Partie 2 : D.D. Eisenhower

Chapitre I : De Truman à Eisenhower

« You have a row of dominoes set up, you knock over the first one, and what will happen to the last one is the certainty that it will go over very quickly »
Eisenhower, 7 avril 1954

Avant d’aborder la présidence Eisenhower, nous consacrons notre premier point à la période s’étendant de 1945 à 1953.

1.1. 1945-1953

Pour comprendre pourquoi les Etats-Unis se sont embourbés dans la guerre du Viêt-nam, il faut remonter à la fin de la seconde guerre mondiale.

1.1.1. L’environnement international

Au lendemain de la grande guerre, la politique étrangère américaine est essentiellement idéaliste. Les Etats-Unis se veulent dépositaires de valeurs universelles, acceptables par tous les peuples (promouvoir la liberté économique, la démocratie, les droits de l’homme, l’anticolonialisme,….) A l’époque l’intime conviction qui prévaut chez les Américains est d’être responsable de la sécurité collective.

Pourtant, très vite après la Seconde Guerre mondiale le monde se divise en deux camps idéologiques. Aussi, malgré sa suprématie et sa bonne volonté, Washington ne parvient pas à contrôler la situation mondiale .Washington est dès lors amenée à réagir a posteriori aux actions de son adversaire, le Communisme.[1]

Si à l’origine la guerre froide se limite à l’Europe, très vite elle s’étend à l’Asie tout entière. Pourtant de 1945 à 1948 les Etats-Unis appliquent dans le Pacifique une stratégie maritime-défensive. Leur périmètre de sécurité à cette époque se compose de l’Alaska, les îles Aléoutiennes, Hawaii, Midway, Wake, Guam, les Philippines, Manille et le Japon (= importance du Pacifique Nord)

A partir de 1948 par contre, les Etats-Unis réalisent que la croisade contre le communisme doit être menée partout où le Communisme menace. La solution est la politique de l’endiguement. Mais cette politique d’endiguement est confrontée en Asie du Sud-Est au colonialisme de la France, contraire à la politique du trusteeship de Roosevelt. C’est à ce dilemme(endiguement ó colonialisme) auquel les Etats-Unis sont confrontés en Indochine.

1.1.2. La situation en Indochine

Durant la Seconde Guerre mondiale l’essentiel de la résistance aux Japonais est assurée par le Viêt-minh[2], soutenu à la fin de la guerre par les hommes du major Archimede Patti de l’O.S.S.[3].

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’ancienne Indochine française se retrouve divisée en trois Etats ; le Laos, le Cambodge et le Viêt-nam. Après que les alliés aient refoulé les Japonais, le Viêt-nam se retrouve de fait, coupé en deux : les Anglais ayant repris le Sud et la Chine, le Nord. Aux Anglais succèdent les Français, qui rêvent de recréer l’ancienne Indochine. Ces derniers vont se heurter au nouvel homme fort du Nord Viêt-nam : Ho Chi Minh.

En mars 1946, les Français s’engagent à respecter l’intégrité du Nord Viêt-nam. Mais les pressions colonialistes étant encore très fortes, Paris tente de réinstaller des Français aux postes-clé dans le Nord, afin de rétablir l’ancienne Indochine. Pour les Américains, la guerre qui s’engage est vue avec un certain mépris, car il s’agit d’un conflit colonial. En outre, une partie de l’administration a à l’époque une grande sympathie pour Ho Chi Minh. Ainsi, Ho rencontre Abott, membre de l’administration Truman en septembre 1946 à Paris, afin de lui expliquer qu’il est un nationaliste et non un communiste. D.Acheson, secrétaire d’Etat, estime par contre qu’il n’est pas crédible, car les antécédents de Ho Chi Minh prouvent le contraire.

Aussi, l’administration Truman se trouve-t-elle devant un dilemme. D’un côté, le Viêt-nam ne peut tomber dans les mains des communistes, de l’autre il faut réunifier le Viêt-nam en tant que pays indépendant. En se battant contre Ho, les Français remplissent le premier objectif, mais remettent aux calendes grecques le second objectif.

Cependant, la situation évoluant de manière défavorable en Europe, Washington réalise qu’elle a besoin de la France, celle-ci étant un pilier de la stabilité en Europe. De plus, la France n’a aucune difficulté à convaincre Washington, que son combat est un combat contre le communisme. Les derniers doutes sont levés avec la victoire en 1949 de Mao Tse Tung en Chine et l’éclatement de la guerre de Corée quelques mois plus tard.

Ho-Chi-Minh, quant à lui, prend le maquis et lance le Viêt-minh à l’assaut des Français, aidé en cela par une assistance logistique et militaire chinoise.

A la même période, deux documents, respectivement le document NSC 48/2 (1949) et le NSC 64 (1950), établissent la politique américaine à mener à l’égard de l’Indochine. Le document NSC 48/2 affirme que « The United States on its own initiative should now scrutinize closely the development of threats from communist aggression, direct or indirect, and be prepared to help within our means to meet such threats by providing political, economic and military assistance and advice where clearly needed to supplement the resistance of other governments in and out of the area which are more directly concerned. »[4]

Le document NSC 64 du 27 février 1950 parvient à la conclusion que l’Indochine représente une région décisive de l’Asie du Sud-Est qui est directement menacée par le Communisme. Le document formule également la première version de la théorie des dominos [5] :

« It is important to United States security interests that all practicable measures be taken to prevent further communist expansion in Southeast Asia. Indo-China is a key area of Southeast Asia and is under immediate threat. »

« The neighboring countries of Thailand and Burma could be expected to fall under Communist domination if Indo-China were controlled by a communist-dominated government. The balance of Southeast Asia would then be in grave hazard. »

Ces documents illustrent que la théorie des dominos, si elle ne reçoit pas encore ce nom, est déjà bien présente dans la pensée américaine. Cette théorie des dominos pose que la perte d’un seul pays de l’Asie du Sud-Est entraînera la soumission ou l’alignement des autres au bloc communiste à relativement bref échéance. S’en suivra l’alignement du reste de l’Asie du Sud-Est, de l’Inde et, à plus long terme, du Moyen-Orient. Le principe de cette théorie est que si l’agression est tolérée, même de manière minime, les agresseurs seront poussés à s’attaquer à d’autres pays.

L’administration Truman a donc clairement en mémoire ce qui s’est déroulé avec l’Allemagne en Europe ( occupation de la Rhénalie, l’Anchluss, l’invasion de la Tchécoslovaquie,…) et avec le Japon en Asie ( la Mandchourie, la Chine, l’Indochine, Pearl Harbor,…) dans les années 30.

