Comme on vient de le voir dans les aspects les plus importants de l’effort ferroviaire de La Plata, l’importance économique et politique de la liaison Buenos Aires – La Paz est notable.
En premier lieu, cette liaison, bien qu’indirecte, multiplie les contacts entre les deux versants atlantique et pacifique. La liaison du Transandin avec Valparaiso par le col d’Huspallata est l’image de ce qu’est la liaison Buenos Aires – La Paz, si nous considérons qu’elle se prolonge jusqu’à Cuzco et qu’ensuite elle aboutit aux ports chiliens d’Antofagasta, Mejillones et Arica et au port péruvien de Mollendo. Ensuite, il y a le rôle que ses voies jouent face aux hautes vallées du bassin du Madeira, en tant que barrière économique, vrai collecteur du haut plateau en faveur de La Plata, comme cela a été dit.
Considérant la répulsion géographique entre les bassins de La Plata et l’Amazone, on se rend bien compte que cela traduit la politique de communication argentine comme neutralisant de la médiocre position du Rio de La Plata et comme parti à tirer des débuts de l’Amazonie.
Le haut plateau bolivien et l’Amazonie
Encore une fois, résumons ce que sont les liaisons du plateau bolivien, aussi bien que les réactions possibles des communications du bassin de l’Amazone sur la politique ferroviaire de La Plata.
Cela nous paraît être un sujet très intéressant étant donnée l’importance croissante de l’économie de ce haut plateau et une répercussion sur le continent de la politique de communication de La Plata.
L’explication de ces problèmes se trouve dans ce qu’on appelle le triangle économique de Cochabamba – Santa Cruz de la Sierra – Sucre, vrai symbole de la richesse bolivienne.
Ce triangle possède la particularité due à sa situation, d’offrir une base (Cochabamba – Santa Cruz), convenant aux possibilités de communication que le Madeira à son tour offre au versant nord-est et est du haut plateau.
Par ailleurs, cette base est représentée sur le terrain par l’excellente route reliant Santa Cruz à Cochabamba, ce qui accroît d’autant plus la valeur de sa situation. Toutefois, il ne faut pas oublier que si Santa Cruz est reliée au bassin du Rio Grande, le plus important des créateurs du Mamoré, Cochabamba est attiré directement par le réseau ferroviaire de La Plata et ne peut se soustraire à l’influence maritime du port d’Arica, conséquence même du propre système ferroviaire de la région. Ainsi, on constate aujourd’hui l’importance évidente de Cochabamba comme principal sommet du triangle économique du haut plateau bolivien, c’est-à-dire que ce sommet est un centre d’attraction de tout le potentiel de la région intéressée par ce triangle. À son crédit, on tient compte non seulement de sa position centrale mais aussi des communications dont il occupe le centre.
Cependant, l’inversion de ces valeurs est une chose dont la réalisation est possible si nous prenons en compte l’importance économique du versant oriental du haut plateau et la capacité d’attraction du Madeira-Mamoré. Quant à l’importance économique de ce versant, Santa Cruz la représente bien principal centre producteur de toute l’immense zone dont nous venons de parler : des prairies et des troupeaux sans fin, du caoutchouc et du blé caractérisent suffisamment cette zone économique.
La capacité d’attraction du Madeira se manifeste déjà pleinement grâce à la construction de la route de La Paz à Yungas, apparemment en voie de réalisation, et qui attend seulement qu’on établisse la liaison ferroviaire Santa Cruz – Cuartro Oyos (200 kilomètres dont 100 sont déjà à l’état de chaussée) ; il semblerait préférable qu’on choisisse la ligne Santa Cruz – Guajara – Mirim, pour qu’il n’y ait pas de rupture dans le trafic ferroviaire de Santa Cruz jusqu’à Porto Velho, où on opère le transbordement des marchandises de la voie ferrée à la voie fluviale.
Dans cet exposé, il résulte qu’il s’agit seulement de déplacer le centre d’attraction de la région de Cochabamba à Santa Cruz inclus, parce que l’attraction exercée par Cochabamba est pour ainsi dire artificielle, conséquence des facilités de communication dont elle jouit, alors que Santa Cruz représente réellement le vrai centre de gravité de l’économie du haut plateau.
La construction de la route La Paz – Yungas est le résultat d’un effort important bien qu’accessoire que les Boliviens ont entrepris pour échapper à l’emprise du réseau ferroviaire de La Plata ; cette route va vers le Béni et le cours de l’Amazone et permet de transporter la plus grande et intéressante partie des produits du versant nord-est du haut plateau. Il reste à faire l’effort principal, c’est-à-dire, compléter la très belle avancée que représente le Madeira-Mamoré, faisant se rapprocher en quelque sorte, les extrémités de leurs voies de la région de Santa Cruz de la Sierra et doublant même la voie fluviale. Ce sont les grandes lignes de ce problème et, les ayant à l’esprit, on doit reconnaître la capacité naturelle de l’Amazonie pour devenir une voie de passage dans cette région, par opposition à l’attraction de caractère artificiel du réseau ferroviaire de La Plata. Et cette raison est suffisante pour qu’on reconnaisse que les voies de communications de l’Amazonie sont capables de compenser l’assujettissement du haut plateau au réseau ferroviaire de La Plata.
