L’ensemble des approches, étudiées dans le premier chapitre ne forment pas une simple collection d’éléments juxtaposés, sans relations entre elles. Aussi, un modèle décisionnel est un ensemble ordonné, cohérent dans lequel les concepts qui le composent ont des relations déterminées. Cet ensemble cohérent de concepts clairement définis et qui ont entre eux des relations déterminables est ce qu’on appelle un modèle théorique. Pour J-W Lapierre un modèle est un objet abstrait, formel sur lequel on peut raisonner et qui aide le chercheur à comprendre les objets concrets, réels, à établir des faits et à les expliquer en découvrant leurs rapports. [1]
Un modèle décisionnel ne correspond donc pas à une description de la réalité. Il décrit certains éléments de certains aspects de la réalité et ensuite les simplifie. Comme l’explique R.Hilsman : «In a sense, a conceptual model is a little machine. When the analyst turns the crank, it produces hypotheses that are tested against reality. The hypotheses will tell the analyst what facts to look for, where to look for them and what to expect if the specified facts are present. ».[2]
Par conséquent, si aucun modèle théorique n’offre jamais de synthèse parfaite, il permet de mieux comprendre le processus décisionnel.
2.1. Le modèle Easton[3]
Easton présente le système politique comme un ensemble structuro-fonctionnaliste dont il ne donne aucune détermination institutionnelle et qui est abstraitement considérée comme une boîte noire, une machine, un transformateur. Celle-ci a pour fonction de convertir les exigences adressées au système politique(=inputs) en décisions exécutives, législatives, budgétaires, voire symboliques(=outputs). La transformation des inputs en outputs s’effectue à l’intérieur du système par des processus ou séries d’interactions entre des rôles politiques. Une fois prises les décisions (outputs) vont avoir un double effet sur les exigences et les soutiens qui se trouvent à l’entrée du système : soit elles satisfont les exigences et consolident les soutiens, soit elles relancent les exigences et affaiblissent les soutiens.(=feed-back)
L’approche de Easton offre un modèle théorique qui donne à voir la dynamique d’échanges entre le système social et le système politique. Cette position théorique présente un modèle abstrait d’équilibre entre le système politique et l’environnement sociétal. Aussi, l’approche d’Easton propose un certain nombre de concepts qui sont opératoires dans le contexte de l’analyse politique concrète et qui apparaissent comme des lieux stratégiques pour l’explication des phénomènes de la vie politique. L’analyse offre une boîte à outils conceptuels qui permettent d’appréhender certains aspects des processus politiques concrets.
2.1.1. Les inputs
L’intuition centrale de l’analyse est que les structures politiques n’existent et n’agissent que parce qu’elles sont mues par des sollicitations de la société sur laquelle elles sont branchées. Les demandes ou exigences sont ce que mettent le système politique en mouvement. La demande ne devient un input du système politique que si elle franchit le filtre de la régulation. La régulation de son côté est assurée par des éléments structurés qui sont les vecteurs de l’exigence, qui la font entrer dans le système politique.(ex. les partis politiques, les lobbies, le Congrès,…) Dans les systèmes politiques des sociétés où le pouvoir exécutif détient une primauté de faire sur le pouvoir législatif, les exigences sont souvent introduites à l’initiative des ministères, c’est-à-dire des segments politico-administratifs de l’appareil d’Etat. (= withinputs)
2.1.2. Les outputs
Les outputs résultent de l’allocation autoritaire des valeurs opérée par le système politique. Ils consistent en décisions de type normatif, budgétaire,… qui donnent la réponse à la sollicitation de l’input.
2.1.3. Le feed-back
Quand le système politique a produit ses outputs, ceux-ci rétroagissent sur l’environnement, y apaisent ou relancent les exigences, renforcent ou affaiblissent le soutien.
Si le système Easton permet de voir comment un système politique fonctionne , il ne permet pas de comprendre comment les décisions sont prises, puisque la manière dont les demandes sont converties en décisions n’est pas expliquée.
Par conséquent, il faut dépasser ce modèle de base afin de mieux comprendre le processus décisionnel. Les modèles de référence à ce sujet sont le modèle de J.P.Lovell et de Duroselle.
2.2. Le modèle de J.P. Lovell
Le modèle de Lovell est construit à partir du modèle d’Easton. Ce système fonctionne tout comme le modèle Easton avec des inputs, outputs et feed-back. La grande différence est que ce modèle examine la boîte noire. Dans le modèle de Lovell, le rôle des acteurs participants à la décision sont définis de manière plus explicite. De plus, le modèle met bien en évidence les différents filtres par lesquels les inputs doivent passer avant de se transformer en outputs.
Ce modèle est particulièrement intéressant, car il tient compte de toutes les approches (systémique, bureaucratique, sociétale, perceptuelle et sociologique).
2.3. Le modèle de Duroselle
Nous n’allons pas développer le modèle Duroselle dans son entièreté, car seule une partie du modèle nous intéresse. Aussi, nous vous renvoyons à l’annexe pour avoir une explication détaillée de tout le modèle.