Par conséquent l’analogie avec Munich, la guerre de Corée et l’intervention chinoise dans le conflit, ont pour effet sur l’administration américaine de faire du conflit opposant la France au Viêt-minh, un combat pour contenir le communisme, et en particulier la Chine. Aussi, en Asie du Sud-Est, ce n’est pas l’U.R.S.S., mais bien la Chine qui est considérée comme l’ennemi numéro un. Cela est confirmé dans le document NSC 124/2 de juin 1952. (Cfr. Annexe)

Sans intervenir dans le conflit, l’administration Truman approuve un programme d’aide financière et militaire à la France afin de l’aider dans sa tâche. Fin 1953 l’aide financière est de 500 millions de dollars par an et de dix mille tonnes d’équipement par mois.[6] C’est à partir de ce moment-là que Washington s’empêtre petit à petit en Indochine. Cette année-là deux événements intensifient encore l’engagement américain au Viêt-nam[7] :

1. l’accession au pouvoir des Républicains, dont la campagne est construite au tour du thème du communisme et la manière de le traiter ;

2. l’armistice intervenue en juillet 1953 en Corée fait craindre une présence et intervention chinoise plus ample en Indochine.

1.2. Arrivée d’Eisenhower au pouvoir

Dwight David Eisenhower (1890-1969) prend les rênes du pouvoir en janvier 1953. Excellent stratège et administrateur, sa personnalité se caractérise par un esprit clairvoyant, ordonné, rationnel,… Cela se reflète dans son système décisionnel (cfr.Infra) Sa présidence ne marque pas vraiment l’histoire, car survient durant une période relativement calme dans les relations internationales. Il s’acquitte avec un sens du devoir des tâches, sans prendre des décisions spectaculaires. Toutefois, sa politique en Indochine n’est pas déniée d’intérêts.

1.2.1. L’équipe décisionnelle

Vu sa carrière militaire, Eisenhower est habitué aux règles de conduite militaire et à suivre fidèlement les ordres transmis par ses supérieurs. Cet héritage le conditionne à percevoir la présidence comme un lieu où les mêmes rapports hiérarchiques doivent exister. Il donne ses directives, et ses conseillers et secrétaires s’occupent de les exécuter. Cependant, comme l’explique Ch.- P. David : « loin d’être effacé, il manifestait au contraire une habileté sans pareille pour mener ses politiques par des interventions discrètes et calculées, telle une main invisible agissant à l’insu des regards médiatiques. »[8]

Avant d’aborder la prise de décision durant l’année 1954, nous présentons brièvement dans les deux points qui suivent les principaux acteurs de la prise de décision, tout comme l’organe principal de la prise de décision.

1.2.1.1. Le département d’Etat et de la Défense

Nous n’entrons pas à ce stade-ci de l’étude dans les détails concernant la fonction et la composition des différents départements. Nous y revenons de manière approfondie dans la partie consacrée à Kennedy.

La fonction de secrétaire d’Etat est remplie par John Foster Dulles. A l’inverse des administrations suivantes, le poste de secrétaire d’Etat est le poste principal sous l’administration Eisenhower. Par contre, le département d’Etat, à ne pas confondre avec le secrétaire d’Etat, est de plus en plus écarté de la prise de décision et ce la pour deux raisons.[9]

Dû à la guerre froide – la guerre de Corée, les opérations clandestines, la stratégie du New Look,…- le département de la Défense se substitue de plus en plus au département d’Etat. Mais le secrétaire à la Défense – Ch Wilson (1953-1957), N. McElroy (1957-1959) et Thomas Gates (1960)- a encore un rôle limité. Aussi, concernant le domaine de la défense, le rôle principal est rempli par le Chairman of the Joint Chiefs of Staff, A.W.Radford.

Une autre raison du déclin du département d’Etat est McCarthy, qui accuse à l’époque le département d’être infiltré par des Communistes. Ainsi, il déclare en 1952 : « The reason why we find ourselves in a position of impotency is not because our only powerful potential enemy has sent men to invade our shores, but rather because of the traitorous actions of those who have been treated so well by this Nation…The bright young men who are born with silver spoons in their mouths are the ones who have been the worst…..In my opinion the State Department….is thoroughly infested with Communists. »[10] De plus Eisenhower, arrivant au pouvoir en 1953, ne peut empêcher l’influence de McCarthy, ayant besoin du soutien des Républicains conservateurs.

1.2.1.2. Le C.N.S.

L’organe le plus plébiscité par Eisenhower dans le domaine de la politique étrangère est le C.N.S., créé en 1947. Son rôle consiste à coordonner et intégrer différentes informations de nature politique et militaire afin de conseiller le président en matière de défense et de sécurité. Plus exactement l’acte qui crée le C.N.S. stipule : « … to advise the President with respect to the integration of domestic, foreign, and military policies relating to the national security so as to enable the military services and other departments and agencies of the government to cooperate more effectively in matters involving the national security. »[11]

Sous Eisenhower les réunions du C.N.S. sont régulières. (une à deux fois par semaine) Aussi, la politique étrangère est dirigée, non pas à partir du Cabinet, mais bien à partir du C.N.S. Au poste de Conseiller à la sécurité nationale siège R. Cutler, mais son rôle est en rien comparable à celui que rempliront les Conseillers à la sécurité nationale sous les présidents suivants. Son rôle se limite à celui de secrétaire et de médiateur.

Le rôle du C.N.S. à l’époque est double[12] :

a) les documents rédigés par les différents départements sont étudiés par le Planning Board, organe du C.N.S. se réunissant deux fois par semaine . Celui-ci a comme objectif de coordonner et souvent de trouver un compromis entre les différents départements. Les propositions issues du Planning Board, sont ensuite discutées aux réunions du C.N.S..

b) les décisions issues des réunions du C.N.S. sont alors envoyées aux différents départements et agences par le biais du Operations Coordinating Board (OCB), qui se réunit une fois par semaine.

Le but de ce système est d’organiser le gouvernement de telle façon que comme le montre R. Hilsman : « the top men should save their strength and wisdom for what the officials lower down were unable to decide, and the pressure was toward reconciling differences at as low a level in the hierarchy as possible so as to give the top leadership an agreed best solution. »[13]

La composition varie en fonction des priorités de la Maison Blanche. Les réunions du C.N.S. sont composées de plus au moins 7 membres permanents; le directeur du C.N.S. (le National Security Adviser), le président, le vice-président, le secrétaire d’Etat, le secrétaire à la Défense, le directeur de la CIA et le chef d’Etat-major des armées(Joint Chiefs of Staff).Auprès de ceux-ci peuvent se joindre, comme sous l’actuelle présidence Clinton, le secrétaire du Trésor, le directeur du Conseil Economique National, l’ambassadeur aux Nations-Unies et d’autres ministres ou directeurs d’agences. Le Conseiller (N.S.A.) du C.N.S. est assisté par un personnel (Staff) chargé de faire fonctionner cette institution. Le Conseiller et son personnel constituent aujourd’hui le pilier de la politique étrangère américaine.

