Les élargissements en Europe et la réforme de la défense en France

André Brigot

Le premier élargissement auquel la France doit faire face est celui de l’Alliance et de l’OTAN.

Celui-ci prend deux formes : la première, géographique, avec l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale ; la seconde, technique, au sens de l’adaptation des différents pays membres aux normes techniques et organisationnelles définies par les États-Unis.

Or, les États-Unis ont plus besoin d’un marché stable et étendu en Europe, permettant d’accroître leur influence et leurs ventes de matériels, que d’apporter une garantie à des États d’Europe centrale et orientale face à des risques à faible probabilité. L’élargissement de l’OTAN n’est donc pas d’abord un élargissement des garanties, au sens d’une extension de l’alliance classique à l’Europe de l’Est, mais une façon d’élargir les capacités d’organiser et de lever des coalitions sur le continent, par le biais de la standardisation des moyens techniques et de l’organisation des modules de forces (Groupes de Forces Interarmées Multinationales/Combined Joint Task Forces). Ces principaux moyens sont ceux qu’on regroupe sous l’appellation de RMA, c’est-à-dire l’ensemble des techniques de communication et d’information qu’on désigne parfois par l’image d’un parapluie informationnel2. Ces moyens techniques permettent une hégémonie politique, correspondant à la régionalisation, en Europe, d’une stratégie mondiale unipolaire.

Cette transformation de l’OTAN entraîne cependant la création de zones différenciées : le grand protecteur, les alliés classiques, les PECO dont le statut est spécifique (pas de stationnement permanent de troupes alliées, pas d’armes nucléaires, etc.). L’élargissement diminue en réalité les garanties de tous et introduit en Europe des statuts particuliers. D’autant que les réelles zones à problèmes – pays de la Baltique et Ukraine – restent dans la zone d’influence de la Russie. Il tend donc à créer de l’hétérogénéité et des fractures plus qu’à assurer une stabilité, notamment vis-à-vis d’une Russie vaincue.

Mais ceci n’est pas contradictoire avec la stratégie américaine car cela permet, par des moyens techniques, de constituer le moment venu les différentes coalitions de forces nécessaires, adaptées aux différents cas qui pourraient survenir. L’Alliance n’est pas élargie, elle devient un réservoir de coalitions ad hoc.

Le gouvernement Juppé et le président de la République ont-ils obtenu, depuis 1994, les assurances qu’ils disaient avoir exigé pour poursuivre la réintégration des forces françaises dans l’OTAN ? À quelques semaines du sommet de Madrid de juillet 1997, rien n’assure que l’autonomie stratégique de l’Europe, ou même de la France, soit garantie par les transformations annoncées.

Simultanément, un autre élargissement progresse : celui de l’Union européenne. Pour celle-ci, il existe deux attitudes : l’une maintient un souci d’homogénéité communautaire élargie ; l’autre se résout, face aux difficultés liées à la pluralité des avis des membres, à confier à un noyau dur l’essentiel de l’approfondissement.

La Conférence Intergouvernementale (CIG) devrait, à Amsterdam les 16 et 17 juin 1997, retrouver ces divergences dans les avancées relatives à la transformation des 2e et 3e piliers PESC, Affaires intérieures et de justice).

– Une petite cellule d’analyse devrait permettre de rassembler les informations et de mettre à la disposition des décideurs de politique étrangère des informations aujourd’hui réparties entre les différents États-membres.

– La nomination d’une « personnalité commune » viserait à accroître la visibilité de la PESC.

– La multiplication de représentants spéciaux contribuerait à une meilleure représentation de l’Europe à l’extérieur : au Moyen-Orient, dans les Balkans, etc.

Ces éléments permettront-ils, à travers la CIG, de développer réellement une PESC ?

Une interrogation porte sur le mécanisme de l’intergouvernementalité, qui fonde entre autre le développement de la politique de sécurité commune. Il apparaît comme un quasi-despotisme aux mains des gouvernements nationaux bien plus qu’un élément créateur d’union. Les mécanismes de l’intergouvernementalité font du Conseil européen, au secrétariat permanent duquel sera rattachée la cellule d’analyse, une structure de décision restreinte, sans contrôle parlementaire d’éventuelles opérations extérieures. Mécanisme sans effet véritablement communautaire, le Conseil européen est une institution qui permet de faire passer, sous prétexte de directives de Bruxelles, des décisions qu’il serait plus difficile de prendre dans un cadre strictement national. Il est malheureusement fort probable que de tels mécanismes seront retenus pour un développement éventuel de la PESC. De fait, il n’est pas possible de dire qu’il y a une décision démocratique en matière d’intervention extérieure. Or, ceci est d’autant plus grave que ces opérations ont tendance à devenir permanentes depuis 1990 et qu’elles ne reposent, ni au niveau national, ni au niveau communautaire, sur un débat permettant un soutien collectif. Comme la France a, dans le domaine de la décision d’intervention, une des législations les plus personnalisées, reposant quasi uniquement sur le Président, on peut s’interroger sur l’accroissement de pouvoir réel qu’apporte, d’une part, la professionnalisation des armées qui supprime tout contrôle parlementaire, d’autre part, le recours aux structures intergouvernementales qui permet de faire apparaître comme européennes des décisions prises entre « souverains ». Les petits États, qui refusent une diminution du nombre des représentants nationaux, ont obtenu satisfaction, mais au prix de la création d’un groupe restreint de décideurs et au détriment de la formation d’une expression de la volonté commune d’un « peuple européen ».

