VE PARTIE : L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE

Expédition d’Espagne, 1823. – L’armée française fit des Pyrénées à Cadix une marche triomphale, illustrée par quelques beaux faits d’armes ; mais la résistance que lui firent des corps sans consistance comme tous ceux qui naissent des insurrections, ne saurait se comparer à celle que l’Espagne levée en masse et appuyée de l’Angleterre avait opposée à Napoléon.

Sièges d’Anvers et de Rome, 1832 et 1849. – Les armes spéciales peuvent seules profiter de la direction habile de ces deux sièges.

Campagne de Turquie, 1828-1829. – La campagne de Turquie n’offre aucun intérêt pour l’art : l’or plus que la force des armes, des troupes immenses opposées à un semblant d’armée, furent les causes des faciles succès de Diebitsch.

Campagne de Pologne, 1830-1831. – Quelque sympathique que soit le récit des efforts de la Pologne, la campagne de 1830 présente des disproportions telles que le côté de l’art disparaît complètement. en effet ce furent des masses dix fois plus nombreuses qui écrasèrent à Ostrolenka les forces improvisées des Polonais [182].

Campagnes d’Italie 1848-1849. Le maréchal Radetzki. – En 1848, un vieillard de 80 ans, nouveau Talbot, donne en Italie des exemples remarquables de fermeté et de talents. Placé à la tête d’une armée qui est disséminée dans les centres populeux du royaume Lombardo-Vénitien, le maréchal Radetzki, ayant en face la révolution italienne appuyée par l’armée piémontaise, derrière lui la révolution de sa propre patrie, conserve ce sang-froid qui distingue les grands généraux. Concentrant sa petite armée à Vérone, position sur la valeur de laquelle il a profondément médité, il attend avec calme le déchaînement de l’orage. Le roi Charles-Albert, enivré de quelques succès, trop souvent l’écueil des actions enthousiastes, s’avançait à la tête de l’armée italienne, pour forcer les lignes du Mincio et de l’Adige ; la première est franchie sans obstacle ; mais la seconde est vivement défendue.

Bataille de Sainte-Lucie. Par suite d’ordres mal calculés ou mal donnés, l’attaque des Piémontais n’eut pas l’ensemble qui doit seconder l’énergie dans les actions de front ; leurs divisions furent conduites successivement au combat. L’allé droite occupa un moment Sainte-Lucie, point d’appui de l’armée autrichienne, mais la gauche, culbutée et mise dans le plus grand désordre, amena la retraite que la nature du terrain empêcha seule de transformer en désastre.

Cependant les Piémontais avaient assiégé Peschiera, et il importait de sauver cette place ; le plan du maréchal est conçu en un instant ; il consiste à appeler à Vérone l’armée de réserve [183] que sa prévoyance a su créer, et à se porter sur Mantoue pour tomber vers Goïto sur les derrières des Sardes, placés sur la rive gauche du Mincio. Cette marche de flanc devant les positions italiennes rappelait par sa hardiesse le début de la campagne de 1809 sur le Danube : le secret le plus profond et un ordre admirable la firent réussir.

Radetzki débouche de Mantoue, enlève aux Toscans et aux Napolitains la ligne fortifiée du Curtatone et parait dans les plaines de Goïto : Charles-Albert, à la nouvelle de la marche des Autrichiens, craint pour ses communications et se porte à Goïto.

Combat de Goïto. Ici on surprend une faute au vieux guerrier, celle même que Mortier avait commise à Diernstein (1805) : au lieu de rester concentré devant un ennemi qu’il allait certainement rencontrer, il laisse un intervalle trop considérable entre ses corps d’armée, et il est repoussé à Goïto : échec grave qui amène la chute de Peschiera et le retour à Vérone.

Si le début de la campagne avait trouvé le maréchal dans une position précaire, les circonstances actuelles présentaient un état non moins sérieux. Vienne, la capitale de l’empire, au pouvoir de l’insurrection, la Hongrie soulevée, l’armée battue à Goïto, une nouvelle série d’opérations à commencer pour défendre sa ligne de retraite menacée par l’insurrection de Venise, telles étaient les conditions contre lesquelles il fallait réagir.

Rester sur l’Adige sans espoir de secours était téméraire, et exposait l’armée à être étouffée entre deux masses formidables appuyées sur des peuples soulevés. [184] Radetzki juge la situation en homme de tête, jette dans Vérone une garnison suffisante et se retire vers les Alpes, d’où les renforts viendront lorsque l’apaisement des passions aura rappelé à Vienne qu’il y a en Italie une armée dépositaire de l’honneur de l’Autriche.

