CAS D’INSTABILITE GEOGRAPHIQUE

Le cas de l’Uruguay

Rien n’offre plus de motifs générateurs d’inquiétude politique que l’instabilité géographique, c’est-à-dire cette hésitation que présentent certains territoires entre des caractéristiques déterminées de leur environnement.

Ces territoires ainsi hésitants sont de vrais foyers d’instabilité politique, de causes de dissensions ou, pour le moins, de sérieuses préoccupations afin d’éviter les conflits internationaux.

Sur notre continent, il existe quelques cas d’instabilité géographiques qui méritent d’être signalés ; l’un d’eux, bien connu, est celui de la Bolivie et un autre apparaît au nord-est de notre continent et commence à faire parler de lui. De plus, il y a le cas de l’Uruguay, amplement décrit dans l’histoire.

Territoires bolivien et colombien

Le cas de la Bolivie est universellement connu grâce aux conséquences de la guerre du Pacifique. Après toutes les discussions à propos de sa difficile situation de pays « méditerranéen », les raisons exactes des causes réelles de son instabilité furent mises en lumière. D’un côté, sa relation géologique à la structure andine, de l’autre son hésitation entre les bassins qui lui ravinent les flancs de son haut plateau : celui de l’Amazone et celui de La Plata.

En effet, la situation de la Bolivie est aujourd’hui de plus en plus délicate ; appartenant géologiquement à la cordillère des Andes, elle pâtit directement des effets des dissensions entre le Chili et le Pérou. Fortement influencée par les bassins de l’Amazone et de La Plata, instable, elle hésite entre l’Argentine et le Brésil. La Bolivie, qui est sortie amputée par la guerre du Pacifique, est contrainte, sans possibilité devant l’indifférence brésilienne, de choisir de subir l’influence argentine.

Parmi les multiples aspects de la situation enclavée de la Bolivie, cette dernière remarque est des plus importantes.

L’intensification du trafic fluvial pour le transport de la production bolivienne vers l’Atlantique se fait par le Rio de La Plata ; l’extension des voies ferrées argentines vers le réseau bolivien a été l’effort permettant de doubler le trafic fluvial ; les voies transversales qui facilitent le transbordement entre les voies fluviales et les voies ferrées, enfin toute l’activité de l’influence argentine sur la Bolivie a demandé beaucoup d’efforts et, avant tout, l’emploi de très importants capitaux qu’il est indispensable de défendre.

Par ailleurs, la Bolivie ne se contente pas d’un port de mer soit sur l’Atlantique, soit suivant son débouché maritime sur le Pacifique. Sachant combien lui coûte la protection argentine, elle fait appel au Brésil pour un port en relation plus directe avec son haut plateau central (Santos ou San Francisco do Sul).

De toutes ces considérations, on peut déterminer d’une façon catégorique la signification politique de la Bolivie comme centre géographique du continent et comme étant la cause éventuelle d’un conflit armé dont l’importance pourrait même prendre le caractère d’une vraie conflagration.

Un autre cas est celui du quart nord-ouest du continent qui commence à se manifester avec l’ouverture du canal de Panama. Il s’agit de la région comprenant les territoires de l’Équateur, de la Colombie et du Venezuela qui, du point de vue géologique et pour certains auteurs, a la forme d’un triangle dont les angles s’appuient sur les golfes de Guayaquil, et de Darien et sur l’île de Trinidad.

On ne peut nier l’intérêt que cette région a toujours suscité du point de vue historique, non seulement durant la colonisation, mais aussi pendant les guerres d’Indépendance qui naquirent là, pour ce qui fut l’Amérique espagnole. Il suffit de citer Bolivar et son armée pour dire l’essentiel à ce sujet.

Actuellement, son importance renaît grâce à de nouvelles impulsions. Les influences politiques et les intérêts économiques qui se développent dans la mer des Antilles et le centre d’attraction que représente le canal de Panama sont par eux-mêmes capables de souligner suffisamment l’instabilité géographique de cette extrémité du continent, faisant naître dans cette région, comme au centre du continent lui-même, un autre exemple de fragilité politique.

Cette instabilité se précise mieux chaque jour en fonction du degré avec lequel la mer des Antilles subit plus profondément les influences étrangères, lesquelles tendent à la saturer et à étendre leur champ d’action.

Bien que la possibilité d’ouvrir un nouveau canal à travers le Nicaragua puisse servir de dérivatif, il ne semble pas que, même par ce biais, soit modifiée la gravité des caractères des politiques qui apparaissent autour de l’instabilité géographique du nord-ouest du continent.

Cette instabilité géographique est aisée à constater ; il suffit d’examiner avec soin une carte de l’Amérique du Sud à la lumière de certains principes de la géographie moderne pour que le phénomène saute aux yeux dans toute son ampleur.

Avant d’aller plus loin, avec la carte sous les yeux, on constate que l’ensemble de la région est soumis simultanément et intimement à deux influences maritimes différentes, sinon opposées, celle du Pacifique et celle de l’Atlantique.

