La nouvelle politique de sécurité des États-Unis et les relations transatlantiques

Michel Pène

 

Les grandes orientations de la politique des États-Unis en matière de sécurité que sont l’engagement et l’enlargement et par ailleurs, les relations franco-américaines, fluctuant entre amitié historique et irritations ponctuelles sont les deux grands axes autour desquels doit s’articuler notre réflexion.

Les chances d’une politique de sécurité européenne sont réelles, car celle-ci est nécessaire autant aux États-Unis qu’à l’Europe, dans leur souci commun de stabiliser la paix au cœur de nos sociétés. Un basculement des puissances est en effet envisagé à terme par les Américains, le Pacifique devenant la priorité.

Avant de dégager les grandes orientations de la politique étrangère américaine, il faut rappeler le caractère complexe du processus décisionnel aux États-Unis, qui repose sur la tradition d’un système politique morcelé, dans lequel évoluent des acteurs publics et privés. La politique étrangère des États-Unis est décidée par le Président et le National Security Council, qui doivent compter avec le Congrès, les lobbies, l’opinion publique. Les Européens devraient prendre conscience de ce processus essentiellement délibératif, alors qu’en France, le système est encore marqué par la domination de l’exécutif.

Ainsi, en février 1996, une analyse officielle du contexte géopolitique, fruit d’une réflexion impliquant le Congrès, les think tanks et d’autres groupes, a débouché sur la définition de la stratégie de sécurité nationale. Autour de cette analyse très générale de l’environnement, où la diversité des dangers était soulignée et où, chose remarquable, l’adversaire y était désigné, un classement des intérêts américains était effectué : intérêts vitaux (défense du territoire, des citoyens américains, des alliés et de leur « bien-être »), intérêts importants (maintien du statu quo dans les relations internationales), et enfin intérêts humanitaires (populations déplacées, catastrophes etc.). En parallèle à ces intérêts, les objectifs de la politique de sécurité s’articulent autour d’un renforcement de la sécurité des États-Unis grâce à des forces militaires prêtes à combattre et prépositionnées dans le monde, d’une nouvelle approche des alliances (élargissement de l’OTAN, Partenariat pour la Paix), d’une volonté d’appuyer la reprise économique à travers des organisations telles que l’ALENA et le GATT, et enfin de promouvoir la démocratie de libre marché dans le monde. De ces objectifs, il ressort que la préoccupation principale des États-Unis concerne le bien-être de la société américaine et sa puissance économique.

Il est intéressant de noter que, dans ce document, la National military strategy, trois pages seulement sont consacrées à l’Europe et à l’OTAN. L’accent mis sur certaines querelles et crises européennes témoigne de l’intérêt que les États-Unis continuent de porter au vieux continent. À cet égard, l’engagement américain en Bosnie via l’OTAN, l’IFOR puis la SFOR, est venue rassurer les Européens sur la persistance de l’engagement américain en Europe. À long terme cependant, un basculement des forces s’opérera de plus en plus au profit de la zone Asie et Pacifique ; il est actuellement au centre des préoccupations américaines.

La stratégie militaire américaine procède de cette National security strategy et l’équivalent américain du Livre blanc sur la Défense en France est la National military strategy, reprise ensuite pour chaque armée dans des documents publics. Le document bottom-up review constitue surtout une base de discussion en matière budgétaire. Le budget militaire est défini à partir de l’hypothèse que les États-Unis doivent gérer des conflits régionaux majeurs. De ce document, à l’approche très technique, le concept de la Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) y est développé : celle-ci s’articule principalement autour de trois pôles : automatisation, « zéro mort », l’Europe assurant la piétaille et les États-Unis les techniques de l’information comme Force XXI pour l’US Army, plaçant la barre technologique très haut. Elle se met en place actuellement mais pose des problèmes d’interopérabilité avec les alliés.

Dans le domaine des alliances, il peut être affirmé que les États-Unis contrôlent celles-ci à travers leur supériorité en matière de renseignement (la bataille spatiale et l’alerte), de logistique (transport de projection), des télécommunications et de la planification des opérations en temps réel. Si les États-Unis sont modérément enclins à partager la maîtrise de ces domaines, clés du raffermissement de leur hégémonie, ils sont également réticents à assumer seuls le rôle de « gendarme du monde », pour des raisons économiques. Avec un président démocrate et un Congrès républicain, l’engagement américain sera de plus en plus mesuré. Aussi une solution pour les Américains passe-t-elle par la coopération avec des alliés plus prompts à intervenir, tels que la France ou la Grande-Bretagne.

Les États-Unis donnent au concept de l’alliance un sens rénové, du fait qu’il se rattache à la stratégie générale de l’enlargement et non plus au containment de la bipolarité nucléaire et qu’il concerne des forces politiques à transnationaliser et non réellement d’internationaliser les critères entre États-nations. Ces liens entre alliés ne peuvent que faciliter la tentation des Américains de se décharger partiellement sur les alliés des opérations considérées comme non vitales.

De fait, les relations transatlantiques souffrent de facteurs défavorables – disparition de la menace majeure, divergence dans l’évaluation des risques et des menaces, croissance de la zone Asie-Pacifique, eurocentrisme du vieux continent, et enfin, et non le moindre, la compétition économique – mais elles bénéficient cependant de points favorables, tels que la reconnaissance récente d’une identité européenne de défense, de l’engagement américain en Bosnie et peut-être en Afrique, du consensus européen sur la permanence américaine en Europe et enfin d’un rapprochement France-OTAN.

