Introduction

Georges-Henri Soutou, de l’Institut

La Guerre de 1870-1871 fait depuis peu l’objet d’une véritable renaissance historiographique mais aussi mémorielle, comme en témoignent de nombreuses publications et manifestations, dont d’ailleurs ce présent colloque, fort bien conçu et organisé par le Comité Histoire de l’École de guerre.

Et pour cause : ce fut la première guerre moderne (après certes la Guerre de Sécession) avec processus de mobilisation organisé, chemins de fer, télégraphe, fusil à répétition, artillerie moderne. Et la première guerre menée sous la responsabilité de l’état-major prussien et de son chef Moltke, après le rodage de la guerre contre l’Autriche en 1866. Avec plans, organisation minutieuse, et tout un vocabulaire (le « Schwerpunkt » !) qui marquera tous les états-majors par la suite, tant les « demi-dieux », les hommes « aux bandes rouges » frappèrent les esprits, ainsi que tous les stratèges. Hélas ce fut unilatéral. Mais les Français créèrent en 1876 leur propre École supérieure de guerre, différente de la Kriegsakademie de Berlin mais avec la même fonction, unissant réflexion stratégique et commandement opérationnel : la leçon avait été comprise.

Mais justement on réalise maintenant que la guerre de 1870 a connu deux phases et comporte des leçons plus diversifiées qu’on ne le pense parfois. À la phase rapide, « opérative », qui se termine à Sedan, succède la « Défense nationale », très mauvaise surprise pour les Alle­mands, les conduisant à des opérations lentes et pénibles, y compris des phénomènes de francs-tireurs qui seront un traumatisme et une obsession aux conséquences tragiques en 1914.

Moltke lui-même comprit ces deux visages de la guerre : il en tira la leçon pour ses compatriotes, il surmonta sa victoire de 1870, il pro­clama qu’une stratégie défensive intelligente, jouant sur les lignes inté­rieures pour « balancer » les forces entre les deux adversaires prévisibles d’une prochaine guerre, le russe et le français, serait sans doute la plus appropriée à un Reich désormais au centre de l’Europe, à une puissance allemande « saturée » comme disait Bismarck.

Il ne fut pas suivi par ces successeurs, qui en 1914 jouèrent l’offensive en laissant la bride sur le cou aux commandants des diffé­rentes armées. Mais les Français avaient compris que ce qui avait réussi en 1870 pourrait échouer devant une armée française de bien meilleure qualité, et que la « liberté prussienne » de 1870 pourrait devenir manque de coordination et désordre, ce qui fut le cas à la Marne. C’est dire la richesse des leçons de 1870-1871.

Mais la guerre de 1870 est également une étape essentielle dans l’unification de l’Allemagne. Celle-ci correspondait à un mouvement politique et psychologique profond depuis 1813, hostile à la France et à la Révolution. Les dirigeants français de l’époque ont sous-estimé la force de ce courant, et trop pensé que « les Allemagnes » feraient échouer les plans de Berlin. Ils se sentaient à tort confortés dans leur point de vue par la guerre de 1866, qui avait opposé la Prusse à l’Autriche et aux États du Sud de l’Allemagne. Mais la guerre franco-allemande accompagna l’unification morale du pays, avec un profond sentiment de revanche historique.

Napoléon III fut à peu près le seul à Paris à comprendre que l’unification bismarckienne était encore un moindre mal. En effet le chancelier avait choisi la solution « petite-allemande », sans Vienne, alors que les patriotes allemands voulaient une Grande Allemagne, incluant l’empire autrichien, y compris ses terres slaves et magyares. On aurait dans ce cas vu naître un colosse de 70 millions d’habitants, au lieu des 40 du Reich bismarckien. Mais la Stimmung germanique était très militante : il suffit de lire les Mémoires d’un prisonnier en France du grand écrivain Theodore Fontane, qui se « promenait » en France en arrière du front et fut quand même finalement arrêté par la gendarmerie (il faisait en fait du renseignement) pour s’en rendre compte. Or, c’est un romancier considéré aujourd’hui, dans notre époque libérale et inclusive, comme l’un des rares « récupérables » de la littérature allemande de l’époque…

Ceci dit, le nouveau Reich est loin d’être réellement unitaire, par certains côtés c’est encore largement une confédération. L’« empereur allemand » (et non pas justement l’empereur d’Allemagne !) est procla­mé le 10 janvier dans la galerie des Glaces à Versailles, donc en terre étrangère, ce qui est particulier, mais Guillaume Ier n’est pas vraiment content : il se considère d’abord comme roi de Prusse. Il faudra la Grande Guerre pour parachever l’unité sur le plan institutionnel et administratif, quand on admit que « le droit du Reich était supérieur au droit des États ».