A l’époque non seulement le président, le vice-président, le secrétaire d’Etat, le secrétaire à la Défense, le chef d’Etat- major et le chef de la CIA participent aux réunions du C.N.S. mais également de manière régulière une dizaine d’autres fonctionnaires. Soit en tout plus au moins 20 personnes. A certains moments les réunions du C.N.S. rassembleront entre 40 et 50 personnes. Aussi, les réunions du C.N.S. deviennent très vite un forum de discussion et non pas un organe décisionnel. Comme déclare Cutler : « there is a point, at which a group turns into a town meeting and once the invisible line is passed, people do not discuss and debate ; they remain silent or talk for the record. »[14]

En conclusion, le système décisionnel de l’administration Eisenhower, reposant sur le C.N.S. se caractérise par un régime hiérarchique. Eisenhower y privilégie une méthode de travail ordonnée et hiérarchisée, allant, comme l’explique Ch.-P David, des marches les plus basses jusqu’à la marche la plus élevée et où tous les acteurs de « l’escalier décisionnel » interviennent.[15] A partir de là, de nombreux auteurs dont Neustadt, en ont déduit que les décisions sont souvent prises en l’absence d’une participation présidentielle. Cette déduction est fausse.

En effet, malgré l’instauration d’un système formel de prise de décision en politique étrangère, Eisenhower prend ses décisions souvent en dehors de ce processus, communiquant directement avec ses conseillers. Plus la prise de décision est urgente et importante, moins elle est le résultat d’une décision du C.N.S. C’est en partie le cas dans la prise de décision concernant Dien Bien Phu où Eisenhower prend ses décisions partiellement en dehors du fonctionnement du C.N.S..

1.2.2. Dien Bien Phu

Quand Eisenhower arrive au pouvoir en 1953, il approuve dans les grandes lignes l’approche de son prédécesseur à l’égard du Viêt-nam. Il est convaincu que Ho Chi Minh est un pion du Communisme international et que la chute du Viêt-nam aura des conséquences politiques, économiques et stratégiques désastreuses pour les Etats-Unis.

Avec la perception accroissante d’une intervention chinoise en Indochine, l’administration Eisenhower en janvier 1954, tend à se concentrer sur l’aspect militaire plutôt que sur l’aspect politique du conflit.

1.2.2.1. Vers une intervention unilatérale ?

Le 8 janvier 1954 à une réunion du C.N.S., R.Cutler présente le document NSC 177, rédigé par le Planning Board. Ce document, qui présente une analyse générale des enjeux au Viêt-nam, est accompagné d’une annexe qui analyse une série d’options, dont une intervention des forces terrestres américaines. Cette annexe, avant d’être présentée à la réunion est détruite sur ordre d’Eisenhower. Eisenhower ne fait pas cela sans raison. Comme nous le verrons Eisenhower met tout en oeuvre pour empêcher une intervention unilatérale de la part des Etats-Unis. D’ailleurs durant cette réunion, il émet de grosses réserves sur l’éventualité d’envoyer des troupes terrestres. Ce point est intéressant, car il contredit la thèse défendue par Neustadt comme quoi le président Eisenhower est un président passif.

Par contre le président, au cours de cette même réunion ne s’oppose pas à un envoi éventuel d’avions et de techniciens afin d’aider la France. Il s’oppose toutefois à une intervention aérienne américaine proposée par l’amiral Radford. D’autres options sont encore proposées durant la réunion, mais Eisenhower estime qu’avant de prendre une décision, il est préférable que les membres du C.NS. approfondissent les différentes alternatives. Pendant les semaines qui suivent la réunion du 8 janvier, le problème de l’Indochine est discuté régulièrement dans les réunions du Planning Board, au département de la Défense et dans les réunions entre le président et ses conseillers,….[16]

Entre temps le 14 janvier et le 18 janvier deux réunions importantes ont lieu.

La réunion du 14 est intéressante, car elle est une illustration parfaite du fonctionnement du C.N.S. comme nous l’avons décrite. Le Planning Board réalise que les différentes agences et départements s’interrogent sur la réaction de Washington si la France se retirait de l’Indochine. Aussi, il est décidé que dans ce cas-là, Washington devrait organiser des opérations clandestines, de guérilla afin de rendre la vie du Viêt-minh un enfer. Cette décision est communiquée au Operations Coordinating Board, qui transmet la mise en exécution de cette décision aux différentes agences et départements, dans ce cas-ci, la CIA et le département de la Défense.

Le 18 janvier Eisenhower tient une réunion avec ses proches conseillers : les frères Dulles, l’amiral C. Davis, W.B. Smith et R. Kyes du département de la Défense, et C.D. Jackson, conseiller personnel d’Eisenhower. Il leur demande de se constituer en Comité spécial, afin d’analyser la situation en Asie du Sud-Est. A côté de ce Comité est créé un groupe de travail, qui étudie les différentes propositions et rend compte des résultats au Comité. La première décision prise par ce Comité, le 29 janvier, est l’envoi de 200 techniciens en Indochine et de 22 bombardiers B-26.

Un mois plus tard, le 18 février, l’Angleterre, la France, les Etats-Unis et l’Union soviétique annoncent la tenue en mai d’une conférence internationale sur la Corée et l’Indochine. Cette annonce aura des conséquences importantes pour la suite des événements. (Cfr. Infra) Sur le terrain par contre, la situation évolue de manière catastrophique. Début mars le Viêt-minh assiège Dien Bien Phu, aussi les Etats-Unis doivent prendre la décision d’intervenir ou non. Le 10 mars le groupe de travail et ensuite le 17 mars le Comité spécial estiment que si une action est envisagée, elle doit se faire dans un contexte multilatéral, en accord avec les alliés. Toutefois, ils n’excluent pas une action unilatérale. Le C.N.S. de son côté, souhaite limiter une action américaine au seul cas où la Chine populaire interviendrait directement dans le conflit. Une troisième option est présentée par l’amiral Radford. En effet, des discussions intensives entre l’amiral Radford et le général Paul Ely résultent fin mars dans un plan pour une attaque aérienne stratégique. L’amiral propose une intervention de 60 bombardiers, accompagnés de 150 avions de chasse, sur Dien Bien Phu afin d’éliminer le Viêt-minh. (operation Vulture) L’objectif de Radford, comme il l’admettra des années plus tard, est de provoquer une réaction militaire chinoise, afin de combattre la Chine, avant que celle-ci devienne suffisamment forte pour menacer les intérêts américains.[17] Seul Nixon soutien l’initiative de Radford.. Ni Eisenhower, ni le général Ridgway montrent un grand enthousiasme pour une action militaire unilatérale qu’elle soit aérienne ou terrestre.

La question d’un engagement unilatéral ou multilatéral est abordée dans la réunion du C.N.S. le 1er avril. Le contenu de cette réunion est inconnu. Il semble cependant qu’aucune décision majeure ait été prise, sauf d’organiser une réunion le 3 avril avec les Représentants du Congrès, un Congrès opposé à toute intervention unilatérale. Selon les auteurs Gelb et Betts, et nous partageons leur point de vue, le président Eisenhower ne voulant pas d’une intervention unilatérale organise délibérément cette rencontre. Aussi, la réunion a comme objectif d’isoler Radford et Nixon dans leur volonté d’intervenir unilatéralement.

