formation appartient au chef de la compagnie qui doit, avant tout, se conformer au terrain qui incombe à sa compagnie et nullement à la formation dans laquelle se trouvent les autres compagnies. C’est également au chef de la compagnie qu’il appartient de décider si, pour soutenir une compagnie voisine, il faut employer la balle ou la baïonnette.
Mais, plus l’unité extérieure est rompue dans le bataillon, plus rigoureusement l’unité intérieure, c’est-à-dire la solidarité constante d’assistance mutuelle entre les compagnies voisines, doit être maintenue, que ces compagnies appartiennent au même bataillon ou à un bataillon étranger.
Le chef de bataillon fixe le but commun vers lequel doivent converger les efforts ; chaque chef de compagnie concourt au succès général par tous les moyens possibles sans se laisser distraire ni entraîner par la recherche de buts partiels si séduisants qu’ils lui paraissent.
Le chef de bataillon détermine l’ordre général de combat du bataillon, c’est-à-dire les compagnies qui constituent la ligue de combat ou la réserve, et cet ordre est obligatoire pour les chefs de compagnie en ce sens que toute infraction temporaire à cet ordre, imposée par les circonstances, doit cesser immédiatement dès qu’un changement des circonstances le permet.
Les chefs de compagnie doivent respecter l’étendue fixée pour le front de l’ordre de combat du bataillon, sans se permettre de se détacher de leurs camarades jusqu’à perdre la faculté de les soutenir ou de se serrer contre eux, de façon à entraver leur liberté d’action.
Si le chef de bataillon donne le signal ou l’ordre d’attaquer, tout ce qui appartient au bataillon doit marcher à l’assaut, à moins que le chef de bataillon lui-même n’ordonne à une fraction de sa troupe de s’arrêter sur une position avantageuse pour concourir au succès de l’attaque par son feu.
Quand les types réglementaires des formations sont bien possédés par tout le monde, il faut exécuter les exercices sur le règlement appliqué. Dans le bataillon, ces formations sont plus variées que pour la compagnie.
Le chef de bataillon doit désigner, assez haut pour être entendu de tout le bataillon, la direction d’où l’on attend l’ennemi, et, autant que possible, s’efforcer de la matérialiser par un objet visible ; il doit, en outre, trouver pour lui-même une réponse aux questions suivantes, relatives à toute la série des formations, et de réaliser ensuite cette réponse par une manœuvre : Que ferai-je si l’ennemi apparaît sur mon front, sur mes derrières, sur l’un ou l’autre de mes flancs, enfin dans une direction oblique quelconque ? Que ferai-je si cet ennemi est de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie ?
Si le chef de bataillon, en parcourant chaque formation, répond pratiquement à ces questions, sur toute espèce de terrain, c’est-à-dire s’il apprend à ses chefs de compagnie à prendre avec calme la position qui correspond le mieux au terrain, à la nature de l’adversaire, à la distance qui le sépare de ce dernier et à la direction dans laquelle on suppose son apparition, alors ni le bataillon, ni le chef de bataillon lui-même ne seront pris au dépourvu par aucune éventualité inattendue.
Ces différentes transformations indiquent, encore une fois, combien il est nécessaire, pour le succès d’une affaire, de démembrer le bataillon par compagnies ; elles correspondent aussi à la souplesse, à la mobilité, à l’agilité exigées par le mode d’action actuel sur le champ de bataille qui dépassent ce que peut fournir, sous ce rapport, une masse de 800 hommes.
C’est de cette manière que la compagnie est devenue une unité tactique, qui ne doit qu’en certains cas se noyer dans la masse générale de l’unité supérieure du bataillon. Cette évolution est principalement le résultat du perfectionnement des armes à feu. L’augmentation de justesse et de portée du feu a forcé à chercher des formations qui fussent moins vulnérables au feu. C’est elle, en même temps, qui a modifié également le rôle de la chaîne dans la formation de combat actuelle. Le but principal de l’ancienne chaîne, aussi bien dans l’offensive que dans la défensive, consistait à couvrir le bataillon jusqu’au moment du choc ; mais, aujourd’hui, le point capital de la défense, c’est de maintenir les positions des tirailleurs ; par suite, dans la première période du combat, toute l’affaire incombe à la chaîne dont le bataillon n’est plus que le soutien. La nécessité de soutenir la chaîne de très près et d’éviter des pertes a conduit à démembrer le bataillon de façon à constituer des secteurs dans chacun desquels la chaîne possède un soutien immédiat ou une réserve et de permettre aux compagnies d’utiliser individuellement des couverts qui auraient été perdus pour le bataillon à cause de ses dimensions.
Toutefois, l’indépendance de la chaîne a une limite : le nouvel armement augmente sans doute les chances de sécurité du tireur, en lui permettant de charger son fusil dans toutes les positions possibles, mais il ne diminue nullement le temps nécessaire pour choisir le but, pour apprécier la distance et pour bien viser.
Dans les formations par compagnies, le bataillon, ainsi qu’il a déjà été dit, perd son unité extérieure ; le chef de bataillon a plus de peine à exercer sa surveillance et à prendre les dispositions ; il faut, pour cela, qu’il soit tout à fait à la hauteur de son rôle ; il faut également que les commandants de compagnie soient bien convaincus de la nécessité de prêter appui à leurs camarades – avant tout au monde – et fassent de cette obligation une question d’honneur.
Dans les dispositifs par compagnie, l’exécution de toutes les transformations est facile, quelle que soit la formation dans laquelle se trouvent les compagnies. Les changements de formation se produisent ici, à proprement parler, non pas dans toute la masse du bataillon, mais dans chaque compagnie séparément, et sont naturellement plus rapides et plus simples en raison des moindres dimensions des formations de la compagnie.
Quant au changement de formation du bataillon tout entier, envisagé dans son ensemble, il résulte du simple déplacement d’un certain nombre de compagnies, en sorte que l’adoption des dispositifs par compagnies, les formations de combat d’un seul bataillon, sont devenues, par leur forme et par leur esprit, tout à fait semblables aux formations de combat de plusieurs bataillons réunis. La seule différence qui subsiste, c’est, qu’en cas de besoin, les compagnies peuvent se fondre dans un seul bataillon ; tandis que les bataillons ne se fondent jamais entre eux, dans une manœuvre de guerre, c’est-à-dire que chacun d’eux conserve sa sphère d’action indépendante. En un mot, si on a recours à une analogie déjà employée, le régiment est aussi un chaînon dont les bataillons constituent les camarades de combat ; mais ces camarades de combat sont déjà assez forts par eux-mêmes pour qu’il n’existe plus pour eux d’ordre compact dans le combat, mais seulement un ordre articulé. Du reste, dans les formations de réserve, il existe aussi pour le régiment un ordre compact ; car, malgré les intervalles, tout s’exécute dans ces formations au commandement du chef du régiment.
Les manœuvres de compagnie à l’effectif de guerre sont nécessaires pour obliger les chefs et les officiers de compagnie à ne jamais oublier ce qu’ils doivent être capables de diriger sur le champ de bataille, tout en n’ayant affaire, en temps de paix, qu’à des effectifs restreints ; c’est le complément indispensable dans la préparation du bataillon au combat.
Les exercices précédents constituent une gymnastique de manœuvre de bataillon dont le caractère général consiste à transformer une situation quelconque du bataillon, conformément aux exigences d’une éventualité également quelconque. Les manœuvres avec but tactique ont, au contraire, pour objet de mettre à profit la souplesse acquise, grâce à cette gymnastique, pour réaliser la solution d’un problème déterminé, quelconque, relatif à l’attaque ou à la défense d’une position.
