CHAPITRE V – GORBATCHEV ET LA STRATÉGIE DÉFENSIVE

Très rapidement après l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, l’URSS va se trouver dans une situation paradoxale. Après quelque trente ans d’âpres débats qui ont abouti à la « victoire » de la dissuasion, cette dernière va être immédiatement condamnée par le nouveau secrétaire général. La vie officielle du principe de dissuasion a donc été de courte durée. Pourtant, en dépit de cette condamnation initiale, la rationalité du débat stratégique va reprendre le dessus et relativiser le rejet de la dissuasion. Se substitue à ce concept celui de la « suffisance raisonnable », fondement d’une stratégie « strictement défensive ». Néanmoins, ces deux notions nouvelles qui ont fait l’objet de nombreuses discussions, seront soumises à l’épreuve des faits – et du feu – en 1991. La guerre du Golfe a, en effet, permis aux militaires, qui ne les avaient jamais réellement acceptées, de remettre en question la plupart des conceptions proposées sinon imposées par M. Gorbatchev.

Dissuasion ou suffisance raisonnable ?

Il est communément admis que les relations entre Mikhaïl Gorbatchev et l’armée n’ont pas été des plus cordiales. Leur premier contact officiel a lieu le 11 juillet 1985 à Minsk. On ignore précisément ce qu’a dit le secrétaire général – est-ce déjà à cette date qu’il annonce les premières mesures de restrictions budgétaires ? – mais plusieurs témoignages ont confirmé que cette réunion de Minsk s’était mal passée128. Cause ou conséquence de cette rencontre, une semaine plus tard étaient prises les premières mesures de mise à la retraite de la plupart des chefs militaires soviétiques. Deux mois plus tard, M. Gorbatchev engageait ses premières critiques contre la dissuasion.

C’est à l’occasion de son voyage à Paris – sa première visite dans un pays occidental en tant que secrétaire général – qu’il engage les hostilités contre la dissuasion, mais aussi qu’il lance un certain nombre d’idées-forces de sa nouvelle politique. Dans son intervention à l’Assemblée nationale, l’hôte de la France affirme que : « La peur d’un châtiment insupportable reste pour l’instant ce qui empêche la guerre… Cependant, tout le monde comprend qu’une paix durable ne saurait reposer sur la seule peur. Il s’agit donc de savoir où chercher une alternative à la peur ou bien, pour reprendre le langage militaire, à la dissuasion » 129. La relative modération de son « offensive » de Paris peut s’expliquer à la fois par le fait qu’il s’agit d’un premier essai de critique de la dissuasion, mais peut-être aussi parce qu’il veut ménager son partenaire français, sachant l’importance que ce dernier accorde à la dissuasion nucléaire. Et, pour modérer encore son propos, M. Gorbatchev affirme également : « Si le désarmement général et complet est toujours un objectif noble mais lointain, il faut au moins s’entendre sur une suffisance raisonnable des armements, en premier lieu nucléaires, sur le maintien d’une stabilité stratégique au niveau le plus bas possible de cette suffisance » 130.

A priori, on aurait pu penser que les deux idées développées en ce début du mois d’octobre 1985, était complémentaires et que la suffisance raisonnable pouvait conduire au principe d’une dissuasion minimum sur lequel les deux superpuissances n’avaient pu s’entendre au début des années soixante. Or très rapidement, il va s’avérer que, dans l’esprit de M. Gorbatchev, il s’agit de deux notions distinctes voire opposées131. C’est au cours des premiers mois de l’année 1986 que va s’opérer une première clarification des concepts « stratégiques » du nouveau secrétaire général.

Le 15 janvier 1986, Mikhaïl Gorbatchev propose un plan de liquidation totale des armes nucléaires d’ici l’an 2 000. Outre son aspect « radical », ce plan est aussi une réponse politique – la première effectuée en tant que telle par un dirigeant soviétique – au discours du président Reagan du 23 mars 1983 sur l’IDS. L’objectif de cette proposition est de démontrer que si l’IDS a pour objectif de rendre l’arme nucléaire obsolète, l’URSS dispose d’un plan plus économique et moins déstabilisant permettant de liquider totalement toutes les armes nucléaires en quinze ans. Mais il s’agit aussi, plus globalement, de condamner le principe de la dissuasion. Or, jusqu’en 1987, c’est Mikhaïl Gorbatchev qui détient le monopole de cette condamnation. Deux raisons peuvent expliquer ce fait que, pendant près de deux ans, les experts se soient tus sur ce sujet.

La première de ces raisons tient au fait que les militaires, mais aussi la plupart des experts civils, ne souscrivent pas à cette condamnation, alors même qu’ils viennent d’adopter le principe de la dissuasion dans le concept stratégique. Mais comme l’on est encore dans un système soviétique qui, même s’il veut se moderniser n’en reste pas moins… soviétique, il ne sied guère de s’opposer directement à un secrétaire général du PCUS, tant pour des raisons de convenance que de simple prudence ! La seconde raison serait que les experts civils et militaires ne comprennent pas réellement ce que souhaite précisément M. Gorbatchev. Celui-ci tient un discours abstrait voire utopique qui ne correspond guère aux réalités tant en termes de stratégie théorique que de stratégie des moyens. Les armes nucléaires stratégiques sont toujours présentes dans l’arsenal soviétique et le discours stratégique ne peut pas ne pas en tenir compte. Comment dans ces conditions faire passer un message qui ne saurait en aucun cas être crédible ? En d’autres termes, M. Gorbatchev découvre avec quelque naïveté et beaucoup de présupposés idéologiques les questions stratégiques.

Le débat de 1987

L’année 1987 est incontestablement l’année des grands changements dans la politique soviétique, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Au cours de cette année, M. Gorbatchev se rend compte que les changements qu’il entendait introduire dans le système seront inefficaces s’il n’engage simultanément un processus de changement du système lui-même. Il est, dans ces conditions, possible de considérer que l’engagement des débats sur la dissuasion et la suffisance raisonnable au cours de cette année peut être relié au tournant qui s’amorce dans la vie politique soviétique. Le véritable lancement de ce débat sur la suffisance raisonnable n’apparaît pas à un moment innocent. C’est en effet durant cette première moitié de 1987 que l’URSS énonce la doctrine défensive du Pacte de Varsovie, qui, sur le moment, a été perçue à l’ouest comme étant un document essentiellement déclaratoire. Au même moment, M. Gorbatchev s’apprête à accepter le principe de l’option zéro qui mettra un terme à la crise des euromissiles132. Plusieurs articles, enfin, sont publiés sur le sujet de la suffisance raisonnable et de la dissuasion.