S’il est vrai que là, la côte pacifique perd un peu de son aridité naturelle, s’articulant mieux par rapport à l’océan comme le golfe de Guayaquil et la baie de Choco, ce n’est pas pour cela que ses caractéristiques disparaissent, surtout si on considère les influences du canal de Panama.

Il en va de même avec la côte atlantique, car c’est là que se retrouve tout l’effet de la dynamique fluviale. Les cours d’eau atteignent presque le versant opposé comme le cours de l’Atrato qui a été envisagé pour le tracé d’un canal inter-océanique à cause des possibilités qu’il offrait comme trait d’union entre les deux océans ; ces cours d’eau s’enfoncent profondément dans les terres comme le Cauca et le Magdalena ; l’impact des fleuves à grand débit, tel l’Orénoque qui est navigable et le Putumayo, affluent de l’Amazone, toutes ces voies sont utilisées sur de grandes distances et sont de simples aspects de l’immensité de cette même région.

Comme il est naturel, les orientations excentriques d’une telle hydrographie correspondent nécessairement à une dispersion orographique ; ces vallées d’une longueur immense se réunissent aux dernières ramifications de la cordillère des Andes. C’est comme si, en atteignant le Haut Équateur, les Andes utilisaient toutes les directions du quadrant nord-est.

Le haut plateau de l’Équateur est le grand centre de dispersion des eaux dans tout ce quadrant, en même temps que l’articulation de toute cette région au système des Andes.

Tout comme le territoire bolivien, il se rattache à la structure andine et hésite entre les foyers d’attraction que sont l’Amazonie et le bassin de La Plata ; cet ensemble colombien, uni à la Cordillère par le seuil de Pasco, hésite entre l’influence des deux océans, du côté du Pacifique, la baie de Panama dans laquelle débouche le canal et du côté de l’Atlantique, avec les trois puissants axes de pénétration que sont le Magdalena, l’Orénoque et l’Amazone.

Le climat et les productions du versant atlantique remontent jusqu’à ces vallées établissant un contact avec la production minière du centre de dispersion de caractère andin.

Dans cette région géographique, on trouve à la fois les caractéristiques andines et atlantiques avec toutes leurs incompatibilités dans tous les domaines : géologique, économique, politique. Elles forment ainsi une vraie mosaïque des conditions géographiques sud-américaines, une sorte de sol et de sous-sol du continent en miniature.

Tout est réuni dans un espace si étroit qu’il en devient presque inconsistant du point de vue politique, dans lequel, en outre, cette région ne ressemble en rien à l’ensemble de la masse continentale.

L’instabilité géographique du territoire bolivien n’apporte que des conséquences continentales ; en revanche, celle de l’extrême nord-ouest du continent dépasse sans nul doute ces limites.

Le lien du territoire bolivien avec les Andes, face au désintérêt réciproque du Pérou et du Chili, n’occasionne d’inconvénients qu’à la Bolivie, transformée pratiquement en « méditerranée ». Du côté de la Cordillère, il n’existe qu’un point de friction de peu d’importance pour les autres : un port pour la Bolivie.

Le va-et-vient entre les forces politico-économiques représentées par les bassins de La Plata et de l’Amazone peut faire naître dans le domaine international les vraies raisons les plus sérieuses d’être inquiet. Ces bassins représentent des intérêts de toutes sortes en relation avec les deux plus importantes nations du continent, lesquelles, si tout les unit, n’en sont pas pour cela parfaitement à l’abri de toute commotion venant des hauts plateaux du centre du continent.

Tout le danger n’est pas là, car si ces nations subissaient l’effet de ces commotions, cela aurait une directe influence sur les autres. D’où le caractère continental qui pourrait résulter de l’instabilité géographique de la Bolivie.

L’instabilité géographique de l’extrême nord-ouest du continent en revanche, précisément parce qu’elle sévit à l’une des extrémités de la masse continentale, se présente comme une proie facile pour les influences extra-continentales.

Tout cela est d’autant plus vrai que la région dont il s’agit est en contact direct avec un des foyers d’influence les plus actifs parmi ceux existants sur le continent sud-américain.

Le canal de Panama, vrai carrefour1 international ainsi que la mer des Antilles, creuset de l’influence yankee, résument bien le caractère des pressions qui s’exercent sur cette extrémité du continent sud-américain. Les voies naturelles de pénétration, que sont les vallées de l’Orénoque et du Magdalena, complètent cet aperçu.

Le cas de l’Uruguay

C’est un cas d’instabilité de la géographie sud-américaine des plus intéressants. Il est une conséquence de la situation dans laquelle la structure orographique et géologique façonne le territoire uruguayen par comparaison aux territoires brésilien et argentin qui l’enserrent.

Cette structure établit un réel dualisme géographique pour ce territoire, laquelle, dans certaines circonstances déterminées, l’unit au territoire brésilien et dans d’autres le livre aux influences argentines.