Dans les manœuvres en terrain très couvert et très étendu, les officiers peuvent retirer de la boussole un avantage inappréciable.
L’emploi de la boussole est très simple : avant de pénétrer dans une forêt, par exemple, il suffit de remarquer l’angle que fait le front de la compagnie avec la direction de l’aiguille. Si cet angle ne se modifie pas d’une quantité sensible, pendant la marche sous bois, c’est que la direction est bonne. L’emploi de la boussole est quelquefois le seul moyen de conserver sa direction. Avec la boussole du général Février, des marches de plusieurs kilomètres ont été faites avec une erreur moyenne de 300 mètres du point à atteindre
Les compagnies de réserve, au moment de l’assaut final, n’ont à regarder ni à droite, ni à gauche ; elles ne doivent s’occuper que de leurs camarades de la ligne de combat et de leur prêter aide et assistance. Si ceux-ci sont engagés avec l’ennemi et qu’ils aient de la peine à en venir à bout, les soutenir ; si une attaque de flanc les menace, vite prendre l’assaillant lui-même en flanc : à la baïonnette si c’est de l’infanterie, avec son feu si c’est de la cavalerie. Si l’affaire a mal tourné pour les camarades, venger cet insuccès, cela couvrira leur retraite et leur donnera le temps de se reformer. Ainsi donc, appuyer de front ses camarades de la ligne de combat, d’une part ; garder leurs flancs, de l’autre ; telles sont les deux obligations sacrées que la loi de l’assistance des siens impose à une troupe qui se trouve en réserve.
Il va de soi que le chef de compagnie qui se tient à la réserve séparément, non seulement peut, mais encore doit, sans attendre d’ordres, s’acquitter de ces obligations vis-à-vis de ses camarades de la ligne de combat ; mais, quand il y a, à la réserve, plusieurs compagnies réunies, elles ont alors un chef commun qui est, la plupart du temps, le chef de bataillon lui-même ; c’est alors sur lui que repose l’obligation de prendre, en temps opportun, les dispositions nécessaires pour venir en aide à la ligne de combat.
Tout cela doit être grave dans l’esprit et dans le cœur de chaque chef de bataillon et de compagnie ; car c’est à cela que tient non seulement la gloire, mais aussi le salut, non pas des autres, mais encore le salut personnel, car les camarades ne sacrifieront pas celui qui ne les a pas sacrifiés. On ne peut montrer bien clairement l’exécution de ces obligations qu’au moyen des attaques traversantes.
Les manœuvres d’un détachement comprenant les trois armes (un bataillon, un ou deux escadrons, deux ou quatre pièces), doivent être commandées alternativement par des officiers supérieurs des trois armes. Elles sont le premier et le plus important échelon des manœuvres des trois armes dans lesquelles elles jouent le même rôle que l’école de compagnie, l’école d’escadron et l’école de la pièce dans l’instruction des manœuvres de chaque arme séparée. Elles doivent avoir purement un caractère d’instruction, c’est-à-dire tendre à conférer aux officiers supérieurs la pratique du maniement, non plus seulement de leur arme, mais des trois armes réunies et à les affranchir de la routine de ne se préoccuper que de leur troupe seulement.
Afin de communiquer aux chefs de détachement l’habitude de traiter méthodiquement la solution des problèmes qui leur incombent, il est très utile de les inviter à répondre par écrit aux questions suivantes :
Offensive. – Comment aurais-je défendu moi-même la position que je suis chargé d’attaquer ? Pourquoi l’aurais-je défendue de telle manière et pas autrement ? Quelle formation de combat adopterai-je pour l’attaque ? Que ferai-je pour dissimuler mes intentions ? Quel est celui de mes flancs sur lequel je dois m’éclairer avec le plus de soin et quelles mesures prendrai-je pour cela ? Quels ordres donnerai-je aux chefs des détachements chargés de l’observation sur mes flancs ? Quel but imposerai-je aux différentes parties de mon dispositif de combat ? Où me tiendrai-je de ma personne ? Que ferai-je si l’adversaire passe à l’offensive ?
Défensive. – Comment aurai-je attaqué ma position ? Pourquoi de telle manière et pas autrement ? Quel dispositif de combat adopterai-je pour défendre ma position ? Comment garderai-je mes flancs ? Quel rôle confierai-je aux différents éléments de mon dispositif de combat ? Où me tiendrai-je de ma personne ? Que ferai-je si l’ennemi attaque mon flanc droit (gauche), mon centre, mes derrières ?
Comme l’essence du service des avant-postes consiste à savoir se glisser chez l’ennemi sans être vu et à ne pas lui laisser faire de même, le général recommande le moyen de préparation suivant : on place pour la nuit une compagnie en face d’une autre, après en avoir séparé le nombre de gens nécessaires pour les patrouilles, de manière que chacune forme un cercle irrégulier de sentinelles doubles, distantes les unes des autres de 25 à 30 pas ; à l’intérieur de chaque cercle, on place différents objets légers (baïonnettes, cartouchières) ; puis, pendant la nuit, indépendamment du service de garde réglementaire, on recommande spécialement aux hommes placés sur chaque cercle de ne laisser entrer personne dans leur cercle ni emporter quelque chose ; mais un certain nombre d’hommes sont désignés précisément pour tâcher de se glisser dans le cercle voisin et d’en emporter quelque objet. Le matin, on vérifie quels sont les objets qui ont disparu, quels sont les hommes qui les ont emportés et par quel point du cercle ils sont passés.
INSTRUCTION DU RÉGIMENT
Les exercices sur le règlement appliqué commencent, aussitôt que le régiment est rompu aux évolutions et formations réglementaires, par l’ordre de réserve et se terminent par l’ordre de combat.
La diversité infinie des péripéties du combat se ramène, en dernière instance, soit à la rupture, soit à l’enveloppement ; aussi, l’ordre de combat doit revêtir une forme qui lui procure le plus d’avantages possibles pour rompre ou envelopper l’ennemi et pour résister à toutes ses tentatives de nous rompre ou de nous envelopper.
La ligne continue et épaisse doit être rejetée : la corde la plus solide et la mieux tendue tombe tout à fait si on la coupe en un point.
La ligne à intervalles offre plus de gages d’une vigoureuse résistance ; il est plus efficace de soutenir les troupes qui supportent le poids du combat, en plaçant les réserves, chargées de cette mission d’assistance, à une certaine distance en arrière des premières et non tout contre elles.
Au lieu d’une corde tendue, on obtient ainsi une série de touches élastiques et celle sur laquelle on appuie peut céder sans que les autres cessent de rester en place.
Une nouvelle préoccupation s’impose nécessairement : rendre aussi facile et aussi prompte que possible la concentration de ses forces sur le point où se donnera le choc. C’est dans ce but que la seconde ligne de soutiens et les suivantes sont maintenues réunies, car il est plus facile, quand elles sont rassemblées, de les porter sur le point voulu de la ligne de combat.
L’ordre de combat d’une troupe tant soit peu considérable ne doit donc pas avoir une force égale dans toute son étendue ; très profond sur le point important, il s’amincira jusqu’à se réduire même à une chaîne sans réserve sur les points sans importance.
La brèche faite sur un point détermine la fuite générale.
La victoire n’est pas à celui qui est plus fort que son adversaire d’une manière générale, mais à celui qui sait être le plus fort uniquement sur le point et à la minute où le choc a lieu.
Une réserve partielle est une troupe destinée à prendre part à l’affaire dans un secteur déterminé ; la réserve générale est une troupe mise à part pour agir sur n’importe quel secteur de la position.