Quant à Dulles, s’inspirant de l’Alliance atlantique, il pose un préalable à toute action américaine : l’organisation d’un pacte politique auquel participerait autant de pays que possible du Sud-Est asiatique.[18]

1.2.2.2. La réunion du 3 avril et ses conséquences

Le 3 avril une réunion importante a donc lieu entre les conseillers d’Eisenhower et certains membres du Congrès. A cette réunion il est décidé que les Etats-Unis n’engageront pas leurs forces tant qu’il y a aucune garantie d’une intervention multilatérale. Aussi, les représentants du Congrès établissent trois conditions à une intervention :[19]

1. L ‘engagement de l’Angleterre et d’autres alliés (Australie, Nouvelle-Zélande, Philippines et Thaïlande) ;

2. La France maintient ses forces jusqu’à la victoire ;

3. La France accorde l’indépendance aux Etats concernés.

La position du Congrès s’explique par le fait que l’opinion publique encore marquée par la guerre de Corée ne permettrait jamais un nouvel engagement à si court terme.

En résumé, Nixon et Radford prônent un bombardement aérien. Dulles est opposé à une intervention unilatérale en faveur de la France. Quant au Congrès, il impose une série de conditions à une intervention multilatérale proposée par le Comité spécial. Eisenhower va profiter de ces avis divergents pour fixer lui-même la politique à suivre, c’est-à-dire une intervention multilatérale.

Aussi, le 4 avril 1954, l’administration Eisenhower envisage une intervention américaine avec la participation d’autres pays et sous certaines conditions : « Eisenhower…. agreed with Dulles and Radford on a plan to send American forces to Indochina under certain strict conditions. It was to be… A joint action with the British, including Australian and New Zealand troops, and, if, possible participating units from such Far Eastern countries as the Philippines and Thailand so that the forces would have asiatic representation…. Secondly, the French would have to continue the fight in Indochina and bear a full share of responsibility until the war was over. Eisenhower was also concerned that american intervention…..Might be interpreted as protection of colonialism. He added a condition that would guarantee future independence to …Vietnam, Laos and Cambodia.» [20]

Deux jours plus tard la nouvelle orientation de la politique américaine est ratifiée au cours d’une réunion du C.N.S.. A cette même réunion, les recommandations d’une intervention multilatérale proposées par le Planning Board sont également examinées. [21] Le Planning Board estime que dans le cas d’une intervention, il faudrait envoyer plus de 300 000 hommes, qu’il y aurait un risque d’une intervention chinoise et soviétique, que le coût serait élevé et qu’une intervention terrestre remettrait en cause la politique du New Look.[22]Quant au de groupe de travail, il recommande une intervention persistant jusqu’à la victoire.

Eisenhower se trouve donc confronté à deux options totalement opposées : d’une part, le Planning Board est peu enthousiaste à l’idée d’une intervention, de l’autre le groupe de travail recommande à Eisenhower de tout mettre en œuvre pour repousser les communistes, même de manière unilatérale s’il le faut : « all affirmative and practical steps, with or without its European allies, to provide tangible evidence of Western strength and determination to defeat Communism.. (…) The U.S. need to ensure that there be initiated no cease-fire in Indochina prior to victory whether that be by successful military action or clear concession of defeat by the Communists. »[23]

Toujours à la même date, le 6 avril, a lieu un débat au sein du Sénat sur une possible intervention en Indochine. Le Sénat y réaffirme sa volonté d’une action multilatérale qui aboutisse à l’indépendance de l’Indochine. Cette position conforte Eisenhower dans sa conviction que seule une intervention multilatérale aux conditions du Congrès est la meilleure option.

Aussi, durant les semaines qui suivent, le secrétaire d’Etat Dulles rend visite à l’Angleterre et à la France afin d’organiser une action commune. Cependant, Londres trouve le projet flou, principalement en ce qui concerne les opérations à effectuer au sujet desquelles aucune étude sérieuse ne semble avoir été faite. En fait l’Angleterre traverse une passe de pacifisme, et ne veut plus entendre parler de guerre. Aussi, la coalition si elle est organisée avant la Conférence de Genève risque de mettre en péril les négociations débutant au mois de mai.

La France s’oppose aux conditions imposées par le Congrès. En conséquence, la coalition pour une intervention multilatérale ne se formera pas.

Il est encore bien question d’une intervention aérienne américaine fin avril, lors d’un retournement partiel de la position de Dulles, qui tente de forcer le destin et d’obtenir enfin cette intervention américaine sur Dien Bien Phu, qui est au bord de l’écroulement. Comment expliquer ce revirement ? Selon J. De Folin, le secrétaire d’Etat est impressionné par les rapports sur le défaitisme des Français que lui remet Dillon, ambassadeur américain à Paris. Dulles évoque les risques qu’amènerait la chute du Cabinet Laniel si Dien Bien Phu tombait. Il en résulterait des conséquences imprévisibles pour l’Indochine, ainsi que pour la C.E.D..[24] Dans son retournement de position, Dulles est clairement influencé par un facteur d’ordre systémique. Dulles, attaché à la pactomanie pour endiguer le communisme, ne voit pas d’un bon œil, l’effondrement de la France en Indochine. Cela aurait une influence sur la C.E.D., l’Alliance atlantique et mettrait sa politique d’endiguement en danger à travers les différents pactes.

Dulles se rallie donc à Radford, mais impose une condition : la participation anglaise. Cependant, l’Angleterre maintient sa position considérant l’opération peu efficace et le risque trop grand d’une réaction chinoise de représailles sur Hong Kong.

L’intervention n’a donc pas lieu. En outre, il semblerait, que vu la position intenable de l’armée française à Dien Bien Phu, le général Ridgway, chef de l’Etat- major de l’armée de terre, persuade le président Eisenhower de ne pas intervenir. Le général Ridgway met en doute la capacité des forces aériennes à inverser le courant. Ayant la Corée en mémoire il estime que la puissance aérienne et navale ne peuvent gagner seule une guerre. Aussi, une intervention entraînerait probablement l’envoi de troupes terrestres, ce que Ridgway exclut. Les troupes seraient confrontées au Viêt-minh sur un terrain qui leur est défavorable.[25] De plus, l’envoi massif de troupes est risqué vu la politique du New Look, qui réduit fortement le budget et le nombre de forces terrestres, mettant l’accent sur l’armée de l’air et de mer.