Un coup de fortune récompense cette sage détermination et ramène le maréchal à Vérone : l’armée du général Durando, placée à Vicence, est forcée dans ses positions, et une capitulation lui impose l’obligation de se dissoudre. Les communications des Autrichiens étaient débarrassées par cet acte de vigueur qui permettait à Radetzki de reprendre l’offensive et de marcher immédiatement sur le Mincio.

Bataille de Custozza. Deux jours de combat ; l’armée italienne divisée en deux corps qui ne peuvent se prêter aucun appui : l’un (Sonnaz), chassé de la position célèbbre de Rivoli, s’établit sur les hauteurs de Somma et de Somma-Campagna face à Vérone ; l’autre (le roi Charles-Albert), reste inactif dans le blocus illusoire de Mantoue. Sonnaz, battu et accablé le 24 par les masses de Radetzki, repasse le Mincio et se porte à Volta. Le lendemain 25, Charles-Albert se dirige par Villafranca contre le maréchal, sans appeler à lui le corps de Sonnaz ou du moins sans assurer sa coopération : la faute commise le 24, renouvelée le 25, éprouve le même châtiment. Cette victoire rend Peschiera et la Lombardie aux Autrichiens et amène un armistice entre les deux armées [185].

La campagne de 1849 montre le Tessin séparant les adversaires qui cherchent à s’approprier chacun l’avantage de l’offensive en franchissant le premier cette barrière.

L’œil expérimenté du vieux maréchal a bientôt reconnu que son ennemi masse sur sa gauche la plus grande partie de ses forces pour courir sur Milan, dont la prise va soulever la Lombardie sur les derrières des Autrichiens. A ce plan, il en oppose un qui va arrêter dès le début la fougue du roi de Sardaigne : il se concentre à son tour sur sa gauche, franchit le Tessin à Pavie et se dirige sur Mortara, s’élevant ainsi sur les derrières des Piémontais. Ceux-ci abandonnent aussitôt leurs projets offensifs et font face à droite ; mais au lieu de marcher réunis, ils se morcellent en divisions séparées : bientôt les combats de Vigevano et de Mortara, dans lesquels ils s’engagent partiellement, amènent leur retraite sur Novare, où ils réunissent enfin leurs différents corps.

Bataille de Novare. La faute du baron d’Aspre, qui s’engage seul avec l’avant-garde contre toute l’armée sarde, eût attiré une défaite au maréchal, si les troupes de ce corps isolé n’avaient racheté cet oubli des principes par une ténacité rare. L’arrivée de Radetzki avec le reste de l’armée rétablit le combat qu’une attaque simultanée contre le centre et la gauche des Piémontais changea en triomphe.

Campagne de Hongrie, 1848-1849. Pendant que l’Autriche parvenait à conserver sa domination en Italie, une insurrection formidable, celle de la Hongrie, [186] exposait l’empire aux plus grands dangers. Il ne faut pas chercher dans cette campagne commencée en décembre 1848 l’unité et la vigueur que les campagnes d’Italie viennent de nous présenter : dans cette guerre, trois chefs successifs, avec des idées évidemment différentes, commandent l’armée autrichienne ; de leur côté, les Hongrois n’ont pas une direction meilleure, et le commandement subit chez eux les tiraillements qui semblent inhérents aux armées révolutionnaires.

Georgey. Le prince de Windischgraetz. – La campagne commence par des fautes graves du côté des Autrichiens. 30 000 hommes, sous Georgey, placés sur la Leitha, 12 000 sur la Drave, aux ordres de Perczel, constituent seuls les forces de l’insurrection. L’Autriche pouvait, dès le début, frapper un coup de mort : en effet, elle avait devant Georgey l’armée du prince de Windischgrætz, 50 000 hommes, sur son flanc droit, le corps de Pologne (général Schlick, 18 000 hommes), et sur la Drave celui de Nugent, 16 000 : ces 84 000 hommes étaient en outre appuyés par 15 000 hommes dans le Bannat et une forte division en Transylvanie. Une offensive vigoureuse du prince de Windischgrætz, en refoulant les Hongrois, devait donc les rejeter sur ces différents corps placés sur leurs flancs et sur leurs derrières. Mais on ne songea nullement à cette ligne de conduite, indiquée par le bon sens : après quelques combats favorables, Windischgrætz parvint à replier Georgey sur Raab, puis [187] sur Pesth : celui-ci essaya d’appeler à lui le corps de Perczel, mais il ne put y réussir et continua sa retraite trop faiblement poursuivi.