Cette distinction n’a, toutefois, qu’une valeur relative : ainsi, pour une position occupée par un seul bataillon, les deux compagnies qui constituent la réserve du bataillon seront une réserve générale lorsqu’elles seront concentrées derrière le centre de la position et formeront, au contraire, des réserves partielles lorsqu’elles seront réparties chacune derrière les flancs.
Mais si le même bataillon entre dans la composition de l’ordre de combat d’un régiment, la réserve de bataillon, même concentrée, ne constitue plus, par rapport au nouveau dispositif, qu’une réserve partielle. Par la même raison, la réserve générale d’un régiment devient partielle dans l’ordre de combat d’une brigade ou d’une division ; la réserve générale d’une division, partielle dans l’ordre de combat d’un corps d’armée ; la réserve générale d’un corps d’armée, partielle dans l’ordre de combat d’une armée.
Aussi, pour éviter tout malentendu, le général propose de dire : réserve de bataillon, réserve de régiment, de brigade, de division, etc.
Les réserves n’existent que pour entrer, à la fin du combat, dans la ligne de combat et s’y fondre, car ce n’est pas seulement par leur présence inactive sur le champ de bataille que les réserves assurent le succès. Le succès reste ordinairement à celui des deux adversaires qui a conservé, pour la fin du combat, le plus de troupes fraîches. C’est pourquoi l’économie des réserves doit constituer, dans le combat, une des préoccupations capitales du commandant en chef.
Mais c’est là le glaive à deux tranchants ; si, pour économiser la réserve, on retarde trop le moment de soutenir la ligne de combat, celle-ci lâche pied et c’est avec la réserve seule qu’il faut rétablir l’ordre de combat. Si l’on se presse trop d’envoyer des renforts sur la ligne de combat, on commet une faute ; car l’on s’expose à ne plus avoir de troupes fraîches sous la main et la direction du combat échappe au chef avec sa dernière réserve.
Le chef doit se pénétrer nettement et clairement de la nécessité d’économiser sa réserve et de cette idée capitale que ce n’est pas seulement la présence inactive des réserves sur la position qui donne le succès, mais, au contraire, le rôle actif qu’on leur fait jouer.
Toute troupe, une fois engagée dans le combat, y reste jusqu’à la fin ; elle peut espérer qu’on la soutiendra, mais jamais qu’on la remplacera. C’est l’unique garantie possible qui permette d’attendre d’une troupe le déploiement de toute l’énergie et de toute l’opiniâtreté dont elle est capable. Si cela est, il en résultera aussi qu’une seule de nos unités pourra en user, quelquefois, deux ou trois de l’adversaire, et alors la prépondérance en troupes fraîches, pour la fin du combat, sera naturellement de notre côté.
Cette période du combat est consacrée à l’ébranlement de l’adversaire par les feux et au cheminement offensif` ; on choisit le point d’attaque ; on concentre contre lui les troupes destinées à donner le choc. Le défenseur, pour résister au choc, prend une disposition semblable.
Au moment de la mêlée, l’ordre de combat se convertit en une ligne informe, très renflée sur le point d’attaque et mince sur les autres points. Les chefs, au degré le plus inférieur de la hiérarchie, acquièrent une importance énorme ; les compagnies, les bataillons, les régiments se mélangent inévitablement, mais les sections et les escouades peuvent rester compactes si elles sont bien menées.
Les types généraux des ordres de combat du régiment sont les mêmes que ceux du bataillon, en appliquant aux bataillons ce qui a été dit pour les compagnies. On peut désigner, pour la ligne de combat, un, deux et même les trois bataillons ; le chef de régiment indique aux bataillons le but et le secteur qu’ils doivent occuper, en abandonnant aux chefs de bataillon eux-mêmes le soin de déterminer la forme de l’ordre de combat de leur troupe dans leur secteur.
Les dispositifs de combat du régiment sont beaucoup plus variés que ceux du bataillon. En outre, comme l’ordre de combat du régiment occupe une étendue de terrain bien plus considérable qu’un bataillon, les éventualités qui pourront surgir, pendant le combat, pourront provoquer un changement dans la forme du dispositif de tel ou tel bataillon ; mais elles n’auront déjà plus la même influence sur la forme de l’ordre général de combat du régiment. Cette dernière est subordonnée à la marche générale du combat.
La cavalerie et l’artillerie possèdent chacune une des propriétés de l’infanterie, mais, poussée à un développement extrême et, par suite, leurs ordres de combat ne sont que des cas particuliers de ceux de l’infanterie.
La rapidité de mouvements, l’instantanéité du conflit, la vulnérabilité des flancs, l’arme blanche : telles sont les propriétés de la cavalerie.
La portée et la puissance du feu, l’incapacité de se défendre elle-même, et, par suite d’agir seule, telles sont celles de l’artillerie. La protection de ses flancs incombe à la cavalerie et à l’infanterie, qui sont également chargées de la tirer d’affaire en cas d’attaque.
L’ordre de combat de la cavalerie se transforme en une ligne de combat continue, avec échelons en arrière des flancs et une réserve. En effet, l’instantanéité du conflit de la cavalerie ne permet pas de songer à un soutien venant de derrière ; la vulnérabilité des flancs rend leur protection indispensable et constante ; c’est pourquoi les réserves partielles sont en échelons en arrière des flancs. De plus l’arme blanche impose la nécessité de pouvoir répéter les chocs, c’est-à-dire une réserve générale.
L’ordre de combat de l’artillerie se transforme en une avant-ligne en ordre dispersé avec une réserve pour la renforcer.
CAMARADERIE DE COMBAT
Messieurs, dit le général Dragomiroff, s’adressant aux officiers des trois armes ; messieurs, on réussit rarement à déloger du premier coup un adversaire qui se défend pour de bon ; il faut alors revenir à la charge deux fois, trois fois et davantage, jusqu’à ce qu’on soit arrivé à ses fins ; ici, tout dépend de la persévérance. Il faut donc, aussitôt que la troupe qui donne l’assaut est arrêtée, arriver de la réserve à la rescousse, tant qu’on n’a pas tout épuisé. C’est une marée montante dont les flots doivent se succéder sans interruption. En règle générale, une fois le premier coup porté, il faut frapper, frapper encore, coup sur coup, pour ne pas donner à l’adversaire le temps de se reconnaître ; il faut, avant qu’il puisse repousser la tête de l’assaut, lui donner coup d’épaule sur coup d’épaule. Autrement, une fois que l’adversaire aura repoussé la tête, il repoussera également la troupe qui la suit, et ainsi de suite.
L’artillerie ne peut pas se défendre toute seule ; le soin de la protéger est, par conséquent, un devoir sacré qui incombe aux troupes placées dans son voisinage. La camaraderie de combat l’exige. Aussi bien, c’est au nom de cette camaraderie que l’artillerie ouvre à l’infanterie une brèche au milieu des murailles vivantes, comme à travers les murs de pierres, et lui fraye un chemin ; mais, à son tour, l’infanterie doit aide et protection à l’artillerie ; ce n’est qu’à cette condition que celle-ci osera, sans balancer, occuper au besoin les positions les plus risquées pour lui prêter main-forte, parce qu’elle sera certaine de ne jamais rester sans soutien et sans protection.
L’artillerie ne possède aucun moyen de défense personnelle, mais c’est une chose dont elle n’a pas à se préoccuper et même elle doit puiser, dans cette incapacité même de se défendre, la résolution nécessaire pour venir se placer devant l’ennemi dans la situation la plus audacieuse et la plus risquée, toutes les fois que le salut de l’armée ou la destruction de l’adversaire l’exigent. En pareil cas, ce sont les fantassins qui doivent pourvoir à son salut. Le combat est une affaire où le succès n’est possible que pour celui qui ne craint pas de périr.
