Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Kennedy la doctrine nucléaire en usage est la doctrine des représailles massives instaurée par Foster Dulles.
2.1. La doctrine du New Look[1]
Le 12 janvier 1954 Dulles expose la stratégie des représailles massives qui va dominer la politique étrangère américaine jusqu’à la fin de la décennie. Pour Dulles; « on ne peut laisser à l’ennemi, quand il attaque, le choix du lieu, de l’heure et des armes. La tâche des Etats-Unis en devient écrasante.(…)En conséquence le Président a décidé de faire reposer la défense des Etats-Unis et du monde libre sur une grande capacité de représailles, par les moyens et à l’endroit que nous choisirons. Ce qui permettra d’opérer une sélection dans les moyens militaires au lieu de les multiplier. »[2] En d’autres termes, en cas d’attaque du camp soviétique et même si cette attaque est limitée, les Etats-Unis se réservent le droit de recourir immédiatement aux armes nucléaires. Cette politique se fonde sur les capacités de la puissance aérienne qui est supposée se substituer aux forces maintenues à l’étranger et diminuer les pertes humaines. Cette doctrine permet également de concilier les exigences militaires, sociales et économiques.
La Maison Blanche passe donc du principe d’endiguement périphérique à l’endiguement par dissuasion stratégique. A ce sujet, Dulles laisse planer le doute, si et quand les Etats-Unis sont au bord du gouffre (=Brinkmanship) ; » You have to take chances for peace, just as you must take chances in war. Some say that we were brought to the verge of war. Of course we were brought to the verge of war . The ability to get to the verge without getting into the war is the necessary art. If you cannot master it, you inevitably get into war . If you try to run away from it, if you are scared to go to the brink you are lost. (….) » [3]
2.2. Le New Look en question
Le 4 octobre 1957, les Soviétiques lancent dans l’espace leur premier satellite terrestre, le Spoutnik. Cet événement remet brutalement en question les capacités techniques et la sécurité des Etats-Unis. Le lancement du Spoutnik montre à l’évidence que les Soviétiques peuvent construire des missiles intercontinentaux. En pratique, la menace des représailles massives n’étant plus unilatérale, elle se mue en doctrine M.A.D. (Mutual Assured Destruction) et limite finalement davantage la marge de manoeuvre d’Eisenhower sur les théâtres d’opération d’où la volonté du retour à une politique d’endiguement plus classique.
Dès 1956, H. Kissinger écrit dans un article paru dans Foreign Affairs; »(…) They have faced us with problems which by themselves did not seem worth an all-out war, but with wich we could not deal by an alternative capability.(…) A strategy of limited war might reverse or at least arrest this trend. Limited war is thus not an alternative to massif retaliation, but its complement. »
Le rapport Rockefeller(1957), qui résulte des travaux d’un groupe de militaires, d’intellectuels et de scientifiques conclut par le rejet de la doctrine stratégique en vigueur. Il faut pour dissuader l’adversaire, être prêt à toutes les formes de guerre, de la guerre nucléaire à la guerre limitée, sans négliger la guérilla. Ce rapport propose également l’accroissement de l’effort de défense, le partage de la technologie militaire avec les alliés et l’installation en Europe d’armes nucléaires.
2.3. La riposte graduée sous Kennedy
Sous J.F. Kennedy une stratégie d’action graduelle est envisagée pour sortir de la paralysie qu’entraîne l’équilibre de la terreur nucléaire. Les principaux arguments sont fournis par les ouvrages de deux stratégistes nucléaires, R.E. Osgood et H. Kissinger et du général Taylor. Ceux-ci ont le souci d’utiliser la puissance militaire comme un instrument rationnel et efficace de la politique nationale. Ils s’appuient sur la formule de von Clausewitz où la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Selon ces auteurs les armes nucléaires ont plus tendance à immobiliser plutôt que fortifier les positions de leurs détenteurs. Comme l’écrit Kissinger : « The dilemma of the nuclear period can be defined as follows : the enormity of modern weapons makes the thought of war repugnant, but the refusal to run any risks would amount to giving the Soviet rulers a blank check. »[4]
Cette politique du New Look pose donc un double problème. Elle risque de transformer chaque crise mineure en une crise nucléaire majeure et laisse les Etats-Unis sans aucunes alternatives. Par conséquent, il faut une politique qui se situe entre ne rien faire et une guerre nucléaire: la guerre limitée. Pour Kissinger il existe trois raisons pour développer une stratégie de guerre limitée[5] :
a) limited war represents the only means for preventing the Soviet bloc, at an acceptable cost, from overrunning the peripheral areas of Eurasia ;
b) a wide range of military capabilities may spell the difference between defeat and victory even in an all-out war ;
c) intermediate applications of our power offer the best chance to bring about strategic changes favorable to our side.
La riposte graduée repose sur un principe de seuils, incluant une riposte classique puis une riposte nucléaire tactique, puis une frappe stratégique. Elle doit permettre aux Etats-Unis de répondre n’importe où, n’importe quand par la force avec des moyens appropriés. Kennedy définit la réponse graduée de la façon suivante : « To deter all wars, general or limited, nuclear or conventional, large or small – to convince all potential aggressors that any attack would be futile – to provide backing for the settlement of disputes- to insure the adequacy of our bargaining power for an end to the arms race. »[6]
Pour l’administration Kennedy, la réponse flexible requiert donc non seulement une supériorité stratégique, mais également une supériorité à tous les autres niveaux. Par conséquent, l’administration Kennedy s’arme de telle sorte, à pouvoir s’opposer à une agression communiste, dans n’importe quelle partie du monde. A ce sujet une des raisons de l’engagement américain au Viêt-nam est souvent ignorée : l’application de la réponse graduée. L’administration Kennedy est convaincue que les conflits à venir ne seront pas des conflits conventionnels ou nucléaires, pour lesquels les Etats-Unis sont équipés, mais bien des conflits les opposant à une guérilla, ce qui suppose de nouvelles tactiques et doctrines. Kennedy exigera donc un soutien important à la formation des troupes spéciales (Bérets verts) et la création d’un programme de contre-guérilla. Aussi, le Viêt-nam devait à l’origine servir de terrain d’entraînement pour ces forces spéciales.
Bien que les Etats-Unis entrent dans l’ère de la guerre limitée, ce genre de conflits est incompatible avec l’expérience américaine. Une expérience qui remonte à l’époque des colons, où hommes et femmes se battaient pour survivre et qui s’est ensuite confirmée durant la guerre civile -« the complete overthrow of the enemy, the destruction of his military power, is the object of war »- et la seconde guerre mondiale où il y avait une volonté de victoire totale et de reddition sans conditions. L’arrivée de l’âge nucléaire remet cette approche en question.
[1] R. OSGOOD, op.cit..
[2] D. ARTAUD, La fin de l’innocence :Les Etats-Unis de Wilson à Reagan , Paris, éd. A. Colin, 1985, p.194.
[3] J.A. NATHAN J.K OLIVER op.cit., p. 225.
[4] J. SCHELL, « Credibility and limited war », in J.P. KIMBALL, op.cit., p. 124.
[5] Ibidem, p. 127.
[6] R.T.GARZA, U.S. Involvement in Vietnam, 1964-1968, A Research Report submitted to the faculty in fulfillment of the Curriculum requirement, Maxwell Air Force base, Alabama,Air War College, April 1995, p. 7.