Stratégie théorique. Avant-propos

La théorie stratégique est naïve et le théoricien présomptueux. L’action bégaie. Il le sait. Pourtant, il la fait parler. Il la plie à l’artifice d’un discours qui se veut pertinent, mais qui soumet une complexité dynamique à la pétrification d’un texte réducteur.

De quoi parle-t-on quand on dit : stratégie ? De l’action ou du discours sur l’action ? D’une pratique ou d’une théorie de la pratique ? Dualité et source d’ambiguïtés d’autant mieux dissimulées que pratique et théorie se nourrissent et se critiquent mutuellement. Confusion aggravée avec les modes virtuels de la stratégie, comme la dissuasion nucléaire, puisqu’aucune épreuve de force ne doit soumettre sa théorie à l’épreuve de vérité : sur quels critères fonder sa critique ?

Mieux : la théorie même est double. Descriptive et explicative, instrument et organisation d’une connaissance systématique, elle se construit pour dire l’objet-stratégie, pour dévoiler sa nature et rendre intelligible sa complexité. Normative, mais avec le risque de s’ossifier en dogmatisme doctrinal, utilisant les éléments du savoir qu’elle a constitué, elle propose aux actants un ensemble cohérent de méthodes d’évaluation et de règles de conduite utiles ; elle leur offre un guide pour une action qui, comme tout faire, obéit à son économie spécifique.

Nous agissons et pensons notre action comme s’il existait une correspondance nécessaire entre la structure verbale des énoncés théoriques et celle des opérations, mentales et physiques, composant l’action stratégique ; comme si les vertus d’une démarche intellectuelle et d’un langage démarqués de la méthode scientifique autorisaient à poser qu’un objet-stratégie peut être découpé dans la totalité englobante des activités socio-politiques ; comme si la pensée analytique pouvait l’isoler parmi tous ces objets de pensée, l’identifier et éclairer ses connexions et ses relations avec le reste.

Postulation audacieuse, encore qu’elle soit celle des sciences dites sociales. Pourtant rien de moins simple, rien de plus rebelle à la démarche théorisante que le domaine de la stratégie : la préparation et la conduite de l’action collective finalisée, conçue, calculée et développée en milieu conflictuel. Pour la connaître et la dire, l’observateur fixe et le langage discursif fige dans une forme verbale arrêtée, dans un discours nécessairement segmenté, linéaire et transitif, le flux composite d’une totalité d’opérations élémentaires simultanées, montées en système ; opérations manifestant le travail d’un organisme, d’une structure fonctionnelle dont la complexité tient aux bouclages récursifs qui échangent les fins, à un « niveau » du système, en moyens d’autres fins au niveau supérieur. Au fondu enchaîné du processus de transformation insécable qu’est toute entreprise stratégique, l’analyste substitue nécessairement le discontinu de ses points de vue successifs sur les divers moments de l’action, et le découpage séquentiel de ses énoncés descriptifs ou de ses propositions normatives. Il saute les passages d’un état de l’action à un autre pour n’observer que l’un, puis l’autre. Il découpe des phases, des segments dans la continuité des opérations ; cela, au détriment de ce qui est sans doute l’essence d’une action stratégique : les échanges incessants d’information et d’énergie entre tous les éléments en interaction du système fonctionnel constitué par l’appareil, matériel et humain, opérant ; la transformation des effets physiques des forces opérantes en effets psychologiques motivant les acteurs. Sans doute ne conçoit-on pas de physiologie sans Leçon d’anatomie, mais celle-ci suppose un cadavre disséqué…

Rien de moins clair, aussi, que l’objet-stratégie malgré notre millénaire expérience des faits de conflit qui l’engendrent. Phénomène protéiforme, le conflit : avec ses multiples manifestations hybrides, comme la crise, il transgresse la trop commode partition entre guerre et paix. L’histoire nous dit que la stratégie, comme concept, s’incarne dans les stratégies concrètes les plus diverses, singulières dans leur lieu et leur moment. La stratégie actuelle n’est que l’état provisoire d’une évolution parfois lente, parfois accélérée, de la théorie et de la pratique ; une étape transitoire dans une longue généalogie ayant accumulé expériences et connaissances, et les critiques des unes et des autres. Héritage profus dont la richesse même devrait inciter à la prudence intellectuelle quand nous prétendons enfermer tant de stratégies hétérogènes dans le corset d’un concept ‑ bien que le concept de stratégie soit aujourd’hui beaucoup plus extensif qu’hier.

Quoique avertis sur la contingence de toute action à travers laquelle un projet communautaire s’inscrit dans un espace-temps géohistorique, nous rêvons d’une stratégique soumettant tous les modes, formes et styles des stratégies concrètes à la puissance unificatrice d’une logique de l’agir, d’une praxéologie à la fois universelle et intemporelle. Nous rêvons d’une structure stratégique sous-jacente à toutes les stratégies ; d’investir et d’élucider la stratégie grâce à un ensemble cohérent de méthodes, concepts, principes, lois, règles, critères, normes, etc. ; de la réduire à quelque idée, figure ou schème général ‑ pourquoi pas à quelque essence ? ‑ résumant et organisant, à partir d’un « point de vue d’architecture », nos multiples représentations de ce type d’action et de ses opérations spécifiques. En révélant des corrélations répétables entre les faits, facteurs ou éléments constitutifs des stratégies observées ‑ la généalogie ‑, en identifiant des invariants qui traversent toutes leurs manifestations phénoménales ; puis, à travers corrélations et invariants, en atteignant, nommant et définissant des êtres stratégiques ou objets de pensée susceptibles d’être conceptualisés et montés en théorie organisée, la stratégique serait à la fois la grille de lecture de la diversité et la clé du sens général. Nous misons sur l’existence, dans les limbes de la connaissance, d’un édifice théorique grâce auquel nous seraient intelligibles non seulement la nature de l’action stratégique, ses différences et analogies avec d’autres modes de l’activité humaine ‑ en particulier avec l’action ou la création individuelle ‑ mais aussi ses avatars au cours des âges et à travers le monde, et les divers moteurs de ces transformations.

Au demeurant, savoir intéressé : une théorie de l’action ne saurait être gratuite. L’idée même d’une stratégie pure, coupée de toutes les déterminations d’espace et de temps, de politique et de milieu humain dont procèdent à la fois motifs de conflit et fins de l’action, de forces concrètes liées à un état de la technique, etc., n’a pas de sens ‑ sauf à réduire la théorie à quelques principes qui traduisent le bon sens en formules didactiques, comme les principes de la guerre. Le modèle de stratégie de dissuasion figurant dans ces Essais témoigne éloquemment des difficultés rencontrées pour exploiter les vertus d’une modélisation, qui tiennent à sa puissance d’abstraction et de généralisation, mais qui doit composer, sous peine de ne plus rien dire d’utile, avec des déterminations concrètes. Néanmoins, il reste vrai que le stratège rêve en secret d’une théorie assez puissante pour autoriser ses espoirs de maîtriser la pratique grâce à une boîte à outils intellectuels permettant au praticien quelconque de prévoir son action, de la calculer et de la piloter dans le brouillard d’incertitudes qui dissimule son avenir ‑ l’action stratégique étant toujours future quand on la conçoit, la calcule, la prépare, la décide et… la pilote.