Ne craignez pas, messieurs les officiers d’artillerie, de perdre vos canons : celui-là seul les perd qui, jusqu’à la dernière extrémité, reste en position et se sacrifie pour le salut de l’infanterie. Vous êtes complètement libres dans vos manœuvres, mais vous devez vous soumettre, sans restriction, aux buts qu’on vous a chargé d’atteindre.
L’artillerie court comme elle l’entend, a dit Souvaroff, mais pas une seule pièce ne doit, sans la volonté du chef, être amenée de la réserve sur la position et encore moins être retirée de la position pour la réserve. C’est une des exigences de la subordination de combat, c’est-à-dire de sa direction par une pensée unique sans laquelle le succès devient impossible. Une batterie qui abandonne la ligne de combat sans en avoir reçu l’ordre se déshonore tout aussi bien qu’une troupe d’infanterie qui aurait osé faire de même. Il n’y a pas de prétexte pour justifier l’abandon volontaire de la ligne de combat. Vos projectiles sont dépensés, vos pièces démontées, vos servants tués : restez pourtant, car il n’y a que vous qui sachiez la raison de votre silence forcé ; l’ennemi lui, l’ignore. Restez donc en position pour continuer à soutenir le moral des vôtres en même temps qu’à inspirer à l’ennemi une prudence salutaire.
Messieurs les officiers de cavalerie, vous allez vite, mais vous ne tirez pas ; l’infanterie tire, mais elle va lentement. Il manque donc à chacun de vous ce qui se trouve chez l’autre. C’est pourquoi vous devez réunir vos efforts pour vous entr’aider mutuellement, fraternellement ; l’infanterie vous protège des endroits couverts en les occupant ou en en chassant l’ennemi qui pourrait les occuper. Vous, vous la sauvegardez des attaques de la cavalerie ennemie dans les endroits unis et découverts. Les situations dans lesquelles la cavalerie et l’infanterie peuvent se prêter une aide mutuelle dans le combat se réduisent à deux : la cavalerie peut aider par ses charges le mouvement offensif ou la défensive de l’infanterie : l’infanterie peut coopérer à vos attaques par son feu.
Mais, dans l’application, ces deux situations sont variables à l’infini ; car l’une et l’autre peuvent se produire pendant l’attaque de l’adversaire, pendant la poursuite, pendant notre défense contre les attaques de l’ennemi, pendant notre retraite devant sa poursuite. Il est impossible d’envisager toutes les éventualités qui peuvent surgir dans ces situations. Mais vous n’en sortirez avec honneur que si vous vous êtes bien mis dans le cœur, vous, cavaliers, qu’il vaut mieux périr que de laisser un camarade sans assistance et que si, sous l’influence de cette résolution, vous faites travailler votre œil et votre bon sens : l’œil guettera l’instant, le bon sens vous suggérera dans quelle formation, quand et où il faut frapper ; et vous, fantassins, où il faut diriger votre feu pour venir en aide à la cavalerie.
Messieurs les cavaliers, gardez autant que possible toutes vos forces en main, mettez-vous à l’abri d’être tournés en les échelonnant et gagnez le flanc de l’ennemi, sans qu’il puisse s’en apercevoir ; si cela vous réussit, sautez sur lui comme le chat sur la souris et cela ira bien. Ne croyez pas qu’il faille absolument charger, dès que vous vous trouverez seulement à distance convenable pour faire une charge ; mais, au contraire, donnez à l’ennemi le temps de faire son jeu : vous avez la chance qu’il expose un flanc ou fasse quelque autre faute ; alors, fondez sur lui au bon endroit. En un mot, prenez toujours exemple sur le chat : je ne connais pas de meilleur modèle pour le combat de cavalerie.
Dans le service d’exploration, au contraire, faites la mouche ; on vous chasse du nez, fourrez-vous dans l’oreille ; on vous pourchasse, plantez-vous sur le front ; mais rappelez-vous aussi que vous menez les troupes d’infanterie, que vous précédez en quelque sorte par la main, comme le chien conduit l’aveugle ; dans la poursuite, aucun répit à l’adversaire, le poursuivre sans relâche : tout ennemi déjà en fuite est la proie de la cavalerie, mais si l’adversaire peut encore présenter des troupes fraîches, qui s’opiniâtrent dans la résistance, c’est à l’infanterie de les déloger.
C’est ainsi qu’en se donnant la main, la cavalerie atteint tout ce qui fuit et l’infanterie déloge tout ce qui tient encore.
Messieurs, dans une avant-garde, les différentes armes se suivent dans un ordre qui est déterminé par le terrain : par conséquent, là où le chemin traverse une région couverte ou coupée, c’est l’infanterie qui prend la tête, en la faisant précéder seulement d’une petite patrouille de cavalerie : ce sont des yeux et, en plus, un organe de transmission rapide pour les rapports sur tout ce qui se passe en avant. Si, au contraire, la région est découverte, toute la cavalerie marche en tête. L’infanterie aussi bien que la cavalerie sont, bien entendu, accompagnées de leur artillerie.
Mais, si l’on traverse un terrain tantôt couvert et tantôt découvert, on est obligé de faire passer en tête de la colonne tantôt la cavalerie et tantôt l’infanterie. c’est un grand sujet d’incommodité et de fatigue pour la troupe ; mais un mal inévitable, car, pouvant rencontrer l’adversaire à chaque minute, on est bien obligé, bon gré mal gré, de mettre en avant l’arme qui est la plus capable d’agir sur le terrain où l’on se trouve.
L’arrière-garde est une avant-garde retournée et ses obligations sont directement l’inverse de celles de l’avant-garde. Les différentes fractions de l’avant-garde sont chargées de faire disparaître les obstacles qui pourraient entraver la marche ; l’arrière-garde est chargée de créer des obstacles semblables à la marche de l’adversaire, et, plus elle en crée, mieux cela vaut.
En conséquence, on renverse les heures de départ et l’ordre de succession des détachements qui composent l’arrière-garde : ce qui était le détachement de tête devient le détachement de queue, et il se met en marche, avec les détachements de flanc, plus tard que le dernier échelon de la colonne principale : ce qui était l’avant-troupe devient l’arrière-troupe. La première répare les chemins, la seconde les détruit. Dans une avant-garde, l’arme à laquelle le terrain est le plus favorable passe en tête de la colonne ; dans une arrière-garde, au contraire, elle marche à la queue. L’avant-garde débusque l’adversaire, l’arrière-garde le contient, et, pour cela, s’arrête à chaque position et fait mine de l’occuper, afin de forcer l’adversaire à perdre du temps pour se déployer ; puis elle se retire sur une position en arrière, et ainsi de suite. Dans le cas où il est nécessaire de résister réellement à la pression de l’adversaire, l’arrière-garde prend position pour de bon, c’est-à-dire qu’au lieu de laisser ses réserves dans la colonne de route, elle les répartit comme il convient pour présenter une résistance opiniâtre.
Dans une marche en avant sur plusieurs colonnes, les têtes, et, dans une marche en retraite, les queues de colonnes restent à la même hauteur. Les mesures prises ne sont pas toujours suffisantes ; car, dans l’exécution d’une marche, il peut surgir différentes éventualités (un pont coupé, un chemin détrempé par la pluie) et peuvent engendrer des différences de plusieurs heures avec l’horaire établi ; c’est pourquoi les chefs de colonne doivent être constamment préoccupés de la pensée de tenir le chef de tout le détachement au courant de la position de leur colonne à tout instant donné. Ce n’est que grâce à la stricte observation de cette précaution que le détachement, si distendu qu’il puisse être, ne cesse point de former un être unique et que son chef conserve le moyen de résoudre toutes les questions qui peuvent surgir en cas de rencontre avec l’adversaire, de quelque côté qu’il se présente.