Or, les points de vue présentés dans ces différents articles ne sont pas tous convergents. Le premier en date de ces textes est celui du nouveau directeur de l’IMEMO, l’académicien E. Primakov133. Dans ce texte, l’académicien, allant à l’encontre des conceptions du secrétaire général, affirme le principe d’une dissuasion minimum : « Toute la planification et l’organisation militaires seront fondées sur le principe de la suffisance. Ceci signifie que seront mis en avant les moyens nécessaires en quantité et en qualité, susceptibles de dissuader la partie adverse et de garantir la sécurité de l’État au cas où, malgré tout, la guerre serait déclenchée ». Si ces considérations sont quelque peu éloignées de celles du secrétaire général – sans en être tout à fait opposées – M. Primakov adoptera un discours nettement plus « orthodoxe » quelques semaines plus tard dans la Pravda où il qualifie les moyens de la dissuasion d’ »amoraux » et d’ »incertains »134. Quatre jours plus tard, sous la plume d’un autre académicien, le physicien M. Markov, la même Pravda reprenait l’offensive contre la dissuasion qualifiée d’ »illusion dangereuse »135. On peut enfin citer, l’un des principaux éditorialistes de ce quotidien, également porte-parole de la « politique-soviétique-de-paix », Iouri Joukov, qui qualifiait la dissuasion de « doctrine née il y a quarante ans » et donc dépassée, mais aussi d’ »ersatz de paix » pour enfin retrouver ce qualificatif d’ »amoral » lancé par M. Gorbatchev dès le début de la campagne136.

Pourtant, dans le même temps l’Etoile Rouge continuait de défendre le principe d’une suffisance raisonnable fondée sur une dissuasion minimum. Lors d’une conférence de presse tenue au centre de presse du ministère des Affaires étrangères, M. V. Petrovski et les généraux Tchervov et Gareev affirmaient que « la doctrine militaire des pays socialistes a pour objectif de garantir une défense suffisante et de dissuader un agresseur » 137. Il semble ainsi que, durant les premières semaines de l’été 1987, une polémique se soit engagée sur le lien entre suffisance et dissuasion. Elle s’achève avec la publication d’un article du ministre de la Défense, le général Jazov, qui paraît devoir clore ce premier débat. Bien que l’article soit essentiellement consacré aux négociations en cours sur le désarmement – l’URSS vient d’accepter le principe de l’option zéro dans la crise des euromissiles – le ministre n’en développe pas moins sa conception – la conception officielle – de la suffisance raisonnable.

On retrouve dans l’article du ministre certaines des caractéristiques des débats de cette deuxième moitié des années quatre-vingt où l’on mentionne moins le terme de dissuasion que ses principes fondamentaux. Il s’agit, semble-t-il, pour le ministre de ne pas s’opposer directement au secrétaire général qui a montré son aversion pour le mot, sinon pour le concept, mais néanmoins de continuer de défendre ses convictions profondes. Le général Jazov affirme ainsi, et sans mentionner le terme de dissuasion, que « lorsque l’on parle de suffisance raisonnable, on pense qu’à l’étape actuelle, et pour les forces stratégiques de l’Union soviétique, la nature de la suffisance est déterminée par la nécessité d’interdire une attaque nucléaire susceptible de rester impunie et cela, dans n’importe quelles circonstances, fussent-elles les plus défavorables… La parité garantit la possibilité de réaliser une action en riposte en toutes circonstances et d’infliger à l’agresseur des dommages inacceptables » 138.

La conclusion que l’on peut tirer de cette citation est que, dans son ensemble, le ministre donne prudemment raison aux opposants du secrétaire général. En défendant, mais sans la nommer, tous les principes constitutifs de la dissuasion – dommages inacceptables, interdiction, maintien d’une capacité de riposte – le ministre désavoue en réalité les idées développées depuis deux ans par le pouvoir politique en démontrant que la dissuasion est destinée à jouer un rôle encore durable si l’on tient compte notamment de l’arsenal dont disposent les deux superpuissances et ce, malgré la décision de liquider toute une catégorie d’armes nucléaires, en l’occurrence les FNI. A la fin de 1987, on peut, dans ces conditions, considérer que l’URSS ne dispose plus de doctrine stratégique officielle qui fût admise par tous. A l’issue du débat de l’été 1987, il règne une grande confusion dans le discours stratégique soviétique ; confusion à laquelle le lancement effectif de la politique de « perestroïka » ne contribuera guère à mettre un terme. Pourtant le débat n’est pas achevé.

La suffisance : la reprise du débat

Ce qui paraît caractériser le plus les douze à dix-huit mois qui ont précédé la chute du Mur de Berlin est l’émergence voire la prééminence des « institutchikis » dans le débat sur la défense. Ce sont en effet des experts civils des questions militaires, issus des instituts de l’Académie des Sciences, qui vont occuper le devant de la scène en cette fin de la décennie quatre-vingt. Il ne sont pas apparus ex nihilo et, pour la plupart, ils remplissaient déjà une fonction politique avant l’accession au pouvoir de M. Gorbatchev. Représentants des principaux instituts, qui servent de « réservoirs d’experts » auprès du Comité central du PCUS, ces experts – certains sont, il est vrai, d’anciens militaires – faisaient déjà office de lanceurs d’idées ou de ballons d’essais sous Brejnev et même, dans une moindre mesure, sous Khrouchtchev.