Chimère praxéologique ? Sans doute. Mais, qu’elle ait survécu à des siècles d’empirisme stratégique souvent heureux et d’essais théoriques contestés, qu’elle soit aujourd’hui ravivée par notre curiosité des processus de création, par les prestiges des approches et du langage scientifiques, cela en dit long à la fois sur l’inconfort de l’esprit devant l’action et sur notre méconnaissance des mécanismes de l’agir. Reconnaissons toutefois que s’interroger enfin sur le comment et non plus, seulement, sur le pourquoi de l’entreprise politico-stratégique, marque une volonté, rare en ces matières à passions, de substituer l’esprit de la science et de la technique ‑ savoir objectif, pouvoir mesurable et critique de leurs instruments ‑ à celui de la croyance. Enfin, le politologue ne se fixe plus sur la seule statique de la politique, sur ses idées ou édifices parfaits, mais aussi sur sa dynamique ; sur les changements d’état des systèmes et sur leurs processus de transformation qui s’identifient à la stratégie entendue dans son acception la plus large.

Certes, le statut épistémologique de la théorie stratégique est-il peu assuré devant celui des sciences expérimentales constituées pour investir et dire les objets de la Nature. Sans doute, leur savoir n’est pas aussi pur qu’il le prétend puisqu’il donne prise sur les objets de cette Nature. Mais s’il est vrai que « le seul gage du savoir réel est le pouvoir : pouvoir de faire ou pouvoir de prédire. Tout le reste est Littérature… »[1], la prétention d’une stratégique au statut de science serait vaine ‑ et j’allais ajouter : heureusement, car la chance demeure du génie authentiquement créateur et capable d’inventer contre les embûches de son savoir même. Depuis ses origines, la généalogie de la stratégie expose, aux ricanements des gens assis, tant de théories et de doctrines affichées mais démenties par des désastres sans appel, que le scepticisme ‑ surtout celui des praticiens ‑ ne manque pas de motifs : le théoricien est voué au ridicule…

Vouloir rationaliser l’action d’un système politico-stratégique complexe, établir la structure d’ordre des fonctions élémentaires de ses composants et l’enchaînement logique de ses praxèmes, formuler les règles de son économie garantissant la pertinence de ses fins et de ses voies-et-moyens à, et entre, tous ses niveaux d’organisation ‑ assurances contre les trop grossières erreurs de jugement et les fautes de pilotage ‑ rien n’est plus naturel : tropisme de l’esprit aux prises, à son niveau d’action, avec une entreprise collective dont les acteurs, en amont et en aval, lui sont extérieurs. Pour chacun des acteurs, la tentation est de réduire, voire d’éluder cette contrainte d’encadrement pour tenter de résoudre ses problèmes locaux selon son point de vue personnel. Cette tension, entre la nécessaire synergie du système d’actants et la problématique singulière de chacun, posté dans son lieu et son moment, est l’un des invariants de la stratégique.

Opposer une volonté de co-opération ‑ qui n’est qu’une des formes de la volonté de rationalité ‑ aux forces naturelles d’éclatement, poser en principe de l’action collective une manœuvre contre-aléatoire montée devant ses aléas spécifiques, cela est bel et bon. La théorie peut formuler cette règle de conduite sans risque d’être contredite. Mais disant cela, qui relève du constat, de la théorie descriptive, elle ne prescrit rien dans l’ordre du normatif, du pratique : comment faire pour faire rationnel­lement ? Quelle théorie serait capable de surmonter les contradictions entre le système d’actants et chacun d’entre eux ; plus exactement, d’indiquer au praticien les chemins intellectuels assez sûrs pour tempérer la redoutable tentation d’improviser… faute de mieux ? Au diable théories et doctrines si, sur le terrain, le stratège est renvoyé immanquablement au fameux « de quoi s’agit-il ? » que Foch place dans la bouche de Verdy du Vernois ?

Nous ne nous étonnons pas assez qu’un peu d’action soit possible. Non l’arc simple stimulus-réaction, avec ses éventuelles boucles récur­sives ; mais l’entreprise collective projetée, calculée et progressant dans la nuit de l’avenir ; le faire prémédité qui transforme un état de choses, qui résout les tensions de volontés antagonistes et qu’illuminent les éclairs de l’intelligence maîtrisant l’incertain jusqu’à tirer parti du hasard même. L’historien et le critique viennent toujours après, le regard clair devant l’évidence installée de la chose faite. Ils disent un pourquoi et un comment, choisis parce que les plus satisfaisants pour l’esprit, leur esprit. Ils reconstituent a posteriori, à la lecture de traces mortes, ce qui fut vie de l’esprit ‑ comme Cuvier son dinosaure à partir d’une vertèbre. Du haut de leur poste fixe d’archéologues, ils discriminent, dans la complexité de procédures décisionnelles évanouies, ce qui fut à la fois calculé et spontané. Ils criblent les raisons de la raison et de l’improvisé. Ils imputent les échecs, les écarts entre buts affichés et résultats effectifs, à une défaillance intellectuelle de l’homme de terrain, à une faute inexcusable contre telle règle évidente de la décision rationnelle.

Il est vrai que n’existe d’autre critère, pour « juger » l’action stratégique, que la référence à des modèles d’efficacité et d’économie, à des paradigmes qui traversent les siècles, transmis par les « figures de proue » de l’histoire qui ont fait ce qu’elles ont voulu ‑ jusqu’au moment où ce qu’elles voulaient excéda leurs moyens ou leur savoir faire. La stratégie est épreuve d’efficacité et d’économie dans l’ordre du faire, non de vérité dans celui du savoir. Mais, à l’exception de situations archétypes très élémentaires ou bornées dans l’espace-temps, il n’est guère possible de dire, sauf au prix d’une simplification outrée des faits ou de conventions méthodologiques très restrictives, qu’une action collective fut conduite ou décidée en raison. À chaque niveau de l’action engagée, le décideur opère sur une information « expérimentale » incomplète et en partie incertaine : le doute est l’état habituel du stratège réaliste. Ajoutons que, si un actant n’est rationnel que dans la mesure où ses intentions sont conscientes, un but stratégique aussi motivé et impératif qu’il soit peut être dénaturé, voire occulté par des pulsions aléatoires.

Enfin, quel historien, quel critique connaissent l’angoisse du théori­cien et, plus déchirante encore, celle du praticien engagés dans l’entreprise politico-stratégique et que leur savoir même peut inhiber autant que leurs incertitudes ? L’homme de l’action doit constamment mobiliser « sa grande âme » pour oser décider et soutenir sa volonté. Il sait que l’appel aux arguments les mieux fondés ne saurait chasser toutes les incertitudes de son champ mental ; que la théorie la mieux construite n’a jamais immunisé contre la peur d’aventurer le bien public, voire le destin de la communauté. On nomme ordinairement caractère cela qui, dans le for intérieur, doit suppléer l’ignorance, lever le dernier doute, tendre la volonté, déclencher l’impulsion et innerver l’organisme agissant. Mais invoquer le caractère, c’est renvoyer l’homme de l’action à sa solitude ; dénoncer aussi l’insuffisance des théories et doctrines puis­qu’elles ne sauraient, en fin de compte, compenser les défaillances du caractère sur le terrain.

La théorie stratégique est dérisoire et nécessaire. Dérisoire pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, si l’on attend la recette infaillible du succès, le moyen assuré de calculs et de décisions rationnels ‑ dans le sens strict de ce terme ‑ alors que la logique de l’agir ne peut être que probabiliste[2].

