Le débat s’ouvre sur des questions de François Cailleteau ; elles portent d’une part sur la cohérence de la réforme militaire, qui selon lui, aurait dû être réalisée depuis longtemps et d’autre part sur la dualité de la politique européenne et atlantique de la France.
Pour Jean Klein, la question de la dualité des politiques européenne et atlantique se pose depuis longtemps. Dans les années 1970, les Américains étaient favorables à la construction de l’Europe dans la mesure où elle permettait d’envisager le « partage du fardeau » (burden sharing) de la défense, mais ils se montraient réservés en ce qui concerne le partage des responsabilités. Ce différend fut au cœur de la querelle franco-américaine après le retour au pouvoir du général De Gaulle qui posa d’emblée la question de la réforme de l’OTAN. Cette requête n’ayant pas été satisfaite, il en tira les conséquences et procéda au retrait des forces françaises du système militaire intégré3.
Aujourd’hui, la réforme de l’OTAN est de nouveau à l’ordre du jour et le Conseil atlantique de Berlin (juin 1996) en a tracé le cadre. La France, de son côté, s’est prononcée pour l’européanisation de l’Alliance par le biais de la création de Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM) et envisage de devenir membre à part entière d’une OTAN rénovée où pourrait s’affirmer « l’identité européenne de défense ». Faut-il voir dans la nouvelle politique française une répudiation de l’héritage du fondateur de la Ve République ? Sur ce point, les avis sont partagés et, hier, M. Jean-Claude Mallet, directeur de la Délégation aux Affaires Stratégiques (DAS) du ministère de la Défense, a affirmé lors d’un colloque organisé par la revue Défense nationale et la Fondation pour les Études de Défense (FED) que la réintégration de la France dans l’OTAN était subordonnée au succès des réformes entreprises. On ne pourra donc se prononcer en la matière qu’après la réunion du Conseil atlantique à Madrid, en juillet 1997. En outre la question de l’identité européenne de défense est compliquée par les perspectives de l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, cet élargissement pouvant entraîner une dilution de la composante européenne de l’alliance occidentale.
Pour Pierre Dabezies, il n’y a pas continuité de la politique gaullienne quant à l’entrée de la France dans l’OTAN. En effet, avant le retrait de 1966, le général De Gaulle était obligé de tenir compte du contexte international, celui de la guerre froide, et par extension de reconnaître que les États-Unis étaient indispensables. Aujourd’hui, le contexte ayant changé, l’OTAN, privée d’ennemi, est très largement devenue, comme l’a démontré le commandant Pène, une entreprise américaine, l’élargissement étant, sur ce plan, un moyen de disposer à travers le monde de coalitions alliées. Or la France, en rentrant dans l’OTAN, avoue son échec, l’échec de l’Europe qu’elle visait, et de facto s’aligne. Certes, elle espère par là mieux tourner l’obstacle et troquer contre le « refus » passé, qu’on qualifie aujourd’hui de stérile, une « influence » nouvelle. En abandonnant sa position spécifique, son rôle de « poil à gratter », et en s’immergeant dans un ensemble dont la dominante est de plus en plus anglo-saxonne, non seulement elle risque fort de ne pas aboutir à la défense européenne qu’elle souhaite, alors que les Américains ne la souhaitent pas, mais elle a toute chance de se banaliser. La France ne doit pas, comme les vieux chinois, se couper les pieds pour les mettre dans de trop petits souliers. L’alternative est donc, jusqu’à nouvel ordre, de persister.
Pour le commandant Pène, le retour dans le système militaire de l’OTAN prendra du temps et la France n’est pas dépourvue d’atouts qui lui permettront d’exercer une certaine influence au sein de l’Alliance.
Jean Klein se montre sceptique sur les chances d’une PESC et doute que les États-membres de l’Union européenne aient la volonté d’agir d’une manière autonome pour défendre leurs intérêts ou participer à des opérations de sécurité coopérative sous l’égide de l’UEO. Ainsi, le Premier ministre français, Alain Juppé, avait lancé l’idée d’une dissuasion concertée à l’automne 1995 mais le partenaire allemand qui en était le principal destinataire n’a manifesté aucun enthousiasme et, dans le document adopté à l’issue du 68e sommet franco-allemand de Nuremberg (9 décembre 1996) on se borne à indiquer que les deux parties sont prêtes à engager un dialogue sur la fonction de la dissuasion nucléaire dans le contexte de la politique de défense européenne. Par ailleurs, l’ambassadeur François de Rose a déploré la pusillanimité des Européens qui n’ont pas osé prendre la relève des Américains en Bosnie-Herzégovine à l’expiration du mandat de l’IFOR et ont laissé entendre qu’ils ne maintiendraient pas de forces dans les Balkans si les Américains ne renouvelaient pas l’engagement qu’ils ont pris dans le cadre de la SFOR. Il est possible que les Européens aient d’ores et déjà les moyens militaires leur permettant d’agir seuls sur certains théâtres comme l’a suggéré André Brigot, mais on peut se demander s’ils en ont la volonté. Les dernières déclarations du ministre de la Défense allemand, Volker Rühe, ne vont pas dans ce sens.
André Brigot rappelle que l’Union européenne s’est construite à partir de l’économie et estime que la multiplication de petits pas oblige les Européens à se poser dorénavant la question du projet politique. D’une part, chacun utilise l’Union pour promouvoir ses intérêts nationaux ; d’autre part, la peur de la Russie et les incertitudes sur la place qui lui revient dans un système de sécurité européenne favorisent la prépondérance américaine. L’appropriation par les partis politiques et les forces sociales du projet européen pourrait redonner un sens plus politique à ce qui n’a été, jusqu’à aujourd’hui, qu’un projet technique et industriel.
En réponse à une dernière question sur la PESC, Jean Klein rappelle que la France a renoncé à inscrire la défense de l’Europe dans le cadre exclusif de l’UEO, de sorte que le choix de « l’européanisation de l’OTAN » peut être interprété comme une renonciation à une défense autonome de l’Europe. En toute hypothèse, la défense européenne présuppose une volonté politique qui ne s’est pas affirmée clairement. Par ailleurs, on ne peut faire abstraction des intérêts de sécurité de la Russie dans la perspective de l’élargissement de l’OTAN. Le dialogue entre Washington et Moscou est révélateur des préoccupations des deux protagonistes à cet égard et il faut s’attendre à ce que les présidents Clinton et Eltsine parviennent à une entente sur ces sujets lors de leur rencontre à Helsinki la semaine prochaine. Toutefois le risque d’un condominium russo-américain n’est pas exclu et il est probable que la sécurité européenne s’inscrira dans un espace géostratégique s’étendant, selon la formule dont usait déjà James Baker en 1992, « de Vancouver à Vladivostok« . Les deux « Grands » en seraient les garants.
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Notes:
3 Voir l’article officieux publié dans la revue Politique étrangère, n° 3, 1965, sous le titre « Faut-il réformer l’Alliance atlantique ? ».