Edmond Jurien de la Gravière, stratège ou littérateur

Etienne Taillemite

L’œuvre, considérable par son volume, de Jurien de la Gravière, mérite-t-elle d’être ainsi rejetée en bloc dans les ténèbres ? Certes le style très orné en a beaucoup vieilli. Il est évident aussi que Jurien s’est davantage intéressé à la tactique qu’à la stratégie et qu’à cet égard son lecteur reste presque toujours sur sa faim. Il n’avait surtout, semble-t-il, rien d’un théoricien. Adepte résolu de ce que l’on n’appelait pas encore l’école historique, il s’efforçait de dégager les enseignements des campagnes du passé. « Il y a profit, écrit-il en 1859, à étudier l’histoire de notre marine même en ses plus mauvais jours » ! Cette tournure d’esprit l’empêcha sans doute de rédiger un traité théorique dans le genre de celui publié en 1869 par le capitaine de vaisseau Grivel, de sorte que sa pensée et ses conceptions se trouvent dispersées dans ses nombreux ouvrages et qu’il n’est pas facile d’en esquisser la synthèse. Nous verrons que la sévérité extrême de Castex est peut-être exagérée et qu’elle demande à être nuancée. Tout n’est pas à rejeter dans les travaux de Jurien, et dans certains domaines tout au moins, il a su émettre quelques vues judicieuses. Avant de tenter d’expliciter une pensée qui a évolué au long d’une carrière brillante qui le mena aux grandes responsabilités, il importe de rappeler les principaux épisodes de celle-ci, car ils expliquent sans doute certaines des vues qu’il soutiendra dans ses ouvrages.

Jean-Pierre Edmond Jurien de la Gravière était ce que l’on appelait sous l’Ancien Régime un enfant du corps et sa famille se trouvait solidement installée dans la marine depuis le règne de Louis XV. Son père, Pierre Roch, né en 1772, était le fils d’un chef de bureau de la marine. Entré au service comme novice en 1786, ancien du voyage de d’Entrecasteaux, héros du combat des sables d’Olonne en 1809, il terminera sa carrière comme vice-amiral, pair de France et préfet maritime de Toulon de 1834 à 1841.

Son cousin, Charles-Marie Jurien (1763-1836), d’une famille de magistrats de Riom, avait fait carrière dans l’administration et atteint lui aussi les hautes fonctions : conseiller d’Etat, directeur des ports et arsenaux en 1815, membre du Conseil d’Amirauté en 1824. Excellent juriste, Charles Jurien fut l’un des principaux artisans des tentatives, bien timides, de restauration de la marine après les désastres de la Révolution et de l’Empire.

C’est donc dans une famille essentiellement maritime que naquit à Brest, le 19 novembre 1812, Edmond Jurien de la Gravière et c’est tout naturellement vers la marine qu’il se dirigea dès son jeune âge. En octobre 1828, il entrait au service par le concours direct d’élève de la marine.

Dès sa première campagne sur la Dauphine, puis la champenoise, sur les côtes occidentales d’Afrique, il obtenait de son commandant des notes élogieuses : « actif, instruit, sans cesse curieux d’acquérir de nouvelles connaissances« . Aspirant de 1ère classe en juillet 1830, le jeune Jurien eut alors la chance d’être affecté à la

station du Levant sous les ordres du capitaine de vaisseau Lalande qui passait, à juste titre, pour le meilleur manœuvrier de la flotte et pour un entraîneur d’hommes exceptionnel. Passé successivement sur la Résolue, la Calypso et l’Actéon, Jurien se fit apprécier de son chef qui le jugea « instruit, rempli de la meilleure volonté, bonne éducation, bonne santé, ayant un goût particulier pour la marine, très bon sujet, zélé, actif » (1831). Promu enseigne de vaisseau en janvier 1833, Lalande le prit comme aide de camp sur la Ville-de-Marseille. En 1834, il le note : « paraît devoir être un de nos capitaines les plus distingués. C’est un sujet à pousser« .

Dès cette époque, Jurien réfléchit sur l’expérience qu’il est en train d’acquérir dans ces eaux du Levant où sévit une guérilla navale qui lui rappelle la guerre des brûlots au XVIIe siècle. D’ailleurs les Grecs utilisent beaucoup cette arme et il admire leur habileté manœuvrière. « C’est en manœuvrant qu’ils ont fait prendre chasse aux flottes ennemies, qu’ils les ont contenues dans leurs marches, interrompues dans leurs opérations ». Cependant, il a bien vu aussi les limites de ce type de marine : « L’équipement d’une flotte ne se fait pas seulement avec de l’enthousiasme ». Il remarque à quel point les Grecs sont gênés et limités par deux éléments très fâcheux : le manque de financement de sorte qu’il est impossible de mener un combat cohérent, d’exploiter un succès ou de réparer un échec2.

La navigation au Levant lui permit aussi de prendre contact avec la Royal Navy, ce qui lui inspira aussi d’intéressantes réflexions. Il a surmonté, semble-t-il, les rancœurs des guerres révolutionnaires et impériales puisqu’il écrit à propos des affaires de Grèce : « L’Angleterre s’était heureusement rapprochée de la France, et ces deux puissances, quand elles sont d’accord, font presque toujours prévaloir dans le monde les conseils de paix et de modération« 3. Il insiste sur la bonne compréhension qui s’établit alors avec les marins anglais :

A l’ancienne animosité succéda une émulation générale, on lutta d’habileté dans les manœuvres, de hardiesse dans la navigation, d’élégance et de coquetterie dans la tenue des navires. Nous avions beaucoup à apprendre : nous apprîmes vite… L’amiral de Rigny était homme d’initiative. par sa situation personnelle, par ses grandes relations dans le monde, il dominait de très haut les capitaines rangés sous ses ordres, presque tous jeunes d’ailleurs et animés d’une noble ambition. Il fonda une école. Il fit dans une certaine mesure, pour notre marine ce que l’amiral Jervis avait fait pour la marine anglaise… Les relations qui s’établirent entre nous et les officiers anglais nous furent très profitables : elles nous firent partager le bénéfice de leurs traditions. Nous acquîmes ainsi en peu de temps ces secrets de l’atelier que nous eussions peut-être mis des années à découvrir. C’est dans le Levant qu’un esprit nouveau prit naissance : l’anglomanie envahit notre marine 4.

Il est vrai que les marins français avaient pris une petite revanche psychologique : Collingwood prétendait que la navigation dans l’archipel grec était impossible en hiver pour les vaisseaux de ligne. Rigny et Lalande démontrèrent brillamment qu’il n’en était rien. Ces années de navigation dans des mers très dures furent très formatrices pour Jurien. Il y apprit entre autres choses les joies de la manœuvre.

On naissait manœuvrier comme on naît poète, c’était affaire d’instinct… on disait de lui : c’est un marin. Et cela voulait dire c’est un homme ferme, résolu, prompt à prendre un parti ; c’est bien plus, c’est un homme né sous une heureuse étoile, un homme qui a le don.

Il bénéficia aussi des enseignements de Lalande qu’il va retrouver bientôt en escadre de la Méditerranée. En effet, après avoir reçu en 1836 son premier commandement, celui du cotre le Furet affecté à la station des côtes d’Espagne, Jurien fut promu lieutenant de vaisseau en avril 1837 et embarqua sur l’Iéna comme aide de camp de l’amiral Lalande. Il y vit à l’œuvre les premiers navires à vapeur et nota les réactions négatives de la plupart de ses camarades :

Nous avions encore pour ce moteur nouveau les dédains dont Mrs les officiers des galères avaient longtemps accablé les vaisseaux du roi : on ne fera jamais rien de ces navires là ! Tel était le jugement bref et péremptoire de plus d’un d’entre nous. Hélas, c’était plus qu’un jugement, c’était un espoir et une consolation5.