L’intervention américaine ne venant pas, la France est vaincue le 7 mai 1954 à Dien Bien Phu. [26] Le 9 mai, la France exprime son inquiétude de perdre tout le Viêt-nam, le Viêt-minh voulant faire traîner les négociations le plus longtemps possible afin de renforcer ses positions sur le terrain. Les Etats-Unis, convaincus de la théorie des dominos, font le 13 mai une nouvelle proposition, accompagnée de nouvelles conditions, afin d’intervenir en Indochine. Ces conditions sont [27]:

1) La participation américaine doit être formellement demandée par la France et les trois Etats associés ;

2) La Thaïlande, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni doivent être l’objet d’une demande similaire de la part de la France. Les Etats-Unis seraient satisfaits si les deux premiers acceptaient, si les deux suivants accepteraient dans le contexte de l’ANZUS et si l’Angleterre serait prête à participer ou consentante.

3) L’affaire doit être présentée aux Nations Unies.

4) La France doit garantir aux trois Etats associés une complète indépendance comprenant le droit de se retirer de l’Union française à n’importe quel moment.

5) La France doit s’engager à ne pas retirer ses forces d’Indochine durant la période d’action collective.

6) Un accord doit se faire sur l’entraînement des troupes indochinoises et sur le commandement de l’action collective.

7) Ces conditions doivent être acceptées par le gouvernement français et endossées par l’Assemblée nationale (afin d’assurer la continuité en cas de changement de gouvernement)

Deux jours plus tard, Dulles présente devant le Comité des Affaires étrangères du Sénat les conditions auxquelles les Etats-Unis interviendraient.

Fin mai et début juin, différentes entrevues ont lieu entre Dulles et l’ambassadeur Bonnet afin d’analyser si une intervention américaine serait envisageable et réalisable afin de sauver le Sud du Viêt-minh.[28] Cependant, les conditions sont considérées comme inacceptables par la France. Les discussions entre les deux pays capotant mi-juin, les Etats-Unis retirent leur proposition le 16 juin.

1.2.2.3. Pourquoi avoir transmis des conditions qu’ils savaient inacceptables ?

Tout comme pour la réunion avec les membres du Congrès du 3 avril, les interprétations divergent sur les objectifs réels des Etats-Unis en imposant ces conditions. Pour certains auteurs comme Kissinger et le professeur Randle, ces conditions inacceptables pour la France renforcent la thèse qu’Eisenhower n’ait jamais eu la volonté d’intervenir en Indochine. A en croire H. Kissinger, Eisenhower n’aurait jamais eu l’intention de s’engager en Indochine ni unilatéralement, ni multilatéralement. Son argument repose sur la volonté d’Eisenhower de vouloir consulter le Congrès, qui ayant des conditions tellement élevées rend toute intervention impossible. [29]

D’autres, comme G.Warner et J. De Folin essaient de montrer que cette interprétation est fausse. G. Warner argumente son point de vue en estimant que les conditions imposées en mai sont moins exigeantes que celles d’avril. En examinant la troisième condition on observe que les Etats-Unis n’exigent plus une participation de l’Angleterre mais seulement son consentement. De plus, pourquoi si Eisenhower n’a pas la volonté d’intervenir, une série d’études est faite sur la manière d’intervenir, ses conséquences,… En outre comme l’explique J.De Folin, à l’époque, si le gouvernement propose, le Sénat dispose. Aussi, le colonialisme français fait l’objet de dures critiques au Sénat américain. Le raisonnement américain est le suivant. Les contraintes de l’Union française, empêchent tout gouvernement vietnamien de prouver son indépendance. Dans ces conditions, il est impossible de rassembler les vrais nationalistes anticommunistes et prétendre rivaliser avec Ho Chi Minh.[30]

Notre interprétation rejoint en partie celle de J. De Folin. Ce dont nous sommes certain c’est qu’Eisenhower s’oppose aussi bien à une intervention unilatérale qu’à une intervention terrestre[31]. Si nous analysons la politique suivie dans son contexte international de 1954, il semble qu’il y ait une certaine logique dans l’attitude d’Eisenhower. Les Etats-Unis se trouvent durant l’année 1954 devant le dilemme auquel ils sont confrontés depuis la fin de la seconde guerre mondiale : la non-compatibilité entre leur politique d’endiguement du communisme et leur politique anticolonialiste. L’administration réalise et Eisenhower en particulier qu’il n’y a aucune possibilité de vaincre le Viêt-minh, sauf si la France accorde l’indépendance au Viêt-nam et cela pour des raisons aussi bien internes qu’externes : internes dû à un Sénat conservateur et imprégné d’idéalisme, externes par le fait qu’un peuple ne peut se battre contre un envahisseur pour une indépendance, qu’il n’obtiendra pas.

Aussi, au cas où la France accepte la condition de l’indépendance, la probabilité est grande que la France se retire du Viêt-nam. A ce moment-là, Washington se retrouve soit seul face au Viêt-minh pour empêcher la théorie des dominos (ce qui comme nous l’avons vu est exclu), soit intervient au sein d’une coalition.

Par conséquent, ce n’est pas un hasard si Eisenhower veut une intervention multilatérale : il veut éviter que son pays s’engage seul au Viêt-nam au cas où la France accepterait les conditions, mais abandonnerait ensuite sa lutte. Ainsi, les Etats-Unis ne peuvent gagner avec la France, ni sans la France.

1.2.3. Les Accords de Genève et la réaction américaine

Le 21 juillet 1954 les accords de Genève scellent définitivement la division de l’Indochine, en trois Etats : le Laos, le Cambodge et le Viêt-nam. Cependant, le Viêt-nam demeure coupé en deux au 17° parallèle, le Nord sous influence communiste, le Sud sous influence occidentale.

Le Nord, après l’évacuation des derniers soldats français, obtient immédiatement la souveraineté. Le Sud est considéré comme une zone, regroupant l’armée française et les vietnamiens hostiles à Ho Chi Minh, en attendant une réunification pacifique, prévue après des élections libres à tenir en juillet 1956. Celles-ci ne seront non pas soumises à un contrôle international comme l’avait suggéré la France, mais bien au contrôle d’une commission formée de trois Etats, dont deux l’Inde et la Pologne sont favorables au Viêt-minh, le troisième étant le Canada .

1.2.3.1. La position américaine concernant les Accords de Genève.

Les Etats-Unis ne signent pas les Accords de Genève estimant que les conditions ayant été préétablies par les Anglais, Français et Américains, dans une réunion du 25 juin, n’ont pas été remplies à la table des négociations. Ces points sont (cfr. Annexe):

1. préserver l’intégrité et l’indépendance du Laos et du Cambodge et assurer le retrait des forces Viêt-minh ;

2. préserver au moins la partie Sud du Viêt-nam, et si possible une enclave dans le Delta ;

3. aucunes restrictions matérielles et en particulier des restrictions sur le maintien de forces pour la sécurité interne, sur l’importation des armes et sur la présence de conseillers étrangers ne peuvent être imposées au Laos, au Cambodge ou au Viêt-nam, diminuant la possibilité du maintien d’un régime non-communiste ;

4. ne pas exclure une réunification par des moyens pacifiques ;

5. supervision internationale de l’accord ;

6. supervision internationale des transferts de populations ;

7. pas de conditions politiques favorisant un retour du communisme.