Un nouveau plan présida alors aux destinées de l’insurrection et décida la retraite sur la Theiss, barrière derrière laquelle le patriotisme devait se maintenir à outrance. Pour diviser l’attention des Autrichiens et permettre un solide établissement sur cette rivière, Georgey, avec 20 000 hommes, remonte le Danube, par Waitzen. Comment le prince de Windischgrætz répond-il à cette feinte, comment profite-t-il des premiers succès qu’il a remportés ? Il demeure immobile pendant six semaines : inaction qu’on excuserait peut-être en raison de la rigueur de la saison si l’existence de l’Autriche n’eût pas été mise en jeu dans ces graves circonstances.

Georgey. Dembinski. – Pendant cette halte fatale, les Hongrois trouvaient sur la Theiss une organisation solide ; 80 000 hommes constituèrent, sous les ordres supérieurs de Dembinski, une armée redoutable qui, du pied défensif, passa à une offensive hardie, et marcha sur Pesth, forçant ainsi le prince Windischgrætz à sortir de son expectative.

Bataille de Kapolna. La droite des Hongrois, qui compte en vain sur la coopération de Georgey, est enfoncée, rejetée sur son centre, qui se voit attaqué en même temps. Victoire décisive des Autrichiens, mais nulle de résultats, car au lieu de jeter les vaincus dans [188] la Theiss, le prince s’arrête de nouveau et revient à Pesth.

Le général Welden et Georgey. – Malgré cet échec, l’insurrection décuple ses forces et bientôt l’armée autrichienne, passée aux mains du général Welden, est assaillie sur la ligne du Danube. Une habile manœuvre consistant à remonter et à passer le fleuve vers Comorn, opération appuyée par des combats heureux, est couronnée de succès et détermine la retraite de Welden, dont elle compromettait le flanc.

Le général Haynau et les Russes. – L’alliance de l’Autriche avec la Russie, qui fit entrer ses armées en Hongrie, et la nomination du général Haynau au commandement de l’armée autrichienne, donnèrent enfin aux opérations une direction vigoureuse : en même temps des rivalités funestes, qui transformèrent en ennemis personnels les généraux auxquels la Hongrie avait confié ses destinées, firent présager la ruine de l’insurrection et l’issue de la campagne. Georgey, s’opiniâtrant devant Comorn, laissa accabler par les Russes un rival qu’il détestait ; Dembinski fut battu à Szocreg ; Bem, son successeur, eut le même sort à Temeswar, et la Hongrie maîtrisée retomba sous le joug des Habsbourg.

Campagnes d’Algérie. Abd-el-Kader, 1834-1847. Cependant la France avait trouvé pour alimenter son ardeur guerrière un pays et un homme qui semblent créés pour la guerre de chicane et de partisans, l’Algérie et Abd-el-Kader [189]. Ce fut quatre ans après la prise de possession du littoral algérien par les Français que ceux-ci virent s’élever, pour combattre leur domination, l’émir Abd-el-Kader. Précédé d’une réputation de sainteté, puissante force aux yeux des Arabes, poète plein de feu et de patriotisme, jeune, ardent, brave et ambitieux, cruel même pour le salut commun, le célèbre partisan avait conçu la double espérance de chasser les Français de l’Algérie et de fondre dans la guerre les divisions des tribus qui l’habitent. Alors commença une lutte acharnée (1831 à 1847) qui comprend deux phases bien distinctes et qui a développé dans l’armée française à un si haut degré ces qualités individuelles, nécessaires à chaque pas en Afrique, ce pays de l’imprévu et de l’inconnu.

Attaqués d’abord méthodiquement et à l’européenne par des colonnes nombreuses, traînant après elles de l’artillerie et d’énormes convois, battus dans toutes les occasions où ils donnent prise à notre tactique, jamais atteints à fond, se jetant sur nos arrière-gardes, harcelant, fatiguant nos soldats embarrassés de leur lourd équipement, les Arabes parviennent à maintenir pendant huit ans nos troupes en haleine. De 1831 à 1841 de fortes colonnes de 10 000 hommes en moyenne, munies d’artillerie et escortant de longs convois, rayonnent sur Tlemcen, Mascara, Miliana, Médéa, villes situées dans les provinces d’Oran et d’Alger, où l’autorité de l’émir est seule acceptée : chaque année amène les mêmes combats, chaque rencontre la défaite des Arabes, mais aussi des pertes nombreuses dans les colonnes [190] expéditionnaires. Des camps avancés, construits à grands frais, sont impuissants à modifier un état de choses ruineux, car ces établissement nécessitent des opérations circonscrites autour d’eux, et font naître une guerre de chicane et de fatigue dans laquelle Abd-el-Kader sait profiter de la moindre faute.