Nommé en 1839 commandant du brick la Comète, il rejoignit devant Tenedos son cher amiral Lalande et vécut à ses côtés la crise diplomatique provoquée par les affaires d’Egypte qui nous mena au bord d’une guerre avec l’Angleterre. Il y découvrit la fragilité des amitiés franco-anglaises lorsque des intérêts supérieurs étaient en jeu. Il nota ainsi en septembre 1839 :

La cordialité de nos anciens rapports avec l’escadre anglaise avait disparu. Nous choisissons nos amitiés, et souvent il ne nous déplaît pas de les choisir à l’encontre de la politique de nos gouvernements. En Angleterre, les choses ne se passent pas ainsi ; on dirait que nos voisins ne sauraient être aimables que par ordre de l’Amirauté. La froideur subite qu’on nous témoigna nous surprit, mais nous avertit en même temps6.

La crise résolue pacifiquement grâce à la volonté de Louis-Philippe, Jurien et sa Comète vont se livrer à d’autres activités, hydrographiques celles-là. Le 24 janvier 1841, une terrible tempête avait soufflé sur la Méditerranée et provoqué d’énormes dégâts et de nombreux naufrages. On s’aperçut alors soudain des lacunes des cartes marines.

Chose étrange, cette Méditerranée si étroite, nos bâtiments de guerre ne la connaissaient pas : ils en ignoraient le régime et les ressources. Les cartes que nous possédions ne nous disaient rien de ces précieux abris que la nature a pour ainsi dire creusés à chaque pas du détroit de Gibraltar à l’entrée des Dardanelles. L’Archipel seul nous était devenu familier par de longues stations ; partout ailleurs nous allions à l’aventure sur la foi d’un méchant routier où l’on avait fixé les principaux points par des déterminations astronomiques7.

Il fallait évidemment combler ces lacunes et Jurien fut chargé avec la Comète de travailler sur les côtes de Sardaigne avec le concours des ingénieurs hydrographes Darondeau et Laroche-Poncié. Il s’acquitta de cette tâche avec succès puisqu’il obtint en 1841 un témoignage de satisfaction et, en avril, sa promotion au grade de capitaine de frégate. Il avait 29 ans.

Jurien, sans doute grâce aux recommandations de l’amiral Lalande, fut choisi, en mars 1843, par le nouveau ministre l’amiral Roussin, comme aide de camp. Affectation de courte durée puisqu’en juillet, il recevait le commandement du Palinure, un brick de la station des côtes d’Espagne avec lequel il se distingua en juin 1844 lors d’un incendie survenu à Barcelone et en octobre 1845 en sauvant l’équipage d’un navire marchand français naufragé. En 1846, l’amiral Roussin le recommandait chaudement à son successeur rue Royale pour un avancement exceptionnel.

Contrairement à beaucoup d’officiers de sa génération, Jurien, au bout de près de vingt ans de marine, n’avait encore jamais fait campagne dans les mers lointaines. Cette lacune fut comblée en janvier 1847 lorsqu’il reçut le commandement de la corvette la Bayonnaise qui partait pour une mission de trois ans dans les mers d’Extrême-Orient. Il visita ainsi Hong-Kong, les Philippines, les Carolines, les Mariannes, Batavia, assista les baleiniers français alors assez nombreux qui travaillaient dans ces parages, porta secours aux Portugais de Macao lors du typhon qui ravagea la ville en septembre 1849 et recueillit une masse considérable de renseignements hydrographiques sur les mers de Chine.

De cette longue et fructueuse campagne, il rapporta deux témoignages officiels de satisfaction du ministre et un récit qui paraîtra en 1873 en deux volumes sous le titre Voyage de la corvette la Bayonnaise.

Dès avant son départ pour l’Extrême-Orient et le pacifique, jurien s’était découvert une vocation littéraire et historique en publiant en 1847 les deux volumes de ses Guerres maritimes sous la République et l’Empire, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir car il y exprime, chemin faisant, certaines de ses conceptions. En octobre 1850, il était promu capitaine de vaisseau et se trouvait affecté au Dépôt des cartes et plans pour y mettre au net les travaux hydrographiques réalisés avec la Bayonnaise.

Sur cette marine de la Monarchie de Juillet encore si peu étudiée aujourd’hui, Jurien donne un témoignage précieux. Il remarque en premier lieu que la conquête de l’Algérie, puis la crise franco-anglaise de 1840, ont imposé silence aux théoriciens continentaux qui préconisaient l’abandon total de toute ambition et de toute politique maritimes. Au contraire, un sentiment de fierté et d’enthousiasme s’est développé.

Ce qui distingue le corps de la Marine pendant toute la durée du gouvernement de Juillet, c’est l’amour du métier pour lui-même, c’est un esprit de recherche et d’élégance qui a dû faire place, avec la transformation de la flotte, à des préoccupations plus austères. Trop éprises du côté pittoresque des choses, l’agitation de la jeune marine n’en mit pas moins en mouvement dans la flotte tout ce qui, sans l‘impulsion de ce zèle passionné, serait longtemps resté immobile. Matériel, personnel, discipline, organisation intérieure, rien ne put échapper à la fièvre qui venait de nous saisir. La transformation fut complète 8.

Dans la conclusion de son étude sur les guerres de la Révolution et de l’Empire, Jurien affirmait, avec peut-être un peu trop d’optimisme, que ce mouvement « Jeune Marine » était soutenu par l’opinion publique.

A aucune autre époque, écrit-il en 1847, la marine n’a-t-elle été plus populaire parmi nous, qu’elle ne l’est aujourd’hui. Nous avons vu l’accroissement de notre puissance navale proclamé d’un accord unanime comme une nécessité de premier ordre, et l’opinion publique épouser avec éclat des intérêts qu’on lui avait longtemps reproché de méconnaître 9.

Avec le Second Empire, Jurien allait accéder à des responsabilités de plus en plus importantes. En 1852, il recevait le commandement de la frégate l’Uranie, école des canonniers avec laquelle il expérimenta de nouvelles méthodes de tirs à feux convergents. L’année suivante, il était demandé comme chef d’état-major par l’amiral Bruat, commandant l’escadre de l’Océan. Celui-ci justifiait sa démarche dans une lettre à l’intéressé en expliquant qu’il a été, comme lui, élevé, « dans les principes de l’amiral Lalande qui les avait lui-même puisés à l’école de votre père. Nous continuerons cette bonne famille autant qu’il nous sera possible« .

Pour la première fois de sa carrière, Jurien participa à des opérations de guerre lors de la campagne de Crimée. Les services qu’il y rendit lors du bombardement de Sébastopol le 17 octobre 1854, lors du débarquement de Kertch où il commanda les troupes, lors de la prise de Kinburn lui valurent les éloges de son chef auquel le liait une sincère amitié. Il écrira plus tard :

c’est aux leçons de l’amiral Lalande et de l’amiral Bruat que je dois le peu que j’ai appris. Je me suis toujours fait gloire d’appartenir à leur école. Entre ces deux hommes de mer, j’hésiterais peut-être s’il me fallait désigner un modèle à nos officiers. J’ai souvent entendu mon père hésiter ainsi entre Bruix et Latouche-Tréville 10.

En décembre 1855, à 43 ans, il était promu contre-amiral.

De cette dure campagne de Crimée, Jurien tira quelques enseignements intéressants. En premier lieu, l’importance de la maîtrise de la mer et du rôle joué par la flotte. A propos du siège de Sébastopol, il écrit :

Si une des deux armées devait user l’autre, c’était à coup sûr l’armée qui restait maîtresse absolue de la mer. Les ressources qui affluaient à son camp par ce chemin facile lui donnaient une puissance de résistance et de renouvellement bien supérieure à celle de l’armée ennemie.

Dans cette mer Noire que les compagnies d’assurances tenaient pour une des plus dangereuses du monde, « on eut jamais admis que des vaisseaux la pussent impunément sillonner en hiver« , la flotte a accompli

des tours de force qui ne laissèrent peut-être indifférent que notre pays. Les Anglais ne s’y trompèrent pas ; ils admirèrent cette audace et cette activité. Jamais notre marine ne s’était montrée à eux avec tant d’avantage.