Les discours de et sur l’action ne se recouvrent pas. Ils ne le peuvent, sauf à trouver une théorie de la contingence, de la singularité ‑ ce qui semble contradictoire… Dérisoire parce que, comme toute théorie, celle-ci aspire à un statut scientifique que récusent la nature évolutive et les nombreuses indéterminations de son objet : l’action collective en milieu conflictuel se déploie, à la fois, dans les calculs et décisions, dans la durée mentale d’antagonistes personnalisés, et dans les opérations distribuées dans un temps historique ‑ celui de la dynamique du système interna­tional ‑ qu’ils doivent anticiper. Elle traite une information mixte, donc imparfaite, dont les données sont en partie déterminées et en partie indéterminées ; et c’est ce mélange hétérogène et instable qui fait problème.

Ces indéterminations ‑ sans omettre le hasard objectif ‑ d’un objet-stratégie qui n’existe que par ses variations, soumettent tout discours théorique au risque, normal, de la critique et de la contestation polémique. Elles renvoient, à l’action future elle-même, l’obligation d’apporter la preuve, non de « la vérité scientifique », mais de la validité et de la pertinence, au regard de la pratique[3], de la théorie sur laquelle cette action fut conçue, préparée et lancée ; de démontrer a posteriori, dans et par les faits observables, que cette théorie n’était pas inutile dans la mesure où, grâce à elle, grâce à sa puissance d’investigation et d’analyse, de compréhension et de formulation, de calcul et de prévision, l’action fut efficace et conforme aux règles de son économie spécifique. Circularité pour le moins gênante, épistémologiquement : si telle ou telle théorie doit attendre sa traduction dans les faits et phénomènes d’une action stratégique pour être justifiée par son utilité et son efficacité praxéologiques ‑ qui sont sa finalité ‑ sur quels critères fonder et vérifier sa validité et sa pertinence comme théorie, c’est-à-dire avant l’expéri­mentation, avant la preuve pratique ? Mais, inversement, sur quelles raisons s’appuiera la critique contestataire pour lui dénier validité et pertinence ? Le théoricien et son critique sont renvoyés dos à dos, condamnés à la même incertitude sur la valeur d’utilité de leurs constructions verbales au regard de l’action qu’elles doivent anticiper et guider. Comment trancher dans l’indécidable ?

On ne peut résoudre cette aporie qu’en pariant sur la pertinence de la théorie proposée, mais en étant assuré qu’ont été respectées toutes les conditions de validité requises de toute théorie stratégique. Mais lesquelles ? Comme le praticien, conscient que ses décisions et calculs initiant et pilotant l’action comportent une part irréductible de pari tranchant dans ses incertitudes résiduelles, le théoricien anticipant l’avenir doit se résigner à combler les blancs de son savoir, sur les figures possibles de cet avenir, par des axiomes de choix et par des hypothèses pondérées par des probabilités. Comment les choisir avec quelque garantie de pertinence ? À la différence du praticien, en effet, lui manque la ressource de pouvoir vérifier expérimentalement, dans les faits objectifs et par la banale méthode de l’essai et de l’erreur, la justesse de ses axiomes et de ses hypothèses. Il ne peut corriger, par l’observation et la mesure des écarts, par la sélection des opérations utiles et efficaces capables de les réduire, voire les annuler, les divergences entre son imaginaire et le réel, entre le verbal et le vécu : le discours sur l’action demeure nécessairement suspendu dans l’imaginaire, en état de latence, attendant l’épreuve de pertinence qui lui sera infligée globalement, d’un seul coup et sans appel.

Soyons réalistes et mesurons lucidement les limites de la théorie. Rien d’autre, en effet, que l’intuition, l’expérience et un sens aigu de l’histoire, de ses invariants et de ses facteurs de rupture, ne permettra au théoricien de choisir, parmi les axiomes et hypothèses de départ concevables, ceux-là seuls que l’avenir confirmera comme les seuls licites. Mais ces fondements de l’analyse et du discours théoriques étant posés comme nécessaires, reste à s’assurer de la validité de la construction. Nul autre critère, pour la validité de la théorie, que la consistance et la rigueur de ses énoncés problématiques et assertions normatives : ils doivent être non-contra­dictoires et formulés dans un langage univoque. D’une part, chacun d’entre eux doit être une implication, une conséquence reliée logiquement aux axiomes et hypothèses de base ; d’autre part, leur ensemble doit être cohérent, constituer une chaîne d’inférences successives, elles aussi logiquement rattachées les unes aux autres. Enfin, ce système hypothético-déductif d’énoncés et d’assertions doit être formulé dans un langage rigoureux et univoque tout au long du développement théorique, avec des concepts aussi précis et stables que le permet la complexité dynamique de l’objet-stratégie.

Ces conditions drastiques de pertinence et de validité en disent long sur les difficultés de la « théorisation » de la stratégie qui doit se résigner à opérer dans un champ d’incertitudes. Leur origine est de nature épistémologique, nous venons de le voir. Mais aussi d’origine praxéologique : une théorie stratégique ne peut prétendre qu’à délimiter le champ du calcul et des décisions rationnels, fondés sur une information déterminée, et celui des évaluations et décisions impliquant des axiomes invérifiables et des hypothèses plus ou moins aléatoires. Elle doit tenter de réduire, autant que faire se peut, mais sans espoir de l’annuler, le poids relatif du second dans les procédures décisionnelles.

Cela dit, malgré ses carences, la théorie est nécessaire. D’abord, sous sa forme descriptive : pour ordonner notre savoir sur les phénomènes conflictuels et la nature de la stratégie ; pour définir les catégories de sa pensée ; pour discriminer les invariants et les facteurs d’évolution ; pour inventorier les corrélations répétables entre les éléments de cet objet complexe afin d’en inférer la logique opératoire gouvernant ce type d’action ; pour définir les concepts et instituer un langage univoque propre à la communication entre tous les acteurs. Ensuite, sous sa forme normative, la théorie est nécessaire pour aider le praticien à décider ; pour énoncer correctement, dans leur ordre et en précisant leurs liens de déterminations réciproques, les questions premières de la stratégie d’aujourd’hui et de demain : à quelles fins, l’action stratégique, que faire et pourquoi ? Quels buts utiles fixer à la stratégie militaire dans l’ensemble des activités collectives par quoi le projet politique d’un État s’inscrit dans la dynamique du système international ? Ou encore : quelle fonction d’utilité assigner, en notre temps, aux forces de violence physique ‑ la violence armée d’État ‑ pour résoudre, selon la dialectique spécifique de ce type d’action, les tensions naturelles engendrées par la coexistence de projets politiques en partie antagonistes et en partie associés, quand les forces de répulsion l’emportent sur les forces d’attraction entre les parties ? Ces questions fondamentales, qui relèvent de l’ordre des fins, en appellent d’autres dans l’ordre des voies-et-moyens : au « que faire » et « pour quoi », succède le « comment faire ». Quelles fonctions élémentaires définir, ordonner et distribuer entre tous les composants du système opérant ? Quelles forces concevoir et déployer pour remplir ces fonctions et comment les organiser, les monter en système ?

Nécessaire, la théorie l’est enfin parce qu’il faut bien surmonter les blocages intellectuels imputables aux incertitudes sur les données, facteurs et résultats de l’action collective ; parce qu’il faut les identifier et évaluer leurs conséquences pour la pertinence des décisions ; parce qu’il faut inventer les manœuvres contre-aléatoires anticipant les aléas de l’action stratégique afin d’assurer les acteurs du risque minimum devant leurs erreurs de calcul et leurs fautes d’exécution ; parce qu’il faut bien proposer au décideur des critères de pertinence ‑ utilité de la fin, adéquation des voies-et-moyens à cette fin ‑ lui permettant de surmonter le paradoxe praxéologique : préparer rationnellement une action future, soumise en partie à la contingence ; et cela quand le degré d’imprévisibilité s’aggrave des délais considérables qu’exige, dans nos sociétés industrielles et scientifiques, la mise sur pied de l’appareil physique de l’action, des systèmes de forces.