L’on peut aussi penser que, après les déclarations du ministre de la Défense de juillet 1987 mettant fin au débat sur la dissuasion et proposant une définition « officielle » de la suffisance raisonnable, les militaires – par discipline ? – font moins entendre leur voix. De plus, encore marqués par des décennies de limitation de capacité d’expression et par la nécessité de respecter le principe de cohérence entre tout discours politique nouveau – et le discours stratégique ne fait pas exception – et l’idéologie dominante, les militaires ont pu hésiter à poursuivre un débat dans un cadre idéologique fluctuant. Enfin, à partir de 1988-89, les préoccupations des militaires, dont le prestige et les conditions de vie ne cessent de se dégrader, sont plus spécifiquement matérielles, laissant ainsi aux « institutchikis » le quasi-monopole du débat de fond. Il ne s’agira pas ici de développer toutes les positions avancées par ces experts, quel qu’ait été leur intérêt. On ne s’arrètera que sur deux d’entre elles particulièrement significatives à la fois du désarroi mais aussi du dégré d’ouverture dont la presse soviétique fait preuve en cette fin de décennie. La première présente les diverses conceptions que l’on peut avoir de la doctrine défensive ; la seconde propose, de manière quelque peu provocatrice, l’adoption par l’URSS d’un concept que l’on pourrait qualifier de dissuasion du faible au fort.

En juin 1988, deux experts de l’Institut des États-Unis établissent les grandes lignes de ce qui peut être perçu comme l’ensemble des positions en présence dans un débat qui porte sur la notion de défensive. Les deux auteurs de cet article – Andreï Kokochin, directeur-adjoint de l’institut et le général Valentin Larionov, chercheur au même institut, et qui avait été secrétaire du comité de rédaction du manuel de stratégie du maréchal Sokolovski – pourraient donc avoir été chargés de présenter l’état du débat. Publiées dans un premier temps dans la revue de l’IMEMO139, les thèses des deux auteurs sont reprises dans une brochure du Comité soviétique pour la sécurité et la coopération en Europe, diffusée près d’un an plus tard, en russe et en anglais140. L’essentiel du travail de ces deux auteurs consiste à présenter, dans les deux types de publication, « quatre variantes hypothétiques… destinées à stimuler la recherche » sur les conceptions stratégiques défensives applicables en cas de confrontation armée directe entre les deux alliances militaires sur le continent européen. L’intérêt de ces quatre variantes tient essentiellement au fait d’avoir été présentées durant cette phase d’euphorie et de début de célébration de la fin de la « guerre froide » qui précède la chute du Mur de Berlin.

La première de ces quatre variantes consiste, en cas d’engagement d’hostilités par l’autre partie, à entreprendre une riposte immédiate et à mener une opération offensive décisive et sans compromis. Comme le remarquent eux-mêmes les auteurs, cette variante s’inscrit dans une tradition qui « remonte aux guerres napoléoniennes et a dominé la pensée politique et militaire durant les deux guerres mondiales » 141. Sans nécessairement remonter à 1812, il est clair que cette variante se différencie peu de la « doctrine Sokolovski », notamment en ce que l’une comme l’autre envisage une victoire militaire totale sur l’adversaire-agresseur par une frappe foudroyante et destructrice sur ses centres de décision et ses groupements de forces armées. L’élément qui donne à cette variante sa dimension défensive est le moment choisi pour engager l’offensive puisqu’il s’agit d’attendre l’engagement des hostilités par l’autre. Mais, en réalité, Sokolovski ne disait, explicitement, rien d’autre, ce qui n’empêchait pas sa doctrine d’inclure, implicitement, le principe d’une frappe préemptive. Le principal argument avancé pour défendre cette variante est que « beaucoup considèrent que [cette conception] est indispensable pour maintenir, même aujourd’hui, le moral des forces armées » et que ces idées sont aussi très populaires « dans une importante fraction de la population peu versée dans la chose militaire ». En d’autres termes, cette variante pourrait n’avoir été mentionnée ici que pour mémoire et s’appliquerait peu aux conditions nouvelles.

La deuxième variante prévoit également le maintien de capacités de contre-offensive, mais celles-ci ne seraient engagées qu’après avoir repoussé les premières actions offensives de l’ennemi, incluant même l’abandon d’une portion du territoire national. Mais la contre-offensive qui s’ensuit devrait, comme dans la variante précédente, « aboutir à la destruction totale de l’ennemi sur son propre territoire… et être menée au niveau tant opératif (armée, groupe d’armées, fronts, flottilles et flottes) que stratégique (groupe de fronts et de flottes sur les théâtres d’opération) ». L’exemple-type de cette variante est la bataille de Koursk en 1943142. La différence entre cette variante et la précédente réside essentiellement dans le fait que, sans pour autant l’exclure, la différenciation entre frappe préemptive, offensive et contre-offensive est plus claire que dans la première variante. Mais l’aboutissement du conflit est, dans l’un et l’autre cas, identique : si une guerre est engagée, elle doit s’achever par la destruction complète de l’agresseur. Là encore, la principale différence tient au moment de l’engagement des opérations offensives et/ou de contre-offensive.

La nature défensive des deux variantes suivantes se manifeste de manière plus évidente puisque la troisième variante prévoit de n’autoriser la destruction des forces de l’ennemi que dès lors qu’elles se trouvent encore sur le territoire du pays agressé. L’objectif de la guerre consiste alors à n’aboutir à rien d’autre qu’à un retour au statu quo ante. Mais si cette conception défensive trouve des précédents dans l’histoire – il est fait notamment référence à la bataille de Khalkhin-Gol en 1939 et à la guerre de Corée – les deux auteurs n’émettent pas moins quelques objections quant à la validité de cette variante dans les conditions actuelles. Ils posent notamment trois questions : l’agressé aura-t-il la volonté de s’abstenir d’exiger de l’agresseur réparation et revanche ; comment mesurer les compensations pour les pertes subies et enfin la partie agressée aura-t-elle la volonté de s’arrêter à la seule destruction des groupements armés de l’agresseur ou bien sera-t-elle tentée de pousser plus loin la contre-offensive143 ?

Sans doute parce que les précédents n’existent pas, la présentation de la dernière variante est nettement moins développée que les trois précédentes. Elle prévoit que « sur une base contractuelle ou par la force de l’exemple, aux niveaux stratégique et opératif, les deux parties choisiront une variante exclusivement défensive sans capacités matérielles de mener des opérations offensives ou contre-offensives. Une haute mobilité des forces ne serait négociée que pour les formations armées de niveau tactique et pour la contre-attaque (bataillon, régiment ou au plus division) » 144.