S’agissant de l’UEO, des progrès ont été réalisés dans l’élargissement géographique par l’entrée de membres associés et, dans le cadre des moyens d’une PESC, par l’accroissement des capacités matérielles. Ses capacités techniques ont été améliorées, l’identification des forces utilisables réalisée et les mécanismes d’acquisition du renseignement développés. Bien que limités, ces mécanismes permettent d’avancer dans un cadre un peu plus communautaire. Cette identification, la constitution de moyens opérationnels, voire la réalisation d’opérations strictement européennes, sont des éléments qui importent dans ce domaine. La récente présidence française de l’UEO n’a pas été marquée par des avancées décisives, tout se passant comme s’il s’agissait surtout d’entrer dans l’OTAN et d’intégrer l’UEO dans l’Union européenne.

Plus encore que ces aspects institutionnels, ce qui importe quant à la réalisation d’une capacité européenne en matière de sécurité est la multiplication des structures militaires, bilatérales ou multilatérales, regroupant de façon de plus en plus importante les Européens et dans lesquelles les Américains sont de moins en moins présents. Il peut sembler incongru que les Européens, et surtout la France, demandent le commandement sud de l’OTAN, où 90 % des forces navales sont américaines ; mais il faudra bien reconsidérer le problème du commandement terrestre dès lors que 90 % des forces en Europe sont européennes. Par conséquent, la multiplication des structures et des unités européennes, comme l’Eurocorps, sont de nature à donner un jour les moyens d’intervenir et de donner à l’ »identité européenne de défense« , selon la formule retenue au sommet de Bruxelles de juillet 96, des moyens concrets. À cet égard, le départ annoncé des troupes américaines des Balkans à la mi-98 devrait être un test important. Les Européens seront alors au pied du mur.

Avec l’insertion de l’UEO dans l’Union européenne et la multiplication des coopérations concrètes qui constituent un noyau dur, dont le cœur reste le couple franco-allemand (d’où la notion de solidarités renforcées), des capacités européennes se constituent de fait. S’y ajoute la perspective d’une monnaie unique, dont les conséquences en matière de sécurité, par la constitution d’un territoire monétaire, sont encore mal perçues. La confiance, qui est le fondement d’une monnaie, ne pourra être mise en doute par des acteurs extérieurs à ce territoire sans qu’un problème de sécurité ne se pose immédiatement et sans que les membres de cet ensemble traduisent en termes de sécurité ce qu’ils auront établi en termes monétaires.

Enfin quant à la sécurité intérieure, les accords de Schengen constituent un autre élément de ce noyau dur, procédant d’une coopération concrète et non d’un projet politique. À ce titre, à se focaliser en matière de PESC sur les opérations extérieures, on oublie que la création des États et des entités politiques a historiquement toujours été un processus qui part du contrôle interne de l’espace et non pas de la projection de forces.

La prise en charge de la sécurité intérieure de l’Europe (par exemple l’affaire yougoslave) est un mécanisme qui concerne et contraint les Européens. Ainsi la liste Sarajevo, lors des élections européennes de 1994, s’est traduite par une appropriation soudaine par l’opinion d’un enjeu européen et a troublé le mécanisme anesthésié des élections au Parlement européen. La Yougoslavie est soudain devenue un objet de politique étrangère et de sécurité réellement commune, repris par les citoyens. Que nous apprend le mécanisme de Dayton ? Celui-ci peut être décrit comme l’effort diplomatique des Européens plus l’usage de la force. De fait, ce n’est pas dans des opérations lointaines que les Européens trouveront la justification et l’utilité d’une sécurité commune, mais dans des opérations proches qui concernent l’opinion publique européenne et pour lesquelles les Européens disposent de moyens suffisants. À ce titre, comment pouvait-on prétendre avant 1990 que l’Europe disposait de moyens suffisants pour arrêter le Pacte de Varsovie, et qu’en Yougoslavie elle avait besoin des hélicoptères blindés américains ? L’Europe ne peut avoir une politique de sécurité sans admettre la fonction et l’organisation du recours à une force commune. Mais, pour qu’elle soit soutenue par les opinions, cette politique doit privilégier la sécurité intérieure de l’ensemble du territoire européen et de ses abords. Les opérations extérieures et même les politiques strictement françaises, par exemple en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, semblent avoir perdu toute efficacité autre que spectaculaire. Comme en matière d’industrie d’armement, le choix européen en matière de sécurité et de défense, qui nécessite de convaincre nos partenaires, semble inévitable.

Si on reconnaît que, dans l’espace européen, s’imposent le projet de construction d’une entité politique et des opérations militaires pouvant lui être associées, ce projet serait constitutif de cette identité et un espoir peut naître pour la PESC. La réflexion sur la notion d’élargissement et d’intégration par les différentes institutions agissant sur ce continent est une bonne voie pour éviter à l’Europe de retourner à une addition de nationalismes.

Si les domaines ouverts en matière de défense par la présidence de Jacques Chirac (industrie, professionnalisation, alliances) sont fondamentaux, les objectifs restent imprécis dans le cadre général de l’élargissement des institutions continentales.

 

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Notes:

2 Voir La Révolution des affaires militaires, Cahiers d’études stratégiques CIRPES, n° 18, 1996.

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