Le maréchal Bugeaud. – Telle se présente la première phase de la conquête algérienne : il était évident que rien de décisif ne pouvait être obtenu sans un changement de système. Cette modification indispensable ne se fit pas longtemps attendre : un vieux soldat d’Espagne, habitué à cette mobilité indispensable aux petites opérations de la guerre, le général Bugeaud, actif, infatigable, et doué d’un grand sens militaire, vint, en 1841, prendre le commandement de l’armée d’Afrique. Le nouveau gouverneur apportait dans la conduite des opérations des changement radicaux qui allaient porter des fruits rapides. Bientôt, en effet, tout prend un aspect nouveau : le soldat allégé laisse dans les dépôts un équipement embarrassant ; semblable à la Vendée, l’Algérie est sillonnée de colonnes mobiles, non plus de 10 000 hommes mais de 2 à 3 000, n’ayant en fait d’artillerie et de convois que ce qui est d’une nécessité absolue, campant enfin sous ces petites tentes-abris que le soldat français a déjà montrées en Europe. L’Arabe voit nos fantassins des Pyrénées et des Alpes lutter avec [191] lui d’agilité dans ses montagnes, et nos cavaliers montés sur les frêles chevaux du pays, gravir les pentes les plus raides : chaque province présente la combinaison de 5 ou 6 colonnes, marchant constamment pendant plusieurs mois, se croisant, se concertant, se soutenant. Assailli de front, sur ses flancs et sur ses derrières, chassé de Mascara, de Tlemcen, de Boghar, Abd-el-Kader abandonne, après une résistance qui n’est pas sans gloire, les montagnes au pied desquelles la mer montrait aux Arabes le tombeau assuré des infidèles. Aussitôt sont construits des établissements solides, pouvant se suffire longtemps à eux-mêmes, et placés sur le territoire récemment conquis : de nouvelles colonnes prenant leur essor sortent de ces postes pour appliquer contre le moyen Atlas et les hauts plateaux la tactique que le succès a couronnée.

L’émir, aux abois, cherche alors au Maroc un appui qui lui manque bientôt : en effet, la bataille d’Isly présente aux Marocains une armée qui affronte en plaine leur orgueilleuse cavalerie, dont la fougue vient, se briser contre les dispositions du maréchal Bugeaud. Dans cette journée une combinaison de carrés, dont l’ensemble constituait un losange, inaugura un ordre de combat qui reportait aux souvenirs d’Égypte et procura une victoire brillante.

Dès lors la puissance d’Abd-el-Kader ne fit que décroître. Malgré d’heureux coups de main, que sa [192] popularité et la manière dont il était servi et renseigné, expliquent suffisamment, malgré des soulèvements que son influence excite au loin et jusqu’au milieu des tribus soumises, l’infatigable partisan est obligé de rendre ses armes à la vaillante nation contre laquelle il a su lutter.

Le Sahara et la Kabylie. – Après lui, l’extension de la conquête, appelant nos armes vers le Sud, les amena jusqu’aux frontières du désert (1848 à 1852) ; enfin (1857) la Kabylie, cette Suisse algérienne, restée impénétrable aux Romains, vit nos soldats escalader ses montagnes et transformer une soumission nominale en une occupation permanente.

Campagnes du Caucase. Guerre de l’Afghanistan. – Pendant que la France formait en Algérie son armée, tirée du repos de la Restauration, les Russes rencontraient dans Schamyl un nouvel Abd-el-Kader. Non moins habile que l’émir, le héros caucasien fit dans les gorges du Caucase une guerre des plus actives : remplie de coups heureux, qui mit souvent en défaut la tactique compassée de l’armée russe.

Les Anglais, à leur tour, trouvèrent dans l’Afghanistan et dans les montagnes des Siks, des ennemis acharnes qui ont contribué à développer dans l’armée anglaise, l’élan, l’abnégation et la mobilité dont elle fit preuve dans la terrible insurrection de 1857.

Campagne de Crimée. 1854-1855. – Une grande guerre, celle d’Orient, vint, en 1854, rappeler les [193] luttes du premier Empire et montrer à l’Europe la valeur de l’armée française.

La campagne de Crimée fut en effet une guerre longue, sanglante et fructueuse, qui démontra des vérités faciles du reste à pressentir. Les succès des alliés furent dus : 1° aux excellentes conditions de leur base d’opérations, la Turquie d’abord, des flottes formidables ensuite ; 2° à la bonté de leur ligne de communications, sillonnée par la vapeur, convoi permanent des ressources de deux grands empires ; 3° à l’infériorité de l’administration russe, qui ne fut à hauteur de l’administration française, ni comme moyens ni comme talents. Les actions de guerre de cette belle campagne se résument dans les batailles de l’Alma, d’Inkermann, de Traktir et le grand siège de Sébastopol.

