Il est notoire qu’il existe de nombreuses connections entre Clausewitz et la lecture marxiste de la guerre. A titre d’exemple, Marx et Engels citèrent l’officier prussien dans leurs correspondances. On sait également que Lénine a lu Clausewitz et que ce dernier a influencé sa manière de théoriser la guerre.[1] Or, au sein du discours stratégique américain, il existe un nombre important de références à l’apport de Clausewitz dans la stratégie, et la politique étrangère, soviétique. On peut penser que Clausewitz a été utilisé comme grille de lecture de la stratégie soviétique. A partir de ce point, le nom de Clausewitz a pu servir soit de repoussoir, soit par ricochet de modèle pour les stratégistes américains. De cette façon on a vu que Kissinger et Osgood – et de façon plus lapidaire H. Kahn – appréhendent bien la relation de Clausewitz avec sa filiation marxiste et conseillent aux Etats-Unis d’en prendre exemple.
Parmi les références à Clausewitz, les premières sont de nature plutôt historique. C’est le cas d’un texte de Norman Gibbs, un auteur britannique. Pour lui, dans un premier temps, la généalogie stratégique russe doit être considérée comme partie intégrale de celle de l’Occident avant la Première Guerre mondiale. Ensuite, il constate que la pensée de Staline s’articule autour d’idées classiques à la plupart des théoriciens occidentaux. Les facteurs essentiels évoqués par ce dernier sont : le nombre des divisions, la qualité du commandement et le soutien de l’arrière. Norman Gibbs pense que l’ensemble de ces préceptes s’accordent en droite ligne avec la « doctrine clausewitzienne » acceptée de manière globale à l’Ouest. Si l’Union soviétique marque une rupture avec les nations occidentales dans ses attentes de la Seconde Guerre mondiale, ce pays combattit néanmoins sur des principes assez similaires à ceux des alliés occidentaux. La différence entre la pensée occidentale et communiste serait nettement plus apparente au niveau politique. Il en serait ainsi lorsque Lénine évoque la Formule pour les nations occidentales ; il implique la continuation des politiques (capitalistes) prédatrices par d’autres moyens. Norman Gibbs mentionne aussi la manipulation de la Formule au sein de l’Union soviétique car en l’adaptant à la situation de guerre froide, ou plus largement à la compétition Est-Ouest qui existe depuis la Révolution de 1917, les chefs politiques soviétiques sont parvenus à militariser l’Etat dans une théorie totalitaire de la société.[2]
Raymond L. Garthoff lie aussi Clausewitz à la pensée marxiste en matière de politique étrangère et de stratégie. Il différencie les deux canaux d’influence ; celui qui passe par la doctrine marxiste et celui qui passe par les lectures des officiers de l’armée. Il précise, comme Norman Gibbs, que l’influence de Clausewitz, quoique difficilement quantifiable, était déjà présente à l’époque du Tsar (notons que Raymond L. Garthoff assimile aussi Clausewitz à l’approche des principes de la guerre et le met en relation avec Jomini).[3]
Mais, au total, à partir du moment où la filiation devient évidente, il est possible de noircir la stratégie soviétique – par son caractère « machiavélique », dans le sens vulgaire du mot – à partir de, ou plus largement, par référence à, Clausewitz.
