Jean Klein
Au terme d’un débat qui n’a éludé aucune des questions soulevées par la réforme de la politique de défense de la France, il faut se garder de trancher les questions qui restent ouvertes et se borner à quelques observations sur les points qui paraissent les plus significatifs.
Sur les problèmes posés par la mutation des industries d’armement, tous les orateurs ont mis l’accent sur la nécessité de les aborder dans un cadre européen. À cet égard, l’approche des experts qui se sont exprimés pendant la dernière séance rejoint celle des analystes des politiques de sécurité et de défense qui ont pris la parole lors de l’ouverture du colloque. Si l’Europe rallie tous les suffrages, il convient toutefois de s’interroger sur la volonté des Européens de définir et de mettre en œuvre une politique étrangère et de défense commune conformément aux engagements pris dans le traité de Maastricht.
Aujourd’hui, cette volonté n’est pas clairement affirmée mais certains estiment que la nécessité de coopérer pour relever les défis lancés à l’Europe par les industriels américains de l’armement pourrait créer les conditions favorables à l’émergence d’une politique de défense européenne. Il s’agirait, en quelque sorte, d’appliquer au domaine des armements la méthode fonctionnelle qui a fait ses preuves au début des années cinquante avec le pool charbon-acier ; en revanche, le précédent de la CED ne laisse pas bien augurer du succès d’une telle démarche.
On conçoit donc que les incertitudes relatives à une politique de défense commune incitent les États à procéder à la restructuration de leurs industries d’armement dans un cadre national avant de s’engager dans la voie d’une coopération européenne, comme l’a suggéré Guillaume Muesser. En agissant de la sorte, ils se ménagent une position de repli et conservent une capacité de production autonome dans l’hypothèse où une politique de défense commune resterait hors de portée. Toutefois, une telle attitude pourrait également être interprétée comme l’expression d’une réserve à l’égard de la construction européenne et apparaître comme un obstacle à sa réalisation.
S’agissant de la mutation stratégique et de ses conséquences pour la politique de défense de la France, on admet que l’effondrement de l’ordre bipolaire a entraîné la disparition de la menace aux frontières même si l’on est encore fort éloigné d’un nouveau système de sécurité permettant de relever les défis du changement. Pour conjurer les nouveaux risques, les Européens ont affirmé la nécessité d’une PESC et ont pris des mesures pour se doter de forces multinationales dont la fonction est moins d’assurer la défense du territoire que d’appuyer une diplomatie préventive, de participer à la gestion des crises ou de contribuer à l’imposition ou au maintien de la paix. Toutefois, les progrès sur la voie d’une défense commune sont lents et il serait hasardeux d’affirmer que les quinze États-membres de l’Union européenne ont en la matière une vision claire du but à atteindre ; en fait, leurs intérêts de sécurité sont rarement convergents et ils n’ont pas la même perception des menaces. D’où l’intérêt d’une clause de flexibilité qui permettrait la constitution de « noyaux durs » au sein de l’Union et autoriserait certains États à aller de l’avant sans être entravés par le veto de partenaires plus prudents, voire pusillanimes.
André Brigot a plaidé en faveur de cette formule et a rappelé que c’était une des orientations de la coopération franco-allemande. Il reste à se demander si les Européens ont les moyens financiers de se doter d’une capacité d’action autonome et s’ils ont la volonté d’agir seuls dans l’hypothèse où les États-Unis répugneraient à intervenir militairement dans des conflits locaux tout en mettant à leur disposition leurs ressources au plan du renseignement, de la communication et de la logistique. Les précédents de la guerre de Yougoslavie ne sont pas encourageants puisque les Européens n’ont pas voulu prendre le relais des Américains à l’expiration du mandat de l’IFOR et ont laissé entendre qu’ils ne maintiendraient pas leurs forces en Bosnie si les États-Unis retiraient les leurs à l’expiration du mandat de la SFOR.