Le sentiment du danger public avait doublé nos forces et notre corps d’officiers, choisi, peu nombreux, rompu au métier par une constante pratique, était peut être le premier corps d’officiers qui fut alors au monde : à coup sûr, il était le plus exercé11.

La marine a joué en effet dans cette campagne un rôle primordial en tant que base d’opérations de l’armée de terre. « C’est, écrit Jurien, par ce pont jeté en travers de la mer Noire que viennent incessamment les munitions, les renforts, les vivres, tout jusqu’au bois de chauffage » et au foin pour la cavalerie. Cette symbiose présenta l’avantage de développer la compréhension entre armée et marine.

C’est de cette époque que date la sympathie qui n’a cessé de nous unir à l’armée. Nous aimâmes le soldat pour les souffrances que nous le voyions si héroïquement endurer ; il nous aima parce que nous compatissions à ses maux12.

Compréhension certaine au niveau des hommes, en fut-il de même à celui des chefs ? Jurien ne le précise pas mais il note bien un certain flottement dans le haut commandement. Après les échecs devant Sébastopol, l’amiral Hamelin fut remplacé par Bruat et, chez les Anglais, le vice-amiral Dundas par le contre-amiral Lyons, ce qui inspira à Jurien ce commentaire :

Les gouvernements, déçus par des espérances trop promptes, fondent toujours un certain espoir sur l’emploi d’hommes nouveaux ; mais l’instabilité du commandement est un pauvre remède bien que ce remède, plaise généralement à la foule.

Au moment de l’opération de Kertch, Jurien nota les hésitations du commandement :

En réalité, on ne savait plus ce qu’on voulait, car trop de volontés devaient concourir au même but pour qu’il fût possible de les maintenir d’accord. Les expéditions combinées traversent inévitablement ces périodes d’hésitations jusqu’au jour où quelque esprit absolu vient les faire cesser13.

C’est probablement cette expérience qui inspira à Jurien des réflexions sur la nécessité d’un état-major dont il sera question plus loin.

Autre enseignement de cette campagne qu’il met bien en lumière : les limites que rencontrait à cette époque l’action d’une flotte contre la terre. Après l’attaque infructueuse du 17 octobre 1854 contre Sébastopol, il notait :

Les vaisseaux peuvent traverser les passes les plus formidablement défendues si on ne les arrête pas par des obstacles sous-marins ; ils peuvent détruire les murailles de pierre, faire évacuer les batteries gazonnées lorsque ces ouvrages sont à peu près de niveau avec leurs canons : ils sont impuissants contre des feux qui les dominent. Leur triomphe en tout cas restera stérile tant que les troupes de débarquement ne se tiendront pas prêtes à envahir les batteries réduites au silence.

Il insistait aussi sur les insuffisances de la préparation : « on avait brusqué l’attaque, personne n’était prêt, l’effort qui devait tout emporter avait été décousu, successif au lieu d’être simultané » 14. De ces constatations, Jurien tirera une sorte de théorie des opérations amphibies qui sera analysée plus loin. Celle-ci ne sera guère retenue malheureusement et les exécutants feront cruellement les frais en 1915, aux Dardanelles, de cet oubli des enseignements de l’histoire.

La guerre terminée, Jurien, qui avait lié de bonnes relations avec les alliés anglais, présida en 1856 la délégation envoyée à la revue navale passée en rade de Spithead par la reine Victoria. L’année suivante, il recevait le commandement en sous-ordre de l’escadre de Méditerranée avec pavillon sur l’Algésiras, ce qui lui donna l ’occasion de participer aux opérations en Adriatique pendant la guerre d’Italie sous les ordres de l’amiral Romain Desfossés. C’est à lui qu’incomba l’organisation du blocus de Venise en juin 1859 mais l’armistice de Villafranca, signé le 7 juillet, interrompit ces opérations de l’escadre qui devait appareiller le 8 pour attaquer la ville15.

La paix revenue, Jurien reçut des attributions administratives et fut nommé membre du Conseil de perfectionnement de l’Ecole polytechnique et, en avril 1861, du Conseil d’amirauté et président de la commission des pêches et de la domanialité maritime. Mais ce ne fut qu’un bref intermède dans sa carrière de marin puisqu’en octobre 1861 il recevait le commandement de la division navale du golfe du Mexique. En janvier 1862, il était promu vice-amiral. Commandant interarmées au Mexique, il dirigea le débarquement des troupes à Vera-Cruz et signa, le 19 février, la convention de La Soledad qui aurait pu régler pacifiquement le différend franco-mexicain mais Napoléon III refusa de la ratifier. Revenu au Mexique en juillet 1862 sur la frégate cuirassée la Normandie, premier bâtiment de ce type à traverser l’Atlantique, Jurien dirigea la 22 novembre l’attaque de Tampico et rentra en France en avril 1863. L’Empereur ne lui tint pas rigueur de sa lucidité dans l’affaire mexicaine puisqu’en janvier 1864, il le prenait comme aide de camp, ce qui lui donnait libre accès à la cour où il devint un familier et souvent un confident de Napoléon III et d’Eugénie. En janvier 1866, il était élu membre de l’Académie des Sciences.

En 1868, Jurien de la Gravière recevait enfin le principal commandement de la flotte, le plus envié, celui de l’escadre d’évolutions en Méditerranée avec pavillon sur le cuirassé Magenta. Pendant deux ans, il va faire naviguer cette force sans arrêt, étudiant à fond la nouvelle artillerie, l’organisation des diverses spécialités, l’amélioration de l’habillement, de la nourriture, révisant enfin la tactique des bâtiments de combat à vapeur. De cette expérience, il tira des considérations sur la tactique navale qui seront publiées en appendice de sa Marine d’aujourd’hui 16. En décembre 1870, il devait appareiller pour une croisière au Levant mais il resta finalement sur les côtes de Provence pour réprimer les troubles suscités à Nice par le parti séparatiste. Ce fut sa dernière campagne à la mer.

Le gouvernement républicain ne lui tint pas rigueur de son bonapartisme puisqu’il le nomma en mai 1871 directeur général du Dépôt des cartes et plans de la Marine et président de nombreuses commissions et conseils : Observatoire de Paris, conseil de perfectionnement de l’Ecole navale (1871), commission de révision de la tactique navale (1872), commissions de réorganisation des troupes de marine (1875), du corps de santé, de la défense des côtes. Son autorité s’étendait aux affaires internationales puisqu’en septembre 1873 il fit partie de la commission internationale chargée de régler les différents territoriaux anglo-portugais au Mozambique. En avril 1884, il était nommé membre de la Commission internationale chargée d’étudier les améliorations à apporter au canal de Suez. Maintenu en activité sans limite d’âge en novembre 1877, Jurien accumula les honneurs : président de l’Académie des sciences en 1886, il entra à l’Académie française en 1888. Les dernières années de sa vie furent consacrées à la rédaction d’ouvrages historiques avec une prédilection pour les périodes anciennes.

Il étudia ainsi les campagnes d’Alexandre (1883), la marine des anciens (1880), la marine des Ptolémées et la marine des Romains (1885), La guerre de Chypre et la bataille de Lépante (1888), Doria et Barberousse (1886), Les chevaliers de Malte et la marine de Philippe II (1887), Les corsaires barbaresques et de la marine de Soliman le Grand (1887), Les derniers jours de la marine à rames (1885). De nombreux extraits de ces ouvrages avaient paru sous forme d’articles dans la Revue des Deux Mondes. L’amiral Jurien de la Gravière mourut à Paris le 5 mars 1892.

De cette œuvre considérable basée sur de vastes recherches historiques et sur une expérience personnelle variée, il faut essayer de dégager quelques idées directrices qui permettront peut-être de mesurer le bien-fondé de la sévérité prononcée par l’amiral Castex.