Dans cette hypothèse, je vous prie, Messieurs, de vous rappeler la devise : “De marcher au canon”. L’observation de cette devise est obligatoire pour tout chef de colonne, du moment où il n’est pas investi d’une mission spéciale ; mais elle est obligatoire, bien entendu, d’une façon judicieuse et intelligente. Supposons, par exemple, qu’un détachement marche sur trois colonnes et que le combat s’engage à la colonne de gauche ; la colonne du centre peut-elle, oui ou non, marcher immédiatement au canon ? Non, car en se réunissant à la colonne de gauche, elle se détachera de la droite complètement et pourra exposer cette dernière à être battue séparément. Par conséquent, la colonne du centre ne peut marcher au canon de gauche qu’à la condition que la colonne de droite puisse être abandonnée à ses propres forces ou qu’elle reste, néanmoins, à une distance possible de la colonne du centre.
Lors même qu’on est animé du désir sincère d’accourir au secours d’un camarade, il ne faut pourtant pas trop se presser de modifier sa direction ; autrement, il arrivera que la moindre escarmouche d’avant-garde fera dévier de son chemin la colonne, ce qui peut, à la fin, épuiser les hommes. Mais si, par exemple, d’après la direction où l’on entend le bruit de la canonnade, le chef de la colonne conclut que le danger menace notre flanc, alors il n’y a pas à hésiter, et plus vite il se décidera à marcher au canon, mieux cela vaudra.
Pour introduire certaines éventualités qui peuvent se présenter dans l’exécution d’une marche, le général conseille l’emploi de plis cachetés qui sont remis au chef de l’avant-garde au moment du départ. Ces plis portent une suscription dans ce genre-ci : À décacheter à telle heure ou en atteignant tel point.
Dans le cas d’alerte, les hommes doivent avoir le temps nécessaire pour se préparer ; dans ce but, leur apprendre à s’équiper, à seller, à atteler rapidement, mais tout à fait soigneusement et sans trépidation.
Les marches de nuit permettent, dans l’offensive, de s’approcher de l’adversaire secrètement, et, dans la retraite, de s’éloigner de lui à son insu.
Les actions de nuit frappent l’adversaire par la surprise qu’elles lui causent, le privent de la possibilité de juger des forces qui l’attaquent et réduisent à rien l’effet de son feu.
C’est pourquoi on peut faire, la nuit, de grandes choses avec peu de monde ; et plus les armes à feu se perfectionneront, plus l’habitude de marcher et d’agir la nuit gagnera de l’importance.
Les exercices avec cartouches et projectiles de guerre donnent la possibilité d’atteindre un double but : la combinaison du tir de combat de l’infanterie et de l’artillerie ; l’habitude pour l’artillerie de concentrer son feu sur un point donné d’une position, en manœuvrant par masse et conjointement avec des troupes d’infanterie d’un effectif assez considérable.
Les tirs d’entraînement apprennent à se tenir sous le feu ; ils éveillent le sentiment du danger et donnent une certaine pratique pour s’habituer à le maîtriser ; ils se divisent en tirs sur les isolés, exercices sous le trajectoire, tir réel de deux artilleries en face l’une de l’autre. Pour exécuter le tir sur des isolés, un homme se place contre une cible ; un des meilleurs tireurs et ayant du sang-froid, tire sur chevalet, à 50 pas, trois ou quatre balles dans la cible, à droite et à gauche du soldat placé contre elle.
Les exercices sous la trajectoire se font pendant les tirs d’école de l’artillerie ; l’infanterie et la cavalerie exécutent des exercices dans la zone de terrain (comprise entre les pièces et les cibles) au-dessus de laquelle passent les projectiles, à une hauteur suffisante pour ne présenter aucun danger. Pour exécuter le tir réel de deux artilleries, on place deux rangées de cibles parallèles à 4 kilomètres l’une de l’autre ; on amène deux batteries en face l’une de l’autre entre les cibles, chacune d’elles à 3 kilomètres des cibles placées en face, et on leur fait exécuter un tir de combat.
Sans doute, dit l’auteur, de semblables exercices sont pénibles au point de vue du sentiment ; mais la théorie doit indiquer tous les procédés possibles pour atteindre le but suprême : la préparation au combat. La pratique conserve toujours le droit d’accepter ou de ne pas accepter ce que propose la théorie.
Dernier principe. – Une des meilleures manières de faire la guerre est de mettre l’ennemi dans l’impossibilité de se servir des avantages qu’il possède. Les deux exemples qui suivent seront la meilleure justification de cette doctrine.
Avant la bataille de Pultowa, dit le maréchal de Saxe, les armées de Charles XII avaient toujours été victorieuses. La supériorité qu’elles avaient sur celles des Moscovites est presque incroyable ; l’on a vu souvent 10 à 12 000 Suédois forcer dans des retranchements 50, 60 et 80 000 Moscovites, les défaire et les tailler en pièces. Les Suédois ne s’informaient jamais du nombre des Russes, mais seulement du lieu où ils étaient. Le tzar Pierre résista, avec une patience égale à la grandeur de son génie, aux mauvais succès de cette guerre et ne cessait de donner des combats pour aguerrir ses troupes.
Le roi de Suède ayant mis le siège devant Pultowa, le Tzar tint un conseil de guerre. L’investissement de l’armée suédoise avec l’armée moscovite au moyen d’un grand retranchement ; la destruction du pays par le feu à 100 lieues à la ronde pour l’affamer ; le sort d’une dernière bataille parce que, Pultowa emporté, l’armée suédoise y trouverait des munitions en même temps que les vivres nécessaires pour franchir le désert que l’on prétendait faire autour d’elle : tels furent les avis du conseil. S’arrêtant à cette dernière résolution, le Tzar prononça ces paroles mémorables :
Puisque nous nous déterminons à combattre le roi de Suède. Il faut convenir de la manière et choisir la meilleure. Les Suédois sont impétueux, bien disciplinés, bien exercés et adroits ; nos troupes ne manquent pas de fermeté, mais elles n’ont pas ces avantages : il faut s’appliquer à rendre ceux des Suédois inutiles.
Ils ont souvent forcé nos retranchements en rase campagne : nos troupes ont toujours été défaites par l’art et la facilité avec lesquels ils manœuvrent ; il faut donc rompre cette manœuvre et la rendre inutile. Pour cela, je suis d’avis de m’approcher du roi de Suède, de faire élever tout le long du front de notre infanterie plusieurs redoutes dont les fossés seront profonds, les garnir d’infanterie, les faire fraiser et palissader ; cela ne demande que quelques heures de travail et nous attendrons l’ennemi derrière nos redoutes. II faudra qu’il se rompe pour les attaquer ; il y perdra du monde et sera affaibli et en désordre lorsqu’il nous attaquera, car il n’est pas douteux qu’il ne lève le siège et ne vienne nous attaquer dès qu’il nous verra à portée de lui.
Il faut donc marcher de manière que nous arrivions vers la fin da jour en sa présence pour qu’il remette au lendemain à nous attaquer et, pendant la nuit, nous élèverons nos redoutes.
On sait le résultat de ces dispositions : la défaite du roi de Suède, la poursuite et la capture de son armée.
Lorsque le blocus du camp de la Tafna donnait le triste exemple de troupes disciplinées, jusque-là vaillantes, bien armées, suffisamment approvisionnées et, cependant, tenues en échec par des hordes de cavaliers irréguliers, nombreux sans doute, mais pas au point de rendre la lutte impossible, le duc d’lsly fut chargé de la mission difficile de rétablir nos affaires gravement compromises dans l’Ouest de l’Algérie.
