Chapitre II : Analyse de la prise de décision suivant le modèle sui generis

Avant de passer à l’analyse, il est important de rappeler que les chapitres consacrés à l’analyse de la décision se contentent de faire une série d’observations. Dans ces chapitres sur la décision, nous n’allons pas non plus revenir sur tous les éléments du modèle Sui Generis, vu que nombreux de ces éléments ont été implicitement développés à travers les faits.

Par conséquent nous ne ferons que les mentionner, tout en vous renvoyant si nécessaire aux pages concernées.

Etudier la prise de décision d’Eisenhower est intéressante car elle ne correspond nullement à la manière dont beaucoup d’auteurs l’ont décrite dans les années 50 et 60. Nous pensons notamment au livre de R. Neustadt, Presidential Power qui décrit de manière erronée le système décisionnel d’Eisenhower.

2.1. Structure et style présidentiels

Neustadt décrit Eisenhower comme un président passif, déléguant ses pouvoirs et peu au courant des affaires. Or, la manière dont nous l’avons présenté, il est tout le contraire, c’est-à-dire lucide, plus actif que les apparences ne laissent croire, clairvoyant, avisé et perspicace. S’ il n’est pas des plus actif comparé à d’autres présidents, il ne correspond en rien à la définition d’un président passif. Il est quelqu’un qui a une excellente maîtrise des affaires et cela grâce à la structure de son système décisionnel.

Le système décisionnel d’Eisenhower est considéré comme formel, par la majorité des auteurs que nous avons lu. Si nous partageons leur point de vue, il semble qu’il faut être beaucoup plus nuancé. Certaines des caractéristiques de la structure formelle ne correspondent nullement à la prise de décision sous Eisenhower. Nous sommes confrontés à un système beaucoup plus ouvert, beaucoup moins hiérarchique. Ainsi, si le C.N.S. continue à discuter dans ces réunions de l’Indochine, au cours des semaines le centre nerveux de la prise de décision se déplace vers le Comité, plus restreint et plus efficace et les réunions entre Eisenhower et ses proches conseillers (Dulles, Ridgway, Radford,…). Aussi entre la période du 6 avril et les Accords de Genève, certaines délibérations ne se font pas au sein des réunions du C.N.S., mais bien de manière plus informelle.

Il n’hésite pas non plus à rencontrer de manière informelle ses conseillers(Dulles, Radford, Cutler, Ridgway,…), ou organiser des réunions avec certains membres du Congrès.

Une des qualités les plus importantes durant ces différentes réunions est l’ouverture d’esprit et la franchise des débats. Comme il l’expliquera lui-même : « such a thing as unanimity in a meeting of men of strong convictions working on complex problems is often an impossibility. Could anyone imagine G. Humphrey, F.Dulles,(…) reaching a unanimous conclusion on the main features of a proposed test ban, a national tax and expenditure program, a labor crisis, or foreign aid ? They would not. I never asked or expected them to do so ; in fact, had they expressed a unanimous conclusion I would have suspected that some important part of the subject was being overlooked, or that my subordinates had failed to study the subject. »[1] Un des exemples que nous avons analysé est le cas de l’amiral Radford, qui, malgré ces points de vue différents à aucun moment est écarté de la prise de décision. Cela correspond totalement à la personnalité d’Eisenhower. Si nous suivons la thèse de Gelb et Betts il est vrai qu’ Eisenhower parvient à isoler Radford dans la réunion du 3 avril. Mais l’isolement n’est pas égal à un écartement ou à une non analyse d’une proposition. La remarque de Gelb et Betts, par conséquent ne remet pas en cause le point de vue défendu.

De plus, sous Eisenhower aucune option n’est sabotée avant d’atteindre le président , ce qui n’est nullement le cas sous les présidents suivants. Tous ont également accès aux différentes informations qui pourraient influencer leurs propositions ou décisions.[2] Contrairement à ce que prétend R. Neustadt, le système décisionnel est donc loin d’être un processus de compromis avalisé par le président.

Aussi, Eisenhower, est le seul président de ceux que nous examinons dont il est impossible de le situer dans le tableau de Ch.-P. David (cfr. supra) sauf si nous y ajoutons dans la structure l’ approche « Formelle-informelle » et dans le style présidentiel la catégorie « Actif / passif – positif »

Structures et Styles Présidentiels

STYLES

STRUCTURES

Actif-Positif

Actif-Négatif

Passif-Positif

Passsif-Négatif

Actif/passif-  positif

COMPETITIVE

Roosevelt

Carter

x

x

FORMELLE

Truman

Nixon

Ford

Eisenhower

COLLEGIALE

Kennedy

Bush

Clinton

Johnson

Reagan

x

Formel-informel

Eisenhower

 