Par ailleurs, si la réforme de l’OTAN est amorcée, des incertitudes subsistent sur l’émergence en son sein d’une entité européenne de défense et il semble bien que les États-Unis ne soient pas favorables au succès d’une telle entreprise. À cet égard, l’analyse de la politique de sécurité des États-Unis par le commandant Michel Pène et les observations présentées par l’inspecteur des finances François Cailleteau sur les risques de dilution de l’Europe de la défense du fait du double élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN inclinent à l’euroscepticisme. Enfin, le choix de la France de se rapprocher de l’OTAN en attendant d’en devenir un membre à part entière a suscité des réactions critiques de la part de Pierre Dabezies qui y voit une répudiation de l’héritage gaulliste alors que d’autres l’interprètent soit comme un aveu de l’échec de la diplomatie européenne de la France, soit comme une étape sur la voie d’une réforme de l’OTAN qui ferait droit aux exigences d’une « identité européenne de défense ».
Enfin, le passage de l’armée de conscription à l’armée professionnelle a fait l’objet d’une discussion animée. Le débat a été introduit par une communication de Pierre Dabezies qui s’est référé aux catégories de la sociologie militaire américaine pour dénoncer un certain mimétisme de la pensée française. Le choix de l’armée professionnelle s’expliquerait par deux considérations. La fin de l’antagonisme Est-Ouest a entraîné une modification de l’organisation des forces puisque l’accent est mis sur l’accomplissement de missions autres que la défense du territoire ou la participation à la défense commune en application de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. En outre, les contraintes budgétaires plaident en faveur d’une réduction des effectifs puisque c’est au niveau des dépenses de fonctionnement que l’on espère pouvoir réaliser les économies les plus substantielles. Or la conscription n’est pas seulement un mode de recrutement ; elle a également une valeur symbolique dans la mesure où elle participe en France d’une culture stratégique spécifique et contribue à resserrer les liens entre l’armée et la nation. Rompre avec la tradition du citoyen-soldat présenterait plus d’inconvénients que d’avantages, d’autant que l’on n’est pas fixé sur les missions qui seraient confiées aux forces de projection et qu’on peut craindre une « dérive expéditionnaire ».
Les interventions des trois orateurs suivants se sont articulées autour du binôme armée de métier – armée de conscription et procédaient d’approches différentes. Patrice Buffotot a retracé l’histoire de la conscription depuis la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, jusqu’à la réforme du service national annoncée l’an dernier par le président Jacques Chirac. Il a déploré l’abandon du modèle républicain et a mis en garde contre les risques d’une perte d’identité du citoyen du fait de l’adaptation de l’institution militaire à la mondialisation de l’économie. Bernard Boëne a abordé son sujet en sociologue et s’est fondé à titre principal sur les expériences des pays anglo-saxons pour procéder à un examen rigoureux de tous les problèmes soulevés par la constitution et le fonctionnement d’une armée de métier. Il ne s’est pas borné en l’occurrence à illustrer le modèle classique mais a également intégré dans son analyse des facteurs nouveaux qui sont susceptibles d’en modifier la configuration : tendances à la gestion néo-libérale des armées, contraintes de ressources qui obligent les armées à se recentrer sur leurs fonctions essentielles, modification du contexte social et culturel qui ne facilitent pas le recrutement des soldats de métier, etc. Toutefois, il ne considère pas que ces obstacles soient insurmontables et il estime que le pari de la mutation de l’armée française peut être gagné. On retrouve la même tonalité dans le propos de François Cailleteau qui fait observer qu’avant même la réforme annoncée par Jacques Chirac, les Français avaient émis des doutes sur l’efficacité du service militaire et en contestaient les modalités. Toutefois cette attitude ne relevait pas de l’antimilitarisme puisque l’armée bénéficie en France d’un capital de sympathie et que les interventions extérieures sont acceptées par la population, même si elles se traduisent par des sacrifices en vies humaines. Dans ces conditions, le passage à l’armée de métier ne devrait pas soulever de difficultés majeures, la marine et l’aviation étant déjà professionnalisées et le processus étant bien engagé dans les armes de mêlée. En revanche, il y a lieu de s’inquiéter des progrès de l’indifférence de l’opinion vis-à-vis de l’armée et il conviendrait d’y remédier en développant les contacts entre civils et militaires. En définitive, le débat reste ouvert entre les partisans d’un modèle du citoyen-soldat et ceux qui doutent de l’adéquation de l’armée de conscription pour relever les défis auxquels les Européens sont confrontés dans « un monde sans maître« 4.
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Notes:
4 Gabriel Robin, Un monde sans maître. Ordre ou désordre entre les nations ?, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995, 285 p.