Pour les Etats-Unis ces conditions ne sont pas remplies dans les Accords. Ainsi Dulles, déclare : « … the fact is however that the US would not want to be associated in any way with a settlement which fell materially short of the 7-point memorandum »[32] Ainsi, si les Etats-Unis déclarent prendre note de l’Accord et de s’abstenir de le contrarier par la force ou la menace,Washington annonce également de prendre très au sérieux toute reprise de l ‘agression violant les Accords et y verrait une grave menace pour la paix et la sécurité internationales.[33]

Au Viêt-nam, Washington soutient très vite par l’intermédiaire de la CIA le Sud et écarte très vite l’idée d’élections. Dans un câble du 7 juillet 1954 (avant les Accords de Genève),adressé au sous secrétaire d’Etat Walter Beddel Smith, qui représente les Etats-Unis à Genève, Dulles déclare : « since undoubtedly true that elections might eventually mean unification of Vietnam under Ho Chi Minh, this makes it all more important they should be only held as long after cease-fire agreement as possible and in conditions free from intimidation to give democratic elements best chance »[34] Cette position est confirmée dans une série d’autres documents[35] tout au long de l’année 1954 et 1955. A côté du soutien américain au Sud, est créée l’OTASE.

1.2.3.2. Création de l ‘OTASE (SEATO)

Les Etats-Unis estiment que les Accords de Genève plongeront le Laos, le Viêt-nam et le Cambodge dans le Communisme. Les raisons de cette crainte sont exprimées dans un document du C.N.S. en août 1954 (cfr. annexe ). Nous en reproduisons trois qui permettent de comprendre l’anxiété des Etats-Unis:

A) Regardless of the fate of South Vietnam, Laos, and Cambodia, the communists have secured possession of an advance salient in Vietnam from which military and non-military pressure can be mounted against adjacent and more remote non-communist areas.

B) By adopting an appaerance of moderation at Geneva and taking credit for the cessation of hostilities in Indochina, the communists will be in a better position to exploit their political strategy of imputing to the United States motives of extremism,belligerency and opposition to coexistence.

C) The communists have increased their military and political prestige in Asia and their capacity for expanding communist influence by exploiting political and economic weakness in the countries of free Asia without resort to armed attack.»[36]

Dans ce même document du C.N.S., deux objectifs sont établis : maintenir un Viêt-nam du Sud anticommuniste et allié, et prévenir toute victoire électorale communiste [37] Cette décision est loin de faire l’unanimité aussi bien au sein du Pentagone, que du département d’Etat, que de la CIA. Certains au sein de ces départements estiment que le pays est trop divisé religieusement et politiquement, pour pouvoir y instaurer un régime démocratique, fort et uni autour des mêmes objectifs. Pourquoi dès lors, s’engagent-ils auprès du Viêt-nam du Sud? La raison la plus avancée est celle de la peur, même de la phobie de la réalisation de la théorie des dominos qui domine toute l’administration Eisenhower.

Aussi, afin de contenir l’expansion communiste, les Etats-Unis parviennent en quelques semaines à établir une ceinture de sécurité dans la région de l’Asie du Sud-Est. Le traité de l’OTASE est signé à Manille en septembre 1954 ; il réunit les Etats-Unis, la France, l’Angleterre, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, le Pakistan et la Thaïlande. Le Cambodge, le Laos et le Viêt-nam n’en font pas partie. Toutefois, un protocole additionnel dispose que ces trois pays pourront bénéficier de la protection des pays membres. Dans l’article IV chaque partie reconnaît que « aggression by means of armed attack in the treaty area against any of the parties or against any state or territory which the parties by unanimous agreement may here after designate would endanger its own peace and safety, and agrees that it will in that event act to meet the common danger in accordance with its constitutional processes. »[38] Les pays visés sont le Cambodge, le Laos et le territoire libre de l’Etat du Viêt-nam.

1.2.3.3. Réflexions sur cette politique d’endiguement

Il nous semble que la question de savoir si certains dominos risquaient de tomber en Asie du Sud-Est,n’ait pas été la bonne. L’administration américaine aurait dû s’interroger afin de savoir s’il n’existait pas dans la région, de pays mieux placés où tracer la ligne de démarcation, par exemple, la Malaisie ou la Thaïlande.

En outre, une série de questions n’est pas posée : était-il vrai que tous les gains communistes étendaient la zone contrôlée par le Kremlin, notamment si on pense à la Yougoslavie de Tito ?, Pouvait-on concevoir que l’entrée de l’Indochine dans le camp communiste aurait pu en soi bouleverser l’équilibre des forces mondiales ? Ces questions ne seront jamais soulevées par l’administration Eisenhower, ni par les administrations suivantes. (Cfr. infra le point sur l’approche cognitive) .

1.2.4. 1955-1960 : Le « projet Viêt-nam »

Au Viêt-nam après les Accords de Genève, l’objectif premier de l’administration est de réussir le « projet Viêt-nam », c’est-à-dire une affirmation du Viêt-nam du Sud sur tous les plans : national, international, économique, politique et militaire. A ces fins, la Maison Blanche, sous pression du lobby Friends of Vietnam, met un homme fort à la tête de l’Etat : Ngo Dinh Diem. Il est très apprécié des Américains pour son anticolonialisme et son anticommunisme. En outre, pour convaincre les pessimistes, le régime sud-viêtnamien est assisté par des conseillers américains, afin d’encourager une série de réformes, permettant au Viêt-nam du Sud de se démocratiser. Un de ces conseillers, le général J.L. Collins, alerte Washington en avril 1955, sur la situation catastrophique dans laquelle se trouve le Viêt-nam.

1.2.4.1. Le rapport Collins

En novembre 1954, Eisenhower envoie J.L. Collins afin d’évaluer la situation sur place. Après cinq mois d‘études et de recherches Collins conclut que Diem, agissant de manière dictatoriale ne mérite plus le soutien apporté par Washington. Alors que le département d’Etat donne son aval à son remplacement, l’ordre est bloqué par Dulles, ce dernier ayant appris que Diem était en voie de prendre des dispositions afin de s’attaquer aux opposants de son pays et d’y restaurer l’ordre. Aussi, les Etats-Unis décident de maintenir leur confiance dans le régime. Dans cet épisode la CIA joue un rôle non-négligeable. La CIA ayant appris la volonté de l’administration de se débarrasser de Diem, elle l’encourage à rétablir l’ordre dans son pays et de prendre des dispositions pour démocratiser son pays.[39]

Si nous abordons brièvement cet épisode, c’est pour trois raisons :

1. A quelques heures près, toute la politique américaine aurait pu prendre un autre tournant que celui qu’elle prendra dans les 20 ans qui suivent ;