Maréchal de Saint-Arnaud et lord Raglan. – Bataille de l’Alma. Cette bataille présente une attaque contre le centre des Russes, combinée avec une autre dirigée contre leur gauche. Trop de présomption du prince Mentchikoff sur la force de cette aile, une appréciation insuffisante de l’audace instinctive des Français, amenèrent une défaite que quelques régiments de cavalerie eussent changée en désastre, si le maréchal de Saint-Arnaud les avait eus sous la main.

Les deux autres batailles, Inkermann et Traktir, se lient au siège de Sébastopol, et furent complètement défensives de la part des alliés. Elles mirent en lumière cette vérité, si vieille, que les meilleurs plans (ceux des généraux russes n’étaient pas sans mérite) [194] ne sont rien sans la valeur des soldats.

Maréchaux Canrobert et Pélissier. Lord Raglan. Prince Gortschakoff. – Siège de Sébastopol. L’attaque eut à lutter contre des conditions dont la guerre de siège n’avait jamais présente la réunion : en effet, l’histoire militaire n’offre nulle part l’exemple d’une telle entreprise, que le mot siège ne résume qu’imparfaitement, si on ne lui donne pas l’extension qui fait de cette lutte acharnée l’attaque d’un vaste camp retranché, défendu par une armée sans cesse renaissante.

Le défaut d’investissement que les circonstances rendaient impossible, le développement immense des tranchées, la constance des Russes, un hiver rigoureux, qui rappelle les boues de 1806 en Pologne, laissent bien en arrière les beaux sièges des temps modernes. Quelques tâtonnements dans le choix du point d’attaque, bien compréhensibles devant une place qui sortait de terre sous la pelle du soldat russe, une supériorité marquée de l’artillerie de la défense sur celle de l’assiégeant, supériorité non de qualité, mais de calibre et de quantité, deux véritables batailles à livrer contre l’armée de secours, multiplièrent les difficultés à l’infini.

Quant aux Russes, ils enrichirent de beaux exemples l’art de la défense : une enceinte bastionnée de cinq lieues, appliquée avec intelligence à la nature ravineuse du terrain, des avancées formidables, nécessitant à elles seules des attaques sanglantes, l’artillerie de toute [195] une flotte transportée dans la place et servie avec ardeur, de nouveaux ouvrages remplaçant en une nuit et sous une autre forme ceux que le canon a détruits, tels sont les principaux titres de gloire de la défense. Il faut ajouter que l’armée russe releva, par des sorties incessantes, le prestige que les champs de bataille lui avaient fait perdre ; néanmoins les Français, toujours brillants, ne retrouvèrent pas dans leur ennemi les phalanges d’Eylau et de la Moskowa.

Campagne d’Italie, 1859. L’Empereur Napoléon et Giulay. – La campagne d’Orient avait été peu profitable à la stratégie : celle d’Italie, en 1859, faite dans les conditions de la grande guerre, se prêta à des combinaisons qui méritent l’attention. Elle débuta par une offensive décidée de la part du général Giulay et par le passage du Tessin : mais bientôt des lenteurs incompréhensibles firent perdre à ce général le fruit de l’initiative et l’empêchèrent d’enlever Turin, qu’une marche rapide pouvait lui livrer avant l’arrivée des Français.

Le combat de Montebello, le premier de la campagne, fut mal engagé par les Autrichiens : ils présentèrent successivement leurs forces et ne surent pas soutenir les troupes engagées. Ces deux fautes graves, jointes à la plus brillante valeur déployée par la division du général Forey, causèrent le succès des Français dans les champs mêmes qu’ils avaient illustrés au début de ce siècle [196]. La manœuvre de l’empereur Napoléon, consistant à feindre une attaque par sa droite, taudis qu’il portait des masses considérables sur sa gauche, est un beau mouvement stratégique qui domine toute cette campagne. Les Autrichiens disséminés, agissant d’après des idées préconçues, ne surent pas profiter de ce que cette combinaison pouvait présenter de dangereux : plus actifs et mieux renseignés, ils auraient dû se porter sur Gênes et sur les communications des Franco-Sardes.

Bataille de Magenta. Cette journée est une belle preuve de la ténacité des Français, qui se maintinrent sur le Naviglio en combattant d’abord avec 8 000 hommes, puis avec 12 000 contre 30 000, jusqu’à ce que le corps du maréchal de Mac-Mahon vînt décider la victoire en débordant et en accablant l’aile droite autrichienne.