Jurien s’est intéressé aux aspects les plus importants de la vie de la flotte. D’abord à sa conception même et à sa composition sur lesquelles il s’est abondamment exprimé. Le commandement, la formation et l’entraînement du personnel, la tactique enfin plus que la stratégie, ont aussi fait l’objet de sa part de nombreux commentaires. Essayons de synthétiser une pensée qui a naturellement évolué au long d’une carrière active de plus de cinquante ans.

Jurien posa d’abord un principe qui devrait être d’évidence mais a été trop souvent négligé dès le XVIIe siècle : « La marine n’est pas seulement de l’administration, elle est avant tout de la politique. On ne met pas une flotte sur les chantiers sans savoir préalablement ce qu’on en veut faire » 17. Mais il a vécu la grande période de bouleversement technique provoqué par la vapeur qui rendait très ardus les choix à opérer. « Nous vivons en des temps douteux, écrit-il en 1847, où il est difficile de prévoir avec quels éléments nous ferons la prochaine guerre, si ce sera avec des flottes ou avec des vaisseaux isolés, avec des navires à voiles ou avec des navires à vapeur ». Un seul élément lui paraît certain : quel que soit le système de guerre qui vienne à s’imposer, nos navires, quelle que soit leur catégorie, doivent se trouvent aptes à affronter avec avantage les bâtiments ennemis de même rang et de même force. Principe encore une fois évident qui sera néanmoins très négligé après 1870 et jusqu’à 1914, période pendant laquelle presque tous les navires français seront toujours largement inférieurs en vitesse et en puissance de feu à leurs contemporains anglais ou allemands.

Le 15 décembre 1852, il précisait se pensée dans une lettre au ministre : « La composition d’une flotte doit dépendre de l’usage qu’on veut en faire. Il est donc nécessaire d’embrasser dans son ensemble le système de guerre qui conviendrait à notre génie, à nos ressources, à la situation que nous ont créé les événements qui se sont accomplis depuis 1789. Nous n’avons plus ni colonies ni commerce maritime« . Application quelque peu exagérée. Il constatait que l’Algérie alimentait un trafic non négligeable, qu’il existait aussi un cabotage considérable, et enfin une armée de Terre à laquelle il fallait fournir des moyens de transport. La conclusion à ses yeux s’imposait donc : « transporter des troupes avec toute la rapidité possible, défendre la mer territoriale, tel doit être le double rôle de notre marine. Je concevrais que la France songeât à inquiéter le commerce britannique dans les mers lointaines par des divisions de frégates ou de grandes corvettes. Elle obligerait ainsi l’Angleterre à augmenter ses dépendances et à diviser ses forces. Mais je crois que la composition de nos stations actuelles suffirait amplement à ce service« 18. Conception bien restrictive qui se limitait à jouer les voituriers de l’armée et à assurer la défense des côtes. Quant à la lutte contre le commerce anglais avec des divisions de frégates, c’était un rappel de la stratégie adoptée par Napoléon et Decrès dans les dernières années de l’Empire, qui n’avait guère eu de succès en raison de l’énorme disproportion des forces.

Jurien va préciser ses conceptions dans son livre La marine d’aujourd’hui paru en 1872. Etudiant le grand programme naval de 1857, il commençait par remarquer combien « il était sage, je dirai même indispensable, de ne pas vouloir disputer à l’Angleterre l’avantage de nombre. C’était la seule supériorité qu’on dût lui concéder« . Il développait ensuite une théorie qui était, semble-t-il, celle de Napoléon III lui-même :

pour tenir sur les mers la place à laquelle nos ressources de tout genre nous faisaient un devoir d’aspirer, nous avions deux moyens infaillibles : n’admettre dans la composition de notre flotte que des navires dont les qualités ne fassent aucun doute, assurer par tous les détails de notre organisation une célérité exceptionnelle à nos armements. Nous pouvions ainsi inspirer un certain respect à l’Angleterre même car au début d’une guerre, nous lui aurions opposé, en la prenant de vitesse, des forces à peine inférieures aux siennes. Ce programme était simple. Il fallait en écarter tout plagiat inintelligent du passé.

Il estimait avec raison qu’en France, on faisait grand abus « du fétichisme qui s’attache à certaines noms » et en premier lieu à celui de Colbert.

Or il est bien évident que les conditions de 1856 ne sont plus celles de 1668. Aujourd’hui, selon lui, la puissance navale n’était plus liée comme au XVIIe siècle aux colonies et au pacte colonial et il est très remarquable de constater que Jurien se déclare très réservé sur l’expansion coloniale, en particulier en ce qui concernait l’Extrême-Orient, sujet sur lequel il se révèle comme un prédécesseur de Castex. Il écrit ainsi à propos des premiers établissements en Indochine : « Nous avons mis la main dans la ruche et nous avons éveillé les abeilles. Tout établissement possédé par l’Europe dans ces mers lointaines doit se sentir menacé« . Il n’allait pas jusqu’à conseiller l’abandon mais il restait « très convaincu de se tenir en garde contre des espérances chimériques » et ajoutait aussitôt : « l’avenir colonial, sous quelque forme qu’il se présente, ne m’apparaît donc qu’environné de nuages. Il n’existe plus heureusement de relation intime entre le progrès colonial et les facultés maritimes du pays« . Cet avis était alors loin d’être partagé et Jurien se trouvait très en avance sur son temps en préconisant le décrochage des colonies et de l’armée coloniale de la marine. Il s’était félicité, en 1858, de la création de l’éphémère ministère de l’Algérie et des colonies auquel on avait eu le tort de rattacher l’Algérie « que sa proximité et son importance conseillaient d’assimiler dès lors aux départements français ». Par contre, il déplorait le maintien de l’armée coloniale au sein du ministère de la Marine, « de sorte que nous perdîmes une merveilleuse occasion de voir enfin clair dans notre budget. Il n’en est pas moins remarquable que la plupart des progrès réalisés par la marine impériale datent de l’époque où, par suite de la séparation des deux ministères, son sort avait cessé d’être étroitement associé à celui de nos possessions d’outre-mer »19. 

Jurien approuva la politique suivie par l’amiral Hamelin pendant son passage au ministère. C’était, dit-il, « un homme froid, profondément honnête et qu’une longue expérience avait mis au courant de toutes les parties de notre service qui a laissé une trace profonde de son passage aux affaires« . Il souligne la difficulté de la tâche du ministre qui devait innover profondément car « l’ancienne constitution de notre établissement naval n’était plus d’accord avec les conditions dans lesquelles allait se développer une marine qui n’avait que de rares analogies avec la marine du passé« .

Hamelin divisa donc le matériel en trois catégories : la flotte à voiles, destinée dans son esprit à disparaître rapidement, la flotte transformée, matériel de transition que l’on entretiendrait sans le renouveler et enfin la flotte de l’avenir qui comprendrait 150 bâtiments de combat dont 40 vaisseaux de ligne. Jurien considérait ce programme comme « très sérieux et qui tendait à placer nos forces navales sur un pied des plus respectable » mais il émit cependant des critiques. Pour lui, « une partie des dépenses prévues sera absorbée par la construction de navires dont l’existence parasite menaçait de se développer aux dépens de la substance même de notre flotte de guerre ». Il visait ainsi la flotte de transport que l’on souhaitait développer pour lui permettre de transporter 40 000 hommes, 6 000 chevaux et 18 000 tonneaux de matériel.

A son avis, ce programme de 1857 reposait sur une idée juste et deux idées fausses. L’idée juste consistait à limiter à un petit nombre de navires rapides notre état militaire. La première idée fausse était d’ordre stratégique et attribuait à la marine « pour rôle principal le transport d’une armée sur le littoral ennemi tandis que c’est l’occupation de la route maritime qui est le point essentiel. La sécurité du trajet garantie, les flottes marchandes suffiront pour l’accomplir« . Jurien précisera plus tard, comme nous le verrons, ses idées sur ce point. La seconde idée fausse résidait pour lui dans une confusion trop grande entre les dépenses d’investissement et celles de fonctionnement. Il reconnaissait néanmoins que la rénovation de la flotte avait été menée avec des vues assez larges et qu’Hamelin se préoccupa toujours de tenir les unités constamment disponibles20.