Ayant réuni les officiers qui passaient sous ses ordres, il s’exprima à peu près ainsi :
Messieurs, j’ai accepté avec reconnaissance la mission de vous porter secours. Me voici heureusement arrivé au milieu de vous et, je le vois avec orgueil, vous ne vous êtes point laissé abattre par les difficultés de votre position. Cette position est aujourd’hui complètement changée. Vous étiez dans une noble attitude défensive, vous allez prendre l’offensive la plus déterminée.
Messieurs, je suis naturellement fort inexpérimenté dans la guerre d’Afrique ; mais j’ai fait six ans la guerre d’Espagne qui s’en rapproche sous beaucoup de rapports. Toutefois, il doit y avoir des différences qui tiennent à la configuration du pays, l’état social des peuplades qui l’habitent et à leur manière de combattre. J’aurai donc besoin de votre expérience pour m’aider à vous conduire au succès. Je vous invite, messieurs, à me donner vos conseils aussi souvent que vous le jugerez opportun. Je ne dis pas que j’adopterai toujours vos conseils et vos idées, le choix m’appartient puisque j’ai la responsabilité, mais je serai toujours reconnaissant de vos communications.
Vous comprendrez, messieurs, que vous ouvrant ainsi près de moi un libre accès, il ne peut y avoir place pour la critique de mes mesures hors de ma présence. Cette critique, exercée devant les troupes, me ferait perdre la confiance que j’espère avoir bientôt acquise et qui fera votre plus grande puissance, car en elle réside la force morale, bien supérieure à la force physique.
Nous suppléerons aux moyens matériels qui nous manquent par une active industrie et, avec une volonté ferme, tous les obstacles seront surmontés. Ce qui importe le plus, messieurs, c’est d’entretenir ou d’élever dans nos soldats un moral vigoureux. Vous pouvez leur dire que je n’ai jamais été battu et que j’ai la confiance qu’ils ne me laisseront pas perdre, en Afrique, ce précieux avantage.
Après cette allocution, le duc d’Isly ordonna de faire embarquer, sur-le-champ, les canons de campagne, les prolonges du génie, les chariots de l’administration, et de ne garder que les chevaux de trait pour les transformer en bêtes de somme, voulant se rendre sinon aussi léger que les Arabes, du moins assez mobile pour passer partout.
Surprise et inquiétude dans le camp. Les officiers supérieurs se rendirent auprès du général, et le colonel Combes s’exprima ainsi :
Vous avez réclamé nos conseils, nous ne tardons pas à vous les apporter. Nous pensons que vous faites une faute de vous priver de votre artillerie ; elle soutient le moral des soldats, qui pourrait être ébranlé par son absence. Elle éloigne les Arabes de nos colonnes et fait que nous n’avons pas autant de blessés.
Messieurs, répondit le duc d’Isly, je vous remercie d’avoir cru à mes paroles et j’avoue que je suis peiné de ne pouvoir suivre le premier conseil que vous m’apportez avec tant de loyauté ; mais, je vous l’ai dit, je me suis réservé de choisir. Vous dites que les soldats sentent relever leur confiance par l’artillerie. Je connais depuis longtemps ce sentiment et, en Europe, il est bien fondé ; mais il faut leur apprendre qu’il ne l’est pas du tout en Afrique.
Quoi ! vous ne pouvez pas combattre sans canon des Arabes qui n’en ont pas, lorsque vous possédez déjà de plus qu’eux trois avantages énormes : l’organisation, la discipline et la tactique ? Messieurs, autant vaudrait dire que les soldats français sont inférieurs aux Arabes. Quant à moi, je les crois très supérieurs, surtout quand ils sont commandés par des hommes comme vous.
Vous dites que le canon éloigne les Arabes, mais je ne veux pas les éloigner… ; je veux, au contraire, leur donner de la confiance afin de les engager dans un combat sérieux, par une de ces brusques voltes-faces, que nous appelions, en Espagne, une remise de mains.
Vous dites encore que l’artillerie diminue le nombre des blessés, en tenant les Arabes à distance. Messieurs, je pense tout le contraire ; c’est le canon, selon moi, qui vous procure des blessés en plus grande quantité. Voici comment : vos canons et vos chariots vous attachent à une ligne unique ; vous ne pouvez faire une charge à fond et longtemps prolongée à cause de la nécessité où vous êtes de revenir auprès de ce matériel qui ne peut vous suivre vers tous les points de l’horizon. Ces charges, ou plutôt ces simulacres de charges, n’ayant qu’une portée de quelques centaines de mètres, ne peuvent obtenir des résultats ni dégoûter les Arabes. Ils reprennent l’offensive dès que vous vous rapprochez du convoi, et c’est ainsi que le tiraillement dure toute la journée et vous fait, à la longue, des blessés.
Si, au contraire, vous êtes libres de tous vos mouvements, si rien ne vous retient à une ligne obligée, vous prenez une offensive sérieuse, n’importe la direction, et, par une charge à fond et prolongée, vous faites disparaître votre ennemi en lui tuant et en lui prenant des hommes.
Les combats sérieux sont courts ; il n’y a que les combats longtemps prolongés qui fassent éprouver de grandes pertes. J’ai ouï dire que les Arabes emportaient toujours leurs morts et leurs blessés. Avec la tactique que je viens de vous indiquer, je les défie de le faire, quelle que soit leur dextérité, et j’ai la confiance que non seulement les morts et les blessés resteront en notre pouvoir, mais encore que nous ferons des prisonniers.
La victoire de la Sikak donna raison à ces maximes.
Nous terminerons ce résumé par un dernier conseil du général Dragomiroff :
Le stimulant le plus efficace qui puisse être proposé aux officiers pour les rendre débrouillards, c’est de lire, avec intelligence, ce qui a été écrit par des gens qui ont mis la main à la pâte : duc de Saxe, duc d’lsly, Souwaroff, Pierre le Grand, etc.
E. CORALYS
Suite…
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Notes:
1 De Retz : “Il y a des conjonctures où la prudence même ordonne de ne consulter que le chapitre des accidents… L’on doit hasarder le possible toutes les fois que l’on se sent en état de profiter même du manquement de succès…”
2 De Retz : “Tout ce qui est haut et audacieux est toujours justifié et même consacré par le succès… Ce qui est fort extraordinaire ne paraît possible à ceux qui ne sont capables que de l’ordinaire, qu’après qu’il est arrivé… Tout ce qui paraît hasardeux, et ne l’est pas, est presque toujours sage… Toutes les grandes choses, qui ne sont pas exécutées, paraissent toujours impraticables à ceux qui ne sont pas capables des grandes choses. Ce qui a le plus distingué les hommes est que ceux qui ont fait les grandes actions ont vu devant les autres le point de leur possibilité…”
3 C’est-à-dire l’habitude de méditer les situations périlleuses.
4 De Retz : “Tout ce qui est nécessaire n’est jamais hasardeux”.
5 De Retz : “Le pis, en pareil cas, est de ne rien faire et d’écouter ces donneurs de conseils pour qui tout ce qui est décisif est dangereux, tout ce qui sort de l’ordinaire est impossible. Ces gens-là sont d’autant plus enclins à prodiguer leurs avis, qu’ils sont moins capables d’agir. Il est bien plus naturel à la peur de consulter que de décider”.