L’empereur Napoléon et l’empereur François-Joseph. – Bataille de Solférino : elle fut défensive de la part des Autrichiens : le début de l’action fut opiniâtre par suite de l’arrivée successive des Français, qui ne s’attendaient pas à une rencontre générale. L’aile droite autrichienne (Benedek) refoula l’armée sarde (le roi Victor-Emmanuel) qui s’était engagée partiellement ; mais la victoire fut acquise au centre par la conquête sanglante des positions de Solférino, étagées en amphithéâtre. Ce centre, mal joint aux ailes, ne put être soutenu suffisamment par des renforts tirés de la droite, parce que celle-ci, trop éloignée déjà était [197] lancée à la poursuite des Sardes ; il ne put l’être non plus par des troupes empruntées à l’aile gauche (comte Wimpffen), très faiblement liée à lui et engagée, du reste, dans une opiniâtre bataille dans la plaine de Médole. L’ardeur irrésistible des Français, surexcitée par des succès continuels depuis les Alpes, des positions trop allongées chez leurs ennemis, furent les causes principales d’une victoire, qui était une noble réminiscence de Lonato et de Castiglione, et qui rendait à la France une partie de ses frontières naturelles.

Guerre d’Amérique. – La guerre d’Amérique, faite avec des armées improvisées, présente des enseignements : néanmoins la zone immense dans laquelle elle se fit, les différents éléments tactiques qu’y ont mêlés les Américains, semblent avoir créé des situations impossibles à réaliser en Europe, où les accidents naturels sont hors de proportion avec ceux d’Amérique.

Campagnes du Mexique. – Les campagnes du Mexique furent une rude école par le climat et les distances considérables qu’il fallut parcourir dans un pays tourmenté et presque sans routes. Nos soldats victorieux ont trouvé devant Puebla une ténacité qui rappelle les sièges d’Espagne, et dans une foule de combats cette mobilité si fatigante de la guerre de partisans, qui décime les meilleures armées, mais qui semble rajeunir la nôtre.

Campagne de 1866 en Bohême. Benedek. – Au mois de juin 1866, après de longues hésitations, la rivalité [198] de la Prusse et de l’Autriche a abouti à une guerre courte mais terrible, qui est venue effrayer les peuples par d’amples moissons de victimes.

Le commandement de l’armée autrichienne fut donné au maréchal Benedek, général éprouvé, vétéran des guerres d’Italie et de Hongrie : ce choix paraissait d’autant mieux fait qu’il répondait au cri universel de l’Autriche, où tous les esprits étaient persuadés des succès de l’élève de Radetzki, contre une armée qui n’avait pas combattu sérieusement depuis Waterloo : des fautes graves, et l’oubli de tous les principes de la grande guerre allaient faire tomber ces illusions.

Le Hanovre, les Hesses, le duché de Nassau, la Bade, le Wurtemberg, la Bavière et la Saxe, avaient embrassé la cause de l’Autriche, de sorte que les forces coalisées contre la Prusse devaient être évaluées ainsi : Hanovre, 20 000 hommes ; Hesses, 18 000 ; Nassau, 4 000 ; Bade, 12 000 ; Wurtemberg, 15 000 ; Bavière, 50 000 ; Saxe, 25 000 ; Autriche enfin, 250 000. C’était une masse de près de 400 000 hommes à mettre réellement en ligne, les chiffres ci-dessus résultant de la défalcation des non combattants.

Quel usage le cabinet de Vienne d’abord, le maréchal Benedek ensuite firent-ils de ces forces immenses ? Après toutes les leçons de l’histoire, le gouvernement autrichien laissa la plus grande partie de ses alliés constituer des armées à part, et l’on vit se former 1° à Francfort, le 8e corps (Hessois, Badois, Wurtembergeois) [199] sous les ordres du prince Alexandre de Hesse, auquel les Hanovriens se seraient joints sans la catastrophe de Langensalza ; 2° l’armée bavaroise le long du Mayn, commandée par le prince Charles de Bavière ; 3° l’armée saxo-autrichienne, en Bohême, sous les ordres de Benedek. C’étaient donc trois chefs pour une seule armée, dont le but unique aurait dû être de vaincre la Prusse, sans songer à garantir Francfort et Munich ; trois chefs dont le principal, le seul vraiment responsable, se trouvait non pas au centre de cette ligne de 200 lieues, mais à Olmultz, à l’extrême droite, n’ayant qu’une action nominale sur les égoïstes alliés de l’Autriche.