Jurien approuvait donc ce programme basé sur une flotte de ligne constituée de grands bâtiments de combat. A plusieurs reprises, il revient sur ce sujet dans ses œuvres postérieures et invoque les théories de son maître l’amiral Lalande.

En marine, il partait d’un principe aussi simple qu’absolu : tout pour la flotte, c’est-à-dire faire tout converger vers le bon et prompt armement du plus grand nombre de vaisseaux possible. Le faste des arsenaux ne lui en imposait pas ; ce n’était point aux monuments des ports qu’il jugeait la force d’une marine : il la reconnaissait à la puissance productive des chantiers, à la richesse des approvisionnements et surtout à la forte constitution du personnel. Il rêvait d’une armée de mer permanente… Sa flotte, quel que fût le nombre de bâtiments dont il l’eût composée, eût été avant tout une flotte de combat. C’est lui qui se déclara si énergiquement l’ennemi de la poussière navale. Il appelait ainsi, non pas tous les bâtiments qui ne pouvaient pas figurer en ligne, mais tous ceux, grands ou petits, qui n’avaient aucune valeur militaire. Pour l’amiral Lalande, la marine n’était pas seulement une armée, c’était, dans la plus étroite acception du mot, une escadre 21.

Mais Jurien rédigeait ses souvenirs en 1882 et il était amené à s’interroger :

Cette grande escadre qui doit embrasser la marine dans son ensemble, comment la constituer en 1882 ? La situation n’est plus aussi simple qu’elle l’était en 1844. La révolution a été déchaînée et ceux qui l’ont introduite dans le monde naval ne savent plus eux-mêmes où elle les mène : une flotte est à peine construite qu’il en faut bien vite ébaucher une autre. On marche et on trébuche à chaque pas sur un progrès nouveau.

Au milieu de ces hésitations bien compréhensibles, il demeurait, dans les premières années de la IIIe République, résolument partisan de la flotte de la ligne. Répondant en octobre 1873 à une enquête lancée par le ministre de la marine, l’amiral Dompierre d’Hornoy, il se déclarait hostile au décuirassement des grandes unités et, vers la même époque, il écrivait dans les souvenirs d’un amiral :

Pour la puissance que la nature a placée en face de l’Angleterre, je ne comprends pas de marine possible sans une flotte de ligne, c’est-à-dire sans une force homogène dont chaque unité puisse figurer dans une ligne de bataille. En dehors de cette flotte, je ne vois plus d’utiles que des avisos ou canonnières rapides que ne sont, à tout prendre qu’une autre espèce d’avisos. Si la flotte de ligne est bien ce qu’elle doit être, les garde-côtes eux-mêmes deviendront superflus. Nous aurons, nous aussi, nos remparts de bois : mais, tout en protégeant nos rivages, ces remparts mobiles seront assez rapides pour menacer les rivages de l’ennemi. Je répudie donc hautement tout sacrifice qui ne tend pas à augmenter directement notre flotte de ligne 22..

Constituer sans délai le corps de bataille de la marine française, l’entourer de rapides et actifs éclaireurs est un soin si urgent que pour le moment c’est le seul qui me touche. Les frégates de croisière, les batteries flottantes, les canonnières à petite ou moyenne vitesse, les vaisseaux garde-côtes, les transports, les transports surtout n’ont pas mes sympathies.

Je crois, en un mot, à l’avenir de la marine française et je ne veux pas lui rendre tout combat impossible : je réclame pour elle la flotte d’Orvilliers. Que de plus audacieux mettent leur confiance dans la flottille de Boulogne et oublient, s’ils en ont le courage, les escadres sans l’appui desquelles cette flottille n’a jamais pu quitter le port.

Fort de l’expérience qu’il a vécue en 1855 à l’attaque de Kinburn par les batteries flottantes cuirassées, il n’hésitait pas à prophétiser :

Nos vaisseaux, sans rien perdre de leur rapidité, vont s’armer de pied en cap et revêtir une cuirasse de fer sur laquelle les plus gros boulets viendront s’amortir. Voilà, je suis très porté à le croire, les futurs éléments de la flotte de ligne 23.

Après avoir élaboré ce plaidoyer éloquent et appuyé en faveur de la flotte de ligne, Jurien, sans doute sous l’influence de ses études sur les marines antiques, se passionna pour les flottilles et les opérations amphibies. Dans La marine d’autrefois, prenant exemple sur César et Germanicus débarquant en Angleterre et remontant les fleuves d’Allemagne, il développa une théorie des flottilles de débarquement qui contient des aspects très modernes et assez prémonitoires. Il prévoit ainsi des péniches embarquées en pontée sur des transports qui seront lancées à la côte sous la protection du feu de la flotte de ligne. Il n’oubliait pas, en effet, de préciser : « la flottille n’opérera jamais qu’à l’abri de ce rempart ». A son avis, d’ailleurs, cette flottille constituerait une véritable force de dissuasion. « Je soutiens qu’une flottille convenablement équipée exerce déjà du port où on la rassemble une action stratégique de la plus extrême importance » 24.

Cette passion tardive pour les flottilles amène Jurien à proférer des affirmations qui le feront considérer comme un précurseur de la Jeune Ecole.

A côté des colosses, il y aura place pour les infiniment petits. Les colosses se chargeront d’occuper la mer, d’en garder les chemins, d’un écarter les interventions hostiles ; les flottilles opéreront sur le littoral ennemi. Ces flottilles auront deux façons d’opérer : par des incursions soudaines ou par des invasions de masse.

Obsédé par ses études sur les marines antiques, il ne vit pas que la puissance de feu nouvelle de l’artillerie bouleversait bien des données25.

Revenant sur ce sujet en 1885 dans son livre Les derniers jours de la marine à rames, Jurien précisait ainsi sa pensée :

Les vaisseaux cuirassés finiront bien aussi par disparaître ; l’heure de les licencier ne me paraît pas venue. Dans les mers profondes je voudrais continuer d’associer cette massive réserve à nos escadrilles… on arrivera probablement un jour à donner à nos torpilleurs toutes les qualités qui leur sont nécessaires pour affronter en pleine sécurité en haute mer ; on aura plus de peine à en faire des oiseaux de grand vol. De toute façon, ces torpilleurs transformés ne seraient plus des bâtiments de flottille. La flottille, telle que je la conçois, se compose de navires de dimensions chétives, d’une valeur vénale insignifiante. Je la destine surtout à infester les bras de mer étroits. Course ou descente, sur ce terrain propice elle se prête aisément aux opérations les plus diverses. Si je la concentre, les colosses, à son approche, se troublent et, sur le rivage, les corps d’armée s’essoufflent à la suivre ; si je la disperse, un seul de ses méfaits suffit pour alarmer toute une marine marchande. La Manche, en moins d’une heure, se l’est renvoyée d’une rive à l’autre. On ne sait d’où elle sort, on ignore où elle rentre. Ne comptez pas ses pertes ; son grand art, sa force principale consiste à ne rien craindre et à sacrifier sans scrupule quelques-uns de ses tronçons… vous voyez donc bien que cette marine n’a rien de commun avec l’autre, qu’il faut la distinguer soigneusement de celle que j’appellerai la marine des millions flottants 26.

Nous voici en pleine utopie du genre de celles des extrémistes de la Jeune Ecole et on peut se demander comment un homme d’expérience comme Jurien a pu se laisser aller à proférer de telles élucubrations et de telles imprécisions. Comment seront armés ces chétifs navires, par quel miracle atteindront-ils une telle mobilité ? Pas un mot à ce sujet et nous sommes au royaume de l’affirmation gratuite, familière aux adeptes des théories de Gabriel Charmes. A l’évidence, Jurien se faisait beaucoup d’illusions sur les possibilités, à cette époque, des flottilles de débarquement.