Plus globalement, et les deux auteurs le mentionnent à plusieurs reprises, on constate que l’un des principaux éléments de différenciation entre les quatre variantes tient au contenu de la notion de victoire qu’elles incluent. Si l’idée de victoire est toujours présente, le concept qu’elles recouvrent est totalement différent, à la fois sur le plan militaire et sur le plan politique. Les deux premières variantes développent une conception de la victoire militaire susceptible de conduire à une victoire politique – c’est-à-dire à une victoire totale. Les deux suivantes excluent une telle conception puisqu’elles se limitent à l’obtention de victoires militaires partielles dont la somme ne serait pas susceptible de conduire à une victoire politique totale dans la guerre. Dans ces deux derniers cas, la guerre est conçue comme ne pouvant être gagnée par aucune des parties. Pourtant, ce qui frappe à la lecture de ce texte – et la multiplication de ses supports éditoriaux confirmerait l’importance qu’on a voulu lui accorder – est que, s’il s’agit de développer la problématique de la défensive, à aucun moment il n’est question de prévention des guerres. Ce texte reste dans une perspective de confrontation entre les deux systèmes et de guerre possible. En résumé, l’on peut considérer que ce texte permet à quiconque souhaiterait écrire sur la notion de défensive, de faire perdurer un certain nombre d’ambiguïtés sur ce point et, tout en donnant l’illusion de se rallier aux conceptions officielles, de conserver une vision résolument offensive.

La seconde proposition digne d’intérêt et lancée durant cette période est moins classique. Il s’agit d’un article, publié dans une revue du ministère des Affaires étrangères, par deux chercheurs du même Institut des États-Unis : Radomir Bogdanov et Andreï Kortunov145. La thèse défendue par ces deux auteurs est que, pour assurer une dissuasion minimum, l’URSS pourrait se permettre de réduire, même unilatéralement, son arsenal nucléaire de 95 % : « Pour garantir la dissuasion minimale, il suffit de garder 500 ogives nucléaires de puissance variée, installées sur les missiles monoblocs mobiles SS 25 basés au sol et sur les sous-marins Delta 4 dotés de 16 missiles avec, au total, 64 ogives. Il s’agit donc de moins d’un vingtième du nombre actuel des ogives ; nous croyons que tout le reste peut être liquidé sans nul préjudice pour la sécurité du pays » 146.

Les deux auteurs vont alors démontrer la justesse de leur calcul par un raisonnement en dix points dans lequel ils réfuteront par avance toutes les objections susceptibles de leur être opposées. L’intérêt de cet article ne tient pas seulement à son aspect provocateur évident, mais surtout au fait que, en URSS, l’on n’hésite plus à aborder directement de telles questions. Car, outre une analyse très précise du fonctionnement de la dissuasion minimum, les deux auteurs ont proposé de fait – mais sans le nommer explicitement – l’introduction du principe de la dissuasion du faible au fort.

L’acceptation d’un tel principe eut certes impliqué que l’URSS perde son statut de superpuissance, mais « si l’URSS tend au pluralisme en politique mondiale, si nous renonçons au statut de superpuissance qui nous a été imposé, à quoi bon s’accrocher à la bipolarité militaire ? » Et ce d’autant plus que « le renoncement unilatéral de l’URSS au statut de superpuissance nucléaire et son adhésion à la  » dissuasion minimale  » renforceront la pression de l’opinion sur les gouvernements français et britannique pour les amener à réduire leurs programmes de modernisation des forces nucléaires » 147. Ainsi, derrière un projet utopique – tout au moins pour les conditions spécifiques de l’URSS de 1989 – les auteurs ne perdent pas pour autant de vue certaines des constantes de la « politique soviétique de paix ». Malgré cet aspect particulier du projet, il était évident que les militaires ne pouvaient pas ne pas réagir à une telle proposition.

C’est un général-lieutenant de réserve, E. Volkov qui est chargé de répliquer aux propos des deux auteurs. Il le fera à deux reprises dans le quotidien de l’armée. Une première fois en nommant les « coupables », qu’il critique en les renvoyant à certaines prises de position de R. McNamara : ce dernier, précise le général Volkov, comble de l’insulte pour les auteurs hérétiques, venait lui-même de prôner la parité ! Le général Volkov reproche également à MM. Bogdanov et Kortunov d’avoir totalement changé leurs points de vue par rapport à des textes qu’ils ont publiés en 1983, d’oublier le paramètre IDS et surtout d’envisager l’unilatéralité des réductions148.

Le même général Volkov réitère ses critiques deux mois plus tard, dans le même quotidien. Sans citer, cette fois, le nom des « coupables », sa critique s’attache plus au fond du problème, défendant la conception officielle – au moins celle de l’armée – de la suffisance raisonnable : « En ce qui concerne la tâche des forces nucléaires stratégiques, l’essentiel, conformément à la doctrine défensive adoptée par notre pays, est de dissuader l’agresseur de déclencher une guerre nucléaire en le menaçant de dommages inacceptables portés par une frappe en riposte ». Néanmoins, une capacité dissuasive peut être garantie par « des forces nucléaires stratégiques réduites au plus bas niveau possible, mais seulement si leur réduction est fondée sur la réciprocité, la simultanéité et l’entente » 149. En d’autres termes, le principe de la dissuasion minimum est parfaitement admis à condition qu’elle reste équilibrée mais également que les États-Unis renoncent au déploiement de leurs systèmes de défense spatiale.

La tendance générale qui se fait jour en cette fin de l’année 1989 dans les milieux militaires officiels – tout au moins pour ceux qui refusent d’adopter des positions extrêmes – est celle d’une forte réduction des armes stratégiques. Le chiffre de 500 ogives n’est alors pas considéré comme invraisemblable – à condition bien sûr qu’une telle réduction soit opérée dans le cadre d’une parfaite réciprocité américano-soviétique150. En ce qui concerne les armes tactiques déployées en Europe, les Soviétiques prônent leur liquidation totale, réalisant ainsi une « troisième option zéro » ; mais cet aspect sera plus largement développé au cours des semaines qui ont précédé la signature des accords FCE en novembre 1990.

