Chapitre IV. Un nouveau regard sur Clausewitz  et Jomini

De tous temps ont existé des principes fondamentaux dont dépendent les bons résultats à la guerre… Ces principes sont immuables, indépendants de la nature des armes, de l’époque historique et du lieu.

Antoine Henri Jomini ,
Traité des grandes opérations militaires

Le génie… s’élève au-dessus de toutes les règles… La meilleure règle, c’est ce que fait le génie, et la théorie ne peut rien faire de mieux que de le montrer et dire pourquoi.

Carl von Clausewitz , On War

Les chapitres précédents ont révélé des points de conver­gence notables entre les théories de John Boyd et John Warden. Les deux hommes soutiennent que la cible de toute action mili­taire devrait être le commandement  ennemi, et que le méca­nisme le plus efficace et le plus sûr permettant de transformer un investissement militaire en gain politique est la paralysie  de ce commandement. Néanmoins, alors qu’ils partagent certaines conviction fondamentales sur la façon adéquate de conduire la guerre, Boyd et Warden divergent profondément dans leur approche théorique. Leurs approches respectives représentent deux traditions dans la nature et le but de la théorie. Deux théoriciens du XIXe siècle illustrent bien ces traditions.

Durant la première moitié du XIXe siècle, deux érudits – guerriers, un Suisse et un Prussien s’attachèrent à expliquer les remarquables succès remportés par Napoléon  Bonaparte avant sa décision fatale de marcher sur Moscou. Bien que partageant les mêmes expériences des campagnes napoléoniennes, chacun attribue aux victoires du Corse des raisons fondamentalement différentes. Le théoricien suisse Antoine Henri Jomini  attribue à Napoléon une conduite de ses affaires militaires conforme aux grands et véritables principes de la guerre.  Le théoricien prus­sien Carl von Clausewitz , pour sa part, accorde à Napoléon le génie militaire, suggérant que l’art de la guerre consiste en bien plus qu’une stricte adhésion à un ensemble particulier de règles.

De l’avis général, une lecture attentive de leurs derniers traités (Précis de l’art de la guerre de Jomini , et Vom Kriege de Clausewitz ) estompe les différences nettes que certains aiment voir dans leurs réflexions respectives sur la manière de gagner une guerre. Elle révèle ironiquement le fait que, dans leurs approches théoriques de l’étude d’un conflit, Jomini est plus clausewitzien et Clausewitz plus jominien que beaucoup ne le pensent.

Jomini  est souvent, et injustement, décrit comme ayant une approche de la théorie militaire rigide, méthodique et formaliste. Pourtant, dans les premiers passages de son magnum opus, il se défend contre de telles accusations :

L’ensemble de mes principes et des maximes qui en découlent a mal été appréhendé par plusieurs auteurs ; certains en ont fait les applications les plus erronées ; d’autres en ont tiré des conséquences exagérées qui n’ont jamais pu exister dans mon esprit. En effet, un général, après avoir participé à une douzaine de campagnes, doit savoir que la guerre est un grand drame au sein duquel des milliers de causes physiques ou morales agissent plus ou moins puissamment, et que ce drame ne peut pas être réduit à des calculs mathématiques [1].

De façon similaire, Clausewitz  est souvent, à tort, décrit comme renonçant aux règles de la guerre dans leur ensemble. Alors que Vom Kriege est plus connu et considéré pour l’intro­duction et l’évaluation des aspects moraux et psychologiques de la guerre, Clausewitz consacre une partie importante de son travail classique à la présentation des principes tactiques et stratégiques[2].

Cependant, alors que l’on ne peut tracer une frontière nette entre eux, il existe bien une tension entre Jomini  et Clausewitz , autant théorique que personnelle. Cette tension apparaît claire­ment dans les deux passages suivants :

La différence fondamentale entre Clausewitz  et Jomini  est la suivante : le Prussien sillonne les domaines psy­chologiques et philosophiques de la bataille, cherchant à percer les ténèbres métaphysiques d’où sortent les compo­sants intangibles mais néanmoins omniprésents de l’affrontement ; Jomini, lui, est plus intéressé par les caractères directs de la guerre telle qu’elle existe, il traite ainsi plus du concret et moins du philosophique [3].