Que la théorie stratégique soit reconnue nécessaire, la profusion et la variété de la littérature spécialisée en témoignent. Surabondance inquiétante : on ne disputerait pas tant et avec tant d’intolérance sur sa valeur ‑ valeur d’utilité pour les praticiens ‑ si une théorie s’imposait avec l’évidence impérieuse d’un système de critères et de normes autorisant à parier, à coup sûr, que l’action réelle coïncidera avec son anticipation verbale. C’est là que les carences de l’outillage critique, évoquées plus haut, se révèlent insurmontables : à quelle grille critique, d’autocritique, soumettre la démarche théorique afin que le praticien y trouve ses indispensables motifs de confiance intellectuelle ? Afin, aussi, que le théoricien sache choisir, dans ses instruments de pensée, dans les énoncés de sa problématique, dans ses axiomes et la chaîne de leurs inférences, ceux-là seuls qui l’assurent de la pertinence de ses assertions ?

Toute théorie procède d’un esprit « théorisant », d’un homme singulier enraciné dans son lieu et son moment, et qui, disant ce qu’il faut faire, pourquoi et comment le faire, n’est jamais totalement désintéressé. Les questions : qui dit la stratégie, d’où la dit-il et pourquoi ? ne sont pas superfétatoires. Même descriptive, aucune théorie n’est innocente : elle est déjà action et, à ce titre, engagement malgré le ferme propos d’objectivité. En outre, la théorie et la pratique s’enracinent dans un héritage historique qui, accepté ou récusé, ne cesse de peser dans le champ mental : des modèles fossilisés, des paradigmes de stratégies triomphantes aux grandes époques de l’histoire ‑ la guerre de grand style napoléonien, etc. ‑ encombrent notre mémoire et leurs prestiges paralysent l’invention.

Nous savions ce que nous voulions quand, dans les années 60, nous ébauchions la théorie de la dissuasion nucléaire française : nous posions en axiome, non dissimulé, que la France ne serait elle-même et capable de vivre selon sa vocation que si elle bénéficiait de l’autonomie de décision politique ; ce qui impliquait une stratégie nucléaire nationale. Ils savent également ce qu’ils font, ceux qui, aujourd’hui, contestent la pertinence de cet axiome dans leurs plaidoyers polémiques en faveur soit d’une stratégie européenne dans laquelle notre autonomie nucléaire se dissoudrait, soit d’un resserrement des liens militaires avec une alliance dans laquelle s’estomperait notre identité politique. La « menace soviétique », dont ils tirent argument, n’a pourtant pas changé de nature, et c’est sur son existence ‑ un invariant ‑ que se fondait le modèle de dissuasion du faible au fort. Même si l’on est en droit de la juger plus pressante, et s’il faut corriger notre stratégie en Europe en fonction de vulnérabilités accrues, son aggravation n’est pas telle qu’elle justifie une révision aussi radicale de notre stratégie nucléaire. Cette critique procède plus du cosmopolitisme invétéré d’une fraction de l’opinion française que d’une problématique fondée sur une pensée stratégique consistante : à toutes les époques de notre histoire, de bons esprits n’ont pas manqué pour dénigrer la volonté d’identité nationale et douter de notre capacité à acquérir et exploiter la liberté d’action politique, pour les présenter comme excès d’un nationalisme anachronique ou obscurantisme de l’intelligence politique. Pourtant, autant qu’on puisse le constater, la multiplication et le resserrement des liens de dépendance réciproque n’ont pas altéré la conscience nationale, ici et là, ni guéri les États de leurs égoïsmes sacrés…

Les axiomes et hypothèses politiques, idéologiques, économiques, techniques, etc., qui déterminent les buts d’une stratégie et, consécu­tivement, ses voies-et-moyens, doivent être clairs, reconnus comme tels ; comme des choix auxquels on pourrait opposer d’autres choix, mais en admettant toutes leurs implications ‑ ce qu’on se garde trop souvent de faire, car ce serait révéler d’insurmontables contradictions. Non dissi­mulés et stables tout au long du développement théorique, ces axiomes doivent aussi être compatibles entre eux, constituer un système homogène appelant un système d’inférences cohérentes, non-contradictoires. Si on pose en principe qu’aucune puissance ne saurait étendre à un allié le bénéfice de sa stratégie de dissuasion nucléaire, on ne peut, contre toute logique, l’appliquer à la stratégie américaine en Europe et en tirer argument pour proposer que la France fasse bénéficier la RFA, par exemple, de sa couverture dissuasive. Pourtant, il est fréquent qu’on occulte ou évacue en chemin tel ou tel axiome ou hypothèse de base pour introduire subrepticement une assertion séduisante, ou pour faciliter une démonstration délicate capable d’emporter l’adhésion. Distorsion banale chez les politiques polémistes plus attentifs au succès de leurs opinions que soucieux de rigueur stratégique. Faute fréquente aussi, mais inconsciente le plus souvent, chez les stratèges les plus avertis : la complexité de leur objet et les carences de leur outillage intellectuel leur interdisent de maintenir sans défaillance la cohérence des énoncés de leur discours avec le réel et les axiomes de choix, et la consistance des inférences logiques successives.

Ces critères de validité de la théorie s’appliquent aussi à sa critique. La critique de validité ne se justifie et ne vaut elle-même que si elle porte sur la cohérence et la consistance d’un discours qui, nous l’avons vu, déploie nécessairement son système d’énoncés et d’assertions à partir d’un ensemble homogène d’axiomes et d’hypothèses. Contester la théorie en évacuant ou altérant ces derniers, en fondant la critique sur d’autres axiomes explicites ou, le plus souvent, implicites et inavoués, c’est invalider la critique elle-même : elle se trompe d’objet. Elle s’adresse à une autre construction théorique dès lors qu’elle substitue une nouvelle règle du jeu à celle retenue, et affichée comme telle, par une théorie normative qui a soigneusement borné son domaine de validité ; celui-là que définit, précisément, son système d’axiomes.

La critique s’abuse sur sa fonction quand elle récuse un modèle de stratégie en invoquant les aléas de son application concrète, en dénonçant la précarité de ses assertions théoriques eu égard à certaines des conditions d’efficacité de la pratique. On ne saurait contester une théorie en spéculant, par exemple, sur des facteurs de l’action qui relèvent de la pure contingence comme le talent des acteurs « tête d’affiche », ou l’adhésion de l’esprit public. Facteurs majeurs, certes, mais imprévisibles par nature et échappant, de ce fait, à la prise de l’analyse théorique : celle-ci ne peut que les identifier, définir leur place et leur poids relatif dans le calcul stratégique. Mais une théorie ne saurait être vidée de toute signification, perdre toute cohérence, consistance et utilité pour le praticien parce qu’elle tolère des trous dans son tissu d’énoncés, parce qu’elle évacue ce qui relève du contingent et du hasard objectif : la théorie stratégique ne se constitue, et ne se justifie, qu’en construisant du rationnel, du logique, malgré et avec les incertitudes propres à ce type d’action.