Ces vues légèrement délirantes sont d’autant plus étranges sous la plume de Jurien que, dans La marine d’aujourd’hui, il avait fort bien vu l’importance de la guerre des communications maritimes et s’était radicalement séparé de la Jeune Ecole sur ce point. Il estimait en effet que le rôle primordial de la flotte consistait « à occuper les grandes voies maritimes… L’occupation de la mer, ne fût-elle que temporaire, doit avoir, même dans une guerre continentale, des conséquences de la plus haute portée ». Il l’avait constaté lors de la guerre de Crimée et celle de Sécession l’a confirmé. C’est la raison pour laquelle il se prononçait alors de la manière la plus nette contre la guerre de course dont les résultats stratégiques n’ont jamais été concluants.

On a beaucoup exagéré le dommage causé au commerce américain par quelques corsaires ; on a fait un bruit ridicule de la capture d’un navire de commerce français par une corvette allemande, s’échappant au cour de l’hiver, d’un port inaccessible qui n’était plus bloqué 27. Sur mer aussi bien que sur terre, une armée victorieuse n’a pas de convois qui ne puissent être inquiétés ; mais quels résultats peuvent avoir de pareils coups d’épingle ? S’imagine-t-on que les prouesses de vingt Alabama auraient pu retarder d’un jour la prise de Richmond ? C’est le destin fatal des équipages de corsaires de terminer leur carrière aventureuse sur les pontons.

Il reconnaissait que la guerre de course pouvait constituer le recours du faible.

Du moment que la disproportion des forces est par trop grande, il faut bien se disperser pour se rendre moins saisissable ; mais accepter ce programme a priori sans savoir au juste quel est l’adversaire que le sort nous réserve, ce serait abdiquer follement devant telle puissance navale qui est encore à naître 28.

On ne saurait condamner en termes plus nets tout un pan des théories de la Jeune Ecole.

En ce qui concerne la conception et la composition de la flotte, les vues de Jurien de la Gravière demeuraient donc assez incertaines et quelquefois peu cohérentes. Il resta toujours partisan de maintenir la flotte de ligne dont la nécessité pour lui ne faisait aucun doute. Mais sur la fin de sa vie, il s’enthousiasma pour des flottilles de débarquement dont il ne définit jamais très précisément les caractéristiques. Assez critique sur le programme de 1857, il a bien vu en revanche, l’importance d’une flotte non pas de transport de troupes, mais de soutien logistique. Dès 1872, il soutenait la nécessité de posséder des bâtiments ravitailleurs rapides capables de suivre les escadres en opérations et d’augmenter leur autonomie. C’était alors une vue audacieuse qui ne sera réalisée que beaucoup plus tard.

Jurien ne s’est pas préoccupé que des questions de composition et d’emploi de la flotte. Il s’est aussi beaucoup soucié du problème du commandement, de la formation et de l’entraînement des officiers et des équipages, enfin des doctrines tactiques sur lesquelles nous le verrons se tromper totalement.

A propos du commandement, Jurien fut, à son époque, un des rares officiers à réclamer la création d’un véritable état-major de la marine. Il se déclara favorable aux amiraux-ministres mais pour ajouter aussitôt : « placez donc un amiral à sa tête. Seulement si vous m’en croyez, donnez à cet amiral ce qu’il trouve quand il prend la mer, un grand état-major« . Il n’était pas satisfait de l’embryon d’organisation créé en 1869 par l’amiral-ministre Rigault de Genouilly puisqu’il écrivait en 1882 :

La marine ne s’est assuré le secours d’aucune institution qui soit l’analogue du dépôt de la guerre. Le cabinet seul du ministre concentre les renseignements, élabore les plans de campagne. Je préférerais à ce cabinet qui n’est point à l’abri des fluctuations de la politique, un grand Etat-major stable, je serais presque tenté de dire inamovible. Je voudrais surtout exempter cet état-major du soin encombrant des affaires courantes pour le laisser tout entier à sa tâche de classement et de méditation. C’est à lui que je confierais le dépouillement et l’analyse raisonnée des documents qui vont s’engloutir souvent sans profit dans nos archives.

Dans son esprit, cet état-major serait un bureau d’études préparant les opérations dans tous leurs aspects car, « si éclairé, si laborieux, si intelligent qu’on le suppose, le cabinet d’un ministre n’aura jamais le calme et le loisir d’un établissement fixe dont le labeur n’a pas à craindre de brusque interruption« 29.

C’est exactement ou presque la conception qui sera celle de Castex et que celui-ci fera enfin prévaloir grâce à Georges Leygues en 1920. Jurien était donc, ici encore, très en avance sur les idées de son temps.

Il se préoccupa aussi beaucoup des questions de formation et d’entraînement. Dans la préface de La marine d’autrefois, il rappelait cette vérité éternelle :

En vain l’art se transforme ; quel que soit le moteur, l’énergie morale qui en fera l’emploi n’en gardera pas moins toute son importance. La marine a son côté technique, elle a aussi, qu’on me passe cette expression, son côté humain. Le premier se modifie sans cesse, le second ne saurait vieillir.

C’est pourquoi il ne cessa d’insister sur l’importance de la formation des cadres et il protesta avec énergie en 1872 contre le projet de suppression du vaisseau-école.

“Si limités que puissent être les crédits qu’on nous accordera, je voudrais toujours en consacrer la majeure partie à l’instruction de nos officiers et des équipages”.

De même il estimait indispensables les escadres d’évolutions qui constituent « notre seule école de tactique ».

Par contre, il se déclarait hostile aux stations navales que la marine entretenait alors dans toutes les mers du monde et dont il contestait l’utilité pour « protéger un commerce qui souvent n’existe pas« . Et il ajoutait avec raison : « Ce qu’il y a de plus sérieux dans les armements de paix, c’est, à mon sens, ce qui peut préparer de bons armements pour la guerre« .

Jurien de la Gravière appartenait à la génération de marins qui fut traumatisée par les désastres maritimes de la Révolution et de l’Empire qu’il a étudiés en détail et dont il s’efforça de tirer les enseignements en analysant les causes des victoires anglaises.

Les Anglais n’ont dû leurs triomphes ni au nombre de leurs vaisseaux, ni à la richesse de leur population maritime, ni à l’influence officielle de leur amirauté, ni aux combinaisons savantes de leurs grands hommes de mer. Les Anglais nous ont vaincu parce que leurs équipages étaient plus instruits, leurs escadres mieux disciplinées que les nôtres30.

Il a très nettement vu que, contrairement à ce que prétendront bien des historiens, Nelson n’a rien inventé en fait de tactique et ses victoires sont dues au fait qu’il avait parfaitement mesuré les faiblesses de ses adversaires français et espagnols

Son coup d’œil exercé a découvert bientôt les principes de dissolution qui s’étaient introduits dans notre marine après l’entière dispersion de ses officiers… C’est parce qu’il connut la mauvaise organisation de nos navires, la précipitation de nos armements, les éléments confus d’où l’on avait fait sortir un nouveau personnel pour remplacer celui qui avait disparu ; c’est parce qu’il avait également observé les vaisseaux espagnols, soit comme alliés, soit comme ennemis de l’Angleterre, qu’il osa, dans les occasions les plus importantes, tenter la faveur du ciel au mépris de toutes les règles. L’événement justifia son audace… car la décadence de nos institutions maritimes lui avait aplani le chemin31.

La formation sur le tas que reçoivent les officiers anglais lui paraît préférable à la formule française, trop théorique. Rejoignant les vues de certains officiers généraux du XVIIIe siècle, il considérait qu’on était allé trop loin dans le culte des sciences et que davantage de pratique serait préférable. C’est pourquoi il approuvait pleinement les réformes des amiraux de Rigny et de Rosamel qui avaient maintenu le maximum de navires en armement permanent et développé les écoles de spécialités. Il importe qu’officiers et équipages naviguent au maximum pour être libérés de la

servitude des ports, servitude odieuse à l’officier, funeste à la discipline, qui nous crée de si pernicieux loisirs et entretient souvent dans l’état-major le plus éclairé de l’armée toutes les mesquines passions et les idées étroites des casernes et des petites villes32.