Les commentateurs américains s’avèrent aussi intéressés par la dimension sociale de la guerre que les Soviétiques déduisent de Clausewitz. Ainsi, pour les Américains, les communistes apprécieraient de mettre en évidence la relation qui unit la guerre et la politique pour l’élargir ensuite à l’idée de Leopold von Ranke sur le rapport entre l’Etat de la société et les méthodes de combat. A côté de cela, les noms de marxistes prestigieux sont cités en tant que disciple du Prussien : Frounzé, Toukhatchevsky, Shaposhnikov, Staline, Lénine, etc.[4]
Avec une tonalité nettement plus négative, un auteur note par contre qu’il existerait une opposition fondamentale entre Clausewitz et Lénine en ce qui concerne le phénomène guerre. Lénine aurait conçu la guerre comme un phénomène bestial alors que Clausewitz l’incorpore dans la vision d’une société civilisée.[5] Le fait de dissocier les deux hommes rend le Prussien plus acceptable et donne une vision corrompue de sa filiation marxiste. Mais la critique américaine, par une lecture anti-uptonienne, va aussi se demander si les conceptions soviétiques (voire européennes) de la guerre conçue comme continuation de la politique ne sont de nature à laisser la conduite de la guerre aux militaires, et d’en dissoudre l’objectif politique.[6] L’idée selon laquelle seuls les Etats autoritaires sont en mesure de pratiquer la guerre limitée revient également. Pour les Américains, Clausewitz propose un schéma rationnel de la guerre, qui donne la possibilité de limiter la conflictualité. Mais cette conception est elle applicable dans un Etat démocratique qui ne peut faire taire les passions de son opinion publique ? La démocratie serait-elle juste capable de pratiquer la guerre totale.[7]
A notre avis, l’opinion la plus intéressante à l’égard de Clausewitz et la stratégie soviétique provient peut-être de Thomas W. Wolfe, un membre de la RAND Corporation. Pour lui, la pensée stratégique soviétique n’est pas uniforme par rapport à la théorisation de Lénine et l’idée de la guerre comme moyen du politique. De manière parallèle à certains occidentaux, plusieurs critiques soviétiques réfutent cette idée dont la validité semble mise à mal par l’avènement de l’arme nucléaire. Pour Wolfe, les militaires tendraient à accepter la Formule alors que les commentateurs politiques la remettraient en cause.[8]
En fait, on retrouvera nettement plus le nom de Clausewitz, accolé à la pensée militaire soviétique dans les considérations politico-stratégiques que dans les discussions opérationnelles et tactiques.[9] Il est vrai que si Lénine avait bien saisi l’importance de la défense, le rôle du chef, le poids de facteurs moraux, il n’attachait par contre que peu d’intérêt à l’aspect opérationnel de Clausewitz.[10] Le nom de Clausewitz semble agir comme un symbole puissant, et négatif, à l’égard de l’attitude politique du Kremlin, mais il est pris nettement moins au sérieux quant au déroulement potentiel des opérations militaires communistes. Plus encore, à l’époque, les comparaisons les plus prééminentes entre Clausewitz et la stratégie communiste proviennent de politologues, ou en général des analystes civils, et en moindre mesure des militaires.
Enfin, les évocations américaines du rôle de Clausewitz dans la pensée stratégique soviétique trouvent visiblement leur pendant dans le discours communiste. Dans des textes soviétiques, traduits en américain, la filiation entre l’officier prussien et la nature de la guerre dans la doctrine marxiste-léniniste est bien remise en évidence mais au-delà de cela, il est « amusant » de constater que ces textes se servent aussi de Clausewitz pour noircir les intentions des Etats capitalistes. En Occident, Clausewitz n’est pas connecté à la structure léniniste de la guerre – non-reconnaissance de la nature de la lutte des classes au niveau international – ce qui le rendrait moralement douteux dans ce contexte.[11]
[1] Les annotations de Lénine dans Vom Kriege ont été publiées par : Friedl B., Les fondements théoriques de la guerre et de la paix en U.R.S.S., suivi du Cahier de Lénine sur Clausewitz, Paris, Editions Médicis, 1945, 203 p.
[2] Gibbs N., « War, Part A.: The Western Theory of War », et « War, Part B.: The Communist Theory of War », dans Kenig C.D. (dir.), Marxism, Communism and Western Society, New York, Herder & Herder, 1972-1973, vol. 8, pp. 299-307 et pp. 307-328. On retrouve la trace du rejet de Clausewitz, Moltke, Ludendorff, Schlieffen et Keitel par Staline dans une lettre, datant de 1946, à Razin, un historien militaire. La lettre a été publiée en février 1947 dans la revue Bolshevik. Dexter B., « Clausewitz and the Soviet Strategy », Foreign Affairs, octobre 1950, pp. 41-55 ; Kober P.M., « Clausewitz and the Communist Party Line – A Pronoucement by Stalin », (et « Colonel Razin’s Letter », « Stalin’s Reply « ), Military Affairs, été 1949, pp. 75-78 ; Atkinson J.D., « The Impact of Soviet Theory on Warfare as a Continuation of Politics », Military Affairs, printemps 1960, pp. 1-6. Sur Clausewitz et la stratégie soviétique voir aussi l’excellent article de Werner Hahlweg publié dans une revue britannique. Hahlweg W., « Clausewitz, Lenin and Communist Military Attitudes Today », Journal of the R.U.S.I., mai 1960, pp. 221-225. Hahlweg présente Trotsky, Staline, Lénine, Frounzé, Joukov et Shaposhnikov en « disciples » de Clausewitz.