Les centres de puissance basculent et les États-Unis ont une approche réaliste : ils constatent qu’ils ne peuvent maintenir le contrôle, ce qui les conduit à admettre une Europe forte, même s’ils la redoutent. Dans cette analyse, le poids du facteur économique est déterminant. L’unilatéralisme américain aura à ce titre des conséquences importantes dans les relations États-Unis/Union européenne, la rivalité étant d’autant plus âpre que les secteurs les plus performants pour la France comme pour l’Union européenne sont ceux où les États-Unis tentent d’imposer leur hégémonie.

Au-delà de cette compétition économique affectant les relations transatlantiques, la vision américaine de l’Alliance passe par la définition d’une structure pour une nouvelle OTAN autour d’ennemis communs, à savoir le terrorisme, la drogue, les États parias. Cette nouvelle communauté atlantique sera le vecteur de la politique étrangère des États-Unis tout comme l’OTAN le fut autrefois pour la politique européenne. De fait, à l’heure où l’OTAN devient de plus en plus une affaire de politique étrangère pour les Américains, la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) devient une affaire de politique de défense pour l’Union européenne. Les États-Unis cherchent les voies du maintien de l’influence sur le continent européen, tandis que les Européens s’interrogent sur la sauvegarde de leurs outils de défense. Pour les Britanniques, l’OTAN rassemble tous les atouts, alors que les Allemands privilégient l’Union européenne comme vecteur de rayonnement. La France est engagée dans une voie qui combine l’approfondissement de l’Union européenne aux côtés de l’Allemagne, et paradoxalement, en apparence, elle exprime la volonté de se rapprocher de l’OTAN. En effet, la France, depuis deux ans, se déclare prête à prendre place dans une Alliance rénovée, démarche qui n’a rien d’inéluctable ni d’irréversible.

Il est nécessaire de s’interroger sur le pourquoi d’une Communauté européenne de sécurité et de défense. D’une part, la construction européenne sera incomplète si elle n’englobe pas la dimension sécuritaire. L’Union européenne doit assumer ses responsabilités dans ce domaine à la hauteur de son poids économique, de ses intérêts stratégiques et de ses ambitions politiques. Pour cela, une adaptation institutionnelle est indispensable : de nouvelles relations doivent être définies entre le Conseil Européen, l’UEO et l’OTAN. De plus, les instruments de la sécurité européenne sont encore insuffisants.

L’OTAN a commencé sa réadaptation dès 1991, avec la mise sur pied des GFIM, des nouveaux formats du Conseil, l’élargissement à l’est, l’établissement des relations avec la Russie, etc.

Cette nouvelle Alliance doit refléter un nouvel équilibre euro-atlantique. Par extension, l’Union européenne doit pouvoir préidentifier les moyens et les structures, les commandements communs employés par elle seule. En d’autres termes, l’OTAN doit assurer l’équité de la représentation européenne, son élargissement devant être un processus naturel ; l’Alliance ne doit en aucun cas devenir un instrument d’une domination politique, ni à l’est, ni au sud ; dans la mesure où il n’existe pas de menace dans ces régions, il n’y a aucune raison de procéder à un élargissement bâclé.

De fait, il est dans l’intérêt commun que l’élargissement veille à la synchronisation de deux processus : l’ouverture de l’OTAN vers l’est et l’élargissement de l’Union européenne. Ainsi, l’Alliance rénovée devra s’insérer dans une structure plus large, celle de l’architecture de sécurité du continent.

En 1999, le cinquantenaire du traité de Washington devrait coïncider avec l’adhésion de nouveaux membres. L’Europe, au même moment, se dotera d’une monnaie commune. Les relations euro-américaines connaîtront donc leur heure de vérité. En dépit des difficultés, l’Alliance rénovée doit promouvoir un partage équitable des responsabilités transatlantiques, assurer l’autonomie européenne, maintenir la solidarité et enfin répondre ensemble aux défis tels que la prolifération et les menaces transnationales.

Quant aux relations particulières franco-américaines, l’amitié est réelle, la courbe des rapports officiels marquant une tendance nette à l’amélioration (en dépit des divers anti-américanismes français et de leurs réciproques américaines). Certaines perceptions erronées, qui conduisent à des frustrations d’un côté et à des agacements de l’autre, proviennent d’un manque de connaissance mutuelle et de deux cultures différentes. À cet égard, la façon dont sera traité le désengagement américain de la SFOR prévu en 1998 sera très révélatrice de l’état de la relation États-Unis/Europe mais également de la capacité et de la détermination européenne à prendre en compte son propre sort.

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La fin de l’ordre bipolaire a conduit à un monde multipolaire, dominé par les États-Unis. Dans le basculement des centres de puissance, la place existe pour une redéfinition des liens euro-atlantiques. Pour cela, il faut une PESC reconnue, dont la réalité soit respectée. Quant à la France, son refus des blocs l’a conduite, à travers la construction européenne, à retrouver une certaine indépendance et une autonomie stratégique afin de choisir son destin. L’Alliance devra être redessinée et les rôles redistribués entre les États-Unis, l’Union européenne, la Chine, la Russie et, demain, le Japon. Enfin, la récente proposition d’un dialogue entre l’Europe et l’Amérique latine pourrait redonner au cadre transatlantique un second souffle : il n’y a pas de chasse gardée, ni de blocs.

 

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