En étudiant ce cas avec l’application la plus attentive, on arrive à la conclusion que le dualisme géographique qu’on constate dans le cas de l’Uruguay apparaît comme appartenant à la physiographie pour ce qui se réfère au Brésil, et au domaine politique pour ce qui est de l’Argentine ; c’est ainsi que le géographe nord-américain Kirkpatrick apporte sa conclusion à ce cas dans le magnifique ouvrage South America and the War.

En effet, d’un côté, ces formations archaïques et paléozoïques relient le territoire uruguayen aux dernières ramifications du massif brésilien ; de l’autre, les terrains quaternaires le mettent en rapport avec le territoire argentin.

Le lien entre l’Uruguay et le Brésil se manifeste dans les productions et dans la population, absolument identiques, où les particularités sont les mêmes. Le gaucho vivant à sa façon à la surface du sol présente la même identité que le sous-sol des deux pays.

Le lien entre l’Uruguay et l’Argentine se fait d’une autre manière. La Plata sert de voie pour les évolutions des influences dont l’estuaire est le pôle incontournable. Comme si cela n’était pas suffisant, Buenos Aires face à Colonia créa La Plata, presque à mi-chemin entre Buenos Aires et Montevideo.

Avec le Brésil, les liens sentimentaux sont conservés grâce à la similitude entre les intérêts agricoles et ceux de l’élevage des deux pays.

Avec l’Argentine, il existe des facteurs d’importance majeure : les grands intérêts commerciaux et militaires créés et rendus plus cohérents grâce à La Plata et à son estuaire.

Si, face à la nécessité de voir clair dans de telles circonstances, on réunit les conclusions de l’étude de quelques faits historiques et géographiques sur le sujet, et, si également on observe les événements récents d’une certaine façon, on est conduit à admettre que la ligne du Rio Negro peut servir à délimiter, avec la précision convenable, les zones d’influence des deux phénomènes.

S’il est exact que l’influence politique de l’Argentine apparaît d’une manière très générale, comme le montre le même écartement des voies de chemin de fer dans les deux réseaux argentin et uruguayen et, par les contacts entre ces deux réseaux (Salto-Paysandrú), il n’y a aucun doute que cette influence se fait plus perceptible depuis Marin Garciá jusqu’à l’embouchure de La Plata.

Deux phénomènes expriment bien cette influence majeure : l’un est la création de La Plata et ses relations intimes avec Colonia, représentées par la ligne de vapeurs rapides qui font de Colonia un quasi faubourg de La Plata. L’autre, est le projet de voie ferrée, transversale pour le réseau uruguayen, dont les lignes depuis la frontière du Brésil convergent vers Montevideo. Cette ligne, qui prétend relier Colonia à Artigas (Rio Branco) par Treinta y Tres, est déjà en place par tronçons ou est en construction.

L’orientation générale de cette voie ferrée, destinée à matérialiser l’axe de l’influence politique argentine, incluant la possibilité de permettre le passage du trafic entre les lignes du réseau uruguayen, est celle de la grande vallée du Rio Negro. Il n’y a aucun doute que la transversale Colonia – Rio Branco va suppléer à la faible navigabilité du Rio Negro lequel, au cas contraire, serait le véritable représentant de cette influence.

Le pont sur le Yaguaron est le premier jalon destiné à baliser une nouvelle étape de la politique sud-américaine dans l’extrémité sud-est du continent.

À mesure que l’avenir donnera une plus grande ampleur à l’influence politique de La Plata, il apportera au territoire uruguayen d’autres influences, provenant de la barre du Rio Grande, si ce n’est l’influence des voies terrestres, lesquelles vont tous les jours plus sûrement sillonner vers le sud le territoire brésilien.

Les embranchements Basilio – Yaguaron et Rio Branco – Treinta y Tres sont les deux jalons suivants de la nouvelle étape.

Le pont sur le Yaguaron est semblable à une prise de « jiu-jitsu » qui va dans le sens de la propre expansion de La Plata, exagérant d’une manière inattendue sa portée. La parade consiste à ouvrir le territoire uruguayen au sud du Rio Negro à d’autres influences politiques qui ne soient pas argentines.

À cause de certaines similitudes physiographiques et géologiques – lesquelles, dans les hésitations du dualisme géographique uruguayen, ont toujours existé entre le Brésil et l’Argentine, faisant ainsi prédominer le caractère politique dans les relations de l’Uruguay et de l’Argentine -, de nouveaux aspects neutralisants vont apparaître dont l’Uruguay seul en tirera profit.

Après quelques hésitations, peut-être agitées pour certaines, on arrivera à un équilibre souhaité des intérêts si nécessaire à la paix dans les pays sud-américains.

On exige seulement que les constructeurs du pont sur le Yaguaron aient à l’esprit tout ce jeu d’influences politiques. Peut-être serait-il nécessaire de prévoir la contrepartie capable par sa nature d’assurer à l’entreprise toute la grandeur qu’elle comporte et qui ne serait pas sensible à beaucoup.

La transversale Colonia – Treinta y Tres – Rio Branco sera établie parallèlement à la vallée du Rio Negro, ce qui donne une claire signification de la chose.

 ________

Notes:

1 En français dans le texte.

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.