Différant de Clausewitz  qui se consacra à l’étude de la nature et de l’esprit de la guerre, Jomini  se présente dans l’histoire de la pensée militaire comme le théoricien de la stratégie. Il ne s’intéressait pas aux problèmes issus des concepts de “war-in-essence” et “war-in-being’’ ; il se limita à ce qu’il considérait comme les questions pratiques de la guerre [4].

Ainsi, nous disposons de deux approches distinctes de l’étude de la guerre – l’une pratique, focalisée sur le domaine physique, l’autre philosophique, centrée sur les questions morales et men­tales. Nous avons deux écoles de pensée différentes concernant la nature et le but de la théorie militaire – l’une jominienne, l’autre clausewitzienne. L’une n’est pas entièrement juste, l’autre n’est pas entièrement fausse. Ce sont simplement des points de vue différents, méritant de plus amples explications.

La tradition jominienne considère l’exercice de la guerre (sa stratégie) comme pouvant se réduire à un ensemble de règles ou de principes généraux pouvant être scientifiquement exploité et universellement appliqué. Elle reconnaît que la nature de la guerre peut changer en fonction de variables politiques et/ou morales, mais soutient que la conduite de la guerre est inva­riante et gouvernée par des principes. Pour les jominiens, le devoir de la théorie est de découvrir ces vérités immuables et de promouvoir leur adoption et leur emploi. Selon les mots de Jomini,  “con­vaincu d’avoir saisi le juste point de vue selon lequel il était nécessaire de considérer la théorie de la guerre afin de découvrir ses véri­tables règles,… je me suis mis personnellement au travail avec l’ardeur d’un néophyte” [5].

L’école jominienne reconnaît que la nature de la guerre est complexe et dramatique et que, par conséquent, sa maîtrise complète est vraiment un art. Cependant, la stratégie de la guerre est scientifique, compréhensible, permanente et gouver­née par des principes éternellement valides. Empruntant un concept à la nouvelle science du chaos et de la complexité, on peut dire que les jominiens sont principalement des penseurs “linéaires” en ce qui concerne la conduite de la guerre. Ils croient en une certaine causalité, ou prévisibilité, des actions entre­prises au cours de la guerre ; autrement dit, ils pensent que des causes identiques produisent des effets identiques, ou encore, en langage stratégique, qu’un plan d’attaque imaginé et conduit selon les véritables principes de la guerre  débouchera néces­sairement sur la victoire, maintenant et toujours.

Persuadés que la stratégie peut être réduite à une science, les jominiens ont tendance à être plus normatifs qu’heuristiques dans leur présentation de la théorie militaire. Autrement dit, les théories jominiennes visent à apprendre aux soldats à agir plutôt qu’à penser, la théorie devant fournir au combattant les réponses aux questions qu’il se pose dans l’environnement impressionnant de la bataille[6].

La tradition clausewitzienne considère au contraire le dérou­lement de la guerre selon une perspective davantage “non-linéaire”[7]. Des entrées (stratégies) identiques ne produisent pas toujours les mêmes effets. L’incertitude naturelle de la guerre rend impossible de garantir que ce qui a fonctionné hier fonctionnera demain. Deux plus deux ne feront pas toujours quatre. Cette imprévisibilité exige de toute théorie sur la guerre d’être plus heuristique que directive puisque “aucune recette suffisamment universelle pour recevoir le statut de loi ne peut être appliquée à ce phénomène diversifié et en constante évolution qu’est la guerre” [8]. Comme le déclarait Clausewitz , “la théorie doit être étudiée, pas la doctrine¼ Elle est faite pour éduquer l’esprit du futur chef, ou, plus précisément, pour le guider dans son apprentissage autodidacte, pas pour l’accompagner sur le champ de bataille” [9].

L’école clausewitzienne insiste donc sur le fait que la première fonction de la théorie militaire est de fournir les méthodes intellectuelles permettant de répondre aux questions troublantes qui se posent durant la guerre, ce n’est pas de lui fournir les réponses. Il faut nourrir les facultés mentales du chef afin qu’il trouve les solutions par lui-même, et ce malgré l’environ­nement menaçant et incertain dans lequel il doit opérer. “Le besoin de répondre à un environnement en perpétuel change­ment oblige le commandant à porter tout l’appareil intellectuel de sa connaissance avec lui¼ Le savoir du chef doit être transformé en une véritable capacité (souligné par moi), par assimilation totale dans sa vie et son esprit” [10]. La théorie militaire a pour vocation d’être un stimulant intellectuel, pas une check-list du champ de bataille ; elle est l’outil de transformation de la con­naissance en capacité.