2. L’émergence (encore faible) des divergences de vues sur la politique à mener au Viêt-nam entre les différents acteurs de la prise de décision ;

3. Le commentaire fait par Collins après l’annonce du maintien au pouvoir de Diem, caractérise le problème auquel est confronté l’administration Eisenhower et auquel sera confronté Kennedy au Viêt-nam. Collins rédige dans son rapport final : « I still feel that even if Diem manages to suppress Binh Xuyen, this will not change his own basic incapacity to manage the affairs of government. His present success may make it harder for us to persuade Diem to take competent men into government, to decentralize authority to his ministers, and to establish sound procedures for the implementation of reform programs. I’m still convinced Diem does not have the knack of handling men nor the executive capacity truly to unify the country and establish an effective government. If this should be evident, we should either withdraw from Vietnam because our money will be wasted, or we should take such steps as can legitimately be taken to secure an effective new Premier. »[40] Vu la perception que l’administration Eisenhower a de l’importance de l’Indochine dans le combat contre le Communisme, la proposition de Collins est exclue. De plus, le remplacement de Diem pose le problème d’une alternative qui ne se présente pas. Diem est le seul à être tout à la fois nationaliste, anticommuniste et n’ayant aucun lien avec la France. L’administration décide dès lors de continuer son projet Viêt-nam avec Diem.

1.2.4.2. Paradoxe : Accroissement de l’aide financière et matérielle – détérioration de la situation

Fin 1956, après le délai passé des élections et la répression des différentes sectes, les conseillers sur place sont convaincus d’avoir réussi à asseoir un régime fort et stable. Ainsi, en quelques années, le Viêt-nam du Sud devient le principal bénéficiaire de l’aide américaine à l’étranger :

Ø près de deux milliards de dollars sont ainsi accordés au gouvernement Diem de 1954 à 1960 ;

Ø un contingent de 1500 Américains travaille sur place ;

Ø l’ambassade américaine à Saigon devient la plus grande mission américaine du monde ;

Ø les instructeurs de l’armée américaine forment l’armée sud-viêtnamienne à partir des méthodes habituelles. Ils mettent sur pied une armée traditionnelle, organisée autour de divisions blindées, pourvue d’artillerie et fondée sur une solide discipline. Les instructeurs, des vétérans de la seconde guerre et de la guerre de Corée, sont convaincus qu’une éventuelle guerre se déroulera dans les mêmes conditions que les précédentes : fronts reconnaissables et affrontements d’unités bien établies[41].

La suite des événements démontre rapidement que Washington s’est réjoui trop tôt. Si une politique expéditive permet d’obtenir des résultats indéniables dans certaines régions, elle entraîne également des conséquences néfastes dont profitent les communistes. Des milliers de paysans sont ainsi assassinés, torturés ou emprisonnés dans des conditions épouvantables.

En outre, l’économie sud-viêtnamienne, faussée par l’aide américaine, entraîne la création d’une classe moyenne corrompue, bénéficiant des avantages de la société de consommation. Mais Diem sait qu’il peut résister aux pressions américaines en faveur de réformes car les Etats-Unis ont besoin de son régime comme bastion anticommuniste. De plus, un fait important se déroule en 1958 qui conforte la position de Diem : l’attaque chinoise sur les îles Quemoy et Matsu. Ce fait renforce la conviction de l’administration américaine du danger et de l’agressivité communiste. Aussi par ce fait il devient impossible pour l’administration de se retirer de l’Asie du Sud-Est. Ainsi, en avril 1959 Eisenhower déclare : « (…) strategically South Vietnam’s capture by the Communists would bring their power several hundred miles into a hitherto free region. The remaining countries in Southeast Asia would be menaced by a great flanking movement. »[42]

En opposition au gouvernement se crée, en décembre 1960, un mouvement de contestation, le Front National de Libération (FNL)[43]. D’abord politique, ce mouvement se radicalise rapidement et prend le maquis, fort du soutient grandissant de la population. En fait, dès 1954 des 90 000 Viêt-minh, une nombre limité(entre 5 000 et 10 000) s’était maintenu dans le Sud, afin de préparer les élections de 1956. Après 1956, ils en profitent, avec le soutien du Nord pour organiser des attentats, mobiliser la population,… Déjà à cette époque, et contrairement à ce que beaucoup d’auteurs prétendent, le Viêt-nam du Nord est déjà impliqué. Ainsi R. Cline, fonctionnaire à l’époque à la CIA déclare en 1991 lors d’une table ronde ; « We did in the CIA intercept the communications from the North Vietnames Worker’s Party, and in 1958 and 1959 we saw their plan for conquering South Vietnam, that they were going to do Diem in. »[44]

Nous n’avons pas trouvé d’informations sur les derniers mois de l’administration Eisenhower, mais il semble bien que vers la fin de son mandat, Eisenhower s’interroge sur le bien fondé du soutien au régime de Diem. D’ailleurs, il envisage de plus en plus, à établir la ligne de démarcation non plus au Viêt-nam du Sud, mais bien au Laos. Ce fait se déduit de la rencontre entre Eisenhower et Kennedy le 19 janvier 1961, à propos de la situation préoccupante au Laos. Le président Eisenhower y souligne sa peur, que la chute sous l’emprise communiste du Laos fasse tomber l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Il faut donc que le Laos soit défendu et cela si possible dans le cas de l’OTASE, sinon de manière unilatérale.[45] Comme nous le verrons Kennedy défendra l’Asie du Sud-Est non pas à partir du Laos, mais bien à partir du Viêt-nam.

1.3. Conclusion

à l’époque une triple motivation caractérise la politique américaine au Viêt-nam. La première est l’importance grandissante de l’Asie dans le monde. Le passage du colonialisme à l’indépendance crée des vides (vacuum) et donc des conditions d’instabilités et de rivalités entre l’Est et l’Ouest. En second lieu, il y a la volonté de l’administration de soutenir la France et la conviction que le Viêt-minh est contrôlé par les Communistes. Enfin, il y a la perception que le bloc communiste est monolithique.

Aussi, l’administration Eisenhower aborde la reconstruction de la nation du Viêt-nam du Sud en des termes classiques de confrontation de guerre froide. Cela se passe en plusieurs étapes :

n une alliance internationale ayant pour but de décourager les forces communistes d’une agression conventionnelle en menaçant les forces communistes d’une guerre conventionnelle, soutenue par une possible frappe nucléaire américaine ;

n un soutien économique aux pays inquiétés par une menace communiste ;

n un envoi de conseillers américains pour aider les unités militaires de ces pays.

[1] R. OSGOOD, America and the World from the Truman Doctrine to Vietnam, Baltimore, The John Hopkins Press, 1970.