La critique sort du champ théorique auquel elle s’applique et dans lequel elle est licite, elle s’égare dans la polémique quand, par exemple, elle dénie toute crédibilité à notre actuelle dissuasion nucléaire parce qu’elle suppose aussi des hommes capables d’appliquer sa théorie ; parce que le chef de l’État, en place lors d’une crise soumettant l’effet dissuasif à l’épreuve de crédibilité, pourrait manquer de caractère ou être paralysé par des pressions intérieures. Éventualité non improbable, en effet, mais critique frappant à côté de sa cible : si les théories ou doctrines stratégiques sont conçues pour des hommes qui agiront, elles ne peuvent se construire que pour des acteurs non définis, anonymes, et en étant conscientes des risques d’écarts que comporte le nécessaire passage du concept à la réalité conflictuelle. Elles doivent compter aussi bien avec la nature humaine qu’avec la nature des choses, avec des déterminations historiques qui échappent au corset logique. Elles ne peuvent faire plus que rappeler la nécessité de dispositions pratiques contre-aléatoires, de mesures de sûreté contre les faits et événements contingents, et conservant la pertinence de l’anticipation théorique lors du passage à la pratique. Le modèle Austerlitz ‑ rupture frontale, écartement des lèvres, enveloppement et destruction d’une ou des ailes ainsi créées ‑ n’aurait pas été invalidé, en tant que modèle stratégique, si Napoléon avait été enlevé par le parti de cosaques qui le surprit, aventuré devant ses avant-postes, au soir du 1er décembre 1805. Le modèle-Cannes, repris par Schlieffen, conserve sa valeur, qu’il ait réussi avec le tandem Hindenburg-Ludendorff aux lacs de Mazurie et à Tannenberg ou échoué sur la Marne avec Moltke le jeune. Toute théorie stratégique suppose… des stratèges ; elle ne peut rien en dire, si ce n’est qu’ils doivent exister et bénéficier de la liberté de penser et de décider, conformément à la fonction que leur attribue la théorie.

En résumé, si la théorie stratégique est nécessaire, elle ne peut être utile que dans la mesure où elle offre au praticien un minimum de garanties sur sa cohérence et sa consistance ; ce qui suppose des instruments critiques capables de rappeler, au théoricien, les conditions de validité de son édifice. Mais, répétons-le, outillage approprié : théorie et critique obéissent à la même logique de la stratégie et doivent être homogènes, se fonder sur les mêmes systèmes d’axiomes et d’hypothèses, sous peine de critique frauduleuse ou de théorie échappant à l’épreuve de validité. Elles doivent s’exprimer dans un même langage et avec des concepts univoques, penser la stratégie selon les même catégories ‑ polarité l’Un/l’Autre, finalité et voies-et-moyens, forces, espace, temps, etc. ‑ et opérer dans le même système de déterminations géohis­toriques. C’est un bel exercice intellectuel, non inutile pour un avenir qu’on peut toujours construire dans l’imaginaire mais vain aujourd’hui, que, par exemple, critiquer notre actuelle stratégie militaire parce qu’elle ne répond pas aux exigences d’une défense européenne unifiée, et proposer des modèles de stratégie nucléaire européenne. En effet, l’axiome politique, nécessaire pour fonder de tels modèles, ne peut être posé, n’étant pas licite : dans l’état actuel et prochain des choses, l’Europe politique n’existe pas. C’est négliger la catégorie du temps dans l’analyse stratégique, penser notre stratégie et critiquer ses solutions actuelles en évacuant indûment les contraintes de temps, comme si demain s’identifiait à aujourd’hui… Sans doute, le discours stratégique tolère-t-il toutes les affirmations… et leurs contraires, si on les projette dans un avenir indéterminé, assez extensible pour que leur probabilité de réalisation pratique ne soit pas nulle. Mais l’une des conditions de validité de la théorie est qu’elle fixe explicitement le lieu et le moment dans lesquels elle s’applique, son champ spatio-temporel de légalité et d’utilité ; et celui-ci détermine, à son tour, les conditions de validité de la critique.

Si je m’attarde ainsi sur le terrain dangereux, parce que peu défriché, des questions soulevées par la compatibilité entre la théorie et sa critique, c’est pour appeler l’attention sur la nécessité d’une réflexion systéma­tique, d’ordre épistémologique, sur l’outillage intellectuel du stratège : constituer une théorie de la théorie stratégique et de sa critique ne serait pas un exercice gratuit d’esprits opérant à côté de l’action, coupés de ses réalités et de l’expérience quotidienne des acteurs. C’est à l’oubli ou à l’ignorance des conditions de production et de validité de la théorie qu’il faut imputer, à la fois, la pléthore et la faiblesse démonstrative de la plupart des discours stratégiques actuels, et de leurs critiques. Le manque de rigueur méthodologique et de consistance de ces constructions verbales, le flou d’un langage exploitant l’imprécision et l’instabilité des concepts à des fins idéologiques et politiques partisanes, la méconnais­sance de la nature du fait-conflit et de l’héritage millénaire sur lequel se sont constituées la pensée et la pratique stratégiques ‑ ce qu’on désignait naguère et trop étroitement par histoire militaire ‑ autorisent les spécu­lations aventurées des stratèges du dimanche, les modèles simplistes et les scénarios naïfs spéculant sur l’effet-choc d’affirmations audacieuses juxtaposées sans lien logique, assénées comme autant de vérités sans preuve et qui ne se soucient guère d’être non-contradictoires entre elles ou avec un ensemble homogène d’axiomes : à pensée courte, théories molles…

Certes, la double coupure épistémologique et praxéologique provoquée par l’irruption de « la bombe » dans le champ de la pensée et de l’action stratégiques semble autoriser le rejet du savoir hérité, justifier toutes les novations de pseudo-théories et la virulence de réfutations non fondées. L’amateur a beau jeu de récuser le travail des analystes scrupuleux et, prenant acte de leurs hésitations intellectuelles, d’opposer ses croyances à leur doute systématique. Faute d’instruments critiques infaillibles, il est vrai que leurs problématiques et leurs énoncés sont identiquement renvoyés dans les limbes des hypothèses invérifiables et des axiomes contestables. Nous en sommes réduits à devoir croire chacunsur parole… Évoquant une rupture analogue, provoquée, dans l’art de la guerre du XVIIIe siècle, par la puissance du feu et l’entrée en jeu des masses armées que le jeune système divisionnaire permettait de manœu­vrer, Napoléon conseillait déjà l’humilité intellectuelle devant la nou­veauté et la complexité d’un calcul stratégique ne tolérant pas l’impro­visation : « De pareilles questions proposées à résoudre à Turenne, à Villars ou à Eugène de Savoie, les auraient fort embarrassés. Mais l’ignorance ne doute de rien ; elle veut résoudre par une formule du deuxième degré un problème de géométrie transcendante. Toutes ces questions de grande tactique sont des problèmes physico-mathématiques indéterminés, qui ne peuvent être résolus par les formules de la géométrie élémentaire ».

« L’ignorance ne doute de rien… ». Avec le présent recueil d’essais, je donne des verges pour me faire fouetter. Trente-sept ans après notre entrée dans l’âge nucléaire, soyons lucides et convenons que nous balbutions encore un langage très grossier quand nous disons ou prétendons enseigner la stratégie de notre temps. Reconnaissons notre médiocre condition de primitifs d’un art qui attend ses classiques ; que nous n’avons ni surmonté, ni même éclairé les difficultés à la fois théoriques et pratiques d’une stratégie militaire autrement complexe que celle pour laquelle nous étions formés et que nous avons expérimentée. Stratégie composite, en effet : aux modes, formes et styles hérités des anciens temps, elle superpose et mêle des nouveaux, insolites, voire aberrants au regard de nos habituels schèmes mentaux. C’est le mélange qui fait problème : composition du connu et de l’inconnu, de stratégies maîtrisées grâce à un savoir éprouvé et à des recettes expérimentales, et de stratégies à inventer, celle de l’âge nucléaire est plus et autre chose que leur somme.