[3] Garthoff R.L., La doctrine militaire soviétique, (Soviet Military Doctrine, 1952 – traduit de l’américain par Levi M.), Paris, Plon, 1956, pp. 41-47 et 24. Peter Paret considère que l’ouvrage de Raymond Garthoff est de bonne qualité dans son résumé de l’influence de Clausewitz sur la stratégie soviétique. Il affirme toutefois que Lénine a lu On War non pas dans une édition incomplète de juillet 1827 mais dans une édition disponible à la bibliothèque de la ville de Berne, basée sur le manuscrit de 1830, c’est-à-dire après révision du Chapitre I, Livre I. Paret P., « Clausewitz – A Bibliographical Survey », art. cit., p. 278. Voir aussi : Garthoff R.L., Détente and Confrontation – American-Soviet Relations from Nixon to Reagan, Washington D.C., The Brookings Institution, 1985, p. 47.
[4] Atkinson E.B., The Edge of War, Chicago, Henry Regnery Company, 1960, p. 46 et pp. 53-56.
[5] Franklin W.D., « Clausewitz on Limited War », art. cit., pp. 23-29.
[6] Tompkins J.S., The Weapons of World War III, op. cit., p. 7.
[7] Collins E.M., « Clausewitz and Democracy’s Modern Wars », Military Affairs, vol. XIX, n°1, 1955, pp. 15-20. Mais notons que depuis la fin de la guerre froide, de nombreux Américains pensent que les populations soviétiques ont réagi de la même manière à la guerre d’Afghanistan que les Etats-Unis la guerre du Vietnam. Voir par exemple Kohut A. & Toth R.C., « Arms and the People », Foreign Affairs, novembre-décembre 1994, p. 58.
[8] Wolfe Th.W., Soviet Strategy at the Crossroads, Cambridge, Harvard University Press, 1964, pp. 70-78.
[9] Dans un article de 1957, de la Military Review, sur les lectures des officiers soviétiques, le nom de Clausewitz n’est pas mentionné une seule fois. Jacobs W.D., « What Does the Soviet Officer Read? », Military Review, février 1957, pp. 37-43.
[10] Davis D.E. & Kohn W.S.G., « Lenin as a Disciple of Clausewitz », Military Review, septembre 1971, pp. 49-55.
[11] Published under the Auspice of the U.S.A.F., Marxism-Leninism On War and the Army (A Soviet View), Soviet Military Thought, (Progress Publishers, Moscow – 1972), 1976, p. 23-27. L’ouvrage cite aussi un certain nombre de chercheurs et hommes politiques ne croyant plus en la validité du paradigme clausewitzien de la Formule : le sénateur américain James William Fullbright, Claude Delmas, Edger J. Kingston McCloughry, Ferdinand O. Miksche, Stephen King-Hall et Fritz Sternberg. L’ouvrage ne donne pas les références de la réflexion de ces personnes. On peut se demander si, pour Claude Delmas, l’ouvrage en question n’est pas : Delmas Cl., La stratégie nucléaire, Paris, PUF, 1963, 125 p. (où Delmas oppose Kant à Clausewitz) ; pour E.J. Kingston-McCloughry (Air Vice-Marshal), War in the Three Dimensions – The Impact of Air Power upon Classical Principles of War, Londres, Johnatan Cape, 1949, p. 11 (où Kingston-McCloughry met en évidence que la pensée de Clausewitz est dépassée par l’éventualité d’une guerre totale) ; pour Fritz Sternberg, The Military and Industrial Revolution of Our Time, (translated from German by Fitzgerald E.), Londres, Atlantic Books, 1959, pp. 43-44 (également une remise en cause de la guerre totale liée à Clausewitz).