6 De Retz : “Rien ne marque tant le jugement solide d’un homme que de savoir choisir entre les grands inconvénients…”
7 La faute en est aux théoriciens et non à la théorie. Toutefois, il est impossible de ne pas faire remarquer qu’il est dans la nature même de la théorie, comme production de l’esprit, de pencher pour la circonspection et la prudence. Clausewitz lui-même succombe quelquefois à cette tendance ; mais c’est excessivement rare, il est vrai. (Voir plus loin ce qu’il dit du choix pour l’attaque des points les plus accessibles et du danger des actions de nuit). Les théoriciens ne cherchent que la solution d’une seule question : “Comment atteindre le but avec le moins d’efforts et de pertes possible ?” Il est donc naturel qu’ils aient une prévention contre tout ce qui peut entraîner de grands efforts et de grandes pertes. Ce n’est qu’en faisant entrer la volonté en ligne de compte qu’on transforme la question précédente en celle-ci : “Comment atteindre le but, sans lésiner sur les efforts et les pertes ?” D’où découle la “théorie de l’impossible”. L’esprit est de sa nature une force timide, circonspecte ; il donne, il est vrai, des notions plus étendues, mais pour la majorité des tempéraments ce développement intellectuel ne s’acquiert qu’aux dépens de la décision et de la résolution.
8 Montaigne : “L’armure d’un géant ne sied pas à un nain”.
9 Trasimène.
10 Cette opinion est exprimée sous une forme trop absolue. L’auteur a eu surtout en vue d’affirmer cette vérité qu’il est préférable de faire peu de retranchements pourvu qu’ils soient forts.
11 De Retz : “Il ne faut jamais compter dans les grandes affaires les fatigues, les périls et la dépense pour quelque chose…”
12 De Retz : “Il n’y a pas de petits pas dans les grandes affaires…” ; et Napoléon : “Quand je fais un plan militaire, il n’y a pas d’homme plus pusillanime que moi. Je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances”.
13 Frédéric lui-même employait souvent les mouvements tournants.
14 Frédéric avait 33 000 hommes, les Autrichiens 80 000 hommes.
15 La surprise est une idée relative ; si, grâce à la rapidité de ma marche, je tombe sur l’ennemi et que je l’attaque, non pas tout à fait au dépourvu, mais seulement moins préparé à combattre que moi, on peut appeler cela une surprise.
16 Ou encore offensive. Souvoroff surprenait toujours par la rapidité de ses marches offensives. C’est le moyen indiqué dans la phrase suivante. Mais pourquoi dire “un autre procédé” ? Dans les trois cas tout se ramène à tomber comme une bombe là où l’on ne nous attend pas, et alors que l’on ne nous attend pas. Ceci s’obtient toujours par un seul et unique moyen, – la rapidité de mouvements. Le maréchal de Saxe l’a dit aussi : “la guerre est dans les jambes”.
17 Souvoroff employait presque constamment ce moyen de désespoir et il lui a toujours réussi.
18 À la condition bien entendu que l’ennemi soit prêt à affronter le combat. Car, s’il est pris tout à fait au dépourvu, inutile de lui donner le temps de se reconnaître et par suite de se servir des armes à feu dont l’emploi exige une certaine perte de temps.
19 D’après le relevé des pertes des Français en 1870, l’effet destructeur de 8 canons prussiens dans cette campagne a été équivalent à celui de 1 000 fusils environ, sans parler de l’action de l’artillerie contre les obstacles matériels et surtout de son effet moral. Quelles que puissent être les variations de l’armement, il est probable que ces deux derniers avantages resteront à l’artillerie.
20 Ceci est trop absolu. Déjà même à l’époque de Clausewitz, la mobilité de l’artillerie était suffisante pour que l’on pût concentrer de grandes batteries pendant le courant de l’action. exemples : Friedland, Wagram¼
21 Napoléon : “L’on s’engage partout et puis l’on voit…”
22 Tout cela est complètement changé, car à cette distance-là il n’y a plus que la charge à la baïonnette. Du reste, à l’époque de Napoléon ce n’était plus guère vrai ; c’était bon tout au plus du temps de Frédéric.
23 Aucune forme ne peut remplacer l’activité mentale, non seulement des chefs, mais même des soldats ; bien plus, la forme exclut l’esprit comme l’a fait voir l’époque qui a succédé aux guerres de Napoléon, notamment dans les armées où l’on s’est laissé trop séduire par l’idée trompeuse de remplacer une fois pour toutes la nécessité de dispositions spéciales par une forme normale de l’ordre de combat. L’idée émise ici par Clausewitz est évidemment due à l’influence encore récente de l’époque de Frédéric II. Elle est en contradiction flagrante avec la nature même du combat où la question qui se pose au premier plan n’est pas : “Où se placer ?” mais “Que faire ?”. Il est impossible de répondre à cette question par une forme normale réglementée d’avance. Expérimentés ou non, capables ou non, les chefs seront toujours, dans un combat, face à face avec ce redoutable problème, qui exige impérieusement une solution immédiate, et que bien ou mal ils doivent résoudre eux-mêmes.
24 Il y avait dans l’armée française un méthodisme d’action et non de forme, qu’on peut exprimer en deux mots : Camaraderie de combat et attaque à fond. Ce méthodisme se reflète dans tout ce que Clausewitz a développé avec tant de profondeur dans le présent mémoire, si l’on en excepte toutefois l’ordre normal de combat. On y retrouve et l’ordre profond, et la lutte obstinée jusqu’à l’emploi du dernier homme une fois l’attaque entamée, etc. ; enfin la marche au canon des troupes qui n’ont pas reçu d’avance une mission spéciale et déterminée. Les français ne balançaient pas à attaquer en colonnes de route comme à Arcole, où à s’étendre sur un rang comme les grenadiers de la garde à Aspern, quand, à la suite de grandes pertes, cela devint le seul moyen de garnir le secteur de la position qui leur était attribué. Rien de tout ce qui précède ne leur serait venu à l’idée, si leurs chefs avaient été sous le joug d’un ordre normal de combat. L’on objectera peut-être qu’à Arcole il était impossible d’attaquer autrement qu’en colonnes de route ? Parfaitement juste, mais il n’en est pas moins vrai que Napoléon était absolument libre de choisir pour livrer bataille une position moins absurde en apparence. Aurait-il donc agi comme il l’a fait, si lui et ses subordonnés avaient eu la toquade d’un ordre normal de combat ? Nous avons eu plus d’une fois l’occasion de faire remarquer combien l’homme est disposé à accepter tout ce qui le dispense de penser et remplace le travail de l’esprit par une pratique routinière. Dans l’affaire qui nous occupe les ordres normaux de combat sont éminemment propres à débarrasser de ce souci et à flatter la paresse de l’esprit. Voici un exemple bien frappant et bien instructif, qui démontre à quel point les formes apprises sont tyranniques. Les ordres normaux de combat ont été abrogés en Russie, si je ne me trompe, dès 1856. Eh bien ! en 1877, c’est-à-dire plus de vingt ans après, nous retrouvons sur le front occidental du blocus de Plevna des troupes disposées suivant l’ancien ordre normal, avec des batteries réparties à intervalles égaux sur la ligne. Cependant le problème à résoudre se présentait bien simplement : l’on s’attendait à une tentative d’Osman pacha pour faire une trouée et par conséquent il n’y avait qu’à concentrer toute l’artillerie sur le pont du Vid. J’attribue l’erreur commise, non pas à la faute des chefs, mais à des habitudes cérébrales engendrées par des réminiscences d’ordres normaux de combat.
25 Voilà la chose essentielle ; mais l’ordre normal en est la négation, fût-il lui-même strictement conforme en apparence avec les principes énoncés. Quelles sont donc les figures géométriques qui permettent de satisfaire à des principes prescrivant d’attaquer l’ennemi n’importe où on le trouve et n’importe quand on le rencontre ; de l’attaquer sans épargner aucun effort, aucun sacrifice, jusqu’au dernier homme ? Tantôt de préparer l’attaque avec des feux, tantôt de charger immédiatement à la baïonnette ? Un jour de prendre un ordre profond, le lendemain un ordre mince (pour tromper l’ennemi sur notre force) ?