Ainsi, elle ne se borne pas à juxtaposer, en les cloisonnant, les deux modes stratégiques, à la fois nécessaires et complémentaires pour les puissances nucléaires, de l’interdiction dissuasive et de l’action extérieure, avec toutes leurs variétés concevables. Si nous voulons préserver la spécificité de la stratégie contemporaine, déchiffrer le sens et les implications de ce qui, en elle, marque à la fois la rupture et la continuité avec le passé, il faut se garder du réductionnisme et trouver un centre de perspective unique. Ce sont les rapports de nécessité réciproque entre ces deux composantes, eu égard à leurs fins particulières, et leurs interactions, dans le jeu de leurs forces propres, qui modifient la nature de chacune et déterminent sa participation aux buts globaux de la stratégie générale militaire.

Comprendre la complexité et ordonner ses éléments, la dire et la maîtriser dans la pratique ; mieux encore, exploiter toutes ses ressources au profit d’une action efficace et économique, c’est là le problème stratégique de notre temps. Le théoricien mesure d’autant mieux son impuissance intellectuelle qu’elle est majorée par le malaise moral de l’homo politicus. Comme toujours, nous nous interrogeons avec anxiété sur la manière de calculer économiquement et de manœuvrer efficacement les forces de violence physique afin de servir la politique d’État ; mais aussi, et cette question est plus pressante que naguère, sur les fins politiques justifiant désormais l’engagement de ces forces dès lors que leurs effets seraient démesurés et risqueraient d’échapper au contrôle des gouvernements. La politique la plus réaliste, se voudrait-elle la moins asservie à une quelconque règle du jeu, achoppe sur la question capitale : quelle fonction attribuer à la violence d’État dans l’histoire, sachant que les armes de destruction massive projettent l’holocauste ‑ les mégamorts ‑ et l’effondrement de nos sociétés, aussi fragiles que complexes, à l’horizon des crises internationales ; sachant aussi que ces crises, manifestant la dynamique naturelle du système interétatique, sont inévitables et doivent être dénouées, serait-ce par la force ? Ces interrogations, sur les nou­veaux fondements politiques, voire idéologiques, de la stratégie militaire, ne peuvent pas ne pas obscurcir sa problématique. Dans notre vision séculaire du rôle de la force armée, elles introduisent des facteurs de perturbation, et des aberrations dans nos analyses et nos calculs stratégiques.

Pour la plupart, les études rassemblées ici[4] datent de la période de gestation de notre politique de défense, après que le général de Gaulle eut résolu, contre toutes les oppositions internes et externes, de faire entrer la France dans le club des puissances nucléaires. Les raisons politiques ne manquaient pas, qui justifiaient cette décision. Des pionniers, comme les généraux Beaufre et Gallois, nous invitaient à dégager notre recherche stratégique de la tutelle doctrinale étrangère, au demeurant licite puisque nous avions tout à apprendre sur la chose atomique. Toutefois, sur de nombreux « intellectuals of defense » américains mobilisés par la novation nucléaire et tentés d’y voir un commencement absolu, l’héritage de la pensée militaire française et européenne donnait, à nos analystes, l’avantage de relativiser ce phénomène de rupture ; non de le nier, bien sûr, mais de lui conférer ses vraies dimensions. Nous pouvions repérer dans l’histoire familière, dans la généalogie de la stratégie, des coupures analogues, aux conséquences indéchiffrables et devant lesquelles nos « grands anciens » furent déroutés comme nous l’étions. Eux aussi durent renouveler leurs problématiques, définir leurs méthodes d’analyse des conflits et de calcul stratégique, élaborer des grilles de lecture de faits et phénomènes révolutionnaires, réviser et affiner leurs concepts, constituer le langage capable de fournir au théoricien et au praticien l’indispensable instrument d’un savoir et d’un pouvoir efficace sur les choses. Nous devions donc, à la fois, exploiter l’héritage historique dans la mesure où il pouvait éclairer les processus mentaux du stratège brusquement placé devant l’obligation de penser des faits de rupture, des mutations, et le récuser puisqu’il s’agissait de traiter des objets nouveaux : éternelle composition du logique et de l’historique…

C’est dire que les études présentées dans le présent recueil trahissent, de toute évidence, les tâtonnement de l’analyste peu assuré de sa démarche et qui, plus encore que de construire une théorie consistante ou un modèle résistant à la critique, se soucia d’abord de constituer sa boîte à outils. Je dirai même que, si ces textes présentent quelque intérêt, c’est moins pour la qualité, toujours discutable, de leurs assertions tant normatives que descriptives, que pour leur visée : ils sont essais de méthodes, de conceptualisation, de langage. Ce sont les approches, nécessairement trébuchantes, d’un objet-stratégie défiant la prise de l’analyse exacte et exhaustive, qui, plus que ses grossières représentations, appellent quelque attention. De là le titre de cet ouvrage : stratégie théorique et non théorie stratégique, celle-ci n’étant que le résidu mal affiné de celle-là. Ce qui suggère, en corollaire, que la critique de la théorie résiduelle doit passer d’abord par celle des instruments utilisés pour la constituer.

Le premier essai de la série porte sur la méthode d’analyse stratégique. On ne peut séparer la méthode de son objet : ici, méthode praxéologique visant à établir les conditions de l’agir collectif en milieu conflictuel, à définir et ordonner les déterminations, facteurs et moments de l’action. Méthode dont le critère de validité est l’efficacité et l’écono­mie du faire qu’elle doit gouverner, et non la recherche de « la vérité dans les sciences » selon la finalité cartésienne. En général, les méthodes viennent à la fin, comme la récapitulation et l’analyse critique du travail de l’esprit qui ne se résigne pas à devoir avouer qu’il a produit dans l’ignorance de ses opérations ; qui trouve en outre, dans la méthode, les règles d’une économie de pensée et d’une pédagogie facilitant sa marche ultérieure. Une méthode est remise en ordre, interrogation et critique des divers processus mentaux et opérations de toute nature que supposent une investigation ou une production qui, se voudraient-elles systématiques, procèdent trop souvent, et par la force des choses, par approches ou actions segmentées, par intuition et improvisations, par essais empiriques et correction d’erreurs. Mais, en 1965, il fallait commencer et non finir avec la méthode. Nous étions nus et désarmés devant la tâche : définir la stratégie militaire française, telle que l’exigeait l’accession de notre pays à la capacité nucléaire. Tâche pressante : il fallait concevoir, construire et mettre en place les systèmes de forces qui traduisent la stratégie dans les faits ; et cela de telle sorte que les bénéfices stratégiques et politiques de cette mutation ne pussent être remis en cause par quelque accident de parcours avant que d’être acceptés comme irréversibles. Monter en méthode, dès l’origine de la recherche, les diverses phases de l’analyse, les éléments du calcul stratégique et les opérations de la stratégie des moyens, c’était réduire les risques d’incohérence et d’erreur, économiser le temps et instaurer les conditions de la nécessaire synergie entre tous les organismes et acteurs engagés dans l’aventure commune. En quelque sorte, méthode en creux, méthode de sûreté visant plus à les garantir contre les fantaisies stériles de l’imagination ou les divergences d’opinions prises pour des raisons, qu’à leur indiquer les voies certaines de l’invention stratégique.