Après avoir constaté cette faute, qui n’honore pas l’énergie du gouvernement de l’empereur François-Joseph, examinons la conduite militaire du maréchal Benedek. Il se trouvait dans cette Bohême, vrai bastion autrichien dont les montagnes épaisses forment les crêtes et la Saxe une magnifique avancée : il eût donc fallu marcher en avant et occuper fortement cette dernière tout en surveillant la frontière de Silésie. Une bataille offensive ou défensive, gagnée vers Dresde ou Leipzig par les Autrichiens, pouvait conduire à Berlin : une bataille perdue laissait toujours pour retraite la Bohême et pour rempart ses montagnes, où de simples corps peuvent arrêter une armée. Au lien de cela, Benedek abandonna sans brûler une amorce le riche pays de Saxe aux Prussiens, qui y organisèrent leur base d’opérations et préparèrent le passage de [200] l’Erz et du Riesen-Gebirge. Une autre ligne de conduite se présentait encore : prendre l’offensive à la fois en Saxe et en Silésie ; ou enfin garder la défensive en Saxe et envahir en masse la Silésie. Les beaux exemples ne manquaient pas ; la guerre de Sept Ans était un modèle tout tracé : les Prussiens seuls surent s’en inspirer, et l’on vit le maréchal autrichien immobile d’abord de sa personne à Olmutz, garder une défensive inerte en Bohême, éparpillant en long cordon de Commotau à Oswiecim une belle armée de 275 000 hommes.

Prince Frédéric. Prince royal de Prusse. Général Herwarth. – En retour on ne saurait trop admirer la justesse du plan formé par les généraux prussiens et l’application qu’ils firent de tous les principes. Trois armées, mais trois armées tellement solidaires que sans leur effectif élevé on pourrait les appeler trois corps d’armée, partant l’une de Dresde (général Herwarth), la deuxième de Zittau (prince Frédéric), la troisième de Landshut et de Glatz (prince royal de Prusse), durent franchir les montagnes de la Bohême. Toutes les conditions propres au succès furent satisfaites : 1° chacune de ces armées était assez forte pour pouvoir résister isolement ; 2° la distance de dix à quinze lieues qui les séparait au maximum leur permettait de se secourir mutuellement et avec rapidité en cas d’attaque ; 3° la direction convergente des routes qu’elles suivaient devait, après quelques jours de marche, amener une concentration formidable de 280 000 hommes vers Gitschin ; [201] 4° cette concentration allait prendre en flagrant délit le long cordon du maréchal Benedek qui ne pourrait se masser à son tour avec des forces équivalentes qu’après un certain nombre de jours et cela fort en arrière des montagnes, de sorte que, par le seul cours des événements et les jambes des soldats, selon le maréchal de Saxe, la moitié de la Bohême tombait au pouvoir de l’ennemi.

Les faits apportèrent promptement leur sanction aux habiles dispositions des Prussiens. Le général Clam-Gallas, opposé avec 60 000 hommes seulement aux armées venant de Dresde et de Zittau, c’est-à-dire à 140 000, veut les arrêter en défendant la ligne de l’Isser : il est écrasé à Podol, à Munschengratz, à Gitschin, et se retire à Horsitz. Les corps de Gablenz et de Ramming, isolés de même devant toute une armée, celle du prince royal, sont battus à Trautenau, à Nachod, à Skalitz et à Jaromirz. Qu’avait fait le maréchal Benedek ? Dès les premiers coups il était accouru d’Olmutz à Josephstadt pour porter les corps disponibles et ses réserves contre l’armée de Silésie ; mais ces troupes, bien qu’arrivant en chemin de fer, n’avaient pu donner que successivement et avaient été repoussées, de sorte que le prince royal avait atteint Gitschin à son tour et rejoint les deux armées victorieuses du corps de Clam-Gallas.

Le roi Frédéric-Guillaume. – Affaibli de 40 000 hommes, voyant son armée ébranlée par cinq jours de combats continuels dont tous ont été malheureux, quoique vaillamment disputés, [202] le maréchal Benedek prend enfin une résolution importante, celle de se concentrer pour une bataille qui doit être décisive. Le moral, la fatigue de ses troupes et la désertion lui faisant un devoir impérieux d’attendre l’attaque des Prussiens, il se détermina à livrer une bataille défensive ; mais il ne fut pas plus habile dans le choix de ses positions tactiques que dans la direction générale des opérations. Il se plaça en effet pour combattre sur les collines de Sadowa ayant à dos le cours de l’Elbe : la possession de Königraetz et la précaution d’avoir fait jeter quelques ponts sous le canon de cette place, sont insuffisantes pour justifier une pareille imprudence, car cette forteresse était derrière sa gauche, et en cas d’insuccès les deux autres ailes pouvaient être précipitées dans le fleuve. Discernant avec habileté et promptitude le vice de ces dispositions, enthousiasmés d’ailleurs par des victoires continuelles et par l’arrivée de leur roi, les Prussiens résolurent d’attaquer sur-le-champ.