26 Il est très important, en pareil cas, de raccourcir le plus possible les colonnes : 1) en évitant soigneusement les allongements ; 2) en faisant marcher les troupes sur le plus grand front possible et, si le terrain le permet, en faisant marcher l’infanterie et la cavalerie sur les côtés du chemin ; 3) en évitant les arrêts au passage des défilés, par le procédé bien connu que voici : prenons, par exemple, une colonne de trois divisions, s’avançant dans l’ordre naturel, 1re, 2e, 3e. Arrivée au défilé, la 1re division le franchit, tandis que la 2e dégage la route et fait halte. La 3e continue son chemin et passe le défilé à la queue de la 1re. La 1re division après avoir franchi le défilé, dégage la route et fait halte ; la 3e dépasse le bivouac de la 1re et fait halte à son tour, tandis que la 2e se remet en route de manière à franchir le défilé aussitôt que la queue de la 3e a passé, puis elle continue à s’avancer. Alors la 1re division quitte son bivouac de manière à se remettre en colonne derrière la 2e, et la 3e fait ensuite de même pour se remettre en colonne derrière la 1re. La colonne générale après le passage du défilé se trouve donc ainsi reformée : 2e, 1re, 3e. En admettant qu’une division d’infanterie avec son artillerie occupe en colonne de route une longueur de 5 kilomètres, les troupes auront donc eu par ce procédé pas moins de trois heures de repos, sans que la colonne générale ait cessé de progresser. Il est de règle qu’un chef qui désire maintenir l’ordre doit rester de sa personne à l’entrée du défilé tout le temps que les troupes y sont engagées. C’est pour cette raison que Davout en 1806 n’assista pas à la première période de la bataille d’Auerstædt, car il était resté au pont de la Saale pour surveiller le passage de ses troupes.
27 Cet ordre n’est assurément ni le meilleur, ni même naturel ; car, en prévision du combat, il est plus logique de faire marcher l’artillerie en tête de la colonne du gros des forces, en ne la faisant précéder que d’une faible partie de l’infanterie. D’autre part, en cas de poursuite, toute la cavalerie marchera probablement en avant de la colonne, etc.
28 Est-ce bien vrai ? Tout le monde sait que la tactique des sauvages est surtout basée sur les embuscades. Clausewitz doit n’avoir eu ici en vue que l’époque de l’histoire militaire qui a précédé Napoléon.
29 Une rivière n’est un sérieux appui de flanc que lorsqu’on est maître des deux rives.
30 Ces chiffres n’ont plus aucune valeur pratique. Avec les armes actuelles un obstacle situé à 600-1 000 mètres est dans la zone la plus efficace des feux d’infanterie et d’artillerie.
31 Il est bien entendu qu’ici le mot coupure n’a pas toute son acception ordinaire. Il y a des coupures qui sont des obstacles au mouvement et non des abris contre les vues.
32 Ici encore reparaît le souci superflu de la forme.
33 La première partie de ce conseil est juste relativement au terrain envisagé séparément, mais elle est fausse si l’on fait entrer en ligne de compte les troupes et le côté moral de la question. En combinant tous ces éléments, il est clair que le point le plus facile à attaquer est celui sur lequel l’adversaire s’attend le moins à être attaqué. L’analyse – c’est-à-dire la séparation des éléments d’un phénomène de la vie, qui s’offre à l’œil de l’observateur dans un ensemble où tous ces éléments sont cachés comme dans une combinaison chimique – constitue un moyen puissant, mais dont il faut savoir user avec discernement. Il est indubitable que Clausewitz s’est rendu compte de la valeur restreinte du conseil qu’il donne ; mais en négligeant de signaler son sens relatif, l’auteur s’expose à induire en erreur un lecteur peu attentif ou sans habitude suffisante des procédés de l’analyse. Du reste, pour dire la vérité, Clausewitz en parlant du terrain ne fait pas complètement abstraction de l’homme, puisqu’il tient compte assurément, en conseillant le choix d’une position d’accès difficile, du mécanisme de locomotion et l’homme. Pourquoi donc prendre en considération les facultés physiques de ce dernier et négliger ses facultés morales qui retournent bout pour bout toute la déduction. À propos du choix du point d’attaque, il nous semble que “la théorie de l’impossible” est bien plus dans le vrai. Car, comme l’on sait, cette théorie conseille d’entreprendre précisément ce que l’ennemi considère comme difficile, risqué, impossible, attendu que rien ne donne de plus grandes chances de surprendre moralement son adversaire.
34 Le maréchal de Villars avait l’habitude de dire : “L’on ne périt que par la défensive”. Il voulait dire indubitablement “par la défensive purement passive” ; attendu qu’une défense active est en réalité plutôt une attaque qu’une défense.
35 C’est-à-dire développé par l’expérience et fortifié par la méditation constante des choses de la guerre.
36 Le délai, même fondé, dans le commencement des affaires est toujours dangereux.
37 La rapidité était aussi un des moyens favoris de Souvoroff.
38 Napoléon : “À force de disserter, de faire de l’esprit, de tenir des conseils, on finit par prendre le parti le plus pusillanime, ou si l’on veut le plus prudent…”
39 Cependant en 1800 Napoléon tourne Mélas ; en 1805 il enveloppe Mack. À Iéna et Auerstædt il tourne le flanc gauche des Prussiens. Une attaque succédant à un mouvement tournant n’enlève pas à ce dernier son caractère de manœuvre stratégique.
40 Comparée à l’organisation de l’époque de Frédéric et des époques précédentes, l’organisation de divisions indépendantes, inspirée par les guerres de la Révolution, consista en ce que l’on commença à former les divisions de plusieurs armes combinées sous le commandement d’un seul chef, tandis qu’auparavant chaque arme conservait sa vie propre et ne s’unissait aux autres que dans les formations de combat. Grâce à la création des divisions et du corps d’armée, les troupes sont maintenant commandées dans le combat par leurs chefs ordinaires.
41 On voit assurément dans ce reproche percer le Prussien ; ce n’est pas le ton d’un critique impartial.
42 L’enthousiasme, l’ardeur pour la cause…
43 C’est une erreur ; Souvoroff était, pour son temps, un militaire fort instruit.
44 Napoléon considérait qu’un plan dans lequel le tiers des chances est laissé au hasard est parfaitement combiné.
45 Maudsly : “Celui-là est véritablement grand qui ne s’émeut point sans raisons suffisantes, mais qui, une fois sa résolution prise, va au-devant d’un avenir inconnu, sans vouloir penser aucunement aux conséquences”.
46 De Retz : “De là vient cette tendance “à se faire des tableaux”, suivant l’expression de Napoléon, à se faire d’une mouche un éléphant, en cédant aux impressions immédiates en présence du danger et en oubliant les raisonnements faits à tête reposée. Le présent touche toujours sans comparaison davantage les âmes faibles que l’avenir même le plus proche¼ Il faut reconnaître, de bonne foi, qu’il n’y a que l’expérience qui puisse apprendre aux hommes à ne pas préférer ce qui les pique dans le présent à ce qui doit les toucher bien plus essentiellement dans l’avenir¼ La source la plus ordinaire des manquements des hommes est qu’ils s’effrayent trop du présent et qu’ils ne s’effrayent pas assez de l’avenir”.
47 C’est-à-dire, ne peut embrasser d’un coup toutes les faces d’une affaire et possède avec cela une tendance à conclure d’un détail à l’ensemble. quelquefois même, comme dans le combat, il y est obligé.
48 De Retz : “L’esprit dans les grandes affaires n’est rien sans le cœur”. |