Les passages à travers les Andes
Si, outre cela, on étudie la cordillère des Andes du point de vue de la possibilité de franchir aisément la chaîne, on s’aperçoit que la capacité de transport de l’Amazonie double de valeur. Rien n’est plus insupportable pour l’interdépendance économique des États modernes que l’établissement de barrières entre eux et, de jour en jour, à l’heure où se développe l’industrialisation au bénéfice des hommes, on apprécie moins les barrières qui divisent, même celles qui sont les plus caractéristiques sur le terrain.
Qu’il s’agisse de frontières politiques ou non, elles prétendent simplement circonscrire des zones où on constate certains phénomènes qui tiennent partout à la pesanteur de vieux préjugés de voisinage. Les effets de la pluralité des voies de communications se manifestent d’autant plus que deviennent moins efficaces les frontières d’une quelconque espèce.
Les fleuves qui, par le passé, étaient considérés comme les moyens les plus efficaces pour fixer les frontières, constituent un exemple éclairant de ce phénomène ; les cours d’eau qui ont toujours présenté un obstacle dérisoire du point de vue militaire et économique sont comme des traits d’union reliant les deux versants de leur vallée. Personne ne conteste aujourd’hui que les grandes vallées sont les véritables axes des ensembles économiques.
Dans l’effondrement des frontières ou plutôt des anciens concepts sur lesquels sont établies ces frontières, seules les lignes de partage des eaux paraissent résister. En réalité, la ligne de crête, quand elle divise les eaux en deux thalwegs, sépare autant les deux versants que leurs productions et leurs richesses. Il n’y a rien de plus évident que cela quand on se place en un point élevé.
Par ailleurs, quand on considère certains mouvements compensateurs entre l’un et l’autre des versants, on constate également le peu d’efficacité des lignes de partage des eaux pour la délimitation des frontières et des espaces géographiques. Dans le cas des fleuves, les réactions d’un versant sur l’autre ne changent en rien le rôle de trait d’union entre ces mêmes versants. S’il s’agit de lignes de partage des eaux, des mouvements de cette nature peuvent modifier profondément leur fonction dissociatrice. Les réactions au profit du versant le mieux pourvu franchissent les cols et passent par les points de moindre résistance de la ligne de partage, exactement comme cela se passe dans les vases communicants. Et ainsi, même lorsqu’il s’agit de lignes de partage des eaux à haute altitude, elles peuvent jouer le rôle fonctionnel de traits d’union. Seulement, l’importance de cette fonction de trait d’union est très aléatoire et même variable si on la compare avec le cas du fleuve. De cette curieuse hydrostatique politico-économique, la cordillère des Andes nous donne un excellent exemple de l’antagonisme marqué entre ses deux versants.
Sur le versant atlantique, s’étendent de vastes bassins fluviaux où les voies navigables sont d’une longueur extrême et atteignent mêmes les confins de la « Méditerranée américaine » ; son littoral est fortement articulé à la limite d’un espace continental étendu et riche ; les côtes densément habitées sont longées par d’importantes lignes de navigation maritime.
Sur le versant du Pacifique, le littoral est le plus souvent inhospitalier et les grands courants de navigation maritime en passent loin. L’intérieur des terres est naturellement partout élevé, le climat peu accueillant et les productions peu attirantes. Les communications se font parallèlement aux crêtes des chaînes qui composent la Cordillère, par des vallées longitudinales.
En résumé, sur le versant atlantique, il existe une immense étendue en contact avec les plus puissants foyers de civilisation du monde, étendue qui possède des voies naturelles de pénétration allant de l’océan jusqu’aux pentes mêmes des Andes ; il y règne une mentalité d’agriculteur et les gens ont un penchant pour la nouveauté ; sur le versant du Pacifique, on ressent un isolement maritime relatif et les productions et les communications sont celles d’un pays de montagne où la mentalité est celle des mineurs et où les tendances sont conservatrices.
En somme, de l’extrême antagonisme marqué par la crête des Andes à cause de l’opposition entre les deux versants de la Cordillère, on en déduit que l’influence du versant atlantique sur celui du Pacifique est indiscutable, car il se produit une espèce d’appel d’air économique activé, comme on le voit, par les courants commerciaux les plus importants du monde.