Sur ces problèmes de formation et d’entraînement du personnel, Jurien adoptait des idées très modernes de promotion sociale. Il insistait par exemple sur la nécessité d’améliorer la situation matérielle des officiers mariniers et de leur offrir davantage de possibilités d’accession aux grades d’officier. Vers 1847, un maître américain touchait une solde presque quadruple de celle son homologue français.

Il en résulte que le cabotage enlève à la marine militaire la plupart des matelots qui pourraient former des officiers mariniers distingués et qu’il est peu de sujets de mérite qui consentent à s’attacher à une carrière aussi pénible et aussi ingrate 33.

Jurien a apprécié pleinement les réformes opérées par l’amiral Hamelin en 1856 qui développaient les spécialités et supprimèrent les équipages de haut bord. La marine y a gagné une disponibilité remarquable et c’est avec fierté qu’il note la manière dont la flotte, entre 1858-1830, souvent prise à l’improviste, a su faire face avec rapidité à toutes les tâches qu’on lui a imposées depuis la Chine jusqu’au Mexique.

Un autre sujet de préoccupations fut pour Jurien les problèmes de tactique soumis, du fait de l’apparition de la propulsion à vapeur et d’armes nouvelles, à de profonds bouleversements. Ce sera d’ailleurs pour lui l’occasion de commettre d’énormes erreurs de jugement. Il va, en effet, développer une théorie du combat par le choc sur laquelle il s’étend avec insistance dans La marine d’aujourd’hui, ouvrage qui comporte en annexe des considérations générales sur la tactique navale, fruit de l’expérience acquise au commandement de l’escadre d’évolutions et donc rédigées en 1870. « J’avais déjà en 1859 la pensée que, pour un navire à vapeur, le choc devait être le moyen d’action le plus efficace« . Il précisait que, lorsqu’il partit pour l’Adriatique à ce moment, les instructions remises à ses officiers

recommandaient formellement, en cas de rencontre avec l’escadre ennemie, cet emploi offensif de la masse des navires, emploi dont les combats de la Chesapeake et de Lissa devaient nous démontrer quelques années plus tard le tout puissant effet. J’étais bien éloigné cependant de prévoir la déchéance qui menaçait déjà l’artillerie. Il a fallu l’apparition de la marine cuirassée pour qu’on osât concevoir une tactique dans laquelle le canon ne jouerait pas le principal rôle. En 1859, on se proposait avant tout d’accabler son ennemi sous une grêle de projectiles 34.

En 1870, il n’a pas changé d’avis. Sous ses ordres, pendant deux ans, l’escadre de Méditerranée a « passé en revue la série complète des évolutions de la tactique à voiles et de la tactique à vapeur ». Il en tient toujours pour le choc et développe sa théorie :

Bien que nos vaisseaux cuirassés portent encore leur artillerie sur les flancs, c’est pourtant dans la catégorie des bâtiments destinés à combattre de pointe qu’il faut les classer. Le même enseignement nous est venu à cet égard des eaux de Lissa et des bords de la Chesapeake35. Le jour où la marine est intervenue dans la lutte avec toute la puissance de sa masse, la déchéance de l’artillerie a commencé. Nos fonderies, il est vrai, n’ont pas dit leur dernier mot. Mais dans la situation relative où se trouvent le navire et le canon, il n’est pas un amiral qui osât aujourd’hui présenter le travers à l’ennemi avec l’espoir de l’arrêter ou de la détourner de sa route. En effet, si l’artillerie a repris quelque efficacité quand elle peut frapper normalement et à petite distance, elle reste tout à fait impuissante vis-à-vis des surfaces fuyantes. C’est par le choc qu’il faut vaincre, c’est contre le choc qu’il faut se prémunir36. Aux approches de l’ennemi, un vaisseau cuirassé n’a rien de mieux à faire que d’imposer silence à ses canons. Les faibles avantages qu’il pourrait se promettre d’un tir, rendu incertain par la rapidité avec laquelle varie la distance, ne sauraient balancer les inconvénients du nuage de fumée qui l’envelopperait à cet instant suprême où son salut dépend de la précision de sa manœuvre.

Toujours obsédé par des analogies qu’il avait décelées avec la marine de l’antiquité et des galères, Jurien n’hésitait pas à écrire :

La marine cuirassée ne reconnaît pas d’ordre fondamental de bataille. Pour qu’un ordre de navigation soit en même temps un ordre de combat, une seule condition est indispensable. Il faut que la proue des vaisseaux soit tournée du côté d’où peut venir l’attaque.

Jurien considérait donc que, lorsque deux flottes cuirassées seront en présence, chaque vaisseau se choisira un adversaire qu’il s’efforcera de couler par abordage. Mais comme il est peu probable qu’il y parvienne à la première tentative, les deux flottes tireront des bordées de canon, s’éloigneront et vireront de bord pour recommencer la manœuvre d’abordage. Evidemment la flotte la plus rapide et la plus habile dans cette évolution acquerra sur l’autre un énorme avantage car elle pourra se trouver en position de menacer de pointe les navires qui lui présenteront le flanc. Il en conclut que

Prendre la position de chasseur, imposer à l’ennemi la position de chassé, tel est le but vers lequel on verra toujours tendre deux flottes qui se seront jointes. La mêlée s’établira entre elles par une série de passes, et si, des deux côtés, l’habileté de manœuvre est la même, cette mêlée se trouvera bientôt convertie en une série de combats singuliers dans lesquels toute intervention de signaux deviendra impossible.

A son avis, dès que l’amiral a donné le signal du combat, « on peut sans crainte fermer le livre des signaux : la responsabilité des capitaines commence« . Dans son esprit, le rôle de commandant en chef consiste essentiellement à inspirer à tous ses subordonnés « le bon vouloir mutuel, le soin de la gloire commune, le désir de ne pas survivre à la défaite« , en un mot à organiser la victoire.

Jurien notait que nombreux furent les amiraux qui se répandirent en récriminations contre le mauvais concours apporté par leurs subordonnés. Ce sera le cas de Ruyter, de d’Estrées, de Keppel, de Grasse, de Suffren, de Villeneuve. Pourquoi ? « N’en cherchez pas les causes ailleurs que dans l’absence d’une règle simple et pratique, dans le partage mal défini de la responsabilité« . Il précisait qu’il avait modifié le poste de l’amiral pour lui permettre de faire manœuvrer sa flotte sans signaux. Au lieu de le placer au centre, il l’a mis en tête de ligne ou à une des ailes, ce qui permet d’imprimer « une plus grande aisance aux mouvements tournants« .

Il conseillait de « partager l’armée en escadres de 6 vaisseaux au moins, de 12 au plus ». Celles-ci, qu’il compare aux légions romaines, doivent « dès que l’ennemi est en vue, manœuvrer d’une façon indépendante et concourir, sans la conduite de son chef particulier, à l’exécution du plan d’attaque arrêté par l’amiral« .

Pour Jurien, la bataille se réduit donc à une série de tentatives d’abordages. On remarquera, mais nous ne sommes qu’en 1870, que ces considérations ne contiennent qu’une seule et brève allusion aux « bâtiments torpilles à propos des unités qui n’ont pas de poste dans l’ordre de combat. Celles-ci doivent s’appliquer à secourir les navires désemparés, à détourner ou à détruire les brûlots et les bâtiments torpilles de l’ennemi, à protéger les mouvements des bâtiments pourvus de machines incendiaires ou explosives ». on ne peut pas dire que Jurien ait deviné l’avenir de la torpille qui n’était encore, il est vrai, que dans sa petite enfance. Il s’obstinait à placer sa confiance dans l’éperon qui lui rappelait ses chères galères.