Bataille de Sadowa. Le centre et la gauche de Benedek sont assaillis de front tandis que le prince royal, avec l’aile gauche, va déborder son flanc droit. L’attaque du centre est d’abord vivement repoussée, mais les Autrichiens ne savent pas profiter de cet avantage en rendant au moyen des réserves ce succès décisif : c’était persévérer dans le même système de défense inerte qui avait été si fatal à la direction de la campagne, et qui faisait sentir sa funeste influence sur le champ de bataille. Les Prussiens, contenus mais non battus au centre, [203] peuvent donc attendre l’effet du mouvement confié à leur aile gauche : bientôt celle-ci fait entendre son canon, et une attaque générale faite avec le plus grand élan arrache la victoire aux Autrichiens. Les pertes de ceux-ci montèrent à 40 000 hommes, dont 18 000 prisonniers, 174 canons et 11 drapeaux, beaux trophées qui coûtèrent 10 000 hommes aux vainqueurs, mais qui leur livraient la Bohême et la route de Vienne.

Campagne de 1866 en Italie. L’archiduc Albert et le roi Victor-Emmanuel. – L’Italie avait embrassé la cause de la Prusse et profité des embarras qu’une guerre sérieuse en Allemagne allait causer à l’Autriche. Un plan, consistant à brusquer de front le fameux quadrilatère, tandis qu’une seconde armée, sous Cialdini, traverserait le bas Pô pour prendre à revers la ligne de l’Adige, avait été arrêté par l’état-major italien : plan vicieux, qui divisait les forces du roi Victor-Emmanuel, et rendait inutiles 80 000 hommes qui auraient probablement décidé le succès de l’attaque de front. La bataille de Custozza, nom déjà funeste aux armes italiennes, le démontra promptement.

Le Mincio est franchi par l’armée du roi, forte de 100 000 hommes. Ce passage qui ne rencontre nulle part de résistance indiquait évidemment une concentration des Autrichiens. Une idée préconçue de l’état-major italien, le défaut de reconnaissances suffisantes, persuadèrent au roi Victor-Emmanuel que l’archiduc Albert, prenant une position centrale dans le quadrilatère, [204] avait résolu de masser son armée dans la vaste plaine qui s’étend à l’est de Villafranca. La direction générale des corps italiens fut donc indiquée sur ce point : l’aile gauche (Durando), après son passage à Salionze et à Valleggio, opérant une légère conversion à droite, par Custozza, eut ordre de marcher sur Villafranca, où le roi, à la tête du reste de l’armée, devait se diriger après son passage à Goïto. 100 000 hommes allaient ainsi marcher dans le vide, devant des rideaux illusoires de cavalerie. Plus de vigilance et une appréciation véritable de l’état des choses dénotèrent l’activité et le coup d’œil de l’état-major autrichien. Sortir en masse de Vérone, c’est-à-dire avec 60 000 hommes, tomber par Somma et Somma Campagna sur le corps de Durando, fort de 30 000 seulement et presque séparé du roi, enlever Custozza, point par lequel leur jonction pouvait être assurée et consolidée, tel fut le plan habile de l’archiduc.

Bataille de Custozza. Le corps isolé de Durando est assailli par toute une armée ; après un combat qui fait honneur à la ténacité des troupes italiennes, ce corps est chassé des collines qui conduisent à Custozza. Le roi, entendant le bruit de la bataille qui se livre à sa gauche, rabat vivement son centre au secours de cette aile, mais il trouve Custozza, clef de la position, emportée par les Autrichiens : tous les efforts faits pour la reconquérir sont inutiles, et la victoire est décidée en faveur de l’archiduc [205]. Cette défaite coïncidant avec la nouvelle d’une invasion possible des Autrichiens en Lombardie, par la route du Stelvio, rejette les vaincus sur la Chiese et fait repasser le Pô à l’inutile armée de Cialdini.

Après cet examen aussi succinct que possible des principales guerres de notre époque, il nous reste à apprécier l’état actuel de l’art, en raison des découvertes apportées à la civilisation depuis trente ans, tâche considérable que la situation de l’Europe impose à tous les esprits et que nous ne prétendons pas accomplir en entier.

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