L’ampleur avec laquelle se manifestera cette influence va varier suivant trois facteurs :
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la plus ou moins grande possibilité de faire passer les moyens de transports nécessaires par les voies naturelles de communication ; | |
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la plus ou moins grande facilité de pénétration qu’offrent les passages dans les chaînes de montagne ; | |
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enfin, la plus ou moins forte tendance à l’engorgement, quand on amène au niveau de ces passages les marchandises pour qu’elles passent d’un versant à l’autre. |
De l’action conjuguée de ces facteurs va dépendre le degré de souplesse de l’exceptionnelle séparation des eaux créée par les Andes au profit de l’économie du versant principal dans la grande masse continentale sud-américaine. Si on examine la cordillère des Andes dans ses grandes lignes, on constate que les voies de transfert entre ses versants se trouvent soit dans la région des cols, soit dans celle des seuils, formes toutes deux topographiques qui jalonnent les centres de dispersion orographique des diverses parties de la Cordillère.
Les cols, comme leur nom l’indique, désignent des passages pour ainsi dire naturels entre un versant et l’autre. Parmi ces cols, il faut citer les plus importants : celui d’Uspallata entre le Chili et l’Argentine et celui de Santa Rosa, entre le Chili et la Bolivie.
Les seuils sont les points de dispersion des eaux en relation avec les diverses ramifications du système montagneux, lesquelles, par endroit, forment comme des hauts plateaux autour d’un pic élevé et signifient que ce sont des lignes de moindre résistance parmi celles qui constituent l’imposant mur de la ligne de partage des eaux. De cette façon, les seuils donnent une idée de la perméabilité transversale de la cordillère des Andes. On relève les seuils de Pasto (Colombie), de Loja (Équateur), de Pasco et Cuzco (Pérou).
Le rôle fonctionnel des cols découle de l’examen d’une carte de l’Amérique du sud. Celui d’Uspallata permet le passage du Transandin ; celui de Santa Rosa, balisé dans sa partie la plus haute par les lacs Titicaca et Popó, permet le passage des lignes de chemin de fer qui, à partir du tronçon littoral Antofagasta – Mollendo, escaladent le haut plateau bolivien.
Quant au rôle fonctionnel des seuils, on peut dire qu’il reste à démontrer. Les pressions exercées sur ses deux versants à cause de la grande facilité des communications et l’impérieuse nécessité de faire circuler les richesses retardent son entrée en scène. Au nord, le territoire colombien, avec le bassin de la Magdalena dont les eaux se jettent dans l’Atlantique, subit l’attraction exercée par le canal de Panama. Au sud, l’écoulement naturel des eaux est assuré par le haut plateau bolivien qui s’ouvre largement aux principales routes du versant atlantique. Finalement, la capacité routière permet le développement des transports en Amazonie et ce développement atteint l’économie des régions concernées par les seuils.
Cependant, malgré tout cela, l’importance fonctionnelle des seuils dans l’organisation complexe de l’économie du continent ne fait aucun doute. La situation de ces seuils est des plus essentielle dans le riche amphithéâtre de l’Amazonie. Les voies d’accès vers l’Atlantique ne leur font pas défaut mais elles doivent se développer.
Notamment du point de vue des communications, les seuils sont bien situés ; ceux de Pasto et de Loja regardent vers les vallées du Putumayo et du Marañon ; celui de Pasco vers la vallée même du Marañon et vers les vallées du Purús et du Jurúa ; celui de Cuzco prolonge celui de Pasco vers le bassin du Madeira.
Si l’on tient compte de l’influence réelle exercée par les voies de communication de La Plata sur le haut plateau bolivien, des sérieuses capacités de transport qu’offrent le Madeira et son bassin et aussi de la prédisposition du nord-ouest brésilien pour aider ce haut plateau, il est évident que les seuils de Pasco et de Cuzco – ce dernier directement, l’autre indirectement – s’associeront au rôle fonctionnel du col de Santa Rosa. Quant à ceux de Loja et de Pasto, ils resteront neutralisés par les puissantes influences du canal de Panama, jusqu’à ce que l’engorgement de cette voie artificielle et que le réveil des transports dans les vallées amazoniennes qui sont face à ces seuils se produisent, sollicités par le développement de richesses dans des régions touchées par ces formes topographiques ou par l’équilibre en faveur du versant atlantique.
Les cols et les seuils, les premiers déjà connus, les seconds commençant à peine à remplir leurs promesses dans le domaine géographique, entraînent ensemble de surprenantes conséquences d’ordre politique autant que d’ordre économique pour le continent sud-américain.
Quand les capacités de transport de l’Amazonie seront en plein rendement et en relation avec les passages des Andes, à l’exception du col d’Uspallata, les bouches de l’Amazone déverseront dans l’Atlantique une grande partie des richesses du centre et du versant occidental du continent. Il ne faudrait pas passer sous silence le rôle d’accélérateur que les courants migratoires des Japonais pourraient faire naître si, grâce à leurs capacités créatrices, ils pouvaient ouvrir des voies plus directes pour leurs installations en territoire brésilien.
Voilà comment, avec ce que contiennent ces trois chapitres, on met sur pied les éléments fondamentaux de la construction géographique dans laquelle on prépare les développements de toute la politique et de toute l’économie sud-américaine, y compris ceux qui concernent certaines activités menaçantes comme nous allons le voir dans la deuxième partie.