Les théoriciens clausewitziens ne cherchent pas à prescrire des règles de la guerre mais visent à développer un état d’esprit, une manière de penser ; là se trouvent les clefs pour être victorieux dans le brouillard et la friction de la guerre.

La guerre est le royaume de l’incertitude ; les trois quarts des facteurs qui servent de base à l’action de guerre sont enveloppés dans le brouillard d’une plus ou moins grande incertitude¼ Le chef découvre continuellement que les choses ne sont pas celles qu’il attendait¼ Ces incertitudes affectent nos décisions, et notre esprit doit en permanence être armé (souligné par moi), pour ainsi dire, pour traiter avec elles [11].

L’école clausewitzienne cherche à armer en permanence le chef militaire avec le “génie”, que le Prussien lui-même définis­sait comme “une aptitude mentale très développée pour une occupation particulière”. Dans le métier de la guerre, cette aptitude mentale représente une force psychologique qui génère un équilibre harmonieux entre intelligence et caractère, et autorise l’individu à travailler en ambiance d’incertitude[12]. De plus, cette aptitude peut être développée : “Que la pratique et un esprit entraîné y contribuent beaucoup est indéniable” [13]. Ainsi, Clausewitz  partage l’opinion selon laquelle le génie de la guerre  peut être défini et doit être enseigné, conviction bien établie à l’image de la croyance jominienne dans les principes de la guerre .

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Évaluant nos théoriciens de la paralysie  stratégique à la lumière des idées précédentes, il apparaît que les réflexions de Warden sont essentiellement jominiennes dans leur caractère, leur contenu et leur dessein, alors que celles de Boyd sont essentiellement clausewitziennes. Warden développe dans son modèle des cinq cercles  une théorie pratique, concrète et linéaire : l’attaque rapide et simultanée des formes physiques de l’ennemi. Il prescrit l’attaque directe ou indirecte sur la direction nationale ennemie comme une façon d’imposer son point de vue dans un environnement conflictuel. Bien que l’on puisse toujours changer une approche tactique, si l’option “balle dans la tête” a donné de bons résultats une fois, elle le fera toujours, et donc elle devrait toujours être le but stratégique des opérations militaires[14].

De plus, Warden représente l’efficacité au combat comme la multiplication de la force physique par la force morale, ce qui lui permet de ne se concentrer que sur la variable tangible de l’équation. Si vous décimez les capacités physique de l’ennemi, sa force morale n’a plus d’importance. Ainsi, tant au niveau de l’application que de la théorie de la guerre, il est compréhensible, acceptable et, en fait, préférable de faire porter l’effort sur le domaine physique.

De son côté, Boyd décrit, dans son modèle de la boucle OODA , une théorie moins linéaire, plus philosophique et abstraite : la manœuvre à l’intérieur du processus intellectuel de l’ennemi. Il reconnaît l’incertitude de la guerre et le besoin d’agilité intellectuelle et de créativité qui en découle – le génie. Il croit que l’on peut enseigner le génie, c’est ce qu’il vise pour son auditoire à travers le processus intellectuel de “déstructuration et création”. Il recommande au stratège militaire de se fami­liariser avec de nombreuses théories, doctrines et modèles diffé­rents ; les meilleurs acquis qu’il en retirera, combinés à ce génie de la “déstructuration et création”, lui permettront d’établir le plan d’attaque le plus adapté à la situation du moment. Plus encore, et grâce à un entraînement poussé, le stratège sera capable de le faire à un rythme plus rapide que son adversaire, de manière à le faire se replier sur lui-même, et finalement à annuler sa volonté de résister.

Warden affirme que l’adhésion au principe des attaques parallèles, bouleversant l’ennemi en profondeur, conditionnera l’obtention de la victoire dans une guerre du XXIe siècle.

Boyd affirme, lui, que le succès dans les conflits futurs, comme dans toutes les guerres passées, sera le résultat du travail du génie dans l’environnement menaçant de l’incertitude. Comme le remarque Grant Hammond,  “Boyd sait que la certi­tude n’existe pas, Warden veut la faire exister” [15].