À la fin de l’année 1989 – et l’on peut penser que l’article a été rédigé avant la chute du Mur de Berlin – le ministre de la Défense définit une nouvelle fois la suffisance qualifiée désormais de « défensive ». Le général Jazov reconnaît l’existence d’un déséquilibre – qui jusqu’à présent avait été nié, y compris par le ministre lui-même, quelques mois auparavant – entre « l’aspect politique de la doctrine qui avait toujours été défensif » et son aspect technique qui « privilégiait les actions offensives décisives en cas de déclenchement d’une guerre contre l’URSS » 151. Or, désormais, affirme le ministre, cette contradiction disparaît du contenu de la nouvelle doctrine (voir plus loin)152. Ceci dit, le ministre, qui admet le principe de l’asymétrie, n’en rappelle pas moins que ce dernier ne peut être dissocié de celui de la parité qui reste l’élément essentiel de la stabilité stratégique. De plus, si les réductions quantitatives, y compris sur une base asymétrique, sont acceptables, elles ne doivent pas pour autant empêcher une modernisation qualitative des armements : « En parlant d’une modernisation qualitative de nos forces armées, nous pensons non à un changement de sens de la course aux armements, non à une augmentation de la puissance de feu des armées et de la marine, mais à son maintien dans les limites de la suffisance pour la défense au moyen d’une dépense minimum pour un niveau garantissant de façon fiable la sécurité du pays » 153. Une fois encore, le ministre est chargé de clore le débat mais, cette fois, à un moment où des événements d’une portée considérable conduiront les Soviétiques à reprendre l’ensemble de leur débat stratégique.

La fin de l’affrontement est-ouest

L’année 1990

Si l’année 1989 a été celle des bouleversements et des révolutions, l’année qui lui succède est marquée, pour l’URSS, par une succession de défaites ; des défaites que, néanmoins, Moscou a su largement monnayer. De l’acceptation d’une unification rapide de l’Allemagne, et du retrait de toutes ses forces déployées dans les différents pays de l’Europe centrale, à l’acceptation du principe de la liquidation des structures militaires du Pacte, il est incontestable que Moscou s’est soumise à des conditions qui eussent été inenvisageables quelques mois auparavant. Cette série d’abandons successifs a confirmé que la politique européenne de l’URSS avait effectivement changé et que la doctrine Brejnev avait vécu. Avec l’invasion du Koweït en juillet 1990 et l’attitude adoptée alors par Moscou, confirmation était donnée que, dans sa politique mondiale aussi, l’URSS avait renoncé à ses conceptions antérieures fondées sur une vision idéologique et manichéenne des relations internationales.

Ces ralliements successifs à une vision des relations internationales fondée sur le droit marquait la véritable entrée de l’URSS dans la communauté internationale et confirmait sa volonté de se présenter comme un État de droit. Ces authentiques changements ont pourtant été perçus comme autant de reniements et d’abandons par certaines catégories de la population soviétique. L’armée, ou tout au moins une partie de celle-ci, a fait partie de ces groupes opposés à la politique du président de l’URSS même si elle ne manifeste explicitement son hostilité qu’à partir de la fin de l’été de 1990. Mais il est aussi vrai que l’intégration de l’ensemble de l’Allemagne au sein de l’OTAN et le principe du retrait des troupes soviétiques de Hongrie, de Tchécoslovaquie puis de Pologne, vont obliger les militaires à repenser l’ensemble de leur dispositif antérieur. La réduction et le redéploiement des forces vont naturellement conduire à une réévaluation doctrinale, mais elle se fera de façon relativement discrète et tardive et ce, même si les revendications corporatistes et les discours politiciens l’ont souvent emporté sur le débat stratégique proprement dit.

L’un des premiers articles traitant des questions doctrinales parus au cours de l’année 1990 a été publié au mois de juin. Là encore, l’on retrouve cette opposition entre la dissuasion et la « stabilité stratégique »154. Les deux auteurs de cet article rappellent quelques vérités déjà bien connues telles que : « la stabilité ne s’établira qu’à mesure de la réduction du niveau de confrontation nucléaire et jusqu’à la liquidation totale des armes nucléaires dans les arsenaux militaires ». Mais, à côté de ce discours dont le ton renvoie à de vieux souvenirs, l’article va encore plus profondément dans la « réaction » en amalgamant plusieurs concepts montrant que les réflexes du passé sont encore très présents dans certains milieux militaires. Le raisonnement mérite d’être intégralement reproduit : « La stabilité stratégique par la réduction progressive du niveau de l’équilibre jusqu’à la liquidation totale de l’arme nucléaire se fonde sur le principe de la désidéologisation des relations inter-étatiques. Ceci donne la possibilité de développer un processus de coexistence pacifique entre États à systèmes sociaux différents dans un cadre tel qu’il est difficile d’en prévoir le déroulement chronologique. C’est là sa supériorité sur le concept absolument idéologisé qu’est la dissuasion ».

Ce texte paraît au moment où Moscou s’apprête à accepter la perte de son glacis centre-européen et l’intégration de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN ; mais aussi au moment où certains militaires, tel le général Makachov, futur candidat à l’élection présidentielle russe de 1991, commencent à critiquer publiquement l’abandon par l’URSS de ses intérêts vitaux en Europe. Or, on constate dans cet article de l’Etoile Rouge un retour en force des conceptions qui avaient cours depuis au moins les années cinquante et qui, tout en accusant l’adversaire d’un tel travers, contiennent une dimension idéologique que l’on croyait dépassée. Tout d’abord en limitant la coexistence pacifique aux seules relations interétatiques, les auteurs semblent oublier les célébrations multiples de la « fin de l’affrontement » qui justement auraient dû, semble-t-il, avoir définitivement aboli de telles restrictions à l’application de la coexistence155. En d’autres termes, par cette restriction, les deux colonels annulent de fait leur démonstration qui accusait l’Occident d’idéologiser ses conceptions en matière de sécurité et de défense. Ils montrent ainsi que, au moins chez certains, mais qui ont leurs soutiens dans la presse militaire, les changements intervenus sur la scène internationale sont acceptés avec quelque restriction, comme en témoigne le contenu d’un projet de nouvelle doctrine militaire.