Le second texte de la série est un essai de modélisation de la dissuasion nucléaire du faible au fort. Problème original, la stratégie française innovant dans cette voie et demeurant, aujourd’hui encore, la seule qui ait osé tirer toutes les conséquences d’axiomes et d’hypothèses suggérés par le statut de puissance moyenne nucléaire. Il s’agissait d’examiner comment ça fonctionne entre deux pôles de décision ; comment peut s’établir et se conserver l’équilibre stationnaire, résultant d’un effet dissuasif, du sous-système que constituent, à l’intérieur du système international, deux puissances d’inégales capacités et vulnérabilités et dont les interactions sont déterminées par des dissymétries politico-stratégiques. Là encore, aucun précédent : il fallait inventer, avec tous les risques d’une aventure qui n’était pas de pure recherche : elle devait conclure sur des programmes d’armement et sur des propositions straté­giques assez solides pour entraîner l’adhésion nationale et pour déboucher sur une pratique efficace, sur une dissuasion du faible au fort qui fût crédible pour un éventuel agresseur. C’est pourquoi il fallait éviter de réduire le modèle à quelque algorithme qui, séduisant pour l’esprit mais désincarné, se serait révélé peu opératoire pour traiter les données de situations concrètes, politiques et stratégiques, déterminant la stratégie française. Pour les même raisons pragmatiques, des approches devenues banales, comme la théorie des jeux, ne semblaient pas assez souples, parce qu’abusivement simplificatrices, pour concilier la logique du duel stratégique avec les réalités du « cas français » telles qu’on pouvait les inventorier, avec leurs implications, selon les catégories usuelles de la pensée stratégique.

De là la démarche, faisant leurs parts légitimes à la structure logique et aux réalités concrètes, utilisée pour restituer le processus action, réaction et rétroaction entre un faible et un fort dont les conduites demeurent déterminées par leurs différences de statut politico-stratégique et par le fait nucléaire. Démarche en spirale, repassant plusieurs fois par les mêmes phases de la dialectique conflictuelle puisque ses problèmes doivent s’énoncer selon les points de vue, simultanés dans la réalité du duel mais nécessairement successifs dans leur exposé discursif, des antagonistes. L’analyse se heurte là aux difficultés incontournables, déjà évoquées, d’un discours théorique appliqué à la complexité d’un objet-stratégie dont il doit épouser la dynamique et restituer le système d’interactions permanentes entre deux pôles, les décideurs antagonistes. Quant au langage probabiliste utilisé, il ne prétend pas déboucher sur des évaluations quantitatives de probabilités ; mais, plus modestement, refléter les incertitudes des évaluations et l’aléatoire de calculs stratégiques déterminés par le croisement et les interactions de décisions fondées sur les anticipations de chacun sur les conduites de l’autre. Le langage probabiliste constitue en outre un expédient rhétorique permettant d’alléger, avec une symbolique simple, la lecture d’un discours excessivement compact et condamné aux redites pour les raisons évoquées ci-dessus.

Les limites de la modélisation proposée sont évidentes : elle ne prétend pas conduire à des évaluations précises des voies-et-moyens, des capacités militaires requises par la dissuasion. Pour y parvenir, il faudrait quantifier les facteurs de probabilité ; en outre, l’analyse devrait « descendre » jusqu’aux derniers niveaux de la structure stratégique, jusqu’aux opérations élémentaires et aux tactiques. Si tout modèle se veut, par construction et par fonction, une représentation simplifiée mais éclairante d’une réalité complexe dont elle définit et ordonne les constituants, avec leurs relations, celui-ci n’échappe pas à la règle : il n’est finalement qu’une méthode indiquant, à l’analyste, les directions qu’il doit emprunter pour énoncer correctement la problématique de la dissuasion du faible au fort, pour éviter les voies sans issue, pour construire ainsi une théorie stratégique consistante et constamment subordonnée à ses axiomes fondateurs.

Pour corriger le réductionnisme d’un modèle évacuant nécessai­rement les « facteurs humains », je donne ensuite le texte d’une conférence récente sur le thème de la crédibilité de la menace dissuasive. L’auditoire était rassemblé pour s’interroger sur les chances et les voies du désarmement. Tout homme sensé ne saurait demeurer indifférent au souci, légitime, de freiner, voire d’interrompre une course aux armements démentielle dont les conséquences ne sont que trop claires. Mais, au risque d’être accusé d’excessif pessimisme historique, j’ai insisté sur le peu de prise des politiques et militaires sur un phénomène obéissant à sa logique propre parce qu’il est commandé par les perceptions, dans chaque camp, de la « corrélation des forces », comme disent les Soviétiques. C’est là qu’interviennent les facteurs humains, aujourd’hui comme hier, et comme demain. Une communication plus claire entre les parties ne saurait, selon moi, supprimer la réalité première déterminant la dynamique du système international : chacun des êtres politiques que sont les États-nations n’existe et ne se conduit qu’avec le sentiment de son identité irréductible et ne coexiste avec chacun et avec tous qu’en manifestant qu’il est autre. La double conscience de l’identité et de l’altérité est un fait historique et une réalité actuelle incontournables. Je ne vois pas que la multiplication et le resserrement des liens d’interdé­pendance, sur lesquels on fonde un optimisme à mon humble avis excessif, aient évacué cette réalité ‑ et puissent le faire à l’horizon visible ‑ du jeu compliqué des relations internationales. C’est une des raisons pour lesquelles les perceptions par chacun des projets et conduites de chacun ‑ des politiques et des stratégies ‑ demeurent déterminantes. C’est pourquoi, aussi, la « bombe », avec sa charge d’épouvante, et tant que durera la perception des risques qui lui sont associés, me semble l’un des moyens actuels offerts aux États les plus puissants pour introduire, dans leur dialectique conflictuelle, le minimum de rationalité freinant la marche au désastre. Paradoxalement, c’est elle qui interdit encore aux perceptions d’induire les hommes qui se veulent responsables à… délirer. Quant à demain, à après-demain, qu’en dire qui ne soit privé de sens ?

Ce recueil d’essais n’aborde pas directement la théorie de la stratégie d’action extérieure. Elle est pourtant une composante nécessaire de toute stratégie. Mais si le but de la stratégie d’interdiction qu’est la dissuasion nucléaire est un invariant de notre stratégie nationale puisqu’il vise à instaurer, et à préserver en permanence, les conditions de la survie au sein du système international ‑ persévérer dans l’être ‑ la stratégie d’action extérieure est soumise à la contingence : il s’agit de soutenir militairement la politique étrangère dans la promotion et la défense « d’intérêts » divers, dispersés dans le monde entier et dont la nature, la valeur comme les vulnérabilités évoluent avec les activités nationales et la conjoncture internationale. Ce caractère contingent est contradictoire avec une approche théorique qui, par définition, prétend surmonter les variations de l’agir par la mise en évidence d’un thème constant.