Ainsi donc, bien que tous deux soient théoriciens de la para­lysie  stratégique, John Warden est plus jominien et John Boyd plus clausewitzien.

Cependant, comme nous l’avons fait remarquer auparavant, aucune des deux approches n’est juste ou fausse. En fait, dans ce cas, les théories de Boyd et Warden se complètent plutôt bien. Alors que Boyd parle d’opérer sur un rythme plus rapide que son adversaire, Warden décrit les avantages stratégiques et opéra­tionnels inhérents à l’hyper guerre hi-tech. Alors que Boyd parle de créer un environnement hautement fluide et menaçant auquel l’adversaire ne pourra s’adapter, Warden prône les attaques parallèles sur les principaux nœuds stratégiques et opératifs. Et lorsque Boyd se concentre sur l’interruption du processus de fonctionnement du C2 ennemi en s’immisçant à l’intérieur de son cycle OODA , Warden se focalise sur la désorganisation matérielle du C2 ennemi grâce à des attaques sur le système des cinq cercles  interdépendants, la direction nationale étant au centre.

John Boyd et John Warden ont de la paralysie  stratégique deux approches théoriques distinctes mais complémentaires ; ils sont comme des jumeaux nés de mères différentes.

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Après avoir exploré les idées respectives de Boyd et Warden, et souligné les points de convergence et de divergence, nous pouvons maintenant examiner la contribution de chacune de leurs théories à l’évolution de la pensée sur la puissance aérienne  au cours du XXe siècle. Comme nous allons le voir, leurs travaux représentent un changement fondamental dans la théorie aérienne stratégique – de la paralysie  par la guerre visant l’économie vers la paralysie par la guerre visant la conduite des opérations .

[1]           Antoine Henri Jomini , The Art of War, dans Roots of Strategy, Livre II, Harrisburg, Pa, Stackpole Books, 1987, p. 437.

[2]        Un traité datant de 1813, relatif à Principles of War, écrit par Clausewitz  à l’intention du Kronprinz est encore plus directif. Cependant, comme il en avertit son royal élève, les principes présentés “ne vous donne­ront pas tant une instruction exhaustive…, qu’ils vous serviront de guide et stimuleront vos propres réflexions”. Carl von Clausewitz, Principles of War, dans Roots of Strategy, Livre II, p. 315.

[3]           Brig Gen J. D. Hittle, “Introduction to Jomini ”, dans Roots of Strategy, Livre II, pp. 408-409.

[4]           Crane Brinton “Jomini ”, dans Edward Meade Earle, Makers of Modern Strategy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1943, p. 89.

[5]           Jomini , Art of War, dans Roots of Strategy, p. 436.

[6]           De nombreux historiens de renom notent que la tradition jominienne a dominé la pensée militaire américaine durant les 150 dernières années. Par exemple, Michael Howard  écrit : “c’est en termes jominiens plutôt que clausewitziens que les soldats sont entraînés à réfléchir”, puisque le métier compliqué de la guerre est plus facilement enseigné en se concentrant sur la mécanique des opérations militaires plutôt que sur les paramètres nébuleux que sont le moral, le génie, etc. Peter Paret  fait remonter cette prédomi­nance jominienne à la fin du XIXe siècle, époque “d’atmosphère intensément empirique”. Michael Howard, “Jomini  and the Classical Tradition in Mili­tary Thought”, et Peter Paret, “Clausewitz  and the Nineteenth Century”, dans Michael Howard (ed), The Theory and Practice of War, Bloomington, Ind., Indiana University Press, 1975, pp. 13-14, 31.

[7]           Dans un article suggestif, Alan Beyerchen prétend que Clausewitz  lui-même était un penseur “non linéaire”, et que On War est un exposé classique de la non linéarité – ou de l’imprévisibilité – de la bataille. Voir Alan Beyerchen, “Clausewitz, Nonlinearity, and the Unpredictability of War”, International Security 17, n° 3, hiver 1992-93, pp. 59-90.

[8]           Carl von Clausewitz , On War, op. cit., p. 152.

[9]           Ibid., p. 141.

[10]         Ibid., p. 147.

[11]         Ibid., pp. 101-102.

[12]         Ibid., p. 100.

[13]         Ibid., p. 110.

[14]         Interview de Warden, 23 février 1994.

[15]         Interview de Grant T. Hammond  par l’auteur, 3 février 1994.

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