Un projet nouvelle doctrine

Au mois de novembre 1990, le ministère soviétique de la Défense rend public un projet de document sur la doctrine militaire156 destiné, en principe, à présenter la nouvelle conception défensive de l’URSS. Or, ce projet du ministère maintient une ambiguïté certaine quant au sens qu’il convient de donner à la nature strictement défensive de la doctrine. Très classiquement, le texte se subdivise en deux parties, la première est consacrée à l’aspect politico-militaire de la doctrine et la seconde à l’aspect militaro-technique. Le texte affirme, ainsi, sur le premier point, qu’une guerre est un moyen inacceptable pour obtenir un objectif politique, que l’URSS n’engagera pas la première une action armée, qu’elle n’a pas de prétention territoriale, qu’elle liquidera ses bases militaires à l’étranger et qu’elle se refuse à porter les différends idéologiques sur le plan des relations internationales157. Sur le plan politique, ce texte n’apporte rien de particulièrement neuf et même la question de la liquidation des bases militaires en territoire étranger n’est envisagée que sur la base de la réciprocité entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie.

La seconde partie qui porte sur l’aspect technico-militaire est plus instructive en ce qu’elle consiste à déterminer les menaces et à préparer les forces armées à les contrer. Or, ce texte ne paraît pas avoir réellement pris en considération les changements intervenus sur la scène internationale, notamment lorsqu’il présente les principales menaces auxquelles est confrontée l’URSS : « le haut niveau de confrontation, notamment en Europe et dans la région Asie-Pacifique… ; la poursuite de la  » politique à partir d’une position de force  » menée par les États-Unis » ainsi que les bases militaires de ces derniers encerclant l’URSS. Les deux types de guerres auxquelles l’URSS doit se préparer sont la guerre nucléaire qui aurait des conséquences catastrophiques pour l’humanité et de laquelle on ne peut sortir victorieux. La seconde catégorie de guerres est la guerre classique qui peut être une guerre longue. Dans les conditions actuelles, une telle guerre, d’une part, mettrait en œuvre des armes dont les effets peuvent être assimilés à ceux des armes nucléaires et, d’autre part, pourrait à tout moment de son déroulement devenir nucléaire158. Le bilan que le texte tire de ces considérations est que les « forces armées soviétiques doivent être préparées à remplir toutes les fonctions défensives dans tous les cas de figure et… en temps de paix à les maintenir à un niveau de suffisance raisonnable et fiable pour la défense… afin, en temps de guerre, de défendre la souveraineté et l’intégrité du territoire soviétique » 159.

Selon ce document, le contenu de la suffisance diffère selon qu’il s’agit de l’arme nucléaire ou des armes classiques. Pour ces dernières, il suffit de « disposer d’une quantité minimale d’armes nécessaire pour assurer une défense fiable mais insuffisante pour mener des actions offensives de grande envergure ». On reste donc ici dans un cadre très général qui a caractérisé le discours soviétique depuis 1987. Par contre, la suffisance dans le nucléaire est présentée avec plus de précision que pour les armes classiques. Elle est déterminée par des « paramètres qualitatifs et quantitatifs, nécessaires pour porter une frappe en riposte, dont les conséquences dénieraient à l’agresseur toute supériorité » 160. Les forces nucléaires stratégiques, ajoute ce document, ont pour fonction d’interdire toute agression nucléaire qui resterait impunie en garantissant une riposte inacceptable. On reste donc, dans ce domaine, dans la conception la plus classique de la fonction dissuasive des armes nucléaires et, pourrait-on dire, dans une conception qui aurait, depuis le milieu des années soixante, toujours été celle de l’URSS, tout au moins pour ce qui concerne ses seules armes nucléaires stratégiques. En d’autres termes, le document du ministère fixe, pour les armes nucléaires, une ligne peu compatible avec les grandes idées du secrétaire général mais qui, dans les conditions stratégiques de la fin de 1990, contient sa propre logique. Par contre, plus globalement, le document aborde d’une manière nettement plus ambiguë ce qui est appelé la « stratégie défensive » : « Au début de l’agression, le principal mode de l’action armée est la défense. La suite de l’action des forces armées sera déterminée par le caractère des actions militaires de l’adversaire et dépendra des moyens et modes de lutte armée qu’il utilisera » 161.

Face à cette conception pour le moins souple de la défensive adoptée par les Soviétiques, ne peut-on considérer que l’on se trouverait face à un texte qui envisagerait une doctrine militaire quasi inchangée par rapport au passé ou tout au moins qui cherche à relativiser la notion de défense ? En effet, rien dans ce texte ne prévoit d’exclure de grandes opérations de contre-offensive qui viseraient à l’anéantissement total de l’adversaire jusque sur son propre territoire. Si l’on tient compte du fait que, d’une part, ce texte a été publié à un moment où l’armée semble de nouveau faire entendre sa voix et que, d’autre part, l’armée n’a jamais été particulièrement favorable à ces idées de suffisance raisonnable dans leur acception gorbatchévienne, on pourrait considérer ce document comme une vision minimaliste de la suffisance, à la fois en termes politiques et en terme techniques.

En fait, ce qui paraît caractériser ce texte est sa capacité à mécontenter tout le monde. Les « réformateurs » jugeront que ce document ne va pas assez loin dans la définition de la nature strictement défensive de la doctrine. Ils pourront aussi critiquer son ambiguïté qui permet une lecture selon laquelle le changement de conception de la doctrine n’apparaît pas de prime abord. Il mécontentera aussi de nombreux militaires – pas nécessairement « conservateurs » – qui reprocheront à la fois les sous-entendus critiques de l’ancienne doctrine et réfuteront le bien-fondé d’une doctrine strictement défensive, jugeant que les forces armées soviétiques doivent être à même de « mener n’importe quel type d’action armée »162.

Or, au début de 1991 se produit un événement qui aura, sur le débat stratégique, des répercussions considérables, et fournira aux adversaires de l’adoption d’une doctrine – et d’une stratégie – « strictement défensive », nombre d’arguments nouveaux et de poids : le déclenchement de l’opération « Tempête du désert ».