2.2. La variable bureaucratique

Grâce à la structure du C.N.S., Eisenhower parvient à fortement endiguer les querelles bureaucratiques entre les différentes agences et départements. La bureaucratie jouant un rôle important dans les multiples délibérations qui se tiennent au sein de l’administration, une des tâches du C.N.S. est précisément de réduire ou de contrecarrer les effets pernicieux de cette approche afin d’assurer une certaine rationalité du processus décisionnel. Le C.N.S. sert d’une certaine façon de médiateur entre les différentes bureaucraties. Toutefois, le fait d’avoir la volonté de diminuer les conflits bureaucratiques, ne veut nullement dire que l’administration n’est pas ouverte aux différentes options.(cfr.les faits)

Aussi, l’administration Eisenhower se caractérise par ce qu’on appelle la plaidoirie multiple où il y a autant d’avocats du diable que de possibilités et où le président exerce toute son influence en faveur de l’analyse de toutes les options, même celles qui sont en apparence impensables. Cette plaidoirie multiple se caractérise par [3]:

Ø une bonne distribution des ressources parmi les différents acteurs bureaucratiques ;

Ø la participation d’agences centrales dans le processus de formulation des politiques, afin d’assurer une surveillance et une direction équitables du système de plaidoirie ;

Ø un laps de temps suffisant pour stimuler de vrais débats sur les options proposées.

Il semble bien qu’une telle approche contribue à prendre une décision réfléchie, même si en définitive Eisenhower, en tant que président prend la décision de manière solitaire.

2.3. La variable dite du rôle, la variable systémique et l’approche cognitive.

Comme nous avons pu l’observer à travers les faits, la variable du rôle n’est pas fortement présente, en tout cas beaucoup moins présente que sous les présidents suivants( Cfr. infra).

La variable systémique, tout comme la variable cognitive[4] ont été étudiées à travers les faits. A ce sujet nous vous renvoyons entre autres à l’analyse des documents NSC 48/2, et NSC 64, à la création de l’OTASE, à l’incident entre la Chine et Taiwan, …

2.4. La variable dite sociétale et institutionnelle

Vu le consensus général, la mémoire collective et en même temps l’indifférence générale qui règne durant la période allant de 1946 à 1960 à propos du Viêt-nam, nous observons que l’opinion publique, les médias, les lobbies et les think thanks ne jouent pas ou peu dans la prise de décision. Cette situation entraîne certaines conséquences non négligeables dans le processus décisionnel. En effet, la rétroaction se fait uniquement au niveau de l’équipe décisionnelle et de la bureaucratie. Quant à la politique de propagande, celle-ci est partiellement absente.

2.5. Conclusion

A partir des faits et de la brève analyse de certaines variables, il est possible d’adapter notre schéma Sui Generis au processus décisionnel d’Eisenhower. Nous obtenons le schéma suivant :

La prise de décision de l’administration Eisenhower tend vers un processus rationnel, tout en étant influencé par une série de variables subjectives, dont les plus importantes sont la variable perceptuelle et systémique. (cfr.les faits) Le système décisionnel sous la présidence Eisenhower est également construit de manière lucide : rencontres régulières au sein du C.N.S., rapports périodiques du Comité spécial ou du Planning Board, accès à l’information, départements et agences sont au courant des décisions, analyse des différentes options,…

Conclusion

Toute la politique menée entre 1946 et 1954 est dominée par l’anticolonialisme, la bipolarité et la théorie des dominos. Nous avons vu en effet que l’anticolonialisme et l’anticommunisme de l’administration dictent la politique menée par l’administration durant la crise de Dien Bien Phu, les Accords de Genève et l’établissement du gouvernement Diem au Viêt-nam du Sud.

Si Eisenhower parvient à empêcher les Etats-Unis à s’engager militairement, il ne parvient pas à extirper les Etats-Unis du Viêt-nam après les accords de Genève. Trois raisons en sont la cause. La problématique du Viêt-nam est analysée trop facilement sous l’angle du conflit Est-Ouest. Le programme d’aide économique ne parvient pas à établir une certaine stabilité au Viêt-nam du Sud. Enfin, les Etats-Unis oublient surtout d’explorer la possibilité de mettre en place d’éventuels contre-feux aux frontières de la Malaisie et de la Thaïlande, beaucoup plus stables que l’Indochine.

Aussi, il revient à l’administration Kennedy de redéfinir la politique menée à l’égard du Viêt-nam.

[1] J.P.BURKE, F.I. GREENSTEIN,op.cit., p. 54.

[2] Ibidem, pp. 58-60.

[3] A. GEORGE, op.cit, p. 193 es.

[4] Nous revenons de manière détaillée sur l’approche cognitive dans la partie consacrée à Johnson .

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