Ce qui nous intéresse en particulier dans ce schéma d’ensemble est la colonne du milieu qui se divise en amont (prise de décision) et aval (exécution de la décision) Celle-ci met l’accent sur l’Exécutif et ses relations avec les autres acteurs.
Le but du schéma est de montrer qu’une conduite de politique étrangère ne s’arrête pas à la décision prise mais comporte sa mise en œuvre. Une mise en oeuvre où le décideur se confond souvent avec la personne ou le petit groupe qui dirige l’exécution. En effet on ne peut concevoir un Etat où décideur et responsable au sommet de l’exécution seraient deux personnes séparées. La mise en œuvre dépend du décideur, en tant qu’Exécutif et de chefs de l’exécution (= militaires, diplomates, fonctionnaires,…) Cette équipe d’exécution correspond partiellement et partiellement seulement avec l’équipe décisionnelle.
Concernant la colonne de gauche du schéma général, Duroselle met l’accent sur l’ensemble de ce que voient et donc croient vrai, le décideur et son équipe. La colonne de droite s’intéresse à l’extérieur de l’organisme.
Ces deux colonnes mettent l’accent sur l’approche cognitive et l’approche systémique. Ainsi le modèle Duroselle reprend les différentes approches analysées dans le premier chapitre.
2.4. Modèle Sui Generis
En prenant des éléments de ces deux derniers modèles et en tenant compte des points développés dans le premier chapitre, il est possible de construire un troisième modèle qui tout en tenant compte des différentes approches, fait ressortir l’Exécutif.
Le corps du modèle( =des forces organisées à la décision) forme le processus décisionnel rationnel. Un processus qui n’est efficace qu’en cas de crise de courte durée (cfr. le livre d’Allison sur la crise de Cuba). A côté du corps, le modèle reprend toute une série de variables subjectives(la structure, le style,…) qui dans une prise de décision influencent de manière positive ou négative la prise de décision. Nous reviendrons de manière plus explicite sur ce modèle dans les parties suivantes.
Avant d’en arriver à l’examen de la politique de l’administration Eisenhower nous voudrions insister sur un point qui résume bien toute la problématique de la prise de décision et qui est illustrée par la question souvent ignorée des dilemmes auxquels les décideurs sont confrontés.
2.5. Les dilemmes
Tout président est confronté dans sa recherche d’une décision de haute qualité (high-quality) à deux exigences afin d’être un décideur effectif.
Il doit être sensible à la nécessité d’obtenir un consensus suffisant dans sa prise de décision au sein de son administration, du Congrès et de l’opinion publique. Le degré de soutien requis varie en fonction des actions et décisions présidentielles, tout comme du jugement personnel du président du degré de consensus dont il nécessite. L’objectif est d’éviter une tension entre la qualité d’une décision et son acceptation. Dans le cas contraire, le décideur doit faire un choix entre une qualité moindre pour une plus grande acceptation ou accepter le risque d’un soutien moindre afin de poursuivre une action politique que le décideur et ses conseillers estiment dans l’intérêt national.
De manière similaire, le président au moment de la prise de décision doit être sensible aux contraintes du temps et à un usage effectif des ressources disponibles. Aussi A .George explique que « In many instances the search for a higher-quality decision cannot or should not be prolonged insofar as the failure to make a timely decision may itself reduce the likelihood of achieving a successful outcome. Nor should the search for a higher quality decision on one policy question be allowed to consume a disproportionate share of the manpower, and the analytical and intelligence ressources that must be available to attend to other urgent policy questions. »[4]
Par ces deux dilemmes un troisième naît entre l’acceptation de la décision et le temps pour faire accepter la décision.
Un décideur pour une décision effective se doit donc d’être sensible aux trois dilemmes. Ainsi à chaque circonstance le décideur se doit de peser le pour et le contre. Toutefois, ces dilemmes ne valent pas durant le processus décisionnel d’une crise de courte durée (ex. la crise de Cuba) où là le décideur se tourne plutôt vers le modèle rationnel (cfr.supra) et où les décisions doivent être prises en quelques jours, parfois quelques heures sans qu’un soutien ou consensus puisse être obtenu.
Conclusion
La première partie a été un bref compte-rendu des théories scientifiques de la décision et de certains modèles décisionnels, dont nous en avons retenu un : le modèle Sui Generis.
Les prochaines parties de ce mémoire visent à rendre compte des faits et de la stratégie suivie. A partir de ceux-ci nous pourrons déduire les diverses variables qui dans la prise de décision influencent l’élaboration de la politique étrangère, la structure décisionnelle, la volonté ou non de tenir compte du dilemme du consensus,….. et enfin vérifier si le modèle Sui Generis s’applique et de quelle façon.
[1] J-W LAPIERRE, L’analyse des systèmes politiques, France, PUF,1973, p. 10.
[2] R. HILSMAN, The Politics of Policy Making in Defense and Foreign Affairs, New Jersey, Prentice-Hall, 1990, p. 43.
[3] J-W LAPIERRE, op.cit., pp.42 es.
[4] A.L. GEORGE, op. cit, p. 2.