[2] Viêt-minh : organisation fondée en Chine méridionale par Hô Chi Minh et ses camarades de lutte en mai 1941. Le programme du Viêt-minh vise à l’établissement d’une république démocratique par le suffrage universel et appelle toutes les classes sociales, organisations révolutionnaires et nationalistes et minorité ethniques à ériger un front unifié contre l’impérialisme français et japonais. Le Viêt-minh s’empare du pouvoir en août 1945, peu après le coup de force japonais (9 mars) Rejeté dans le maquis par l’arrivée des troupes alliées puis françaises, il est modifié dans ses structures en 1951 et devient le Liên Viêt, mais le terme Viêt-minh persistera jusqu’à la fin des hostilités. (21 juillet 1954)

[3] O.S.S. : Office of Strategic Services, prédécesseur de la CIA

[4] Pentagon Papers, New York Times, 1971, p. 9.

[5] D. KINNARD, The War Managers : American Generals Reflect on Vietnam, New York,Da Capo Press, 1991,3e éd., p. 16.

[6] R.D. SCHULZINGER, A Time for War (The United States and Vietnam 1941-1975), Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 57.

[7] G. WARNER, « The United States and Vietnam 1945-1965 (part I), International Affairs, July 1972, p. 386.

[8] Ch-P. DAVID, Au sein de la Maison Blanche, Canada, Presses de l’Université de Laval, 1994, p. 164.

[9] D.B. CAPITANCHIK, The Eisenhower Presidency and American Foreign Policy, Routledge & Kegan Paul, 1969, pp. 27-28.

[10] J.A. NATHAN, J.K. OLIVER, United States Foreign Policy and World Order, New York, Little Brown Company, 1975, p. 455.

[11] J.T. NASH, American Foreign Policy : Response to a sense of Threat, The Dorsey Press, 1973, p. 121.

[12] J.A. NATHAN, J.K. OLIVER, op.cit., p. 451.

[13] R. HILSMAN, To Move a Nation, Doubleday&Company,Inc., 1967,p. 19.

[14] S. HESS, Organizing the Presidency, Washington, The Brookings Institution, 1976, p. 73.

[15] CH-P DAVID, op.cit., p.165.

[16] J.P.BURKE, F.I. GREENSTEIN, How Presidents Test Reality : Decision on Vietnam (1954-1965), New York, Russel Sage Founfation,, 1991, pp. 28-36.

[17] L.H. GELB,R.K. BETTS, The Irony of Vietnam : The system worked, Washington, Brookings Institution, 1978, pp. 56-57.

[18] Le 29 mars Dulles prononce un discours devant l’ Overseas Press Club sur la menace d’une Asie rouge. Il y définit sa stratégie politique : formation d’une coalition des pays intéressés prête à une action concertée, quelqu’en soient les risques. (J. De FOLIN, Indochine 1940-1955 : la fin d’un rêve, France, Perrin, 1993, p. 250.)

[19] R.D. SCHULZINGER, A Time of War, Oxfrod, Oxford University Press, 1997, p. 66.

[20]G. WARNER, « The United States and Vietnam 1945-1965» (part I), International Affairs, July 1972, p. 388.

[21] J.P. BURKE, F.I. GREENSTEIN, op.cit., p. 70.

[22] Pour plus de détails sur le New Look cfr. partie 3, chapitre 2

[23] J.F. SLATON, Intervention in Vietnam : President Eisenhower’s Foreign Policy, A research report, Maxwell Air Force Base, Alabama, Air War College, April 1995, p. 8.

[24] J. DE FOLIN, op. cit., p. 255.

[25] A. SCHLESINGER, A Bitter Heritage, Vietnam and American Democracy :1941-1966, Houghton Miffin Company, 1966, p. 7.

[26] P. FRANCHINI, Les guerres d’Indochine 1: des origines de la présence française à l’engrenage du conflit international, Paris, Pygmalion, 1988.

[27] G. WARNER, « The United States and Vietnam 1945-1965 (part I), International Affairs,July 1972,p.390

[28] Pour plus de détails consultez le document 8 des Pentagon Papers, reproduit dans l’annexe.

[29] H. KISSINGER, Diplomatie, Paris, Fayard,1996, p. 569.

[30] J.DE FOLIN, op.cit., p. 271.

[31]La position d’Eisenhower sera différente en 1965 quand Johnson lui demandera conseil, mais pour des raisons totalement différentes et dans un contexte différent. (cfr.Infra)

[32] G. WARNER, « The United States and Vietnam 1945-1965 (part I), International Affairs, July 1972, p. 393.

[33] « The American response to the Geneva Declarations, July 21, 1954 » in N. SHEEHAN and others (eds), The Pentagon Papers, New York Times, 1971, pp. 52-53.

[34] N. SHEEHAN and others (eds), The Pentagon Papers, New York Times, 1971, pp. 46-47. (document 11)

[35] Un autre exemple est le document datant du 1er octobre 1954 adressé par Eisenhower à Diem : « … The purpose of this offer is to assist the government of Vietnam in developing and maintaining a strong, viable state, capable of resisting attempted subversion or aggression through military means…. Such a government would, I hope, be so responsive to the nationalist aspirations of its people, so enlightened in purpose and effective in performance, that it will be respected both at home and abroad and discourage any who might wish to impose a foreign ideology on your free people. », S.B. YOUNG, « LBJ’s Strategy for disengagement », Vietnam, Februar 1998.

[36] G. WARNER, « The United States and Vietnam 1945-1965 (part II), International Affairs, October 1972, p. 593.

[37] N. SHEEHAN and others (eds), The Pentagon Papers, New York Times, 1971, p. 1.

[38]Asia Treaty organization, in Collectif, Vietnam : History,Documents and Opinions on a Major World Crisis, Fawcett publications, 1965, pp. 92-94.

[39] J.F. SLATON, op.cit., p. 32.

[40] R.D. SCHULZINGER, op.cit., p. 86.

[41] Le Viêt-nam est divisé suivant une ligne précise, aussi il ne peut y avoir qu’une guerre frontale.

[42] J.F. STATON, op.cit., p.46.

[43] FNL : Fondé le 20 décembre 1960, le FNL se veut une large coalition. Le FNL était en réalité un front communiste dirigé par les membres du bureau politique à Hanoi et ses forces armées (Viêt-cong) étaient dirigées par des chefs expérimentés comme Nguyen Giap. Le noyau dur du Viêt-cong était constitué par 10 000 anciens partisans Viêt-minh environ, qui étaient restés au Sud après la partition de 1954, consécutive aux Accords de Genève. Les hommes du Viêt-cong sont répartis en deux sections principales : des unités paramilitaires(villageois qui entreprennent des sabotages) et unités entièrement militarisées (assurent le soutien)

[44] T.GITTINGER, op.cit.,p. 10.

[45] « Une intervention unilatérale de notre part serait notre solution de désespoir si nous n’arrivions pas à convaincre les autres signataires de se joindre à nous » in J.N., « De l’intervention au désengagement au Viêt-nam », Défense Nationale, 1969.

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