La guerre du Golfe : révélateur et avertissement

La guerre du Golfe conduit en effet les Soviétiques à revoir un certain nombre de leurs positions tant en matière diplomatique que de politique de défense. Le soutien soviétique à la coalition anti-irakienne, dès le lendemain de l’invasion du Koweït, a pu être perçu comme la confirmation que de véritables changements étaient intervenus dans la pratique de la politique étrangère soviétique. Mais, sur un plan plus strictement militaire, l’opération « Tempête du désert » est étudiée avec soin à Moscou. On n’insistera pas ici sur les conclusions qui ont été tirées en matière d’armement ou d’organisation des forces163, mais seulement sur ses conclusions en termes de doctrine.

Dès la fin du mois de janvier 1991, les premières offensives à l’encontre du document de 1990 sur la doctrine militaire paraissent dans la presse militaire. Sans nécessairement utiliser le même vocabulaire, en se référant directement ou non à la guerre du Golfe, tous exigent que l’on abandonne la conception défensive, accusée implicitement d’avoir été érigée en dogme, et suggèrent de lui substituer une conception de « réponse adéquate » : « Aujourd’hui, il serait plus juste d’adopter dans le document [sur la doctrine militaire] la position suivante :  » le développement de la théorie et de la pratique de l’art militaire sera réalisé en vertu de la conception de la stratégie de réponse adéquate «  » 164. Sans utiliser la même expression, deux mois plus tard, le général Rodionov ne dit pas autre chose lorsqu’il demande que les armées soient formées à mener n’importe quel type d’action. La guerre du Golfe pourrait avoir donné aux militaires des arguments nouveaux en faveur d’une doctrine stratégique plus flexible, une flexibilité qui, logiquement, ne saurait aller que dans un sens plus offensif.

Le fait que, de plus en plus, des Soviétiques insistent sur la surprise et sur la destruction du potentiel militaire adverse montre bien qu’il existe un mouvement en faveur de l’abandon de la conception strictement défensive qui avait les faveurs du pouvoir politique. Les analyses de l’état-major soviétique tendraient à démontrer que si les forces terrestres gardent une fonction essentielle pour parachever la victoire militaire, les forces aériennes ont désormais acquis une importance considérable dans le déroulement des opérations165. En un sens, on pourrait se demander si l’on ne retrouverait pas, mutatis mutandis, la doctrine dite de Sokolovski, l’attaque aérienne massive se substituant aux frappes nucléaires. On retrouverait alors ce double aspect de la doctrine dans une phase d’opposition avec le maintien d’un discours politique en faveur d’une politique de prévention des guerres, prévoyant la mise en place d’un « contingent spécial destiné à prévenir l’escalade vers un conflit armé, placé sous l’égide des Nations unies » 166. Par contre l’autre aspect de la doctrine reviendrait à adopter une stratégie militaire nettement plus offensive et, comme l’affirmait un représentant de l’état-major soviétique, « La doctrine défensive ne signifie pas une stratégie défensive » 167.

À la fin de l’année 1990, le débat sur la défense semblait proche de sa conclusion. Or, la guerre du Golfe a incontestablement relancé ce débat qui remet en cause les acquis des dernières années. C’est dans ce cadre mouvant qu’intervient la disparition de l’URSS – de fait le 19 août 1991, officielle le 8 décembre suivant – qui conduit, à son tour, le nouveau pouvoir en place à Moscou à préparer la rédaction d’une nouvelle doctrine pour un État nouveau.

 

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Notes:

 

128 Le tome 2 du recueil des œuvres de M. Gorbatchev (Izbrannye Retchi i Stat’i, Moscou, Politizdat, 1987), couvrant la période de février 1984 à octobre 1985, ne mentionne aucun des discours qu’il prononce à Minsk, y compris celui devant les “ouvriers de la ville”, pourtant publié dans la Pravda du 12 juillet 1985. Par ailleurs, selon un observateur américain, ce serait à Minsk que M. Gorbatchev aurait informé la hiérarchie militaire que “le temps des changement radicaux était venu”. Ce dont l’armée aurait été “outrée et horrifiée” (H. Gelman, “Gorbachev’s First Five Years in the Soviet Leadership”, Rand Corp., Santa Monica, mai 1990, pp. 85-86).

129 M. Gorbatchev, Discours et articles choisis, Moscou, Édition du progrès, 1985, p. 384.

130 Ibid., p. 369.

131 Cette question sera d’ailleurs au centre du débat qui se déroule deux ans plus tard, en 1987.

132 L’acceptation par M. Gorbatchev de l’option zéro – et même “double zéro – est en parfaite cohérence avec la première phase de sa proposition du 15 janvier 1986 sur la liquidation totale de l’arme nucléaire.

133 Krasnaja Zvezda, 12 juin 1987. Avant de prendre la direction de l’IMEMO en 1985, M. Primakov était directeur de l’Institut d’Orient de l’Académie des Sciences. Il deviendra membre du conseil présidentiel en mars 1990, chargé plus particulièrement des affaires du Proche Orient. Il aura notamment un rôle important durant la crise puis la guerre du Golfe. Nommé chef du renseignement extérieur (SVR) au lendemain du putsch d’août 1991, il devient, en janvier 1996, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.

134 Pravda, 10 juillet 1987.

135 Pravda, 14 juillet 1987.

136 Pravda, 21 juin 1987.

137 Krasnaja Zvezda, 23 juin 1987. M. Petrovski est alors vice-ministre des Affaires étrangères et le général Gareev, porte-parole du ministère de la défense.

138 Pravda, 27 juillet 1987 et Krasnaja Zvezda, 28 juillet 1987.

139 A. Kokochin, V. Larionov, “Protivostojanie sil obchtchego naznatchenija v kontekste obespetchenija strategitcheskoj stabil’nosti” (La confrontation des forces classiques dans le contexte de la garantie de la stabilité stratégique), MEiMO, 6, juin 1988, pp. 23-31. Le terme “sily obchtchego naznatchenija” – littéralement : forces à destination générale – correspond aux forces classiques et nucléaires tactiques utilisées sur le champ de bataille ou sur un théâtre d’opération (Dictionnaire encyclopédique militaire, 2e édition, p. 671). En 1992, A. Kokochin sera nommé premier vice-ministre de la défense.

140 A. Kokochin, A. Konovalov, V. Larionov, V. Mazing, Problems of Ensuring Stability with Radical Cuts in Armed Forces and Conventional Armaments in Europe, Moscou, Novosti, 1989.