De cette analyse des idées exprimées au long de sa carrière par l’amiral Jurien de la Gravière, doit-on conclure au bien fondé du jugement péremptoire émis par l’amiral Castex ? Il est certain que les théories de Jurien sont loin d’être toujours cohérentes et demeurent surtout en définitive fragmentaires et incomplètes. Il restera toujours assez loin de la vue d’ensemble beaucoup plus globale, même si elle contient des erreurs, qui fut celle de l’amiral Grivel37, et on trouve dans son œuvre un assez curieux mélange d’utopie et de réalisme. Disciple proclamé de l’amiral Lalande, il semble avoir bien oublié certains de ses enseignements pour se laisser aller à des vues bien discutables. Est-ce une conséquence de son pacifisme avéré et des illusions auxquelles il serait enclin à s’abandonner ? En 1872, il constatait que « les idées pacifiques ont fait un tel chemin que je m’étonne même quelquefois du sujet qui m’occupe. Je me demande si je ne suis pas en arrière de mon siècle, si mes inquiétudes ne sont pas une injure gratuite à l’avenir« . Pris d’un scrupule, il ajoutait aussitôt : « vouloir la paix et restreindre de propos délibéré notre puissance maritime, ce ne serait pas rendre la guerre impossible ; ce serait peut-être la rendre inévitable en laissant à l’ennemi trop de facilité pour la faire sans péril »38. quelques années plus tard, en 1885, il confirmait : « mes vœux sont essentiellement pacifiques ; la guerre est, aujourd’hui, si nous voulons employer le langage des affaires, une opération qui ne paye pas« . Il s’étonnait des vastes programmes de constructions neuves que préparait l’Amirauté britannique car il n’en discernait pas la justification. Certes, il mesurait le danger de la course aux armements mais l’idée ne l’effleurait pas que la mauvaise rentabilité de la guerre, réelle ou supposée, n’a jamais été un argument pour l’empêcher39. Ce courant pacifiste était important dans la marine, Grivel en est un autre exemple, chez des hommes effrayés par la puissance nouvelle des armes.

Sans doute trop marqué par ses études sur les marines antiques et médiévales, Jurien de la Gravière commettra de vastes erreurs de jugement en se polarisant sur le combat par le choc et en méconnaissant totalement l’avenir de l’artillerie. Cette erreur a certes été assez largement partagée de son temps à la suite des combats maritimes et fluviaux de la guerre de Sécession dont on eut tendance à tirer des enseignements dont la suite des temps allait démontrer la fragilité. « Rien ne prévaut, écrivait Jurien en 1878, contre la supériorité bien établie de l’armement« . Comment n’a-t-il pas saisi que cet éperon auquel il faisait tant confiance allait être détrôné rapidement par le canon ? Il n’a pas vu que la guerre navale se trouvait déjà et se trouverait de plus en plus bouleversée par l’accroissement constant de la portée des armes et que, par conséquent, la mêlée et l’abordage étaient voués à disparaître, sauf cas tout à fait exceptionnels.

La pensée de Jurien de la Gravière demeure donc en définitive ambiguë et incomplète. Ambiguë car on peut, à certains égards, le considérer comme un tenant des théories de la Jeune Ecole avec son goût, d’ailleurs tardif, pour les flottilles, mais il n’alla jamais jusqu’à l’excès, n’envisagea nullement la disparition immédiate des grandes unités et condamnera formellement la guerre de course dont toutes ses études historiques lui ont démontré l’inefficacité stratégique. On peut aussi, avec non moins de raison, le tenir pour un pré-mahanien car il accordait à la bataille une importance essentielle, sans d’ailleurs en développer véritablement la théorie.

Incomplète aussi, car cette pensée ne s’attache pas assez à certains aspects de la guerre navale. Ainsi, la question vitale des communications maritimes n’est pas traitée avec le soin qu’elle mérite. Il est exact qu’il donne trop souvent l’impression de « côtoyer la stratégie sans y entrer« .

L’œuvre de Jurien de la Gravière, rédigée dans ce style très orné, un peu artiste à la manière des Goncourt, qui nous paraît aujourd’hui bien archaïque, ne mérite peut-être pas malgré tout l’extrême sévérité de Castex, car, au milieu de beaucoup de scories et d’erreurs, surnagent quand même quelques idées justes. Enfin, son témoignage sur la marine de son temps et sur les prodigieux changements techniques qu’il a vécus conserve toute sa valeur, même s’il en a tiré des enseignements insuffisants ou discutables.

 

 

 

 

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Notes:

1 Amiral Castex, Théories stratégiques, tome I, pp. 37-38.

2 E. Jurien de la Gravière, La station du Levant, tome I, pp. 127-137.

3 La marine d’autrefois, p. 29.

4 Idem, pp. 54-55.

5 Idem, pp. 73-75.

6 Idem, p. 96.

7 Idem, pp. 125-126.

8 Idem p. 57.

9 Guerres maritimes de la République et de l’Empire, tome II, p. 292.

10 La marine d’aujourd’hui, p. 145.

11 Idem, p. 60.

12 Idem, p. 67.

13 Idem, p. 84.

14 Idem, pp. 50-51.

15 Voir à ce sujet les Souvenirs du Comte Fleury, plénipotentiaire à Villa franca, tome II, pp. 119-120. Il semble que l’empereur François-Joseph attacha le plus grand prix à la suspension de cette attaque contre Venise et que la menace représentée par l’escadre hâta la signature de l’armistice.

16 Paris, 1872.

17 “La marine de l’avenir et la marine des anciens”, Revue des Deux mondes 1878, p. 155.

18 Arch. nat. Marine BB4, 1766.

19 La marine d’aujourd’hui, pp. 158-172.

20 Idem, pp.172-177.

21 La marine d’autrefois, pp. 132-137. Jurien résume ici les théories soutenues par l’amiral Lalande dans un article paru le 15 mai 1844 dans la Revue des Deux mondes présentant un programme de développement de la flotte.

22 Souligné par nous. Voici Jurien précurseur de Mahan et des mahaniens français, en particulier Daveluy et Darrieus.

23 Souvenirs d’un amiral, publiés en appendice de La marine d’aujourd’hui, pp. 301-sqq.

24 La marine d’autrefois, pp. 300-328.

25 “La marine de l’avenir et la marine des anciens”, Revue des Deux mondes, 1878, p. 519.

26 Les derniers jours de la marine à rames, pp. 132-134.

27 Il s’agit d’un petit navire marchand français qui fut capturé en décembre 1870 au large de l’embouchure de la Gironde par la corvette prussienne Augusta qui alla ensuite rapidement se réfugier à Vigo où elle resta bloquée jusqu’à la fin de la guerre. Cf. E. Chevalier, La marine française et la marine allemande pendant la guerre de 1870-1871, Paris, 1873, p. 101.

28 La marine d’aujourd’hui, pp. 190-sqq.

29 La marine d’aujourd’hui, pp. 329-330.

30 Guerres maritimes de la Révolution et de l’Empire, tome II, p. 226.

31 Idem, tome I, pp. 9-10.

32 Idem, tome I, p. 281.

33 Idem, tome II, p. 287.

34 La marine d’aujourd’hui, p. 286.

35 Sur ces combats de la Chesapeake (1862) et de Lissa (1866), voir James Ph. Baxter, Naissance du Cuirassé, Paris, 1935, pp. 261-sqq. et H.W. Wilson, Les flottes de guerre au combat, Paris, 1928, tome I, pp. 15-sqq. et pp. 66-sqq.

36 Souligné par nous.

37 Voir notre étude : “Un théoricien méconnu de la guerre maritime : l’amiral Richild Grivel”, dans L’évolution de la pensée navale II pp. 87-114.

38 La marine d’aujourd’hui, pp. 313-314.

39 Les derniers jours de la marines à rames, pp. 134-135.

 

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