Cette action extérieure, je l’ai traitée ici par le biais de notre stratégie en Europe. Essai de circonstance, Le deuxième cercle a tenté d’éclairer la complexité et les antinomies propres à la stratégie militaire d’une puissance nucléaire moyenne comme la France liée, par des engagements de défense, à ses voisins et alliés. Dans le moment où ce problème trouve un regain d’actualité et que l’on évoque, à l’ouest comme à l’est du Rhin, les chances d’une stratégie européenne unitaire, il est plus que jamais utile de revenir sur les irréductibles singularités de notre statut politico-stratégique. Que nous le voulions ou non, il est déterminé par les vulnérabilités du faible devant le fort, et par le fait nucléaire qui ne compenserait que certaines d’entre elles quand notre espace national serait directement menacé. Nous devons donc reconnaître les antinomies entre les exigences et contraintes, d’une part, de notre dissuasion, stratégie nécessairement autonome étant donné son but qui ne peut être partagé avec quiconque ‑ défense de l’espace sanctuarisé ‑ et la nature exorbitante du risque nucléaire, et, d’autre part, celles de notre non moins nécessaire contribution à la défense commune des Européens puisque nous nous sommes engagés. Sur un même théâtre de faibles dimensions, nous devons donc composer deux stratégies dont les buts sont d’inégale valeur et, de ce fait, découpent le théâtre en deux espaces politiquement et stratégiquement discontinus. Si les deux finalités politiques et stratégiques ne peuvent s’identifier, la raison exige qu’on distingue nettement les voies-et-moyens qui leur sont affectés. Or, c’est bien cette double dualité qu’évacuent légèrement les constructions chimériques de défense européenne nucléaire dans laquelle se dissoudrait notre propre stratégie de dissuasion, entraînant du même coup la perte de l’autonomie de décision en cas de crise, qui en est la finalité politique. Dix ans après la publication du Deuxième Cercle, je ne vois rien, dans l’évidente évolution de la situation en Europe, dans les secousses de l’Alliance et dans l’aggravation de la « menace soviétique », qui soit assez puissant pour remettre en question les axiomes et les hypothèses sur lesquels fut fondée notre stratégie nucléaire. N’est-ce pas, précisément, en prévision de situations critiques de ce genre qu’on reconnut sa nécessité et qu’elle fut construite ?

Je demeure persuadé que toute problématique de la défense en Europe, pour ce qui concerne notre participation, doit conserver la dichotomie fondamentale, logique, entre les deux volets de notre stratégie, sauf à préconiser et afficher des solutions qui, psychologiquement attrayantes en temps normal, se révéleraient vite inefficaces, voire dangereuses dans le moment d’une crise aiguë en Europe. Car c’est la crise, et elle seule, qui est l’épreuve de vérité pour les stratégies déclaratoires ; c’est elle qui révèle la précarité des engagements affichés quand, devant la gravité du danger, différemment perçue par des alliés inégalement « menacés » dans le même moment par la pression ennemie, les opinions publiques et les gouvernements jugent la situation selon leurs seuls intérêts immédiats, et cela est naturel. Nous avons, en France, une longue et triste expérience de la solidité des coalitions ; et cette leçon de notre héritage historique ne fut pas la moins lourde de sens, sans doute, quand il fallut décider notre accession à la capacité nucléaire. La simple prudence stratégique ne signifie pas neutralisme…

C’est aussi à la stratégie d’action extérieure que ressortit un fait de conflit très caractéristique de notre temps : la crise. Je propose in fine un essai de théorie. Ainsi que je l’ai dit, la nature même de l’objet, éminemment contingent et insaisissable, lié à des circonstances toujours singulières de lieu, de moment, etc., rend dérisoire toute tentative de « théorisation ». Sauf à avancer quelques assertions trop générales pour être vraiment opératoires, il fallait se résigner à ébaucher une théorie plus descriptive que normative. Plus modestement encore : je ne propose que des éléments pour une théorie qui reste à faire. Leur banalité n’est qu’en partie compensée par leur mise en ordre et par l’effort pour arracher quelques concepts stratégiques précis à la littérature, aussi abondante que floue, consacre aux crises de l’âge nucléaire. C’est bien devant l’objet-crise que le théoricien ressent le plus cruellement les carences de sa boîte à outils.

Dérisoire et nécessaire… De longues années de réflexion sur ces questions, sur les rapports ambigus entre théorie et pratique, ne peuvent que fortifier l’humilité de qui s’essaie à penser la stratégie pour accroître les chances de la pratique ‑ ou réduire ses risques. De Sun Tzu à de Gaulle, les hommes de guerre n’ont cessé d’affirmer le primat de la contingence et de dénoncer les pesanteurs du dogmatisme quand il faut inventer sur le terrain. Mais, contre ceux qui confondent rigueur et dogmatisme, une théorie n’est bien construite et conforme à son objet que, si précisément, la rigueur de son propos n’évacue pas les incertitudes et, mieux encore, si la structure logique de son édifice les intègre ; si elle parvient à construire un peu de rationnel malgré et avec l’irrationnel.

C’est pourquoi, les praticiens les mieux armés pour apprécier les limites de la théorie furent aussi, très souvent, avec leur sentiment très aigu de son utilité réelle, des théoriciens parmi les plus féconds et les plus… utiles. Napoléon dit que « la guerre est un art simple et tout d’exécution », mais ne cesse, dans sa Correspondance et ses Mémoires de rappeler ses principes, ses invariants. Pour de Gaulle, « l’action de guerre revêt essentiellement le caractère de la contingence », mais Vers l’armée de métier est l’essai théorique prémonitoire que l’on sait.

Comment ces illustres patronages n’encourageraient-ils pas le théoricien à surmonter son invincible sentiment du dérisoire et à se croire nécessaire ?


 


[1]       Paul Valéry : Variété I, Questions de poésie.

[2]       Il faudrait user du qualificatif « rationnel » avec beaucoup de prudence tant il est malaisé de s’entendre sur ce qu’est une décision ou une action rationnelle. Au sens étroit, celui du langage scientifique classique, la rationalité exprime un lien intangible, un rapport de nécessité entre un fait et un autre, une relation qui ne peut être autre que ce qu’elle est, qui est unique parce que déterminée comme l’est, par exemple, un effet simple par une cause unique. Il est clair que ce déterminisme rigide ne s’applique pas aux objets de pensée que proposent l’action, la stratégie. Si, par exemple, la théorie des jeux et de la décision s’intéresse aux choix « rationnels », c’est pour dire que ces choix doivent maximiser l’utilité ou la satisfaction des joueurs ; choix qu’ils sont libres de faire entre plusieurs conduites possibles, la décision étant prise en fonction de leurs conséquences prévisibles. Or, dans l’action, l’information sur les conséquences possibles est nécessairement imparfaite. Quand nous disons décision ou action rationnelle, nous nous référons à un autre type de rationalité : il faut entendre qu’elles obéissent à une logique qui n’est que le bon sens appliqué aux conduites humaines finalisées : l’action doit, d’abord, être motivée par une fin délibérément choisie pour son utilité ou son profit, étant entendu aussi que ce but est possible, non hors d’atteinte ; ensuite, elle doit être calculée et conduite de telle sorte que ses voies-et-moyens soient appropriés à ce but, respecter une règle de pertinence.

[3]       Validité : rapport de la construction verbale, dans son organisation et son développement logiques, à l’ensemble des conditions structurelles et formelles de méthode et de champ d’application, d’outillage intellectuel de calcul et d’opérations, de conceptualisation et de langage, etc., requises pour constituer une théorie efficace, eu égard à sa double finalité descriptive et normative.

Pertinence : rapport de convenance, d’adéquation des énoncés et assertions du discours actuel (descriptif) ou prévisionnel (normatif) à l’ensemble des faits, événements et phénomènes constituant la réalité actuelle (observable) ou future (anticipée) de l’objet-stratégie.

[4]       Aucune de ces études, sauf Le deuxième cercle, n’a été publiée. Pour la plupart, elles furent rédigées à l’appui de conférences, nécessairement plus synthétiques, prononcées dans le cadre de l’enseignement militaire supérieur. Elles ont marqué l’état provisoire d’une recherche effectuée, pour l’essentiel, dans les années 1965-1972, au sein du Centre de prospective et d’évaluations du ministère des Armées. Si j’ai apporté des modifications de forme et des précisions aux textes de l’époque, je n’en ai pas altéré le fond et, pour le moment, je ne vois pas de raisons, ou politiques, ou stratégiques, me suggérant de revenir sur leurs conclusions…provisoires.

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