Les réactions françaises ont été contrastées. Certes, l’époque était à l’optimisme pacifiste, et la chute fut rude. Mais il ne faut pas penser que la « Déesse Revanche » évoquée par Charles Maurras ait triomphé, en tout cas pas avant les années 1900 et encore pas universellement ! Les provinces éloignées des champs de bataille de 1870-1871 sont restées très calmes, les élites dans l’ensemble modérées sur le plan international. La seule chose indiscutable, c’est que dans bien des domaines (armée, universités…) l’Allemagne fut prise comme modèle : beaucoup d’insti­tutions furent réformées ou créées avec l’exemple allemand à l’esprit, comme l’École Supérieure de Guerre en 1876 ! Mais un exemple adapté à la situation française et pas servilement transposé.

Cependant les relations de toute nature furent reprises très vite avec l’Allemagne, sur les plans industriel, bancaire, culturel (y compris l’Exposition universelle à Paris en 1878, à laquelle les Allemands parti­cipèrent sans problème). On ne cessa jamais de jouer Wagner. Tout cela sera impensable après 1919.

En même temps, à plus long terme, la guerre provoqua l’apparition de sentiments nouveaux : « La dernière classe » ou encore d’autres parmi les Contes du Lundi, d’Alphonse Daudet, La Débâcle de Zola, le monu­ment aux morts de Paray-le-Monial (l’un des premiers, qui désormais commémore non seulement 1870, mais aussi 1914, 1939, et les « guerres de décolonisation ») évoquent une vision nouvelle de la guerre : on ne célèbre plus seulement les chefs héroïques, mais tous les combattants, désormais individualisés, et aussi les civils victimes de la guerre. Cela correspond aussi à une nouvelle définition du patriotisme, moins idéolo­gique, plus charnelle (« La Terre et les morts », de Barrès). Cela annonce une nouvelle conscience nationale, qui passera au premier plan en 1914-1918.

Dernier domaine où les historiens renouvellent leur approche de la guerre franco-prussienne : son impact sur l’évolution du système euro­péen. Du Congrès de Paris de 1856 à 1870, Paris en occupait le centre. De 1871 à 1914, c’était Berlin. Ce fut la conséquence majeure de 1870. Mais le « concert européen » changea alors de sens. Depuis 1815 et le Congrès de Vienne, il était entendu qu’il n’y aurait pas d’alliance en temps de paix, car les grandes puissances devaient maintenir entre elles un « concert » (c’est-à-dire une concertation) permanent pour gérer le système et ses crises. Certes, la guerre restait licite quand la négociation avait échoué, mais le système veillait à maintenir le conflit circonscrit. Ce fut ce qui se passa en 1870 : les autres puissances laissèrent la France et la Prusse s’expliquer. C’était Paris qui avait déclaré la guerre, et la France avait fait la guerre à la Russie en Crimée en 1854, à l’Autriche en 1859, et elle avait inquiété la Grande-Bretagne en 1869 en évoquant des visées sur le Luxembourg et la Belgique. Il lui arriva donc la même chose qu’en 1840 : l’Europe tomba d’accord pour que soit ramené à plus de réserve le perturbateur à répétition depuis 1789. Et l’unification alle­mande, encore considérée avec inquiétude par les puissances européen­nes en 1848-1849, lors du « Printemps des peuples », est désormais acceptée et reconnue par les Puissances lors du Congrès de Londres, fin janvier 1871 (en l’absence de la France).

Mais Bismarck, obsédé au-delà du raisonnable par une possible « revanche » française, va briser un tabou : il va constituer dès 1873 une alliance permanente dès le temps de paix, l’« Entente des Trois empe­reurs ». Mais en réaction et de fil en aiguille cela conduisit à la division de l’Europe entre deux systèmes d’alliance : la Triplice autour de Berlin, la Triple Entente entre la France, la Russie et le Royaume-Uni. La scène était prête pour 1914. « Ceux de 14 » étaient conscients de ce retour, et étaient obsédés par les souvenirs de 1870.

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