141 MEiMO, 6, 1988, art. cit., p. 24.

142 Ibid., p. 26.

143 Ibid., pp. 27-28.

144 Ibid., p. 28.

145 R. Bogdanov, A. Kortunov, “De l’équilibre des forces”, Vie internationale, 8, août 1989, pp. 3-15. L’article est paru en russe dans le numéro de juillet. Les deux auteurs avaient déjà présenté succinctement leur thèse dans un article publié dans les Nouvelles de Moscou, n° 23, du 4 juin 1989. (Vice-président du comité soviétique pour la défense de la paix, R. Bogdanov avait longtemps été directeur-adjoint de l’Institut des États-Unis).

146 Ibid., p. 9.

147 Ibid., pp. 11-12. On peut regretter que les deux auteurs n’aient pas précisé de quelle manière, ni par qui, le statut de superpuissance a été “imposé” à l’URSS.

148 Krasnaja Zvezda, 28 septembre 1989 (Le général Volkov ne mentionne dans sa critique que l’article publié dans les Nouvelles de Moscou. Est-ce à dire que l’argumentaire développé dans la Vie internationale serait, à ses yeux, convaincant ?).

149 Krasnaja Zvezda, 30 novembre 1989.

150 Les auteurs soviétiques, civils comme militaires, restent encore très discrets, au moins dans leurs publications, quant au sort qu’ils entendent réserver aux forces tierces.

151 D. Jazov, “Novaja model’ bezopasnosti i voorujennye sily” (Le nouveau modèle de sécurité et les forces armées), Kommunist, 18, décembre 1989, p. 65. Dans un article publié dans la Krasnaja Zvezda le 30 avril 1988, le ministre s’en était pris avec une grande virulence contre tous ceux, notamment à l’ouest, qui cherchaient à dissocier l’aspect politico-militaire et l’aspect militaro-technique de la doctrine. Les deux aspects, affirmait alors le ministre, étaient liés par une relation dialectique et ne pouvaient être opposés l’un à l’autre.

152 Ibid., p. 66.

153 Ibid., p. 69.

154 Colonels V. Dimitriev et V. Strebkov, “De la stratégie de dissuasion à la stabilité stratégique”, Krasnaja Zvezda, 5 juin 1990.

155 C’est M. Chevardnadze qui, le premier, dans un discours prononcé le 27 juillet 1988, avait levé cette restriction à l’application de la coexistence pacifique aux seules relations inter-étatiques. En affirmant qu’il pouvait y avoir coexistence dans le domaine idéologique, il mettait fin à l’un des principes essentiels sur lesquels était fondé le dogme du “processus révolutionnaire mondial” et donc de la “lutte des classes” qui se trouvaient à la base du discours soviétique également en matière de politique étrangère (Vestnik MID, n° 15, 1988, p. 32).

156 “O voennoj doktrine SSSR (proekt)” (La doctrine militaire de l’URSS (projet), Voennaja Mysl’, supplément au numéro de novembre 1990, pp. 24-28.

157 Ibid., p. 24.

158 Ibid., p. 26.

159 Ibid., pp. 26-27.

160 Le fait d’ajouter à cette affirmation que “cette suffisance peut être perçue comme une étape intermédiaire avant une liquidation totale des armes nucléaires” pourrait être interprété comme un geste de “bonne volonté à l’égard d’un pouvoir politique qui, même s’il en parle moins, envisage encore le principe d’une liquidation totale des armes nucléaires.

161 Ibid., p. 28. Ce passage est à relier aux quatre variantes de la doctrine défensive présentées par A. Kokochin et V. Larionov.

162 C’est notamment le cas du général I. Rodionov, directeur de l’Académie de l’État-major général et futur ministre de la Défense (en juillet 1996), qui ouvre une discussion sur la nouvelle doctrine dans les pages de la revue de l’état-major : “O nekotoryh polojenijah sovetskoj voennoj doktriny” (Quelques considérations de doctrine militaire soviétique), Voennaja Mysl’, 3, 1991, pp. 2-9.

163 L’un des premiers articles publiés par la presse soviétique sur ce sujet insiste notamment sur le rôle de l’aviation – à la fois comme force de frappe, comme instrument de la logistique et comme moyen d’acquisition du renseignement – dans l’obtention de la victoire par la coalition (Gal. maj. A. Maljukov, Krasnaja Zvezda, 14 mars 1991). On peut également mentionner les articles du lieutenant-colonel S. Petchorov sur la désinformation dans les crises du Proche-Orient, Voennaja Mysl’, 2, 1991, pp. 68-74 ; des colonels Romanov et Tchigak sur l’utilisation des moyens spatiaux dans la région du Golfe, Voennaja Mysl’, 3, 1991, pp. 76-80 ; du général S. Bogdanov sur les “leçons de Tempête du désert”, Krasnaja Zvezda, 17 mai 1991.

164 Gal. maj. (CR) I. Vorob’ev, “Vse li vzvecheno v nachej doktrine ?” (Tout a-t-il bien été considéré dans notre doctrine ?), Krasnaja Zvezda, 26 janvier 1991.

165 Sur les analyses de l’état-major soviétique voir notamment l’étude de M. Fitzgerald “Soviet armed forces after the Gulf War : demise of the defensive doctrine ? Report on the USSR (RFE/RL research institute), vol. 3, n° 16, 19 avril 1991, pp. 1-4. Ainsi, la nomination du maréchal d’aviation Chapochnikov à la tête du ministère de la défense au lendemain du putsch manqué du 19 août peut ne pas être perçue comme relevant exclusivement d’un choix politique. C’est en effet la première fois dans l’histoire de l’URSS qu’un aviateur prend en main les destinées de l’armée soviétique.

166 Comme le préconise le général Rodionov dans son article de Voennaja Mysl’ (pp. 8-9) avec toutefois cette restriction que, selon MM. Kokochin et Larionov, il n’existe à l’heure actuelle aucun plan ou modèle de désescalade des crises et conflits (art. cit. Kommunist, 15, 1990, p. 104).

167 Gal. maj. Sliptchenko, cité par M. Fitzgerald, art. cit., p. 3.

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